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La tranquillité générale de la province de Constantine se maintenait donc toujours malgré les intrigues d’Abd-el-Kader. Les Beni-Abbes, gardiens des Portes de Fer, sollicitaient la faveur de commercer avec nous; Sétif, occupé par des indigènes et des Français, commençait à sortir de ses ruines; les Aamer-Cherabah mettaient leur cavalerie à la disposition des Français, et offraient leurs familles comme otages en garantie de leur fidélité. Mais un événement bien autrement important vint révéler les progrès de notre domination dans cette province. Les fonctions de cheikh-el-arab avaient été conférées en janvier 1840 a Bou-Aziz-Ben-Ganah. Depuis le commencement de la guerre, Abd-el-Kader cherchait à soulever contre l’autorité de la France des tribus qui habitent à l’entrée du désert, dans le Djérid: à cet effet, il avait envoyé, dans la direction de Biskra son khalife Bou-Azouz, avec un bataillon d’infanterie, huit cents cavaliers irréguliers et deux pièces de canon. A la nouvelle de l’approche du lieutenant d’Abd-el-Kader, Ben-Ganah court à sa rencontre, et l’attaque avec un tel élan, que quatre cent cinquante fantassins réguliers sont massacrés et soixante cavaliers restent également sur la place. Deux pièces de canon, trois drapeaux, deux tambours, dix tentes, ainsi que tous les chameaux et mulets, tombent au pouvoir de Ben-Ganah le 24 mars 1840. Ainsi, pour la première fois, un chef arabe institué par les Français marchait seul contre less ennemis, à plus de quatre-vingts lieues du siége de notre puissance. Bientôt après, les Haractah, excités par les émissaires d’Ahmed Bey, ayant attaqué des tribus amies, une colonne française, partie de Constantine, pénétra jusqu’aux extrémités de leur territoire et leur enleva une grande quantité de bétail. Les cavaliers de cette tribu puissante furent culbutés et les chefs vinrent demander grâce.
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Cependant Abd-el-Kader ne cessait de combiner de nouvelles opérations, et même avec habileté : le khalife el Barkani, marabout de Cherchell, fut investi du commandement de Médéa; Mustapha-Ben-Tehamy, khalife de Mascara, reçut l’ordre de former un camp de huit mille cavaliers, au confluent de l’Habah et du Sig, à cinq lieues de la côte et à dix lieues d’Oran: de ce poste, il devait surveiller Oran, couper les communications entre cette ville, Arzew et Mostaganem, et diriger les tribus de l’ouest. Hadji, cheik de Tenez, lui fut adjoint, avec mission de rassembler dix mille montagnards kabyles; Bou-Hameidi, khalife de Tlemcen, chef de la tribu des Oulassas, occupa en outre deux camps d’observation à Thessalah et à El-Moria, d’où il couvrait la route de Tlemcen; il avait l’ordre, ainsi que Ben-Tehamy, d’attaquer et d’inquiéter Oran. Hadji-el-Seghir, khalife de Miliana, fut chargé de la direction des Hadjoutes, commandés par leur cheik Kadour-Bechir. Ben Salem, chef des Flitas, à la tête des cavaliers de cette tribu, des Isser et de quelques autres. devait pénétrer dans la Mitidja et y porter la dévastation, pour retarder ou arrêter la marche de l'armée. Enfin, le khalife Bou-Azouz devait opérer sur le pays de Beni-Mezah, s’avancer dans la direction de Biskra, et pénétrer dans la Medjanah jusqu’à Sétif et aux montagnes de Bougie. D’après ces dispositions, la campagne qui allait s’ouvrir promettait d’être sérieuse.
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Le duc d’Orléans avait dit aux soldats de sa division: « Partout où le service de la France m’appellera, vous me verrez accourir au milieu de vous, et là où sera votre drapeau, là sera ma pensée. » Or, sa division se trouvait à Boufarik, en face de l’ennemi, et quelque temps après il arriva pour accomplir sa promesse, amenant son jeune frère le duc d’Aumale, qui, lui aussi, venait demander à la terre d’Afrique sa part de dangers et de gloire. Le 24 avril, quelques jours après la venue du prince, la division d’Orléans se dirigea vers l’Afroum; le lendemain 25, elle s’établit sur l’Oued-Jer, près du Tombeau de la Chrétienne. Les Arabes ne s’étaient point encore montrés, mais tout à coup des cris terribles, partis des ravins de l’Afroum, annoncèrent leur approche, et ils débouchèrent aussitôt dans la plaine. A la tête de quelques bataillons, le prince royal s’élança sur eux, les culbuta et les refoula dans les gorges d’où ils étaient sortis. Dans ce combat, le duc d’Aumale, escorté d’une seule compagnie de chasseurs, se précipita sur l’ennemi, et contribua à la victoire.
