ou expédition des Portes de Fer
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De retour à Alger, aux premiers jours de novembre 1839, le maréchal Valée se disposa à aller prendre possession du fort de Hamza, que la convention de la Tafna plaçait sous l'autorité française. Les circonstances semblaient on ne peut plus favorables, l’émir était toujours avec ses meilleures milices devant Aïn-Madhy, et les populations de l’est ne témoignaient aucune intention hostile; de sorte qu’en laissant des garnisons respectables dans les camps dont la ceinture protége le territoire d’Alger, on pouvait réunir assez de forces pour être, dans tous les cas, assuré du succès. Une route, dite Soltania ou Royale, ouverte par le dey Omar, conduit au défilé des Bibans, en passant au sud et assez près du fort de Hamza. Le corps expéditionnaire allait s’avancer par cette voie que, depuis les Romains, aucune armée européenne n’avait parcourue; le signal du départ était à toute heure attendu, lorsque, dans la nuit du 4 au 5 décembre, des pluies torrentielles vinrent rendre tous les chemins impraticables et suspendre l’opération commencée.
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Cependant, le général Galbois, qui commandait à Constantine, s’acheminait de son côté vers Sétif. Le mauvais temps ralentit aussi la marche de sa division; les routes ou plutôt les sentiers étaient défoncés, les torrents gonflés par des pluies incessantes, il fallut rentrer à Mila, où on attendit quelques jours; l’armée en repartit le 11 décembre et arriva le lendemain à Djamila; le cinquième jour, elle atteignit Sétif, ancienne capitale des Mauritanies, qui n’est aujourd’hui qu’un amas de ruines. La population n’avait manifesté jusque-là aucun sentiment hostile; on était au 15 décembre, et le gouverneur général, qu’on espérait voir s’avancer jusqu’aux limites des deux provinces, n’avait même pu faire parvenir à Sétif la nouvelle des difficultés qui arrêtaient sa marche. Le général Galbois se décida alors à rebrousser chemin, en laissant à Djamila un demi bataillon qui se retrancha dans les ruines. Les Kabyles tentèrent de l’enlever dans la nuit du 15 au 16; mais ils furent vigoureusement repoussés. Grossis ensuite par des renforts accourus des montagnes, ils vinrent attendre au passage le corps expéditionnaire, et, sans réussir à l’inquiéter sérieusement, ils le harcelèrent jusqu’à Mila. De là, ils retournèrent sur leurs pas pour attaquer de nouveau la garnison de Djamila qui avait été portée à un bataillon entier avec deux obusiers de montagne et quelques cavaliers. Cette garnison eut pendant six jours à se défendre contre plusieurs milliers d’ennemis: elle leur fit éprouver de grandes pertes; et malgré l’acharnement des Kabyles, qui déployèrent dans cette action prolongée une certaine connaissance de la guerre, le bataillon ne se laissa pas un instant entamer. Cette troupe courageuse était exposée néanmoins à des privations cruelles ; la situation, déjà périlleuse, pouvait le devenir davantage, dans une saison où les communications sont presque impossibles; on se décida donc à la rappeler et Djamila fut pour le moment abandonné.
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Les difficultés que l’interprétation du traité de la Tafna avait fait naître, paraissaient devoir être aplanies par la convention supplémentaire du 4 juillet 1838. Mais cette convention, signée à Alger par le représentant d’Abd-el-Kader, n’était point encore ratifiée par ce dernier. Sans vouloir prendre l’initiative d’une rupture que l’on regardait mal à propos comme contraire aux véritables intérêts de la France, le ministère saisit cette occasion pour prescrire au gouverneur général de rappeler énergiquement à l’émir tous nos griefs contre lui, dans les trois provinces d’Alger, de Constantine et d’Oran, et de lui en demander la réparation. Abd-el-Kader ne répondit pas à ces sommations et refusa de ratifier la convention. A cette époque, Aïn-Madhy s’était rendu; Tedjini en était sorti, rançonné et vaincu, mais le cœur plein de ressentiment. Ce succès, quoique chèrement acheté, gonflait néanmoins les espérances de l’émir et les nombreux secours que, dans cette circonstance, il avait reçus de l’empereur de Maroc, ajoutaient encore à son orgueil. Toutefois, ces graves ferments de discorde n’étaient pas sur le point d’éclater.
