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Les femmes et leurs corps dans la guerre :
refus de mémoire et « traces » littéraires
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Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélie flotte comme un grand lys
Flotte très lentement, couchée en ses grands voiles…
Rimbaud
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Ils m’ont dit des mots à rentrer sous terre
Mais je n’en tairai rien car il y a mieux à faire
Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre
Anna Gréki
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Femmes au combat[1], le livre de Danièle Djamila Amrane Minne fait enfin arriver les Algériennes sur le théâtre de l’Histoire. Elles montent sur scène, actrices et non plus groupe anonyme, chacune en son individualité et non plus noyées dans la foule des silhouettes furtives, chacune en mouvement et non plus engluée dans une masse pour souffrir et pour subir. Elles quittent le statut qu’on leur a octroyé pour se mettre à inventer leur destin. C’est cette aventure que nous pouvons suivre par et dans le livre, issu d’un travail de recherche.
L’auteur constate l’oubli de la part féminine dans les écrits, de quelque ordre qu’ils soient, sur la Guerre de Libération :
Ayant personnellement pris part à la guerre de libération nationale, j’ai gardé en mémoire l’image de toutes ces militantes que j’ai connues pendant la « bataille d’Alger », au maquis et dans les prisons. Et il m’a paru d’une injustice profonde que l’histoire de ces sept années de guerre s’écrive en faisant abstraction d’une moitié du peuple algérien : les femmes. C’est cette moitié oubliée des historiens et des témoins, acteurs, écrivains, que j’ai essayé de faire revivre. (p. 13-14)
Elle va restituer, à travers une enquête minutieuse, à partir d’une écoute attentive de ce qu’elles ont à dire sur leur histoire, l’arrivée inattendue des femmes dans un monde qui ne les attendait pas. Par-delà le faible nombre – qui se retrouve ailleurs, dans d’autres histoires comparables –, de celles qui furent des combattantes, c’est l’impact symboliquement fort de cette arrivée qui marque aujourd’hui encore, quand on revient vers cette époque :
Les maquisardes ont rompu de façon évidente avec les formes de vie traditionnelle. Tout en elles, leur tenue militaire, leur volonté de vivre dans les mêmes conditions que les hommes la dure vie du maquis, au milieu de troupes d’hommes, est une négation du rôle traditionnel de la femme. (p. 239)
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Le nom et l’image
On peut suivre les différentes ruptures qui ne deviendront évidentes, comme le dit Danièle Djamila Amrane Minne, que beaucoup plus tard. On peut dire que les femmes ont eu à gérer une double clandestinité, celle qui les fait toujours passer pour des « fatmas » aux yeux de l’ennemi et celle qui les fait tenir pour des femmes restant à leur place dans une famille régie, quel que soit son engagement dans ce qu’on appelle la modernité et qui prenait souvent le chemin du modèle occidental, par les valeurs d’honneur et de respect. Dans la perspective qui est la mienne ici, il me semble intéressant de voir comment se fait l’émergence des femmes sur la place publique, comment se construit l’image publique des combattantes, deces Algériennes « cloîtrées » [qui], invisibles au monde extérieur, s’introduisent petit à petit dans les pages des journaux et arrivent à faire la une de tous les quotidiens. Leurs noms que leurs pères ou leurs maris eux-mêmes ne mentionnent pas dans une conversation, sont révélés publiquement, souvent même accompagnés de leurs photos.
Le nom et l’image, double transgression de l’interdit – l’un des sens de harem –accompagne et enveloppe depuis toujours les femmes. Dans le film de Djamila Sahraoui, La moitié du ciel d’Allah, nous voyons comment les combattantes jouent avec la perception qu’ont les autres de leur apparence. Elles mettent le voile ou l’enlèvent selon les besoins de la lutte. Elles adoptent l’apparence de l’« autre » femme pour circuler dans les quartiers et les cafés où elles ne vont pas habituellement, pour traverser les barrages[2]. Lorsqu’elles passent au tribunal, elles soignent leur image et veulent être belles et arrogantes. Subitement, en ce temps de la guerre elles sont maîtresses de leur image et en jouent.
Un nom, jusque-là confiné dans le silence et une image sans voile sont affichés aux yeux de tous. D. D. Amrane Minne est attentive à l’inattendu d’une telle situation, inimaginable, impossible avant l’engagement des femmes dans la guerre. Si on ne révèle pas le nom des femmes, leur description est détaillée, précise :
L’une est une blonde, figure large aux traits épatés. C’est Talbi Fatma, vingt-cinq ans […]. Zerari Zhor est une brunette dévorée par une fièvre intérieure.
