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Aperçu des différentes races qui, à l’époque de la conquête, peuplaient l’Algérie, et spécialement sa capitale. « C’est chose généralement répétée et admise, dit Karl Ritter dans son excellente Géographie comparée, que l’état d’Alger est habité par sept variétés distinctes de l’espèce humaine, savoir les Berbères, les Maures, les Juifs, les Nègres, les Arabes, les Turcs et les Koulouglis. » Alger, en effet, lors de la prise de possession par les Français, contenait un spécimen de tous ces peuples, agglomérés dans son enceinte à des titres différents; car les révolutions politiques, la conquête, le commerce ou l’esclavage, les y avaient successivement amenés.
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L’importance d’Alger a été considérablement exagérée par les géographes et les voyageurs qui ont écrit sur la régence. Malte-Brun et Shaler portent la population de cette ville à 70,000 âmes, et lui attribuent des édifices autrement vastes que ceux qu’elle contient réellement. Aussi, dès les Premiers jours, les officiers qui avaient étudié l’Algérie d’après les livres, éprouvaient-ils de nombreuses et fréquentes déceptions. En 1830, Alger, avec ses 4,000 maisons plupart étroites et à un seul étage, ne possédait guère plus de 30,000 habitants, savoir:16,000 Turcs, Maures et Koulouglis, 7,000 Juifs, 2,000 Kabyles, 1,200 Nègres, 600 Mozabites et 400 Biskris.
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Les janissaires, comme nous l’avons vu, furent embarqués; les Turcs qui n’appartenaient pas à l’odjak, trop fiers pour devoir à la pitié du vainqueur la résidence d’une ville où ils avaient été les maîtres, se retirèrent dans différentes parties de la régence. Le petit nombre de ceux qui restèrent étaient vieux ou infirmes parmi eux se trouvaient aussi des renégats corses, albanais, grecs, circassiens, maltais. La piraterie les avait attirés à Alger, et ils ne demandaient plus qu’à finir leurs jours sur cette terre d’adoption. Dès les premiers moments de l'occupation, le rôle des Turcs fut complètement annulé, leur influence s’évanouit. Les derniers demeurants de cette race ne songèrent qu’à faire oublier leur présence en vivant dans la retraite.
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Les Koulouglis (quaul-oughly, fils de soldat), nés de l’union des Turcs avec les femmes mauresques, constituaient, ainsi que l’avons dit, une classe à part. Ils ne suivirent point les Turcs dans leur émigration possesseurs pour la plupart de grandes propriétés, issus d’officiers et de dignitaires de l’odjak, quelques-uns même comptant des deys parmi leurs ancêtres, ne voyant aucun avantage à s’associer à la fortune des janissaires, qui les méprisaient, ils restèrent dans leur ville natale. Ces Koulouglis se font remarquer par leurs habitudes efféminées, leur excessive vanité et leur profonde ignorance. On reconnaît dans toute leur personne le mélange du sang européen avec le sang africain ils ont la nonchalance des Turcs et le tempérament lymphatique des Mauresques. Ce sont néanmoins de beaux hommes, ils ont les traits réguliers, l’œil bien fendu, la peau blanche et lisse, les muscles très prononcés et un certain embonpoint qu’ils tiennent sans doute de leurs mères. Presque tous assez riches pour ne rien faire, ils n’exercent aucune profession, ou celles qu’ils embrassent sont des moins fatigantes ; ils font cultiver leurs terres par des esclaves, et restent volontiers toute la journée oisifs, soit chez eux, soit dans les cafés, soit dans les boutiques de barbier.
