.
En présence d’une déclaration si explicite émanée d’hommes aussi haut placés dans l’opinion publique, il n’y avait plus à reculer; en effet, le 22 juillet 1834, on rendit une ordonnance qui constituait d’après les bases que nous venons d’énoncer, le gouvernement et l’administration des possessions françaises dans le nord de l’Afrique, dénomination nouvelle, qui à défaut de la brièveté avait du moins le mérite de définir à quel titre l’ancienne régence était occupée par la France. Jusqu’alors nous n’avions eu en Algérie que des généraux ou des commandants en chef de l’armée française en Afrique; cette fois, on allait y envoyer un gouverneur général. Plusieurs personnages éminents se présentaient pour occuper ce poste élevé: en première ligne on citait le maréchal Clausel, le duc Decazes, le comte de Damrémont; et ceux qui voulaient préparer une fusion entre les partisans de l’ancienne et de la nouvelle dynastie, ajoutaient à cette liste le duc de Mortemart. Le choix du cabinet tomba sur le commandant de la douzième division militaire, M. le comte Drouet-d’Erlon, qui avait concouru activement à l’arrestation de la duchesse de Berry, à Nantes, chef-lieu de sa résidence.
.
Dans cette circonstance, disons-le hautement, les intérêts réels de la France et de notre colonie furent sacrifiés aux convenances ministérielles. Le lieutenant général comte Drouet-d’Erlon était sans contredit l’une des gloires les plus pures et les mieux éprouvées des armées. Général de brigade en 1799, il avait servi avec distinction dans la campagne de Hanovre, où il obtint le grade de général de division, et en cette qualité prit part à toutes les mémorables batailles de l’empire. Compris en 1815 dans la conspiration du général Lefebvre-Desnouettes, il fut obligé, après la seconde restauration, de quitter la France, et choisit Munich pour sa résidence. Là, avec le concours du prince Eugène, il fonda et dirigea un établissement industriel très important: la révolution de juillet le décida à rentrer dans sa patrie. Pendant les quinze années de cette vie laborieuse, mais étrangère au métier des armes, le comte d’Erlon avait vieilli : né en 1765, il comptait près de soixante-dix ans lorsqu’il fut promu au gouvernement général de l’Algérie. Son grand âge aurait dû le faire écarter d’un poste qui demandait tant d’activité, qui exige une si grande fécondité de combinaisons stratégiques.
.
D’après les principes de l’ordonnance constitutive de la haute administration d’Afrique, le comte d’Erlon n’était pour ainsi dire appelé qu’à présider le mouvement militaire et administratif des possessions. Sur le refus du lieutenant général Voirol, qui crut ne pas devoir accepter un poste secondaire dans un pays où il avait été chef suprême, le commandement des troupes fut dévolu au général Rapatel; M. Lepasquier, préfet du Finistère, remplaça M. Genty de Bussy dans les fonctions d’intendant ci il; le contre-amiral de la Bretonnière reçut le commandement de la marine et du port; M. Bondurand continua à diriger l’intendance militaire, et M. Blondel fut nommé à la direction des finances; la charge de procureur général, ou plutôt de directeur de la justice, fut confiée à M. Laurence, membre de la chambre des députés. Sous la présidence du gouverneur, ces fonctionnaires furent appelés à former le conseil de régence, au sein duquel devaient se préparer et être discutés les ordonnances, les arrêtés et toutes les mesures propres à consolider la domination. En arrêtant cette organisation, le gouvernement crut avoir assez fait pour la prospérité de la colonie; il avait cependant oublié une chose importante, c’était de mettre à la tête de ces différents chefs de service un homme capable de leur donner une habile et puissante impulsion.
.