Elle a une vague ressemblance avec Djamila Bouhired […]. Hadj Mahfoud Ouardia avait une jolie voix, c’était une artiste de 25 ans qui travaillait à la radio algérienne […]. Djouhor Haddadi, 23 ans, également « engin ambulant ». (p. 225)
La poseuse de bombes du Coq hardi est arrêtée. Âgée de dix-neuf ans, employée aux chèques postaux, Djamila Bouazza s’était fait teindre en blonde pour commettre son crime. (p. 243)
La presse étale les photos de Hassiba Benbouali, Djamila Bouhired, Zohra Drif… Avec la précision d’une fiche signalétique, la silhouette et la volonté, cette « fièvre intérieure » qui ne peut être ignorée, se dressent devant tous. Ces femmes jouent de leur apparence et construisent ainsi une identité qui passe au travers du corps.
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Corps dans la guerre
Dans ces articles, les « effacées » quittent pour toujours l’ombre de la mémoire oublieuse, volontairement oublieuse, elles qui l’avaient déjà fait au temps de la guerre, en traversant les frontières du monde qui leur était assignées. Les combattantes ont d’abord à surmonter l’incrédulité de leurs proches et de leurs futurs compagnons du maquis :
Comment, m’a-t-elle dit [il s’agit de la mère de celle qui témoigne], tu vas faire la révolution ! Mais ils vont te rouler […], tu es une fille, ils vont s’amuser avec toi. Tu ne vois pas qu’ils se moquent de toi ! (p. 235)
Au début, ma mère n’a pas pensé que je partais au maquis, elle avait peur que je ne veuille partir avec un homme, et chez nous, c’est vraiment très honteux. (p. 236)
On ne pouvait pas dire : c’est un moudjahid, je le contacte parce que c’est un moudjahid. Si une femme voyait un homme, on pensait tout de suite à autre chose. (p. 237)
Une femme qui s’oppose aux volontés de son mari s’expose à la répudiation ou à un divorce qui ne [la] lèse pas seulement elle-même mais aussi ses enfants.
L’accumulation de ces témoignages montre non seulement les difficultés, d’abord familiales, mais aussi tout ce qu’il a fallu que fassent et qu’inventent ces femmes qui, habituellement, ne pouvaient agir de façon autonome. Elles ont eu à inventer leur quotidien, leurs relations aux autres, c’est-à-dire surtout aux hommes :
Yamina [infirmière, recrutée pour le maquis en novembre 1956] : « Nous avons eu des problèmes justement, beaucoup de problèmes. Le principal a été le refus de beaucoup de maquisards qui n’acceptaient pas notre présence. Il y en avait qui nous prenaient pour des filles venues pour se marier, ils ne comprenaient pas que, nous aussi, nous voulions militer, travailler. » (p. 241-242)
Danièle Djamila Amrane Minne signale qu’il arrive que les femmes cessent de militer après le mariage. Et c’est ce qui arrive quelquefois à la paix. Elle note également quelque chose qui m’intéresse ici : l’effacement, dans les mémoires, c’est-à-dire d’une première écriture de ce qui deviendra histoire, de l’émotion :
Yacef Saadi, évoquant Djamila Bouhired, Hassiba Benbouali ou Zhor Drif, ne laisse apparaître aucun des sentiments qui ont dû pourtant le lier à ces trois filles exceptionnelles, tout comme ses compagnons de clandestinité. (p. 238)
Effacement de l’émotion ; amputation de la part de vie ténue, palpitante ; oubli des corps. Imaginons, dans une petite pièce dans la campagne, les combattants, arrivés après une longue marche, s’installent pour se reposer. Les hommes sont séparés des femmes nous disent les combattantes interrogées par l’auteur. Les corps abandonnés dans le sommeil pèsent alors toute leur densité de réalité. Elles sont là, dans des tenues militaires, comme on le voit à travers les photos reproduites à la fin de l’ouvrage, pantalons et chemises qui dessinent le corps dans sa corporéité. Corps encore plus « scandaleux » que celui aperçu dans une tenue plus « féminine », mais qui reste dans le registre du connu, de ce qui est régi par un code familier. De même, dans la cache de la Casbah, des hommes et des femmes, jeunes, se serrent dans un espace exigu, et attendent. Personne n’a parlé de cette cohabitation, de cette présence ensemble, alors que jusque-là c’était impossible. Corps en rupture de frontière et de registre, corps qui fait scandale, qui « fait obstacle », qui « fait trébucher », corps « pierre d’achoppement »[3]. Dans La guerre d’Algérie (1954-1962).Femmes au combat s’esquisse une histoire des corps dans la guerre et s’y creuse le manque général de cette histoire, qui reste à écrire.