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Le 29, l’armée quitta le camp de l’Afroum. La division d’Orléans, formant l’avant-garde, se dirigea vers l’Oued-Bour-Kika, où les Arabes paraissaient s’être réunis. Le prince royal ayant observé leurs mouvements, et voyant qu’ils se portaient à une lieue environ de l’armée vers le lac Alloulah, ordonna de faire face en arrière et de les poursuivre, les divisions marchant par échelons; mais ils n’attendirent pas l’exécution de cette manœuvre, qui ramena l’armée vers l’Oued-Jer. Il ne restait plus qu’à déloger Abd-el-Kader du col de Mouzaïa, ou il s’était fortifié. Afin d’attirer dans la plaine la nombreuse cavalerie des Arabes, l’armée quitta le camp de l’Oued-Jer et repassa le torrent. Ce qu’on avait prévu arriva. En apercevant le mouvement rétrograde des troupes, les cavaliers de l’émir sortirent de leurs défilés et se précipitèrent sur les soldats avec une extrême rapidité. Mais, reçus par une décharge à bout portant et par le fer des baïonnettes, ils reculèrent, et l’armée put camper tranquillement sur l’Oued-Bouroumi.
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Le 1er mai, le prince royal arrivait au camp de la Chiffa : une masse de cavalerie arabe s’y présenta en même temps, et paraissait disposée à traverser la rivière; on voyait flotter le drapeau de l’émir, autour duquel se pressaient les réguliers et les spahis. Le prince fit aussitôt ses dispositions : les zouaves se formèrent à droite en échelons; le 23e à gauche ; le général d’Houdetot au centre, avec la colonne d’attaque, précédée des tirailleurs. Mais Abd-el-Kader n’attendit pas l’issue de cette manœuvre. Après avoir essuyé quelques décharges de mousqueterie, il se retira. Les jours suivants furent employés à réunir au camp de Mouzaïa les approvisionnements nécessaires pour l’occupation projetée de Médéa; puis le duc d’Orléans annonça à sa division qu’elle allait franchir l’Atlas. Les chefs des divers corps qui faisaient partie de l’armée expéditionnaire briguèrent tous l’honneur de marcher les premiers à l’attaque des redoutes arabes; mais S. A. R. voulut que le sort en décidât, et ce fut le 2e léger qui obtint cette faveur.
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Le col de Mouzaïa, que les soldats avaient déjà plusieurs fois traversé, venait d’être fortifié par Abd-el-Kader. Des retranchements, armés de batteries, le couronnaient, et sur le point le plus élevé du piton une redoute formidable avait été construite. Indépendamment de ces ouvrages de défense, l’émir avait recruté son armée d’un grand nombre de fanatiques venus de tous les points de l’Algérie. Pour attaquer cette position, le duc d’Orléans distribua ses forces en trois colonnes: la première, commandée par le général Duvivier, était composée de deux bataillons du 2e léger, d’un bataillon du 24e et d’un bataillon du 48e elle devait se diriger sur le piton de gauche et s’emparer des retranchements. La deuxième colonne, sous les ordres de M. de Lamoricière, formée de deux bataillons de zouaves et d’un bataillon du 15e léger, avait pour mission de gravir par la droite jusqu’au col, et de prendre ainsi à revers les retranchements arabes. La troisième colonne, que conduisait le général d’Houdetot, composée du 23e de ligne et d’un bataillon du 48e était destinée à aborder le col de front, dès que le mouvement de la première colonne aurait réussi.