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Les Maures, presque tous concentrés dans les villes, sont les peuples les plus anciens de l’Afrique; ils l’habitaient longtemps avant que les Arabes l’eussent envahie; quelques historiens font même remonter leur origine aux Maurusiens de l’antiquité. Aujourd’hui le plus grand nombre descendent des anciens dominateurs de l’Espagne. De plus en plus étrangers non-seulement à la gloire, mais aux arts, à l’agriculture surtout, sans rapports entre eux, sans unité, méprisés par les tribus guerrières, mous, cruels, efféminés, intolérants, égoïstes, abrutis par le fanatisme, enveloppant toute leur existence dans les préjugés religieux, les Maures de nos jours ont perdu toutes les nobles qualités que le mahométisme avait communiquées à leurs ancêtres. L’ardeur du prosélytisme leur avait inspiré la passion de la guerre et le courage qui assure le triomphe. Pendant plusieurs siècles établis en Espagne, on les vit défendre vaillamment leurs conquêtes contre les chrétiens. Mais une fois rejetés au delà du détroit, une fois la ferveur de leur saint zèle amortie, ils n’offrirent plus au monde que le spectacle d’un peuple usé par le repos, livré tout entier à la sensualité. S’ils ont encore un amour excessif pour leurs croyances, ils manqueraient de bras et d’audace pour les défendre. Entre les Maures de Grenade et ceux de la régence, il y a toute la distance qui sépare les peuples avancés des peuples rétrogrades. La guerre leur avait inspiré l’amour des grandes choses; la paix les a refaits barbares. Ils n’ont aujourd’hui ni l’industrie nécessaire pour vivre dans les villes, ni l’activité qu’il faut pour habiter la campagne.
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Divers géographes pensent que les Juifs qui habitent l’Algérie sont tous sortis de la Palestine à l’époque du sac de Jérusalem et après les expéditions de Vespasien et de Titus. Ce qui les confirme dans cette opinion, c’est l’assertion formelle de quelques historiens arabes, qui prétendent qu’au VIIIe siècle la plupart des Berbères et des Arabes d’Afrique professaient le judaïsme, et que la prédication musulmane fut loin d’opérer une conversion universelle. Après leur dispersion, les Juifs ont bien pu se diriger vers l’Afrique septentrionale, comme sur les autres points du globe; mais la plupart de ceux qui habitent aujourd’hui l’Algérie descendent des fugitifs qu’y envoya la persécution espagnole, quelque temps après l’expulsion des Maures. Sous la domination turque, les Juifs se virent cruellement opprimés; aux mauvais traitements leurs oppresseurs ajoutaient l’injure il leur était ordonné de porter des habits d’une couleur sombre; ils étaient relégués dans un quartier spécial ; ils ne pouvaient posséder aucun immeuble; et s’ils venaient à passer devant une mosquée ou un marabout, ils étaient obligés de courber la tête, en signe de leur soumission. Lorsqu’une loi du dey enjoignit à tout musulman de sortir la nuit avec une lanterne allumée, un article spécial forçait les Juifs de porter une chandelle, mais sans lanterne, au risque de se brûler les doigts pour la protéger contre le vent; car la police se faisait un jeu de donner la bastonnade ou de faire payer l’amende au pauvre disciple de Moïse qui laissait éteindre sa lumière. Un Juif qui, attaqué par un Turc ou un Maure, avait la hardiesse de lever la main était puni de la peine capitale.
Les Juifs d’Alger comme ceux d’Europe ont une physionomie caractéristique; leur nez aquilin, leur barbe noire, leurs yeux magnifiques, mais encadrés d’une ligne concave, leur teint blafard, les distinguent suffisamment des autres nations. Inutile de dire qu’ils sont, comme partout, courtiers et marchands. Les premiers parmi eux font les affaires des négociants européens ; ceux de la classe inférieure travaillent pour les Turcs, les Maures, et surtout pour les habitants de la campagne. A part l’agriculture, pour laquelle ils ont la plus grande répugnance, les juifs exploitent tous les genres de commerce et d’industrie. Ils excellent dans les arts délicats, tels que la bijouterie et l’horlogerie; actifs à l’excès, remuants, intrigants, ils forment un contraste frappant avec les Maures, nonchalants et apathiques. Les professions que les Juifs de la basse classe exercent sont celles de tailleur, de cordonnier, de mercier, de ferblantier ; ils travaillent admirablement en passementerie et en broderie sur vêtements. Avant que la course eût été abolie, l’une des branches de commerce des Juifs d’Alger était l’achat des prises que les corsaires ramenaient au retour de leurs croisières.
