La juge Eva Joly dévoile son tête-à-tête avec Bouteflika
« Eva, si je fais arrêter les militaires… »
Bonnes feuilles du livre d'Eva Joly
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LA FORCE QUI NOUS MANQUE
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…Je me souviens d'une escale à Alger, ou marcher sur le tapis rouge m'a paru une épreuve. Ce jour là, cette longue bande officielle semble décider de mes pas. Elle n'est pas là pour moi, le président de Palestine est annoncé pour le début de l'aprés midi. Celui qui m'attend tout au bout, petit homme rond serré dans un costume sombre, n'est pas mécontent de me voir marcher ainsi jusqu'à lui. Abdelaziz Bouteflika a ce petit sourire satisfait qu'on lui connaît sous la moustache grise. Je devine pourquoi: entre ces deux puissances pétrolières que sont l'Algérie et la Norvège, l'intermédiaire n'est autre que celle qui conduisit au prétoire Elf, c'est à dire la France. J'ai été la première surprise par cette invitation. Au printemps de l'année 2005, j'ai reçu un coup de téléphone de l'ambassadeur d'Algérie à la Haye. Il m'invite à venir faire un conférence devant les magistrats d'Alger. Cette idée est venue après m'avoir entendue parler six mois plus tôt, à l'occasion de la remise du prix Nobel de la paix. Ce jour là , pour illustrer les dégâts de la corruption dans les pays en voie de développement, j'ai pris un exemple, l'Algérie. “La corruption de son élite se lit dans son paysage”, ai je-dit. Et voilà que l'élite m'invite sur son territoire. Avec l'autorisation de mon gouvernement, je décide de m'y rendre. Je parle le lundi devant l'école de la magistrature, le mardi devant les fonctionnaires et le presse, d'ici là j'ai rendez vous au palais présidentiel. C'est un dimanche à 10 heures du matin . J'ai mis montailleur blanc jupe plissée, des chaussures noir et blanc à talons, pris mon sac à main, et aussi mon grand sac où je trimballe mes notes et mes problèmes. Ould Abbas, ministre des Affaires sociales, ancien médecin qui a fait ses études en RDA, est venu me chercher à l'hôtel. Nous roulonsvers le palais présidentiel en voiture officielle, avec motard à l'avant et voiture suiveuse à l'arrière. Quelques minutes plus tard, la voiture me dépose devant le tapis rouge. Le président Bouteflika m'attend tout au bout de l'angle droit, il me salue me fait signe de le suivre jusqu'à son bureau. Là il m'indique deux fauteuils proches l'un de l'autre, posés devant une petite table basse. Je comprends que ce rendez-vous n'a rien de formel.
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Il cherche à installer une connivence entre nous. Il me dit d'entrée “Je sais que vous êtes une amie de l'Algérie”. Là-bas, qui a mis les intérêts français en difficulté est forcément un ami de l'Algérie. Il me félicite chaudement et longuement pour l'instruction du dossier Elf, en affirmant haut et fort que le ménage est nécessaire. Mais plus nous parlons de corruption, plus il m'assure que, chez lui, l'industrie pétrolière est un modèle de transparence. Je ne suis plus juge. Mon rôle n'est pas de contredire. J'ai appris lors de ces rencontres internationales qu'il ne faut pas jouer à l'expert, mais rentrer dans l'univers mental de l'autre, l'accompagner, l'entendre C'est comme au poker, la table attrape, les mots créent la réalité. Quand Bouteflika me dit qu'il lutte contre la corruption, il faut le féliciter et le prendre à ses propres mots. Je n'ai rien à gagner ni à perdre, je me sens tranquille. L'horloge tourne.
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Notre temps paraît nettement moins limité que prévu. Il avance à coup de confidences. Lorsqu'il me dit “Madame Joly qu'est ce que je vais dire au président palestinien? Doit il accepter la dernière proposition de rétrocession des territoires?” Je panique un peu, je ne m'attendais pas à refaire avec lui la carte du Proche-Orient, je trouve incroyable cet apparté. J'articule quelques phrases générales sur la nécessité de ne pas rompre le dialogue de paix.
