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L'orsque l’émir n’eut plus de résidence fixe, qu’il fut réduit à guerroyer en chef de bandes et à chercher un refuge sur la limite du désert, sa famille et celles des principaux personnages attachés à sa fortune se réunirent avec leurs équipages et leurs richesses, et formèrent une population nomade qui changeait sans cesse de demeure, selon les chances de la guerre. Cette multitude, composée d’environ douze à quinze mille personnes, constituait la smalah (Le mot smalah représente chez les Arabes ce que nous appelons en Europe les équipages, la suite elle comprend les tentes du maître, sa famille, ses domestiques et ses richesses.). Elle suivait tous les mouvements du chef, s’avançait dans les terres cultivées lorsqu’il obtenait quelque avantage, ou dans le cas contraire s’enfonçait dans le Sahara. Abd-el-Kader mettait beaucoup de sollicitude à la pourvoir des mulets et des chameaux nécessaires pour le transport des bagages, des malades, des femmes, des vieillards et des enfants ; et afin de la mieux protéger, il en avait confié la garde à ses troupes régulières.
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Le gouverneur général, informé que la smalah d’Abd-el-Kader campait vers le sud-est de l’Ouarenseris, chargea M. le duc d’Aumale de s’en emparer. Le 10 mai 1843, le jeune prince se mit en marche, à la tête de treize cents baïonnettes et de six cents chevaux. Sa petite armée était approvisionnée pour vingt jours de vivres. D’après les instructions du gouverneur général, il devait se trouver, le 13, près du village de Goujilah, à vingt-cinq lieues de Boghar. Ce jour-là, le général Lamoricière n’était qu’à trois marches du prince. Les mouvements des deux corps étaient concertés de manière à ce que la smalah ne pût passer entre eux pour regagner le Tell, sans être enveloppée par l’immense tribu des Arars, déployée comme un vaste filet jusqu’aux abords de Tiaret.
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En arrivant, le 14, à la bourgade de Goujilah, M. le duc d’Aumale apprit que la smalah se trouvait à Ouessek-ou-Rekaï, à quinze lieues au sud-ouest. Il marcha aussitôt vers cette direction. L’armée s’engagea dans des plaines incultes et sans eau, d’une étendue considérable; mais l’ardeur du soldat était excitée par l’espoir d’une prompte victoire. Au bout de vingt-cinq heures de course, pendant lesquelles on avait à peine franchi vingt lieues, l’avant-garde de la colonne aperçut à Taguin, le 16 au matin, comme une ville de tentes occupant une étendue de plus de deux kilomètres; elles étaient établies sur les bords de l’Oasis, qui coule au milieu d’abondants pâturages: c’était la smalah! Sans réfléchir à son infériorité numérique, ce faible corps, composé seulement de cinq cents chevaux; se lancent soudain au galop à sa suite le duc d’Aumale, le colonel des spahis Yousouf et le lieutenant colonel Morris. Cette attaque si brusque jette t’épouvante au milieu de cette multitude d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants; ils sont culbutés les uns sur les autres, et tombent pêle-mêle avec les bêtes de charge. Enveloppés dans ce tumulte général, les fantassins réguliers d’Abd-el-Kader ne peuvent faire usage de leurs armes; et ceux qui résistent sont sabrés par nos spahis ou entraînés par la foule qui les renverse sous ses pieds. Deux heures après, la déroute était complète. Tout ce qui pouvait fuir courait en désordre çà et là vers le désert, chassant les troupeaux aussi épouvantés que leurs maîtres.
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Le nombre des prisonniers faits dans cette journée s’est élevé à trois mille six cents environ, dont trois cents personnages de distinction, appartenant aux familles des principaux lieutenants d’Abd-el-Kader. Parmi le butin se trouvent les tentes de l’émir, sa correspondance, son trésor, quatre drapeaux, un canon, deux affûts et grand nombre d’objets précieux.