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Pendant presque tout le cours de l’année 1839, la province d’Alger ne fut le théâtre d’aucun événement important, et quelques familles maures, profitant de cet état de paix, vinrent avec confiance se réfugier sous la domination française. Un fait plus significatif encore venait de se produire dans cette province les alliés, des tribus de Krachna, Beni Moussa et Beni Khalil, fatigués des exactions des Hadjoutes, concertèrent contre eux une expédition, leur tuèrent quelques hommes, et leur enlevèrent des troupeaux.
Dans la province de Constantine, le réseau d’autorités émanées de la puissance française s’étendait partout, et à l’aide d’intermédiaires choisis parmi les notabilités indigènes, les français avaient à leur disposition des forces agressives pour subjuguer leurs ennemis et protéger leurs amis. Ainsi se trouvait rétabli le markhzen, chargé désormais de maintenir la soumission et d’assurer le paiement du tribut (Un fait, arrivé dans la province de Constantine au commencement de cette année, était venu confirmer d’une manière remarquable l’efficacité des pouvoirs indigènes, et donner la mesure de la confiance que l’on devait avoir dans la nouvelle organisation. Quelques meurtres ayant été commis sur des Français isolés, le lieutenant général Galbois ordonna au khalifat du Sahel (Ben-Aïssa) de prendre les mesures de sûreté nécessaires. Huit Arabes furent arrêtés par les soins de ce dernier, traduits immédiatement devant un conseil de guerre indigène, composé du khalifat du Sahel, président, des khalifats de la Medjanah et de Ferdjioua, du cheikh-el-arab et du caïd des Haractas. Sept d’entre eux, après avoir présenté publiquement leur moyens de défense, furent condamnés à la peine capitale. ce jugement prononcé, le tribunal se rendit en corps auprès du lieutenant général pour le prier de le sanctionner. On vit ainsi, pour la première fois, des Arabes arrêtés, jugés, condamnés et exécutés par des Arabes, leurs juges naturels, pour assassinats commis sur des chrétiens. Cet événement produisit à Constantine une vive impression, car il révélait hautement les progrès que faisait, parmi les chefs musulmans, le sentiment de la puissance française.).
Dans la province d’Oran, l’absence prolongée d’Abd-el-Kader était loin de produire des résultats favorables. De nouveaux besoins l’entraînant sans cesse à de nouvelles exactions, lui aliénaient ses plus anciens et ses plus dévoués amis. Ses embarras se multipliaient et su puissance s’affaiblissait en voulant s’étendre. Pendant qu’il recherchait des appuis parmi des populations où ne le recommandait plus, comme dans la province d’Oran, la renommée de sa famille, son autorité dépérissait ; les gens de l’ouest s’irritaient de voir le centre du pouvoir se déplacer et incliner de plus en plus vers l’est; les Hachem surtout ne pouvaient oublier qu’Abd-el-Kader leur devait son élévation, et que c’était parmi eux qu’avait commencé sa fortune. L’émir n’en continuait pas moins ses intrigues parmi les tribus qui étaient soumises à la France.
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Des députations du Sahara et de la partie des Abd-el-Nour, qui jusqu’alors ne s’étaient pas présentés, vinrent à Constantine, proposer leurs services. « Commençant, disaient-ils, à connaître les Français et leur manière d’administrer le pays, ils offraient de tout cœur de s’attacher à eux. » Des reconnaissances faites entre Bône et Philippeville, et ayant pour objet une communication plus prompte et plus avantageuse entre ces deux points importants, constataient que la route n’offrait pas de difficultés sérieuses, et que les travaux à faire pour la rendre praticable aux voitures ne seraient pas considérables. Le pays parcouru était magnifique; l’eau et le bois s’y trouvaient en abondance. Les chefs et les cavaliers des Beni-Mehena, des Radjettas, des Ellas, principales tribus du pays, accompagnaient les colonnes Françaises dans leur tournée; et Zoualoui, cheik des Radjettas, l’homme le plus influent de la contrée, recevait le burnous et l’investiture des fonctions de cheik. Dans la subdivision de Bône, régnait aussi la plus parfaite tranquillité. Les divers commandants de ce cercle obtenaient les meilleurs résultats de leur administration juste mais sévère. Ils substituaient partout l’esprit d’ordre et de paix à l’esprit de rapine et d’anarchie, et s’attiraient ainsi la confiance des indigènes.
