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Les deux attaques ayant échoué, les vivres manquant complètement et les munitions de l’artillerie étant réduites à quinze kilogrammes de poudre, le maréchal se résigna à ordonner la retraite. « Quatre heures de plus devant la ville ennemie, ont dit quelques officiers dévoués au comte Clausel, et il y entrait en maître, car les habitants organisaient la députation qui allait lui en apporter les clefs ! Quatre heures de plus, et pour la centième fois de survie il était proclamé un grand capitaine ! » Quoi qu’il en soit, le mouvement rétrograde s’accomplit avec une déplorable précipitation; le matériel qu’on ne put emporter fut détruit, on précipita dans les ravins les tentes, les bagages, les caissons d’artillerie, et, chose affreuse à dire, on abandonna même des prolonges chargées de blessés! La brigade de Rigny reçut d’abord l’ordre de revenir sur le plateau de Mansourah ; le général y arriva le premier avec les chasseurs d’Afrique. Malheureusement on avait oublié plusieurs petits postes sur le plateau de Coudiat-Aty; quelques traînards y étaient aussi restés; le commandant Changarnier du 2e léger revint sur ses pas pour les dégager et les arracher à une mort certaine c’est ainsi que ce brave officier commençait une journée qui devait être si glorieuse pour lui. Enfin, à huit heures, le signal du départ général est donné les spahis éclairent la marche; le 17e léger vient après, et le convoi, flanqué par le 59e et le 62e reprend en ordre le chemin que l’on avait déjà suivi. Pendant ce mouvement, le 63e, en colonne serrée, contient les ennemis qui sortent en foule par la porte d’El-Kantara. L’armée marche lentement au milieu du feu des Arabes d’Ahmed; elle les maintient par ses tirailleurs et ils fuient dès que nos soldats leur font face. C’est dans ce moment difficile, alors que la colonne se trouvait pressée par un ennemi implacable, supérieur en nombre et exalté par sa victoire, que la bravoure et le sang-froid d’un chef de bataillon empêchèrent le mal de devenir plus grand. Le commandant Changarnier était arrivé à Mansourah au moment où le 63e s’était mis en marche; le 2e léger, réduit à un peu moins de trois cents hommes, se trouvait donc former l’extrême arrière-garde et obligé de protéger seul les prolonges chargées de blessés. A la vue de cette poignée d’hommes, les Arabes, se croyant sûrs du succès, se décident à charger à fond la ligne de tirailleurs est enfoncée et en partie sabrée; mais le commandant Changarnier, ralliant bientôt sa troupe au pas de course, fait former le carré, et attend l’ennemi de pied ferme. « Ils sont six mille, dit-il, et vous êtes trois cents; la partie est donc inégale. Regardez-les en face, et visez juste ! » Les soldats ont compris la voix de leur chef ; ils attendent l’ennemi à portée de pistolet et le repoussent par un feu de deux rangs des plus meurtriers. Les Arabes, renonçant alors à charger, reprirent leur système d’escarmouches et furent, pendant toute la journée, tenus à distance, tant par le bataillon Changarnier que par le 63e de ligne et quelques escadrons de chasseurs.
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Quoique l’ordre se fût rétabli dans la colonne, la pensée d’une longue retraite, sans vivres, avec peu de munitions, sans moyens de transport pour les blessés, se présentait effrayante à tous les esprits. Heureusement quelques lueurs de beau temps vinrent ranimer les courages abattus; la présence du soleil sur l’horizon sauva l’armée; sans la chaleur bienfaisante de ses rayons elle eût péri dans les boues. Aussi les soldats saluèrent-ils sa venue par cette exclamation pittoresque « Enfin Mahomet n’est plus de semaine ; celle de Jésus-Christ commence ! » Les jours précédents, plusieurs hommes étaient morts de faim et de froid, à chaque instant on avait été obligé d’en abandonner qui ne pouvaient plus se soutenir alors ils se couchaient à terre, se couvraient la tête, et attendaient avec résignation le coup qui devait mettre un terme à leurs souffrances et à leur vie, ce qui ne tardait pas. Ahmed payait dix piastres par tête de Français, et, pour gagner cette prime, ses Arabes décapitaient indistinctement les morts, les mourants et les blessés.