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Le 12 mai, à trois heures du matin, le prince royal donna le signal de l’attaque: « Allons, enfants, dit-il en montrant la crête du Mouzaïa, les Arabes nous attendent et la France nous regarde ! » Les cris de Vive le roi ! Vive le prince royal ! Répondirent à ces paroles, et les colonnes se mirent à gravir au pas de course le flanc escarpé des rochers ; elles s’avancèrent sans trop de difficultés jusqu’au premier plateau, où elles firent halte. A midi et demi seulement commença l’escalade du piton. La résistance fut acharnée et terrible, car une seule colonne se trouvait engagée. Un nuage épais enveloppant la montagne, dérobait aux regards la marche audacieuse des soldats, quand une fanfare de clairons annonça que le 2e léger venait d’enlever un mamelon. Le duc d’Orléans, jugeant alors le moment opportun, ordonne au reste de l’armée de s’ébranler. Au même instant, le soleil dissipant les nuages versait des flots de lumière dans les gorges du Mouzaïa. Sur les crêtes on distinguait les Arabes au burnous blanc, qui, la main sur la détente du fusil, l’œil attentif se penchaient vers l’abîme pour y précipiter les assaillants; puis sur la petite abrupte des rochers, les soldats, se cramponnant des mains aux saillies et aux arbustes qu’ils rencontrent, atteignant difficilement les hauteurs, mais ne se laissant arrêter par aucun obstacle. Parvenus au pied des redoutes, ils sont accueillis par un feu terrible, et un instant ils montrent de l’indécision; alors le général Changarnier, plaçant froidement son épée sous le bras, s ‘écrie en se tournant vers le 2e léger : « En avant, à la baïonnette ! » A la voix du chef, la charge bat, les rangs se resserrent, les redoutes sont enlevées, et l’étendard tricolore flotte presque aussitôt sur la plus haute cime de l’Atlas.
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De son côté, le prince royal, avec les deux autres colonnes, gravissait les hauteurs sous le feu de l’ennemi. A trois heures du soir, c’est-à-dire après douze heures de marche et de combats, il atteignit une arête boisée qui prend naissance à la droite du piton. Le prince fait déposer les sacs, et le cri: En avant ! Retentit sur toute la ligne. Un bataillon du 23e se précipite vers les pentes déjà franchies par la deuxième colonne; mais il rencontre les Arabes fortement retranchés derrière un ravin d’où partent de vives décharges de mousqueterie. Le prince défend de répondre au feu de l’ennemi et le fait aborder à la baïonnette. Les Arabes opposent à cette attaque une vigoureuse résistance. Le général Schramm tombe, blessé, à côté du prince; le commandant Grosbois a un cheval tué sous lui; plusieurs autres officiers sont atteints. A la vue de ces pertes, la troupe redouble d’efforts et parvient à tout balayer devant elle. Le mouvement des trois colonnes avait été si bien combiné, qu’elles arrivèrent presque ensemble au sommet du col. L’enthousiasme de l’armée s’y manifesta par de bruyantes acclamations qu’accompagnaient les fanfares des clairons et le roulement des tambours.
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Malgré sa défaite, l’ennemi était resté constamment en vue, et il fallut, dans la journée du 16, le chasser du bois des Oliviers, où il s’était établi. On l’aperçut encore le 17 prenant position à une petite distance de Médéa, dont il ne disputa pourtant pas l’entrée, et qui était complètement évacuée. Une garnison de deux mille quatre cents hommes fut laissée dans cette ville, d’où le corps expéditionnaire partit le 20. Chassés de la position qu’ils avaient voulu occuper le 17, les Arabes s’étaient portés sur la route de Miliana, prévoyant que l’armée française continuerait ses opérations de ce côté; mais la possibilité d’un retour vers la base d’opération ne leur avait probablement pas échappé, car on les retrouva au bois des Oliviers, où ils attaquèrent avec fureur l’arrière-garde, à laquelle il fut un moment nécessaire d’envoyer des secours. Le 21, le corps expéditionnaire avait regagné la ferme de Mouzaïa; et le duc d’Orléans quitta l’Algérie le 27, accompagné de son frère.