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L’occupation de Djamila et le mouvement à diriger sur Medjanah pour y consolider définitivement l’autorité du khalifat, furent précédés d’une autre opération, l’occupation de Djidjelli. Il importait, au moment où nous allions nous engager dans l’intérieur, de ne pas laisser sur nos flancs, entre nous et la mer, une population insoumise, qui aurait pu inquiéter nos communications. Un fait assez récent faisait d’ailleurs sentir la nécessité de réprimer sur ce point une population dont les agressions pouvaient apporter de fâcheuses entraves à nos relations maritimes. Au mois de février, le brick français, l’Indépendant ayant fait naufrage sur la côte, à quelque distance de Djidjelli, les Kabyles avaient fait prisonniers les gens de l’équipage et ne voulaient les rendre que moyennant rançon. Si la pitié due aux malheureux naufragés commandait d’accéder provisoirement aux propositions des Kabyles, leur conduite n’en appelait pas moins une prompte répression. D’ailleurs, la formation d’un établissement définitif à Djidjelli était commandée par la nécessité où nous étions d’occuper tous les points importants du littoral. L’expédition, une fois arrêtée, on résolut d’attaquer cette place par terre et par mer.
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Djidjelli, l’Igilgilis des Romains, est à quarante-huit kilomètres environ de Bougie; elle s’élève sur une langue de terre qui s’avance dans la mer, et qui forme un double mouillage. Aux XVIe siècle, c’était une ville commerçante qui entretenait des rapports suivis avec Marseille, Gènes, Livourne et Venise; en 1830 ce n’était plus qu’un misérable village, qui n’avait d’autre importance que sa position et un petit fort qui commande le double mouillage. L’ancienne Igilgilis était une ville épiscopale, traversée par plusieurs grandes voies qui conduisaient à Bougie, à Sétif, à Constantine, à Hippone, et que l’empereur Auguste éleva au rang de colonie romaine. A l’époque de l’invasion arabe, elle repoussa de son mieux les conquérants, et, plus tard, elle défendit avec succès son indépendance contre les souverains de Tunis et de Bougie. En 1514 elle s’attacha volontairement, sous la condition d’un léger tribut, à Aroudj-Barberousse, qui prit le titre de sultan de Jijel, fit de la ville le dépôt de ses prises, soumit les populations environnantes et ne la quitta que pour faire la conquête d’Alger. En 1664, Louis XIV voulant fonder un nouvel établissement en Afrique, le duc de Beaufort attaqua Djidjelli et s’en empara; mais la France n’en conserva la possession que pendant quelques mois. Depuis cette époque, le commerce de Djidjelli avec l’Europe ne s’est pas rétabli. Les Kabyles profitèrent de sa faiblesse pour la soumettre à des rançons périodiques, on ’y trouva en 1725 qu’une soixantaine de maisons.
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Le 12 mai, les troupes destinées à l’attaque de Djidjelli par mer quittaient la rade de Philippeville: elles se composaient du premier bataillon de la légion étrangère, de cinquante sapeurs du génie, et de quatre pièces de canon; Le 13 au matin, elles arrivaient sur la plage de Djidjelli, et débarquaient sans résistance. Les habitants, surpris, avaient cherché un refuge chez les tribus voisines, les excitant à reprendre sur les Français une ville qu’ils n’avaient pas su défendre. Mais les soldats improvisèrent des fortifications, et, grâce à leurs efforts, cette nouvelle conquête se trouva bientôt à l’abri d’un coup de main. Le plus important des ouvrages qui furent alors établis, le fort Duquesne, consacra le souvenir de l’illustre amiral qui, le premier, il y a plus d’un siècle et demi, fit flotter le drapeau français sur la ville de Djidjelli.
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Pendant que l’attaque par mer s’accomplissait, la seconde partie du corps expéditionnaire, celle qui suivait la voie de terre, était détournée de son but pour porter secours au khalifat de la Medjanah, menacé par les partisans d’Abd-el-Kader. Nos troupes furent dirigées sur Djamila, et dès ce moment l’occupation de ce point important fut définitive. Le seul avis de l’arrivée des troupes françaises releva la confiance des habitants de la Medjanah ils attaquèrent les gens de l’émir, leur firent des prisonniers et tuèrent entre autres l’un des principaux chefs. Après une telle conduite, les Français ne pouvaient plus douter du dévouement des habitants de la Medjanah.