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L’armée bivouaqua le près de Souma, où se trouvent les ruines d’un monument que certains archéologues prétendent avoir été élevé en l’honneur de Constantin; les soldats rencontrèrent dans cet endroit quelques silos encore pleins, et le grain qu’ils contenaient fut pour eux une bonne fortune les uns le dévorèrent cru; ceux qui étaient assez heureux pour avoir du feu en firent des galettes cuites sous la cendre, ou le mangèrent torréfié. Le 25, l’armée coucha à l’Oued-Talaga, l’un des affluents de l’Oued-Zénaty; les Arabes l’avaient poursuivie avec acharnement pendant toute la journée. Au défilé de Bou-Berda, Ahmed en personne se plaça sur le passage avec son artillerie; on crut un instant qu’un combat sérieux allait s’engager; mais une simple démonstration de l’infanterie fit remonter le bey bien loin sur la droite, et il n’arriva que quelques boulets morts au pied de nos colonnes.
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Le soir, au crépuscule, le maréchal; se laissant aller au pas de son cheval, se trouvait au milieu des troupes les plus éloignées de l’arrière-garde. Le général de Rigny, qui la commandait, voyant sur ses flancs des groupes d’Arabes caracoler, crut un instant qu’il allait être attaqué dans cette position défavorable. Il envoie en toute hâte prévenir le maréchal; et bientôt, impatient de le voir arriver, il se porte à sa rencontre en faisant entendre sur son passage d’inconvenantes paroles que les circonstances rendaient plus coupables encore. « Où est le maréchal ? Il n’a paru ni à l’avant-garde, quand nous allions à Constantine, ni à l’arrière-garde depuis la retraite... Nous marchons en désordre... »
Le maréchal se dirige aussitôt sur l’endroit où on lui signalait le danger; et après avoir reconnu que les craintes de M. de Rigny n’étaient pas fondées, il reprit la tête de la colonne. Le mécontentement qu’il éprouva de cette fausse alerte s’accrut encore par le rapport qu’on lui fit des propos inconsidérés qu’avait tenus le général. Dans un premier mouvement de colère, il voulut lui ôter son commandement, mais il se borna à réprimander sévèrement dans un ordre du jour son imprudente conduite « honneur soit rendu à votre courage, soldats ! Vous avez supporté avec une admirable constance les souffrances les plus cruelles de la guerre. Un seul a montré de la faiblesse, mais a eu le bon esprit de faire justice de propos imprudents ou coupables qui n’auraient jamais dû sortir de sa bouche. Soldats, dans quelque position que nous nous trouvions ensemble, je vous en tirerai toujours avec honneur recevez-en l’assurance de votre général en chef. »
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En effet, jamais retraite ne fut ordonnée avec plus de sollicitude ; on n’abandonnait une position qu’après en avoir occupé quelque autre qui la commandât de front ou d’écharpe; les Arabes étaient sans cesse contenus par des tirailleurs qu’appuyaient des réserves toujours prêtes à les recueillir. Au moyen de ces précautions, la marche de l’armée ne fut pas un seul instant interrompue et gagna même une journée sur le trajet de Constantine à Medjez-Amar. Les malades et les blessés furent l’objet d’une minutieuse attention; la plupart des généraux abandonnèrent leurs cantines, afin d’augmenter les moyens de transport des ambulances, et l’on vit des officiers supérieurs conduire par la bride leurs propres chevaux chargés de quelque malheureux soldat.
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En passant à Guelma, le maréchal y laissa un bataillon et fit ajouter de nouvelles fortifications au camp retranché. Son intention était de présenter ce point comme une conquête importante, afin de rendre moins sensible l’échec qu’il avait éprouvé sous les murs de Constantine; faiblesse bien pardonnable à un vieux général si longtemps habitué aux succès ! L’armée bivouaqua à Mou-Elfa le 29 ; le 30 au camp de Dréan, et le 1er décembre elle rentra à Bône.
