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Bône (Anaba) avait été laissé au pouvoir d’Ibrahim Bey, qui, étant parvenu à embaucher nos zouaves, se maintenait dans la citadelle, obligé de lutter à la fois contre les habitants de la ville et contre les troupes du bey de Constantine, qui s’avançait pour le chasser. De nouveaux secours envoyés d’Alger ne purent y rétablir l'autorité, et Bône resta exposée aux plus grands dangers, serrée chaque jour de plus prés par les soldats d’Ahmed Bey. Dans cette terrible position les habitants adressèrent au commandant en chef des demandes insistantes de secours ; Ibrahim lui-même, désespérant de se soutenir, appelait les Français à son aide contre le bey de Constantine, l’ennemi commun. Il eût été dangereux de laisser ce dernier châtier impunément des populations qui voulaient le délaisser pour la France; l’occupation de Bône par une garnison française fut donc décidée.
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En attendant la saison favorable et la réunion des moyens qu’il fallait préparer, le duc de Rovigo confia au capitaine d’artillerie d’Armandy et au capitaine de chasseurs algériens Yousouf, la mission d’aider les assiégés de leurs conseils, d’entretenir leurs bonnes dispositions, et de les encourager à persévérer dans la résistance. Malgré les efforts de ces deux officiers, Bône fut obligée, le 5 mars, d’ouvrir ses portes au bey de Constantine, et subit dans toute leur horreur les calamités de la guerre. La ville fut pillée, dévastée, la population, massacrée ou déportée dans l’intérieur. Ibrahim se maintint dans la Casbah jusqu’au 26 au soir. Désespérant alors de se voir secouru efficacement, il abandonna furtivement son poste. Les capitaines d’Armandy et Yousouf, instruits de cette fuite soudaine, résolurent de se jeter dans la place, de nuit, avec une trentaine de marins, et y arborèrent le pavillon français, au grand étonnement des troupes d’Ahmed et des assiégés eux-mêmes. Ceux-ci, pendant les premiers jours, obéirent à leurs nouveaux chefs, pensant qu’ils seraient bientôt soutenus par un corps d’armée imposant; mais ne voyant arriver aucun secours, ils se mutinèrent et voulurent se défaire des deux jeunes capitaines. Une détermination hardie de Yousouf déconcerta ce projet et conserva à la France Bône et sa citadelle.
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Yousouf était un jeune mamelouk au service du bey de Tunis; les uns le disent albanais, les autres pensent avec plus de raison qu’il est originaire de l’île d’Elbe et que dès sa plus tendre enfance il fut enlevé par des corsaires Tunisiens et transporté en Afrique. Devenu la propriété du bey, on l’éleva avec soin; puis il entra dans les mamelouks. La vivacité de son caractère, sa bravoure, son énergie, l’avaient fait généralement estimer. Cependant, à la suite d’une intrigue amoureuse avec une des femmes du palais, Yousouf fut obligé de quitter la régence pour sauver sa tête. Sa fuite eut lieu en 1830, alors que l'armée Française débarquait à Sidi Ferruch. Il vint offrir ses services à M. de Bourmont, qui les accepta et n’eut pas à s’en repentir ; le général Clausel l’employa à sou tour, et, satisfait de son courage, le nomma officier dans les chasseurs d’Afrique. Dès ce moment Yousouf se consacra tout entier au service de la France, et dans l’affaire de Bône donner une preuve de son dévouement.
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Les conjurés avaient donc résolu de se défaire des deux chefs du parti français; instruit à temps, Yousouf rassemble les principaux meneurs, et leur annonce qu’à leur tête il va faire une sortie contre les troupes de Ben-Aïssa.
— Mais c’est à la mort que tu cours, malheureux ! Lui dit son frère d’armes, le capitaine d’Armandy.
C’est possible; mais qu’importe, si je te sauve, si je sauve la Casbah ! Et aussitôt l’ordre d’abaisser le pont-levis est donné. Yousouf sort avec ses Turcs la tête haute, le visage calme et serein. Lorsqu’il eut franchi les glacis de la citadelle, il se retourne vers eux et les regardant d’un œil sévère: « Je sais que vous avez résolu de me tuer; je connais aussi vos projets sur la Casbah ; eh bien ! Voici le moment propice de mettre votre complot à exécution ; frappez, je vous attends ! »
Ce sang-froid impose aux conjurés; tous restent stupéfaits. Yousouf profite de leur trouble et reprend :
« Eh quoi ! Iacoub, toi le grand meneur, tu restes impassible, tu ne donnes pas à tes camarades le signal de l’attaque ? Puisqu’il en est ainsi, c’est moi qui vais commencer », et d’un coup de pistolet il lui fracasse la tête. L’un des conjurés essaie de porter la main à la poignée de son sabre, Yousouf le devance, et lui plonge son yatagan dans le cœur.
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— « Maintenant, à l’ennemi ! » s’écrie le jeune capitaine; et tous ces hommes, qui naguère se disposaient à l’assassiner, le suivent sans murmurer, et font à ses côtés des prodiges de valeur, pour lui prouver que s’ils ont été un instant égarés ils seront désormais dignes de leur chef. Deux heures après, Yousouf rentrait dans la Casbah chargé des dépouilles de l’ennemi, et recevait les étreintes fraternelles du capitaine d’Armandy.
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Le duc de Rovigo ne put envoyer au secours de ces braves officiers que quelques faibles détachements; mais bientôt après le gouvernement expédia de Toulon un corps de trois mille hommes commandé par le général Monck-d’Uzer. Bône n’offrait alors qu’un monceau de décombres; Ben-Aïssa, en se retirant, avait mis tout à feu et à sang, la citadelle seule était à l’abri d’une surprise. Dans cette partie de la régence, depuis si longtemps en relation avec la compagnie des Concessions d’Afrique, l’arrivée des forces françaises produisit une impression profonde sur le plus grand nombre des tribus du voisinage. Une seule, celle de Beni-Iacoub à laquelle s’étaient réunies les troupes du bey de Constantine, se montra hostile. Le 26 juin, le général d’Uzer marcha sur elle, la dispersa, et la refoula vers l’intérieur.
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Cependant Ibrahim Bey, en proie au dépit de l’ambition déçue et enhardi par l’apparente inaction des soldats Français, qui s’occupaient à déblayer la ville et à s’établir dans ses ruines, avait rallié environ quinze cents hommes et s’était porté sur Bône. Le général d’Uzer repoussa cette nouvelle agression avec le même succès que la première; et, chose remarquable ! La supériorité manifeste des troupes françaises changea complètement les dispositions des Arabes. Les fugitifs furent poursuivis par les indigènes jusque dans les montagnes, et parmi ceux-là même qui avaient combattu contre la France. Quelques jours après, deux tribus, voulant échapper aux cruautés d’Ahmed Bey, demandèrent à s’établir sous le canon de la place et fournirent des cavaliers pour faire la police de la plaine.
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