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Pour compléter les opérations projetées pendant la campagne du printemps il restait, après la prise de Médéa, à occuper Miliana, dont la possession devait plus tard faciliter les opérations dans la vallée de Chélif. Pendant les préparatifs de cette expédition, Abd-el-Kader combina aussi de nouveaux moyens de défense : Ben Salem, khalife de Sebaou, occupa l’est d’Alger; El-Berkani, khalife de Médéa, fut chargé de surveiller la population émigrée de cette ville, et de l’empêcher d’y rentrer; Sidi Mohammed, bey de Miliana, campa entre cette ville et le Chélif, avec ordre de suivre tous les mouvements des Franças; enfin, Mustapha-ben-Tehamy, khalife de Mascara, occupa le pont du Chélif. Tous ces lieutenants d’Abd-el-Kader, ayant chacun, indépendamment d’autres troupes, un bataillon régulier, reçurent pour mission de s’opposer au ravitaillement de Médéa et à l’occupation de Miliana.
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Dès les premiers jours de juin, dix mille hommes réunis à Blida se mirent en marche pour gagner le col de Gontas, et descendre dans la plaine où s’élève Miliana. Toute la cavalerie de l’émir paraissait s’y être réunie; cependant elle se retira aux premiers coups de canon, et Miliana fut occupée le soir même. La ville était déserte comme Cherchell et Médéa; on employa trois jours à la mettre en état de défense et à préparer l’installation de la garnison, qui se composa de deux bataillons. Le 12, le corps expéditionnaire commença son mouvement rétrograde. Les Arabes, réunis aux Kabyles, tentèrent de nous disputer le passage ; mais nos colonnes les repoussaient devant elles, pendant que l’arrière-garde leur tenait tête. L’armée marchait parallèlement à la chaîne des montagnes, se dirigeant sur le col de Mouzaïa, par lequel, après s’être mise en communication avec Médéa, elle devait redescendre dans la plaine. Les Arabes ne cessaient de la suivre. Les attaques de l’ennemi, et principalement des bataillons réguliers de l’émir, furent très vives. On se battit de part et d’autre avec acharnement ; mais l’impétuosité des troupes et une artillerie bien dirigée dispersèrent l’ennemi. Le Teniah demeura fortement occupé pendant que les blessés étaient dirigés sur Blida, et qu’on faisait venir de la ferme de Mouzaïa, où ils avaient été réunis, les approvisionnements destinés au ravitaillement de Médéa.
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Pendant que le maréchal Valée s’occupait d’assurer la défense et les approvisionnements de cette place, cinq mille hommes étaient dirigés sur Miliana pour compléter son approvisionnement et faire, sur la route, le plus de mal possible aux Arabes. Cette colonne, sous les ordres du général Changarnier, communiqua avec le commandant supérieur de Miliana, qui était venu au-devant du convoi. Une attaque conduite par l’émir en personne à la tête de toute sa cavalerie, dont une partie avait mis pied à terre, fut repoussée. Le lendemain, l’ennemi était encore en vue, au nombre de cinq à six mille cavaliers, au moment où le général Changarnier se dirigeait sur la rive gauche du Chélif; mais il demeura hors de portée. Le 26, la colonne était retournée au pied du Nador, où le maréchal Valée la rejoignit.
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La chaleur ne permettant pas de continuer les opérations dans la province de Tittery, le gouverneur général se disposa à ramener ses troupes à Alger ; mais, avant d’y rentrer, il fit châtier les Kabyles de Mouzaïa, qui depuis le commencement de la guerre avaient constamment inquiété nos convois. Avant d’évacuer le camp de Mouzaïa, qui n’était qu’un poste de campagne, il ordonna des travaux préliminaires pour l’établissement d’une route qui permettrait de tourner à l’est le col, comme on l’avait déjà tourné à l’ouest. Le 5 juillet, l’armée était rentrée dans ses cantonnements.
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Cherchell, Médéa, Miliana occupés, le territoire des Hadjoutes balayé, les plus turbulentes tribus de la montagne atteintes et châtiées dans leurs propres foyers, l’ennemi repoussé partout où il avait essayé une résistance, tels étaient les résultats matériels de cette expédition. On espérait en outre que l’impuissance de l’émir à défendre ses villes affaiblirait son autorité, et que l’interposition des forces françaises dans le pays au sud des montagnes, en contenant les populations qui environnent la Mitidja, rendrait plus difficiles, si elle ne les ruinait tout à fait, ses tentatives sur la province de Constantine. Mais c’était trop attendre d’une seule campagne.
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