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Le maréchal se résigna à ordonner la retraite
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La retraite, elle prit l’allure d’une retraite de Russie. Cet épisode ne fut pas un incident sans lendemain. Le froid demeure une constante de la conquête. Du Barail montre la colonne Bedeau prise par le froid sur la route de Mostaganem.
Le temps était devenu affreux, et sa colonne surprise dans la plaine de l’Habra, par une tourmente de neige, faillit y rester. Elle perdit des hommes et des mulets, morts de froid et de misère, et rentra à Mostaganem dans le plus complet désordre.
Il écrit plus loin:
La nuit fut lamentable. Dix-sept hommes et presque tous les convoyeurs arabes périrent de froid .
Allant de Constantine à Sétif, le général d’Hautpoul ne souffre pas moins en traversant la plaine des Abdelmour : ...Il pleuvait très fort et le vent était très violent; j’eus toutes les peines du monde à faire dresser ma tente. La seconde nuit, elle fut emportée par la bourrasque, il me fallut donc passer tout le temps à la belle étoile... Nous arrivâmes à Sétif trempés jusqu’aux os et mourant de froid; c’était le 20 novembre et la terre était recouverte de neige.
Sous un pareil climat, les distances sont plus longues, les marches plus épuisantes. Les Arabes, eux, n’en souffraient pas. Le général du Barail note encore:
L’Arabe ne tenait aucun compte des distances, et il m’est arrivé, dans la suite, bien des fois, d’envoyer des estafettes porter une lettre dans des localités aussi éloignées de celle où je me trouvais que Paris l’est de Marseille .
D’où la difficulté des transmissions, l’épuisement des marches, la remonte des chevaux étant insuffisante , et l’essentiel de l’armée étant formé de fantassins. La poursuite d’Abd el-Kader fut particulièrement inhumaine. Du Barail, toujours lui, donne ces précisions:
Il nous est arrivé de rester trente-deux jours par monts et par vaux, n ayant emporté que deux jours de vivres, sans recevoir le moindre ravitaillement, vivant exclusivement sur le pays et exécutant par semaine jusqu’à quatre razzias, précédées d’autant de nuits sans sommeil.
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Mac-Mahon cite, de son côté, le cas d’un jeune officier qui, au terme d’une de ces expéditions harassantes, s’endormit à table. Il fallut le porter dans sa chambre et il ne se réveilla pas de huit jours .
Ajoutons qu’habitués à la vie métropolitaine, les officiers établissent de préférence leur camp dans les plaines que nous avons dites marécageuses, où se développent paludisme et mortalité. Les combats coûtent moins de vies humaines que cette méconnaissance de l’hygiène.
Et cela, dès le début de la conquête, le général Berthézène note:
Notre long séjour sur les vaisseaux, le régime hygiénique auquel le soldat fut soumis (lard et biscuit), les fatigues de la campagne, la chaleur brûlante du jour, l’abondance et la froidure des rosées pendant la nuit, furent autant de causes de maladies.
Si les soldats du Midi sont moins touchés, tous le sont et d’autant plus menacés que l’alcoolisme les rend plus vulnérables.
En 1840, à la veille de la campagne d’automne, on déplore 15 000 soldats inaptes. Comme l’écrit l’abbé Sève:
Les Algériens suivaient de l’œil, avec une joie qu’ils avaient peine à dissimuler, nos brancards de fiévreux, de blessés et de morts; ils espéraient que l’intempérie du climat les vengerait de notre invasion, et que les maladies emporteraient jusqu’au dernier Français.
En effet, que de causes expliquaient cette santé déplorable !
La fatigue de la campagne et la fraîcheur des nuits..., l’abus de l’eau froide, le passage brusque d’un régime de privation à un régime opposé, l’excès pour les liqueurs fortes (on trouvait des débits de boissons alcooliques qu’avaient ouverts dans toutes les rues des Provençaux, des Catalans, des Génois, nouvelle espèce de cantiniers), l’usage immodéré des fruits rafraîchissants en abondance et à bon marché, les corvées longues et pénibles sous un ciel de feu; enfin, les conditions fâcheuses dans lesquelles se trouvaient les régiments campés sur des terrains insalubres. .
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