Le comte d’Erlon était animé des meilleurs sentiments, et certes, si pour bien s’acquitter de sa charge il n’eût fallu que de bonnes intentions et une grande probité, l’Algérie n’aurait jamais été mieux gouvernée. Dès son arrivée, il désapprouva hautement cette politique de concessions, que les généraux Berthézène, Voirol et Desmichels avaient essayé de faire prévaloir. Lorsqu’il apprit que l’émir, sous l’égide du traité du 26 février, voulait établir par le golfe de Harshgoun des relations commerciales avec Gibraltar et l’Espagne, il s’y opposa et rendit un arrêté qui défendait, sous les peines les plus sévères, toutes importations et exportations de marchandises françaises, étrangères ou africaines, par d’autres ports que ceux où flottait notre pavillon. Pour empêcher le renouvellement des avanies dont les Européens avaient été victimes au marché de Boufarik, il fit établir sur ce point un camp retranché qui a conservé le nom de son fondateur et qui est aujourd’hui l’un des plus beaux établissements militaires de l’Afrique. Grâce à cette précaution et à quelques autres mesures énergiques, les colons purent se répandre sans crainte dans la plaine, et la situation du pays fut pendant quelque temps aussi satisfaisante que possible. Afin de consolider cet état de choses, le comte d’Erlon crut pouvoir dissoudre le bureau arabe, et le remplacer par un seul officier qui prit le titre d’aga cet essai n’était pas heureux. Les événements se chargèrent bientôt de le démontrer.
.
Les Hadjoutes se plaignaient depuis quelque temps d’un caïd indolent et efféminé qu’on leur avait donné, et en demandaient un autre; le nouvel aga et le gouverneur laissèrent leur réclamation sans réponse. Sur ces entrefaites, un vol de bestiaux fut commis dans le Sahel; si le bureau arabe eût existé, il lui aurait été possible, au moyen des intelligences qu’il avait dans le pays, de punir ce crime par les voies judiciaires et de frapper juste; au lieu de ce moyen légal, on recourut à la force; une vigoureuse razzia fut ordonnée contre les Hadjoutes et les Mouzaïa que l’on soupçonnait. Le résultat de cette expédition fut de nous aliéner deux tribus amies ou qui du moins avaient cessé de se montrer hostiles. Les Hadjoutes bravèrent l'autorité, ils se ruèrent contre les établissements français, et tuèrent tous les Européens isolés qu’ils rencontraient; plusieurs tribus mécontentes se joignirent à eux, et la conflagration devint générale aux environs d’Alger. Justement effrayés, les colons perdirent courage et abandonnèrent leurs cultures. Ainsi, une simple modification apportée dans l’un des rouages secondaires de l'administration avait suffi pour occasionner un immense désordre ! Le comte d’ Erlon comprit qu’il s’était trompé; et comme il arrive chez toutes les personnes faibles, il se prit à douter de ses résolutions. En arrivant il avait voulu faire preuve d’énergie, l’insuccès le rendit pusillanime. Fort heureusement encore les principaux événements politiques et militaires qui marquèrent la durée de son commandement s’accomplirent hors de la province d’Alger.
.
Rien d’important ne se passa à Bône; le général Monck-d’Uzer y commandait; excellente garantie contre tout événement fâcheux. Les habitants de Constantine ayant voulu attaquer la tribu des Elma, qui avait fait sa soumission, le général marcha au secours des alliés et ne laissa à l’ennemi d’autre chance de salut que la fuite. A Bougie, le colonel Duvivier était toujours investi du commandement il repoussa avec énergie les attaques des Kabyles; mais il se trouva désemparé contre une misérable intrigue. Quelques détails sont nécessaires.