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Depuis l’expédition d’Aïn-Madhy, les embarras d’Abd-el-Kader semblaient s’accroître: Tedjini, disait-on, organisait des forces régulières et il était secondé par les Beni Mzab. Sur les frontières de Maroc, un autre ennemi, un de ces chefs de partisans que l’humeur anarchique des Arabes suscite et brise si facilement, Mohammed Ben Ahmed, gênait ses communications avec le chérif; l’expédition d’Aïa-Madhy avait d’ailleurs épuisé ses munitions de guerre; et le gouverneur général, s’appuyant sur ses nombreuses infractions aux clauses principales du traité de la Tafna, refusait de lui en livrer. Forcé de se pourvoir ailleurs, Abd-el-Kader recourait aux sympathies de l’empereur du Maroc ; quelquefois aussi il recevait directement de la poudre et des armes par l’intermédiaire des Anglais, des Génois et des Toscans. Sa situation était, comme on voit, très difficile, et il songeait sérieusement à en sortir.
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Toutefois, dès le mois de mai, renouvelant l’assurance de ses bonnes intentions et de son désir de conserver la paix, Abd-el-Kader écrivit au gouverneur général pour lui donner avis de la visite qu’il se proposait, disait-il, de faire à de saints marabouts dans le territoire de la Zouaoua (est), où il se rendrait escorté seulement de quelques cavaliers. Ce voyage lui fournissait en outre le prétexte d’ajourner sa ratification au traité supplémentaire du 4 juillet, ainsi qu’à plusieurs autres réclamations qui lui étaient faites, quand tout à coup, vers le milieu de juin, se dirigeant vers les montagnes de Bougie, il apparut aux environs de cette ville. Cette démarche, par laquelle il essayait de constater son influence sur les populations les plus voisines de nous, ne lui réussit pas, et il put se convaincre que les Kabyles n’étaient nullement disposés à lui faire le sacrifice de leur indépendance, en même temps que la conduite à la fois prudente et ferme du commandant de Bougie lui enleva l’espoir de réaliser ses insolentes prétentions.
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Cependant ses intrigues, chaque jour plus audacieuses, décidèrent le général Galbois, qui commandait à Constantine, à mettre en état de défense la position de Djamila ; il se porta ensuite sur Sétif, d’où il poussa des reconnaissances dans la direction de Djidjelli, et se mit en relation avec les chefs kabyles des Mouley-Chorfa, des Beni-Achour et des Azz-Eddin. Ces résultats obtenus, ce général revint sur ses pas, laissant derrière lui des tribus définitivement organisées, et la position de Djamila fortifiée et approvisionnée pour six mois. Ainsi, du côté de l’est, dans l’éventualité possible d’une rupture avec l’émir, toutes les précautions étaient prises pour lui ôter les moindres chances de succès.
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Après son excursion du côté de Bougie, Abd-el-Kader avait repris la route de Médéa et était allé s’établir dans une position nommée Taza, à quelque distance au sud de Médéa, où il essayait de créer une ville. Quelle que fût sa dissimulation, le désir ou le besoin qu’il éprouvait d’appeler bientôt les Arabes à la guerre se trahissait dans toutes ses mesures. Dans la province d’Alger, il entretenait une agitation constante; à Oran, il excitait les indigènes à déserter la cause deas Français, il les empêchait de se rendre à leurs marchés, il frappait de taxes exorbitantes tous les produits qui leurs étaient destinés, il affectait de ne pas reconnaître la validité des passeports délivrés par les autorités françaises; dans la province de Constantine, il acceptait la soumission de Farhat-ben-Saïd, le cheïck-el-arab, qu’il savait bien être sous la dépendance française, et afin de se justifier, il prétendait, contrairement au traité, avoir droit au gouvernement du désert, depuis Tunis jusqu’à Maroc; enfin, il refusait d’acquitter les contributions que le traité lui imposait. Toutes ces infractions réclamaient une éclatante réparation ; malheureusement l’état sanitaire de l’armée ne permettait pas d’entrer immédiatement en campagne. Les chaleurs excessives de l’été avaient développé un grand nombre de maladies, et les cadres de l’effectif se trouvaient considérablement diminués. On se décida cependant à tenter une reconnaissance de Constantine jusqu’aux Bibans, afin de mettre cette province en rapport direct avec Alger; entreprise essayée l’année précédente sans résultats, mais que l’on espérait bien, cette fois, réaliser complètement.