De même que manque une histoire des corps en guerre, il manque une histoire des corps en souffrance. En effet, il n’y a pas de prise en compte de cette dimension de la guerre. Il ne s’agit pas ici de la souffrance qui s’avance comme légitimation d’une demande de reconnaissance, mais de la souffrance en tant que traumatisme des corps, en tant de mémoire de ce par quoi sont passés les corps. Les travaux de Frantz Fanon pendant la guerre sont restés sans suite véritable, dans l’écriture de la guerre, sinon comme cliché pour glorifier le courage du peuple et la cruauté de l’ennemi, les deux entités étant des collectifs sans individus. La sortie de guerre est une machinerie complexe de mémorisation. C’est aussi une machine à effacer. Elle a effacé la souffrance pour installer les héros. L’oubli des corps s’inscrit dans le cadre de la gestion habituelle des corps, qui sont comme « invisibilisés », voilés, séparés, mais qui correspond peut-être à une longue pratique, celle de la violence coloniale. Il fallait peut-être oublier, partiellement et volontairement, ce qui est fait pour abattre – comme le viol – pour continuer à vivre.
L’oubli du corps en souffrance se creuse d’un autre oubli, celui du corps de femmes. Mais l’oubli ne peut être total et la machine à effacer ne peut fonctionner qu’avec des zones d’ombre et de repli qui sont comme des réservoirs de mémoires à venir. L’oubli lui-même en est signe. Assia Djebar, dans un roman sur la mémoire et sa transmission hasardeuse et périlleuse, parle d’un autre oubli, nécessaire pour que reste la voix qui conte, raconte et fait le lien entre le présent et son passé :
Ne subsiste du corps ni le ventre qui enfante, ni les bras qui étreignent, qui s’ouvrent dans la rupture de l’accouchement. Ne subsiste du corps que ouïe et yeux d’enfants attentifs, dans le corridor, à la conteuse ridée qui étrenne la transmission, qui psalmodie la geste des pères, des grands-pères, des grands-oncles paternels. [4] (p. 199)
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Le corps, la mémoire et l’oubli
La récitante n’est plus qu’une voix, corps effacé sinon comme présence de la narration. L’effacement du corps contant serait la condition pour que la transmission se fasse ? Et cette transmission serait-elle aussi oublieuse des corps dans la tourmente ? Plus tard, relayant la voix de la rawiya[5], l’écriture est conçue comme mouvement du corps[6], le propulsant hors des territoires habituels, et vient interroger ce qui était mémoire réglée et figée. Écrire l’histoire c’est interroger l’histoire, c’est interroger ses absences. On peut ainsi comprendre pourquoi le roman d’Assia Djebar ne peut être un roman historique, mais un roman sur l’histoire[7]. À la première partie sur l’histoire de la conquête française – histoire écrite par les conquérants et que la sourcière des voix ensevelies vient interroger – répond la seconde partie. Le texte se fait alors voix de celles qui peuvent dire ce qu’elles ont vécu à celle qui écrit. Mais tout ne peut être dit. Celle qui interroge sait qu’il y a silence et sait ce qui fait silence. Elle se fait alors sympathie au sens fors du terme. On peut relire le passage où elle pose la question du « dommage » :
À quel moment, la seule question vivante s’arrête
dans ma gorge, et ne peut s’envoler ? [...] Je la retiens, je ne peux
la formuler, sinon par un mot de passe, un mot doux, neutre, ruisselant
[…].
Devant cet auditoire, quatre, cinq paysannes qui toutes
continuent à vivre en veuves de guerre… Faut-il attendre le
tête-à-tête ? L’une d’elle a un goitre énorme sur un cou flexible : la
retenir par des paroles secrètes, échanger des conseils pour tel
chirurgien, tel hôpital… Parler à chacune comme à sa semblable
condamnée : ni coupable ni victime. S’approcher de la tristesse plate,
atténuer les tons des voix, loin de la soumission ou de la
déploration. » (p. 225).