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A mesure que les bagnes se dégarnirent d’esclaves chrétiens, les Kabyles, qui habitent les montagnes du Petit-Atlas, vinrent offrir leurs services aux Algériens et s’établirent dans la ville. Issus de la famille berbère, que l’on regarde à bon droit comme l’une des races autochtones de l’Afrique septentrionale, ces hommes rudes et vigoureux accomplissaient à Alger les fatigants travaux de journaliers, d’hommes de peine, de jardiniers, ou de cultivateurs. La soif du gain assoupissait pour un temps dans leur âme cette profonde antipathie pour les étrangers qu’ils se sont transmise de génération en génération. Tous les Kabyles résidants à Alger étaient d’une conduite exemplaire; mais cette espèce d’abjuration de leur caractère antisocial ne durait que le temps qu’il leur fallait pour amasser un petit pécule.
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Les Nègres, appelés par les blancs indigènes soudan (noirs) et abyd (esclaves), forment une classe très tranchée de la population d’Alger. Ils proviennent, pour la plupart, du commerce que les Arabes font avec les habitants du grand désert. Ceux-ci enlèvent les Nègres lorsqu’ils viennent apporter le sel que les lacs d’eau saumâtre déposent sur leurs bords, ou bien ils traitent avec les petits princes du bassin du Niger, qui leur livrent leurs sujets par milliers. Ceux qui enlèvent les noirs ne les importent pas eux-mêmes dans la régence; ils les vendent aux Touaths (la plus méridionale des nations berbères), qui commercent avec les Mozabites du Belad-el-Djerid. Le prix le plus ordinaire des captifs en gros, et sans distinction d’âge ni de sexe, est la charge de dattes de quatre chameaux (un chameau porte ordinairement quatre quintaux), ou l’équivalent en quincaillerie. Ces seize quintaux de dattes, qui reviennent, dit-on, à 16 francs dans le Belad-el-Djerid, peuvent au moment de l’échange avoir atteint par l’effet du transport une valeur de 40 francs. Tel est le prix de l’esclave déjà parvenu à une longue distance du lieu de sa naissance. La caravane fait dix-sept jours de marche dans les sables pour arriver chez les Mozabites : mais cette partie de son voyage n’est pas celle qui l’inquiète le plus: dans le désert elle est en sûreté; plus elle se rapproche de la côte, plus elle risque d’être pillée; elle n’arrive à bon port qu’à force de courage, d’efforts diplomatiques, et de sacrifices de marchandises et d’argent. Sa dernière station est ordinairement à Mediah où se tient le principal marché d’esclaves de la régence.
Les jeunes Nègres de bonne mine et robustes se vendent depuis 100 jusqu’à 200 réaux boudjous (185 à 370 fr.); les enfants depuis 50 jusqu’à 80 boudjous ; les femmes depuis 100 jusqu’à 500, lorsqu’elles sont jeunes et qu’elles savent coudre et diriger un ménage.Les Nègres s’attachent singulièrement à leurs maîtres, malgré les mauvais traitements qu’ils en reçoivent, ils peuvent s’affranchir à prix d’argent, ou par des services rendus; quelquefois même ils recouvr ent leur liberté à la mort de leur patron, et deviennent alors citoyens, après avoir embrassé l’islamisme. C’est de cette façon que la population nègre s’est établie dans l’intérieur de la régence. On distingue ceux qui en sont originaires de ceux qui ont été émancipés, à une incision que ces derniers portent sur chaque joue, espèce de tatouage que leur font subir les marchands qui les ont achetés.
L’habitude de vivre avec les Maures a donné aux Nègres les mêmes sentiments religieux. Les hommes portent le turban; les femmes libres s’habillent comme les Mauresques, et se couvrent la figure comme elles, mais sans y apporter le même soin. Si elles sont pauvres, elles ne quittent pas leur costume, qui consiste en une chemise de toile blanche à manches courtes, une culotte brune serrée autour des reins, et une pièce d’étoffe dont elles se servent pour se couvrir la tête. A Alger, les Nègres ont accaparé la profession de boucher, et par un privilège assez bizarre ils sont seuls chargés de blanchir à la chaux les murs et les terrasses des maisons.