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Le prince royal, qui visitait alors l’Algérie, témoigna le désir de s’associer à cette entreprise aventureuse, et le 12 octobre il arriva dans la vallée du Rummel, en vue de Constantine. A moitié de la côte, il rencontra la grande députation de toutes les tribus arabes de la province, depuis Guelma jusqu’à Sétif, et, au haut de la rampe, les troupes Françaises et les Arabes auxiliaires, venus de dix-huit lieues à la ronde, formant un carré, au milieu duquel s’élevait le minaret sur lequel on a gravé cette inscription:
AUX BRAVES MORTS DEVANT CONSTANTINE, EN 1836 ET 1837
La première visite du duc d’Orléans fut pour cette brèche où tant de braves soldats avaient succombé. De là, il entra dans la ville par la porte qui a reçu le nom du maréchal Valée, et arriva, non sans peine, au palais du Bey, obligé de fendre la foule qui se pressait sur son passage.
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Par les soins du maréchal, les troupes destinées à effectuer la reconnaissance des Bibans avaient été réunies sur divers points de la route qu’elles devaient parcourir, et n’attendaient plus que le signal du départ. Après avoir passé quelques jours à Constantine, le prince royal vint prendre le commandement de la division qui lui était réservée, et, le 17, il se trouvait à Djamila. Les magnifiques ruines qui subsistent encore dans cette misérable bourgade, attirèrent son attention : c’étaient un temple, un théâtre, des mosaïques, et surtout un arc de triomphe si admirablement conservé, que l’idée vint au prince d’en faire numéroter les pierres, et d’envoyer tout entier en France ce trophée de granit (Le maréchal Soult, désirant remplir le vœu exprimé par M. le duc d’Orléans, a pris récemment un arrêté d’après lequel il a décidé que l’arc de triomphe de Djamila serait transporté en France et réédifié sur un des points de la capitale qui sera ultérieurement désigné. Nous sommes loin de blâmer une telle détermination; mais nous pensons que la réédification de ce monument sera loin d’être satisfaisante: l’arc de triomphe de Djamila ne se distingue ni par l’élégance de ses proportions, ni par la richesse des sculptures qui le décorent; c’est un produit abâtardi de l’art romain, comme la plupart des autres monuments que l’on trouve en Afrique. Nous ne ferons qu’une seule exception à cet égard, et elle sera pour le magnifique amphithéâtre de Jemm, qui s’est conservé presque intact au milieu des ruines de l’ancienne Tysdrus, dans l’Afrique propre (régence de Tunis).L’armée resta à Djamila jusqu’au 24 ignorant encore sur quel point elle était destinée à opérer.
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Le 25, le corps expéditionnaire, composé de deux divisions, sous les ordres du duc d’Orléans et du lieutenant général Galbois, se mit en marche dans la direction d'Aïn-Turc, et vint établir son camp sur les bords de l’Oued-Bousselam, principal affluent de la rivière de Bougie. Le bruit se répandit aussitôt que l’on marcherait le lendemain sur Zamourah, petite ville occupée par les Turcs, que nous devions ravitailler et rallier ainsi à notre cause. Le 26, à six heures du matin, l’armée quitta l’Oued-Bousselam. On appuyait au sud, et Zamourah est au nord; l’expédition avait donc un but plus important que celui qu’on lui avait attribué d’abord. Bientôt, soit indiscrétion, soit instinct, toutes les bouches prononcèrent le nom des Portes de Fer, passage inconnu et mystérieux, ou jamais Européen n’avait passé, et que les Romains eux-mêmes n’avaient point osé franchir.
Le 27, les deux divisions se mirent en marche à sept heures du matin. Un brouillard épais couvrait la plaine mamelonnée qu’e îles parcouraient. Sur un avis parvenu au maréchal, qu’Omar, khalifat d’Abd-el-Kader, cherchait à gagner les Portes de Fer, la cavalerie de la deuxième division fut envoyée contre lui; mais à l’approche du lieutenant-colonel Miltgen, il abandonna son camp et gagna le désert. Deux heures après, la colonne faisait halte sur un des plateaux de la montagne de Dra-el-Hammar, où se termine la plaine. De ce point, elle commençait à voir se dérouler les chaînes imposantes et les vallées multipliées à travers lesquelles elle devait passer pour atteindre les Portes de Fer. L’avant-garde s’était arrêtée à six heures au plateau de Sidi-Hatdan, situé près de l’Oued-Bouketheun ; il était impossible d’aller plus loin, et toutes les dispositions furent prises pour y établir le camp. A dix heures du soir seulement, l’arrière-garde s’y trouva réunie, après avoir supporté des fatigues inouïes. L’armée avait fait près de vingt lieues en deux marches.