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Il a besoin de s'épancher. A un moment, il s'approche, pose sa main sur moi et me dit :”Eva, c'est terrible ce que vit mon pays. J'ai lu vos livres, j'entends ce que vous dîtes. Mais si j'exécute les islamistes, si je fai arrêter les militaires, les tueries vont reprendre, j'ai peur de ne pas y arriver…Je voudrais faire une grande loi d'amnistie”. Il sait, s'il m'a vraiment lue, que, pour moi, seule la vérité juridique guérit. L'amnistie est un couvercle posé sur un passé encore brûlant. Mais sa voix plaintive, et ses gestes appuyés, tentent de me faire partager son angoisse, et de rendre vains les mots qui me viennent spontanément à la bouche. Je ne sors pas mon disque habituel. Mais j'ai de quoi lui répondre. Une semaine avant ce voyage, j'ai participé à une rencontre entre la Norvège et l'Indonésie sur les droits de l'homme. La délégation indonésienne était composée de nombreux magistrats et journalistes. J'avais alors bâti un discours sur l'importance de juger le passé pour être crédible aujourd'hui dans la lutte contre la corruption, je m'étais appuyée sur la pensée du philosophe Derrida. Il a écrit sur le pardon. A Alger, son texte est encore dans mon sac, véritable mille feuille. Le désordre a ses avantages.
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Je dis à Bouteflika qu'une simple amnistie ne réglera rien, que dans les villages on continuera de vivre mal à frôler les assassins. J'ajoute qu'une amnistie dépend des mots qu'on choisit et des projets qui l'accompagnent . Je sors le texte de Derrida. Je ne sais s'il a fini un jour par le lire… J'aimerais qu'il en retienne certains passages, comme celui-là.. “Si je dis comme je le pense, que le pardon est fou, et qu'il doit rester une folie de l'impossible, ce n'est certainement pas pour l'exclure ou le disqualifier. Il est peut être même la seule chose qui arrive, qui surprenne, comme une révolution, le cours ordinaire del'histoire, de la politique et du droit. Car cela veut dire qu'il demeure hétérogène à l'ordre du politique ou du juridique tels qu'on les entend ordinairement. On ne pourra jamais, en ce sens ordinaire des mots, fonderune politique ou un droit sur le pardon. Dans toutes les scènes géopolitiques dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot “pardon”. Car il s'agit toujours de négociations plus ou moins avouées, de transactions calculées, de conditions et, comme dirait Kant, d'impératifs hypothétiques. Ces transactions peuvent certes paraître honorables. Par exemple au nom de la “réconciliation nationale”,expression à laquelle de Gaulle, Pompidou et Mitterrand ont tous les trois recouru au moment où ils ont cru devoir prendre la responsabilité d'effacer les dettes et les crimes du passé, sous l'Occupation ou pendant la guerre d'Algérie. En France les plus hauts responsables politiques ont régulièrement tenu le même langage : il faut procéder à la réconciliation par l'amnistie et reconstituer ainsi l'unité nationale. (Derrida, “Le siècle et le pardon”, Le Monde des débats. Décembre 1999).
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Les heures passent. Le président algérien a manifestement du temps devant lui. “Vous savez Eva, je n'ai pas eu d'ami scandinave depuis Olof Palme,pourquoi vous ne faîtes que regarder l'Algérie?” Sentant venir le fin de l'entretien et son obstination à faire de nous des amis, je lui parle des journalistes en détention et lui suggère de les libérer. Il feint la colère, m'assure qu'ils sont en prison pour des délits financiers, et non d'opinion. Je lui réponds que leur qualité de journaliste est prédominante. Il évacue le sujet, en promettant vaguement de regarder leur cas. Lorsque nous nous séparons, quatre heures se sont écoulées. Je suis épuisée.
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Quelques mois plus tard, Abdel-aziz Bouteflika a convoqué un référendum pour faire adopter un ensemble de mesures dont le but était de restaurer la paix civile en Algérie. Il a proposé de reconnaître le droit à des réparations pour les familles de disparus, d'accorder une forme d'amnistie pour les membres de groupes armés non coupables de massacres. Dans la foulée, il a mené campagne tambour battant, écartant du débat l'opposition et les familles des victimes ainsi que les associations des droits de l'homme. Les médias ont fait bloc autour du pouvoir. L'Etat a utilisé tous les moyens matériels y compris les fonds publics pour le seul bénéfice des partisans du président. Le même qui, sa main posée sur moi, m'exhortait à le comprendre.
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Je ne suis pas surprise. Je me rappelle qu'en sortant du palais présidentiel nous avions sacrifié au rituel de la photographie côte à côte, la belle image imposée aux journaux du lendemain. Je savais que Bouteflika cherchait à se blanchir avec Eva Joly, mais j'en ai couru le risque, espérant c'est ma nature, que les mots laissent des traces, des taches de mensonge, sur les tapis rouges.
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Par Benchicou le 16-6-2007
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