La question est là, mais comment la poser, lui donner mouvement et réalité ? La faire passer par des mots qui l’atténuent, l’adoucissent et en estompent la brutalité ? La poser dans le secret du tête à tête ? La scène de l’écriture donne à voir les détours, les passages par des relais, des médiations. Mais la violence est toujours là. La question sur le corps va passer par le corps. La quémandeuse de paroles va se préparer, préparer son corps, au choc du récit. Le corps va réfléchir le choc subi autrefois :
« Ma » question frémit, entêtée. Il faudrait, pour l’expliciter, préparer mon corps tel qu’il se présente, assis en tailleur sur des coussins ou à même le carrelage : mes mains ouvertes pour adoucir l’humilité, mes épaules incurvées pour prévenir la défaillance, mes hanches prêtes à recevoir la brisure de l’émotion, mes jambes recroquevillées sous la jupe pour m’empêcher de fuir, hurlant en pleine course, sous les arbres.
On retrouve ici ce que dit Frantz Fanon du style des premiers textes écrits par les colonisés qui se lancent à la reconquête de leur histoire : style heurté, « musculaire », tendu[8]. L’écoute est à l’image de la mise en récit ou en texte. Elle est d’abord corporelle et ne peut être que cela pour rendre la parole possible, pour que l’événement masqué mais non disparu puisse remonter. La mémoire, celle de la violence faite aux femmes, est d’abord celle du corps, toujours prêt, par ce qui est devenu instinct et qui fut histoire, à la fuite. Après cette préparation vient alors, peut venir, la question. Elle ne peut être frontale, car alors elle serait violente, trop violente. La narratrice, qui fait le passage du récit, entre nous et celle qui vécut, passe par la langue secrète, langue de l’intérieur, langue de femmes, qui dit par détour.
Ainsi la narratrice décrit l’attitude, non seulement d’attente de l’écoute, mais aussi le choc que provoque la parole sollicitée en son éruptif resté en latence. Le corps anticipe parce qu’il a un savoir transmis de longue date, par l’histoire du pays – cette première guerre dont parle l’auteur, celle de la conquête. Toute jouvencelle qui écrit écrira la lettre, avait écrit Assia Djebar. On peut pasticher cette formule pour dire que toute femme qui connaît la guerre connaîtra le viol, qu’elle le subisse ou non. C’est la mémoire que le corps inscrit dans l’espace de l’écoute, de l’attente de l’écoute et de la peur devant cette écoute :
Dire le mot secret et arabe de « dommage », ou tout au moins de « blessure » :
– Ma sœur, y a-t-il eu, une fois, pour toi « dommage » ?
Le récit se double de la présentation de ce qui le rend possible. Mais la langue d’écriture, cette « autre » langue – la seule possible –, restitue au mot sa violence initiale, estompée par l’usage et conservée dans l’étymologie, qui fait dériver le sens vers « dam », au sens non seulement de préjudice, mais aussi au sens, plus lointain et à dimension religieuse, de « châtiment des réprouvés », « perte de l’âme », « supplice » [9].
La dérivation étymologique fait retrouver la force du secret. Le mot écrit, jamais dit, porte la trace, par le passage des langues et leur mémoire – l’étymologie –, se charge de la violence qui ne sera jamais racontée, qui ne sera pas en récit, mais passera par le détour du commentaire de la pratique linguistique, par la désignation de ce qui prend figure de litote :
Vocable pour suggérer le viol, ou pour le contourner : après le passage des soldats près de la rivière, eux que la jeune femme, cachée durant des heures, n’a pu éviter. A rencontrés ? A subis. « J’ai subi la France », aurait dit la bergère de treize ans, Chérifa, elle qui, justement n’a rien subi, sinon, aujourd’hui, le présent étale.
L’écriture se fait elle-même lieu et trace du secret. Le récit reconstitue la genèse du mot terrible, mais ne le dit jamais. Il naît dans le corps, dans l’image qui en est recomposée, « réparée » et « renouée ». La réparation est une sorte d’autoréparation, qui commence déjà sur le lieu du dam. Le texte nomme ce qui vient d’avoir lieu d’un autre nom, « chancre », mot qui concurrence celui qui est utilisé par l’aïeule. Il désigne le lieu du risque. Le mal, s’il est dit, atteint toute la tribu :
Les soldats partis, une fois qu’elle s’est lavée, qu’elle a réparé son désordre, qu’elle a renoué sa natte sous le turban écarlate, tous ces gestes reflétés dans l’eau saumâtre de l’oued, la femme, chaque femme, revient, une heure ou deux heures après, marche pour affronter le monde, pour éviter que le chancre ne s’ouvre davantage dans le cercle tribal – vieillard aveugle, gardiennes attentives, enfants silencieux avec des mouches sur les yeux, garçonnets déjà soupçonneux :
– Ma fille, y a-t-il eu « dommage » ?