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Les Arabes accoururent dans le camp et y apportèrent des provisions de toute espèce: des raisins, de l’orge, de la paille, qui leur étaient généreusement payés. Leurs cheiks, surnommés les gardiens des Portes de Fer, et qui devaient nous guider le lendemain à travers les Bibans, reconnaissaient l’autorité de Morkani, khalifat nommé par les français, et dont la famille est une des plus anciennes et des plus vénérées de la province. Ils reçurent du prince royal leurs burnous d’investiture et promirent de servir fidèlement la France. La soumission de ces puissantes tribus, habitant pour ainsi dire un pays inaccessible, et que les Turcs n’avaient jamais pu dompter, était, sans contredit, un résultat fort remarquable de la domination des français. Le lendemain, 28 octobre, les deux divisions d’Orléans et de Galbois se séparèrent: cette dernière devait rentrer dans la Medjanah, pour continuer à occuper la province de Constantine, rallier les Turcs de Zamourah et terminer les travaux nécessaires à l’occupation définitive de Sétif.
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Une pluie très abondante étant tombée dans la nuit, la division d’Orléans attendit que les terres fussent un peu raffermies pour se mettre en route, et ne partit que vers les dix heures du matin. Son effectif se composait de deux mille cinq cents hommes d’infanterie, des 22e de ligne, 2e et 17e légers, de deux cent quarante-huit chevaux des spahis, 1er et 3e chasseurs; de quatre obusiers de montagne, approvisionnés de soixante coups, et d’une compagnie du génie. L’infanterie portait pour six jours de vivres et soixante cartouches par homme; le parc se composait de huit cents animaux, et l’administration était pourvue en outre de sept jours de vivres.
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Après avoir marché pendant une heure environ, tantôt dans le lit de l’Oued-Bouketheun, tantôt sur ses berges, la colonne, ayant à sa tête les deux cheiks arabes qui lui servaient de guides, se trouva tout à coup en face d’immenses murailles rocheuses, dont les crêtes pressées les unes contre les autres festonnaient l’horizon par d’étranges découpures. Alors on commença à gravir un rude sentier sur la rive gauche du torrent, et après des montées presque à pic et des descentes pénibles, où les sapeurs durent travailler au passage des mulets, la colonne se trouva au milieu d’une gigantesque formation de rochers escarpés, s’élevant de chaque côté en murailles calcaires de huit à neuf cents pieds de hauteur, toutes orientées de l’est à l’ouest. Ces murailles, rouges dans le haut, grises dans le bas, se succédaient, séparées par des intervalles de quarante à cent pieds, et allaient s’appuyer sur des crêtes qu’elles coupaient en ressauts infranchissables. Une dernière descente à pic conduisit la colonne au milieu du site le plus sauvage qu’il soit possible d’imaginer: c’était un fond entouré de rochers qui tous surplombaient, et où il eût été facile de fusiller nos soldats à bout portant, sans qu’ils eussent pu opposer la moindre résistance. Là se trouve la première porte, ouverture de huit pieds de large, pratiquée perpendiculairement dans une de ces grandes murailles; des ruelles latérales, formées par la destruction des parties marneuses, se succédaient jusqu’à la deuxième porte, si étroite qu’un mulet chargé peut à peine y passer; la troisième est à quinze pas plus loin en tournant à droite; la quatrième, plus large que les autres, est à cinquante pas de la troisième; puis le défilé commence à s’élargir, et ne se prolonge guère que sur un espace de trois cents pas; là se termine enfin ce formidable passage, si bien nommé les Portes de Fer !
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En sortant de ce sombre défilé, on retrouva le soleil éclairant de toute sa splendeur une jolie vallée; et bientôt chaque soldat gagna la grande halte indiquée à quelque distance des gorges, tenant à la main un rameau de verdure arraché au tronc des vieux palmiers qui croissent solitaires au milieu de ces rochers jusque-là impénétrables.