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Les Mozabites, issus d’un district du désert, au sud d’Alger, à vingt jours de marche environ, sont d’un caractère tranquille, actif et commerçant. Quoique blancs, leurs traits et leur type sont ceux des Arabes. Ils suivent la loi de Mahomet, mais ils s’en écartent dans plusieurs détails, et refusent d’accomplir les cérémonies de leur culte dans les mosquées publiques. Leur probité en affaires est proverbiale à Alger ; aussi étaient-ils protégés par le divan et ne reconnaissaient-ils dans les affaires civiles que la juridiction de leur amin (syndic de la corporation). Les Mozabites étaient les agents privilégiés du commerce d’Alger avec l’intérieur de l’Afrique; ils avaient aussi le monopole des bains publics et des moulins de la ville.
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Les Biskris, venus de Biscara, sur les dernières limites de la province de Constantine, au sud du grand lac appelé el Chott, étaient portefaix et gardiens de boutiques, surveillance dont ils s’acquittaient à merveille. Les Biskris ont le teint brun, le caractère sérieux ; leurs mœurs, leur caractère diffèrent essentiellement de ceux des Arabes; cependant par leur langage, qui est un dialecte corrompu de l’arabe, il paraîtrait qu’ils appartiennent à ce peuple, et que leurs mœurs se sont altérées par leurs alliances avec les indigènes. Cette présomption acquiert une nouvelle force, quand on sait que le territoire qu’ils habitent fut nécessairement traversé par les flots de l’invasion arabe, qui conquit l’Afrique au VIIe siècle. Les Biskris sont spécialement chargés, à Alger, de la surveillance de nuit; ils se distribuent les rues, les maisons; ils couchent devant les portes, ou à l’entrée des magasins, et répondent de tout. Si un vol était commis, chose presque inouïe, la corporation des Biskris tout entière payait le dommage; tandis que ceux à qui était confiée la garde du quartier devenu le théâtre du délit recevaient la bastonnade, quelquefois même marchaient au supplice.
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Telle était la population au milieu de laquelle se trouvait l’armée française; elle ne pouvait pas, comme on voit, lui inspirer de sérieuses inquiétudes. D’un autre côté, les relations mensongères qui venaient du dehors sur les bonnes dispositions des Arabes et des Kabyles, accréditées par les Maures et les juifs d’Alger, augmentaient sa confiance et lui faisaient supposer que son rôle allait désormais être passif. En présence de cette ville si triste, où il était impossible d’établir la moindre relation avec les habitants, sous un climat si ardent, entourés de coutumes si étranges, les officiers et les soldats n’espérant plus d’autres conquêtes, se prenaient à regretter la France, et sollicitaient leur entrée aux hôpitaux pour avoir un prétexte de retourner dans leurs foyers. Le général en chef lui-même partageait la sécurité de son armée; car voici comment, après l’occupation, il rendait compte au gouvernement de sa situation :
«La prise d’Alger paraît devoir amener la soumission de toutes les parties de la régence; plus la milice turque était redoutée, plus sa prompte destruction a révélé dans l’esprit des Africains la force de l’armée française. Le bey de Tittery a reconnu le premier l’impossibilité où il était de prolonger la lutte. Le lendemain même du jour où les troupes françaises ont pris possession d’Alger, son fils, à peine âgé de seize ans, est venu m’annoncer qu’il était prêt à se soumettre, et que, si je l’y autorisais, il se présenterait lui-même. Son jeune envoyé a rempli sa mission avec une naïveté qui rappelait les temps antiques. Je lui remis un sauf-conduit pour son père, qui, le jour suivant, se rendit à Alger. Je l’ai laissé à la tête du gouvernement de sa province, sous la condition qu’il nous paierait le même tribut qu’au dey: cette condition a été acceptée avec reconnaissance. Les habitants paraissent convaincus que les beys d’Oran et de Constantine ne tarderont pas à suivre l’exemple de celui de Tittery. Déjà la confiance commence à s’établir; beaucoup de boutiques sont ouvertes; les marchés s’approvisionnent; le prix des denrées est plus élevé que dans tes temps ordinaires, mais bientôt la concurrence aura fait cesser cette cherté éphémère. Tout nous porte à croire que la tâche de l’armée est remplie. »
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Peu de jours suffirent pour détruire ces illusions.
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