L’une ou l’autre des aïeules posera la question, pour se saisir du silence et construire un barrage au malheur. La jeune femme, cheveux recoiffés, ses yeux dans les yeux sans éclat de la vieille, éparpille du sable brûlant sur toute parole : le viol non dit, ne sera pas violé. Avalé. Jusqu’à la prochaine alerte.
Au lieu du risque pour toute la tribu, fait face le lieu du secret, des voix, des mémoires et un corps de femme qui « avalent » le viol.
Vingt ans après, puis-je prétendre habiter ces voix d’asphyxie ? Ne vais-je pas trouver tout au plus de l’eau évaporée ? Quels fantômes réveiller, alors que, dans le désert de l’expression d’amour (amour reçu, « amour » imposé), me sont renvoyées ma propre aridité et ma propre aphasie. (p. 225-227)
Mais nous ne saurons rien de frontal de la réponse. Il y eut peut-être réponse, mais ailleurs, avec une autre femme.
Le temps du présent – du récit – recule pour remonter au temps de l’oubli, ce moment de l’occultation de l’événement, de l’enfermement dans le silence. C’est alors que le théâtre de la mémoire s’anime. L’aïeule, celle qui a justement fonction de transmettrice, donc de conservatrice de ce qui est mémorable, demande d’oublier. Elle fait, et demande de faire, le tri et l’oubli. L’acte subi par la femme n’advient pas – en tant que mémorable – parce qu’il n’est pas dit. Le passage par un autre mot, par la litote, opéré par la narratrice, n’estompe pas la violence du silence, forcé. Au corps de se débrouiller avec ce qu’il aura quand même subi. L’effacement s’inscrit dans le corps, dans l’image – sa frontière, sa barrière et son masque – qu’il offre. La femme remet – re-met – en place ce qui a été dérangé par la violence. Ce qui était, semblait, image de soi n’est plus que semblant de soi. Recomposition sur une faille, avec laquelle, sur quoi, il faudra continuer à vivre.
C’est celle qui écrit, dans l’acte même d’écrire, qui reprend à son tour et le nomme : aphasie. Celle qui voulait retrouver les voix ensevelies n’ira pas plus loin. Elle ne témoigne pas pour celles qui se sont tues. Elle dit l’absence de voix, la leur et la sienne. Voilà que celle qui voulait parler pour les autres est renvoyée à son silence.
Cet empêchement de la mémoire est également présent dans le livre de Louisette Ighilahriz[10]. Ce livre est parole de femme échappée à l’aphasie volontaire, pour la réparer et en repartir. Est-ce parce que le silence ne peut être rompu que par celles qui ont fait silence ? C’est ce qu’elle fait, plus de quarante années après ce qu’elle a vécu :
Au bout de tant d’années, parler de la torture me délivre et me soulage. (p. 257)
Elle peut, elle seule le peut, dire le corps dans la souffrance. Elle le dit à une autre femme qui écrit. Une situation comparable à celle de la deuxième partie du roman d’Assia Djebar se retrouve. Louisette Ighilahriz raconte à une femme qui fait passer à l’écrit qui s’efface en ses marques pour n’être plus que réceptacle de la parole.