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Le général Lamoricière apprit cette nouvelle le 19 au matin. Il marchait vers les sources du Chélif pour surveiller les passages, lorsque quelques fuyards, détachés de la tribu des Hachem, lui donnèrent tous les détails de cet événement. Aussitôt il fait hâter le pas et porte sa cavalerie en avant. En peu d’heures, il joint une tribu qui fuyait; l’émir était au milieu d’elle ! Cette multitude, encore épouvantée de la catastrophe qui venait d’avoir lieu, ne fit aucune résistance. Aussi, indignés d’une telle lâcheté, les réguliers et l’émir lui-même, au lieu de chercher à les défendre, tirèrent sur eux en s’éloignant. Les cavaliers français les ramenèrent donc, le soir, une population de deux mille cinq cents âmes avec ses chevaux, ses troupeaux et tous les bagages qui n’avaient pu être sauvés dans le désordre de la fuite.
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Tous ces succès devaient être bientôt suivis pour les Français d’une perte sensible; la mort du vieux général Mustapha-Ben-Ismaël est venue mêler des regrets à ta joie qu’avait causée la prise de la smalah. En retournant à Oran avec son markzen chargé du butin pris à la razzia du 19, Mustapha fut attaqué dans un bois par des Arabes en embuscade, et reçut presque à bout portant une balle en pleine poitrine qui l’étendit raide mort. Les cavaliers qui l’accompagnaient, au nombre de cinq à six cents, saisis d’une terreur panique, s’enfuirent en laissant au pouvoir de l’ennemi le corps de leur vieux général.
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Un dernier engagement avec les débris de la smalah d’Abd-el-Kader eut lieu le 22 juin au pied du plateau de Djeda. L’émir laissa sur le terrain environ deux cent cinquante morts; plus de cent quarante cavaliers ou fantassins réguliers furent faits prisonniers, et parmi les objets tombés récupérés, se trouvèrent trois cents fusils, des armes de tout genre, les caisses des tambours, cent cinquante chameaux, des chevaux et l’un des cinq drapeaux qui étaient portés en avant de l’émir. Abd-el-Kader lui-même faillit tomber entre les mains des français (Abd-el-Kader a fait, dit-on, mutiler le cadavre de Mustapha et promener sa tête en triomphe ait milieu des tribus qui lui gardent encore obéissance. Mustapha avait plus de quatre-vingts ans. Depuis 1835 il était au service de la France. Le 29 juillet 1831, il fut nommé maréchal de camp, et commandeur de la Légion D’Honneur le 5 février 1842. Le commandement du goum des Douers et Smelas, formant le markzen d’Oran, a été donné son neveu, El-Mezari, qui était son premier aga).
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La prise de la smalah clôt dignement la première campagne de 1843, et en a fait une des plus décisives qui aient eu lieu depuis bien des années. Le gouvernement l’a compris ainsi, car il s’est empressé de récompenser les chefs qui y ont pris la principale part. Le général Bugeaud a été élevé à la dignité de maréchal de France; les généraux Lamoricière et Changarnier ont été promus au grade de lieutenants généraux, ainsi que le jeune duc d’Aumale à qui le titre de commandant de la province de Constantine, récemment conféré, semblent réserver encore de plus grandes destinées en Algérie.
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Malgré ce succès, il ne faut pas regarder l'établissement française comme définitivement assis, il s’est agrandi, il s’est consolidé, sans aucun doute. De grandes tribus, ennemies secrètes de l’émir, ont fait alliance avec les Français; les autres ont été soumises; outre les deux lignes de villes, celles du littoral et celles de l’intérieur où la France jouit de la plus grande sécurité, sa domination s’est étendue, sur une troisième ligne, à l’extrémité du pays cultivé, par la formation de quatre grands camps qui permettent aux colonnes françaises de commander le désert, à plusieurs journées de marche. Mais cette extension de la conquête française reste insuffisante tant que, dans ses propres limites, son autorité ne sera pas complète et absolue; tant qu’il y aura dans les provinces des tribus insoumises; tant qu’il y aura un chef toujours prêt à organiser des éléments d’insurrection.
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