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Il était impossible de songer à couronner régulièrement une position d’un accès aussi difficile; on se borna à faire occuper l’entrée et la sortie des gorges par quelques compagnies d’élite. Ces dispositions étaient suffisantes pour déjouer une attaque; elles furent même inutiles, car personne ne se présenta : quatre coups de fusil tirés hors de portée par des maraudeurs vinrent seuls protester contre le passage miraculeux que venait d’opérer notre colonne. Et, pour que rien ne manquât au pittoresque de cette situation, le soleil continuait à éclairer cette grande halte, tandis qu’au loin l’orage grondait et mêlait ses sombres roulements aux sons harmonieux de notre musique. A quatre heures, la colonne se remit en marche et suivit dans une large vallée le cours de l’Oued-Bouketheun, ou l’Oued-Biban, nom que prend le torrent après avoir franchi les Portes; mais ses eaux, grossies par l’orage, retardèrent la marche de nos troupes: elles ne purent atteindre le même soir Beni-Mansoura, et durent bivouaquer à deux lieues des Bibans, sur les bords de la rivière, au lieu nommé El-Makalou.
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Le soleil du 29 octobre ramena le beau temps. Après avoir traversé une forêt, l’avant-garde de la colonne couronna un mamelon devant lequel se déployaient deux magnifiques vallées dominées par le Djurjura, et qui, se réunissant en une seule au confluent de l’Oued Beni Mansourah et de l’Oued-Malekh, se dirigent vers Bougie. A peu de distance, on apercevait six grands villages bien construits, entourés de jardins et pittoresquement groupés sur les dernières hauteurs. Les habitants de ces villages se tenaient par groupes devant leurs maisons, évidemment surpris de l'approche dea Français, et incertains sur le parti qu’ils devaient prendre. Un mouvement rapide de la cavalerie leur ôta toute possibilité de fuir; les chefs s’approchèrent aussitôt et firent acte de soumission. On les menaça de tout détruire chez eux si un seul coup de fusil était tiré sur la colonne. « Ces menaces, répondirent-ils, sont inutiles; aucun de nous n’est mal disposé pour les Français ; » et ils s’empressèrent d'offrir des denrées et des fruits de toute espèce.
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La division s’arrêta quelque temps sur les bords de l’Oued Beni Mansourah afin d’abreuver les chevaux et les mulets, qui depuis cinquante-deux heures étaient privés d’eau. A midi elle se remit en marche sur la rive gauche, se dirigeant vers Hamza, qu’il devenait impossible, comme on l’eût désiré, d’atteindre le soir même. Ce désir était d’autant plus vif, que des courriers d’Abd-el-Kader, surpris par l'avant-garde, avaient annoncé que le camp d’Ahmed Ben Salem, bey de Sebaou et khalife de l’émir, était établi sur le revers des montagnes de la rive droite, vers le pays de l’Oued-Naya. Les lettres saisies sur eux jetaient partout l’alarme et préparaient les tribus à un soulèvement général contreles Français. Elles étaient écrites de Mascara et datées du 17 octobre; il n’y avait donc pas un moment à perdre. L’avant -garde hâta sa marche pour prendre position avant la nuit; l’armée franchit l’Oued-Redjillah, et le camp fut établi à six heures du soir sur la rive droite de ce torrent.
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Dans l’éventualité d’une attaque, Ben Salem devait naturellement chercher à s’établir sur le plateau du fort de Hamza, pour appuyer sa droite aux tribus soumises à Abd-el-Kader et nous barrer la route d’Alger. Afin de prévenir cette manœuvre, le maréchal prescrivit au duc d’Orléans de réunir les compagnies d’élite de sa division, toute la cavalerie et deux obusiers de montagne; de partir de Kef-Rajellah le 30, à une heure avant le jour, et de se porter rapidement sur Hamza. Il se réservaitde le soutenir si le combat s’engageait. Le duc d’Orléans exécuta ponctuellement cet ordre; en effet, au moment où la colonne débouchait dans la vallée de Hamza, on vit Ahmed Ben Salem couronner de ses troupes la crête opposée . Le prince royal, après avoir fait occuper par son infanterie les hauteurs qui dominent l’Oued Hamza, lança sa cavalerie dans la vallée. Conduits par le colonel Miltgen, les chasseurs et les spahis gravirent rapidement la berge, sur laquelle paraissaient les cavaliers de Ben Salem; mais ceux-ci se replièrent sans tirer un seul coup de fusil. Dès que la cavalerie eut couronné les hauteurs que les Arabes abandonnaient, le prince royal, qui s’y était porté de sa personne, fit donner l’ordre à son infanterie de remonter la vallée et d’occuper Hamza. L’avant-garde s’établit autour de ce fort qui était complètement abandonné, et, à midi, le maréchal y arriva avec le reste de la division.