Elle dit les mots du corps, pesant, présent, espace et résidu de la souffrance. Lorsque le tortionnaire est absent, lorsque l’après-midi reprend sa dimension d’après-midi, le corps et son « entour » de corps ne s’en font que plus présents, au point de menacer la raison :
J’étais en train de devenir folle. C’était un après-midi semblable à tous les autres, peut-être plus calme puisque mon tortionnaire habituel n’était pas là. J’empestais, mais je m’étais habituée à ces relents nauséabonds. Mon urine s’infiltrait sous la bâche du lit de camp, mes excréments jusqu’à former une croûte puante. (p. 117)
Louisette Ighilahriz raconte ses efforts pour lutter contre la déraison, celle qu’on fait subir à son corps et que nous pouvons nommer déshumanisation. Dépossédée de son corps, par les blessures qui le clouent au lit et par la torture, elle doit trouver ailleurs un espace de résistance, dans l’élan qui la pousse à la fuite, dans la décision de tenir, tenir à tout prix, car le corps devient ce qui peut faire parler. C’est ce corps, dans ses manifestations physiologiques – envie d’uriner –, qui la tire vers le réel et la vie. Paradoxalement, il devient ce qui la protège de certaines pratiques de son tortionnaire, mais exacerbe sa violence. Ainsi, Graziani ne pouvait la violer, elle était « trop dégueulasse ! En revanche, il (lui) enfonçait toutes sortes d’accessoires dans le vagin »[11]. Autour du corps, autour du viol, se développe entre la femme immobile et celui qui croit tout pouvoir sur le corps bloqué, un défi et une lutte : « Vous n’êtes pas un homme, si vous ne m’achevez pas »[12]. Louisette lance un défi à celui qui veut la faire parler. Elle renverse les rôles, elle qui ne peut rien. Pour elle, mourir est une façon de sortir de l’échange que lui impose Graziani. La lutte est inégale et on peut supposer comment elle aurait fini. Mais Louisette sera sauvée par un autre militaire qui la mettra, à sa demande, en prison, ce qui la fera échapper à son tortionnaire. Commence alors le travail du silence, la machine à fabriquer de l’oubli est lancée à la demande de la mère, elle-même enfermée avec sa fille :
J’ai essayé d’éviter de raconter mes tortures […]. Lorsque j’ai éprouvé le besoin d’uriner, elle m’apporte la tinette prévue à cet effet. C’est alors qu’elle a pu constater de près l’état dans lequel je me trouvais.
– Ma fille, ils t’ont violée ! Les salauds, ils t’ont violée ? !
Je l’ai immédiatement rassurée, lui affirmant que cela ne s’était pas produit. Elle en a été soulagée. En lui disant que je n’avais pas été violée, je ne mentais pas, mais maman a néanmoins compris le genre de sévices auxquels j’avais eu droit. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’en connaît pourtant pas le détail. Je tenais à minimiser les violences que j’avais subies.
– Bon, tu gardes pour toi, m’a-t-elle dit. Surtout, ne raconte rien à personne. Tu me promets ?
Pour ma mère, ces tortures inouïes constituaient une dégradation dont il ne fallait surtout pas parler. Elle aurait préféré se savoir coupée en morceaux plutôt que torturée à ce point.
– Tu es vivante, c’est l’essentiel. Alors qu’il te plaît, tais-toi, laisse tomber tout cela, répétait-elle. (p. 128-129)
Qu’est-ce qui a fait rompre le silence ? Louisette ne le dit pas vraiment. Mais c’est le désir de retrouver son sauveur, le docteur Richaud. C’est peut-être aussi parce qu’elle ne peut comprendre ce qui se passe en Algérie, cette autre guerre qui voit mourir des femmes et des hommes, simplement parce qu’ils sont intellectuels ou artistes, parce qu’elle ne comprend plus ce qui se passe dans sa société. Sûrement aussi parce que ce qui fut lutte de libération, dans laquelle toute sa famille s’est engagée, a enfin reçu son autre nom : « guerre d’Algérie », et qu’il fallait aller plus loin. Le corps usé, fatigué, laisse enfin la parole remonter, eau sourde dirait Assia Djebar.
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Conclusion
J’ai vu – entendu bien sûr, mais surtout vu – Louisette témoigner au colloque organisé par l’Université de Khenchela sur le Premier novembre 1954. Devant un auditoire composé d’anciens compagnons de combat mais aussi de jeunes étudiants, elle a raconté ce qu’elle a vécu. L’émotion était en partage, les larmes aussi. La voix racontait et le corps témoignait : dans ce qu’il est et ce qu’il fut. Personne ne fut choqué, personne n’a dit qu’elle aurait dû continuer à se taire.