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Le fort de Hamza, désigné par Tacite sous le nom de Auzea, est un carré étoilé dont les revêtements sont en partie détruits; les logements intérieurs construits par les Turcs n’existent plus; onze pièces de canon, enclouées, gisaient sur le sol; et l’armée ne trouva dans l’enceinte aucun approvisionnement de bouche ou de guerre. La position du fort de Hamza avait été parfaitement choisie; elle commande complètement une vaste plaine formée par de grandes montagnes, et à laquelle aboutissent un col qui conduit à Médéa et trois vallées qui mènent à Alger, à Bougie et aux Portes de Fer. L’importance militaire de ce point avait décidé les Romains à y construire une citadelle-fort, dont la garde était confiée aux vétérans ; le dey d’Alger entretenait aussi une garnison à Hamza.
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A deux heures, la colonne se remit en marche, se portant vers le nord et contournant l’extrémité occidentale du Djurjura, pour descendre dans les bassins de l’Isser. Le camp s’établit au bas du défilé, sur un plateau assez dominé et qu’il fallut faire garder par de nombreux postes avancés. Elle entrait alors dans le territoire de la tribu des Beni-Druad, placée sous l’autorité d’Abd-el-Kader; pour le lendemain, l’ordre fut donné de resserrer le plus possible la colonne et d’éclairer sa marche en tous sens. Elle eut d’abord à franchir le défilé de Draa-el-Abagal; les habitants des douars qui garnissent ces crêtes regardaient passer les soldats sans annoncer la moindre intention hostile, lorsqu’à dix heures, au moment où l’arrière-garde descendait les derniers contreforts du défilé, quelques cavaliers se mirent à tirer des coups de fusil. Le duc d’Orléans se porta rapidement sur le point attaqué, et ayant reconnu qu’une faible partie de la population prenait part à cet acte d’hostilité, il ordonna la colonne de continuer son mouvement.
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La division vint faire sa grande halte près d’un des affluents de l’Isser; là, des groupes de cavaliers, appuyés d’un nombre assez considérable de fantassins, vinrent prendre position et se mirent en devoir d'inquiéter les Français par des escarmouches continuelles. En présence de cette agression, il était impossible d’éviter une affaire et de conserver jusqu’au bout le caractère pacifique de l’expédition. M. le maréchal se chargea de mener le convoi avec le 17e et le 23e, et confia le soin d’attaquer l’ennemi au jeune prince qui servait sous ses ordres. Un ravin profond et boisé traversait le plateau qu’occupait la division : le prince royal fit franchir ce ravin au 2e léger et garnir les crêtes de tirailleurs; trois compagnies d’extrême arrière-garde furent cachées dans le ravin, pour marcher de front à l’ennemi, tandis que les chasseurs du colonel Miltgen, divisé s en trois pelotons, se disposaient à tourner les Arabes. A un signal donné, ce mouvement combiné s’exécuta avec un élan et une précision admirables; les Arabes furent culbutés des crêtes qu’ils occupaient par les charges de la cavalerie; les compagnies embusquées les atteignirent au pas de course et en tuèrent plusieurs à bout portant. Malgré cette charge, ils continuèrent à poursuivre les tirailleurs, échangeant des coups de fusil avec eux, couronnant une position à mesure qu’on l’évacuait. Vers les quatre heures, le prince royal, voulant leur apprendre que les Français avaient fait passer de l’artillerie par les Portes de Fer, fit approcher un obusier, qui envoya avec beaucoup de justesse deux obus au milieu des groupes les plus nombreux. Cette démonstration acheva de décourager l’ennemi, et les chasseurs cessèrent d’être inquiétés dans la retraite en échelons qu’ils effectuèrent pour clore la journée. Enfin, la colonne arriva à six heures du soir sur l’Oued-Ben-Hini, un des principaux affluents de l’Isser; l’armée le franchit et campa sur un plateau élevé qui domine la rive gauche. Le lendemain novembre, la colonne expéditionnaire, après une journée de marche pendant laquelle elle eut encore à soutenir quelques petits engagements avec les Arabes, franchit l’Oued-Kaddara, et vint au camp du Fondouk se réunir à la division Rulhières.
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