Dans sa voix j’entends ce que me disait cette parente que j’interrogeais sur ce qu’elle avait fait, elle la paysanne analphabète qui avait nourri et caché les hommes et les documents, qui eut des responsabilités, mais trouvait qu’elle n’avait rien fait de spécial, pendant la guerre. Chacun savait qu’elle avait été torturée, mais personne n’en parlait, sinon très rarement et très vite. Et elle, jamais. Elle a pourtant confié : « Ils m’ont mise nue comme ma mère m’a créée et j’ai hurlé comme une louve. »
Pour évoquer ce moment extrême, Liamna aura recours à un registre plus soutenu, inhabituel, en arabe parlé : sought au lieu de ‘ayyat, verbe d’un usage plus courant. Il me faut bien dire louve alors qu’elle dit « chacale ». Entre le geste – leur geste – et le cri, l’espace vide du corps nu, qui remonte à son origine, au moment de sa « création ». Elle racontera les faits des jours et des nuits, sa révolte devant l’exécution de la femme et de la mère d’un combattant. Elle aura le courage après la « séance » de réclamer la restitution d’une fibule en or dérobée par un goumier. Dès que les militaires sont remontés dans leurs véhicules et ont repris la piste pour retourner au village, dès qu’elle constate la disparition de la fibule, elle passe une chemise et s’élance, pieds nus, pour couper la route au convoi militaire. Elle se met au travers de la jeep du « chef » et oblige le véhicule à s’arrêter. Elle parle et quelqu’un traduit à l’officier qui fait faire demi-tour à tout le monde et revient à la ferme que Liamna dirige, pour son père installé au village avec le reste de la famille, depuis des années. Tout le monde se met à chercher la fibule et le goumier finit par la retrouver. Liamna n’est pas dupe et le dit, mais personne ne traduit…
Dans l’histoire de Liamna se dessine une autre silhouette, celle de la mariée de Bir Chouhada, du Puits des Martyrs, dans l’Est algérien, du côté de Khenchela. Dans ce puits, les militaires français avaient jeté ceux qu’ils avaient torturés ou exécutés, mais aussi des troncs d’arbres et des ânes, et une mariée en ses vêtements de noce. Son corps sorti du trou de terre et d’eau, de l’antre de l’oubli, n’a pas encore repris sa place et sa densité de corps. Qui dira son histoire ? Qui dira sa vie avant le puits et ses derniers instants ? A-t-elle été tuée tout de suite ou après ? et après quoi ? Son histoire n’est ni exceptionnelle ni unique, mais elle est au fond du puits et attend d’être remontée.
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[1] Le titre est ainsi formulé : La guerre d’Algérie (1954-1962). Femmes au combat. Préface d’André Mandouze. Alger : Éditions Rahma, 1993.
[2] Frantz Fanon avait noté, dans « L’Algérie se dévoile », premier chapitre de L’An V de la révolution algérienne (Paris : La Découverte, 2001), ce rapport nouveau au voile qui naît dans la lutte. Voile instrumentalisé, qui ne pèse plus comme une fatalité sur le corps des femmes, mais qui n’est plus qu’un accessoire. L’étude de Fanon commence par rappeler les fonctions sociales et même politiques du voile qui marque la frontière entre les deux mondes : algérien et européen. On peut dire que ce que Fanon avait perçu, et que l’on retrouve dans les témoignages des combattantes, n’a pas tenu après l’indépendance…
[3] Ce sont là quelques-uns des sens premiers que charrie le mot « scandale ».
[4] Assia Djebar, L’Amour, la fantasia. Paris : Lattès, 1985.
[5] Assia Djebar utilise ce terme dans un autre roman sur la mémoire et son oubli, Loin de Médine. Paris : Albin Michel, 1993.
[6] Voir Assia Djebar, op. cit., p. 204 : « Mon corps seul, comme le coureur du pentathlon antique a besoin du starter pour démarrer, mon corps s’est trouvé en mouvement dès la pratique de l’écriture étrangère. »
[7] Comme Nedjma de Kateb Yacine (Paris : Seuil, 1956), qui passe par le mythe, comme La maison de Lumière de Noureddine Saadi (Paris : Albin Michel, 2000), où la mémoire passe par le lieu qui est comme un palimpseste de mémoires.
[8] « Style nerveux, animé de rythmes, de part en part habité par une vie éruptive ». Les damnés de la terre. Prias : François Maspero, 1961, réédition Paris : Gallimard, 1991, p. 165.
[9] Voir Le Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, entrées « dommage », « dam » et « damnation ».
[10] Louisette Ighilahriz, Algérienne. Récit recueilli par Anne Nivat. Paris : Fayard - Calmann-Lévy, 2001.
[11] Ibid., p. 113.
[12] Ibid., p. 114.
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Zineb Ali-Benali, « Les femmes et leurs corps dans la guerre. Refus de mémoire et “traces” littéraires », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007
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