A la suite des expéditions infructueuses tentées par les Kabyles contre cette place, un homme influent et ambitieux, Oulid-Ourebah, cheick de la tribu des Ouled-abd-el-Djebar, qui habitent la vallée de l’Oued-Bou-Messaoud, s’imagina de traiter seul de la paix, au nom de toutes les tribus qu’il disait représenter. Sans consulter l’ordre hiérarchique des pouvoirs, il s’adressa pour cette négociation à M. Lowesy, alors commissaire civil à Bougie. Fier d’une telle distinction, celui-ci écrivit à Alger qu’il tenait la paix dans ses mains, et demanda à être autorisé à la conclure. Tout ceci se passait à l’insu du colonel Duvivier. Lorsque le commissaire civil eut reçu l’autorisation demandée, il s’embarqua secrètement sur une sandale, et se rendit à l’embouchure de la Soummam, pour négocier avec Oulid-Ourebah ; mais les Kabyles, qui n’avaient donné aucune autorisation au cheik des Oulad-abd-el-Djebar, vinrent à coups de fusil interrompre les négociateurs. Le commissaire civil s’enfuit à Bougie tout honteux de sa déconvenue; là encore, un nouveau mécompte l’attendait: le colonel Duvivier, voyant entrer sa barque avec mystère, la fit arrêter, et sur sa déclaration qu’il venait de parlementer avec l’ennemi, M. Lowesy fut conduit prisonnier à bord du stationnaire. L’exhibition de la lettre du comte d’Erlon le sauva d’une plus longue captivité, et il partit aussitôt pour aller rendre compte à Alger de sa mission. De son côté, le colonel Duvivier adressa des reproches au gouverneur et à l’intendant sur leur étrange manière de procéder. Il commandait la force armée, et on lui laissait ignorer les négociations entamées avec l’ennemi ! Mais toutes ces récriminations restèrent sans effet. Le comte d’Erlon voulait la paix, et envoya à Bône le colonel Lemercier pour en traiter. Ouled-Ourebah exigea cette fois, pour première condition, la révocation du colonel Duvivier. Cette exigence fut repoussée comme elle le méritait, et les négociations restèrent suspendues. Cependant le comte d’Erlon tenait essentiellement à cette paix; se considérant alors comme un obstacle aux désirs du gouverneur, le colonel Duvivier demanda à rentrer en France, et Ourebah eut gain de cause! Le traité fut conclu, mais la pacification n’eut pas lieu. Les Kabyles, qui ne reconnaissaient pas le pouvoir d’Ouled-Ourebah, se jetèrent plus furieux que jamais sur Bougie, et attaquèrent tous ceux qui voulaient pénétrer dans la place. Pour éloigner ces indomptables adversaires, on fit construire une enceinte qui du fort Abd-el-Kader se dirigeait sur celui de Mouza ; par ce moyen, la défense de la place devint plus facile, mais la garnison ne sortit plus de ses lignes, et l'influence française fût amoindrie.
.
Du côté d’Oran, le pouvoir d’Abd-el-Kader grandissait outre mesure, grâce aux fautes et à la faiblesse du gouverneur. Dès son arrivée en Algérie, le comte d’Erlon s’était montré très irrité du traité conclu entre le général Desmichels et l’émir ; toutefois, après un entretien qu’il eut avec le général en présence de Miloud-ben-Arach, secrétaire intime d’Abd-el-Kader, son ressentiment se calma, et l’Arabe partit comblé de présents. Ainsi encouragé, Abd-el-Kader pensa qu’il ne trouverait désormais aucune opposition, et se mit en devoir de poursuivre ses projets ambitieux. En conséquence, il annonça aux tribus de Tittery et même à celles de la province d’Alger, qu’il se rendrait bientôt au milieu d’elles pour connaître leurs besoins et s’occuper de leur organisation. A cette nouvelle, le comte d’Erlon, qui n’avait pas encore subi l’échec des Hadjoutes, ne put contenir son indignation il écrivit aux tribus pour leur déclarer que si l’émir venait à réaliser ses projets avec leur concours, il les traiterait en ennemis de la France; en même temps, il faisait défense à celui-ci de dépasser le Chéliff. Cet acte de vigueur porta coup. Abd-el-Kader voulait résister à main armée, mais ses conseillers l’en dissuadèrent, d’ailleurs le choléra morbus, qui ravageait alors les tribus, ne lui eût permis de réunir que de très faibles contingents.
.
Le brusque changement survenu dans les dispositions du gouverneur fit une vive impression sur l’esprit naturellement sagace d’Abd-el-Kader. Cette révolution s’était opérée depuis que son envoyé avait quitté Alger; il résolut dès lors d’entretenir auprès du comte d’Erlon un chargé d’affaires permanent ; et de prime abord son choix s’arrêta sur le juif Ben-Durand, l’homme le plus astucieux et le plus capable de la régence. Ben-Durand avait été élevé en Europe, et parlait le français avec une grande facilité; sous la domination turque, il remplissait les fonctions de premier drogman du dey. Une fois accrédité prés du gouverneur général, il exerça sur lui un empire illimité; Ben-Durand était admis à toute heure au palais du gouvernement; il suivait directement les affaires auxquelles il prenait intérêt, et souvent on le voyait se promener dans la voiture du comte d’Erlon, assis à ses côtés. A force de ruse et de souplesse, Ben-Durand était devenu son conseiller intime et presque le contrôleur de tous ses actes.
Au moment où cet homme fut accrédité à Alger comme représentant de l’émir, les négociants français renouvelaient leurs plaintes contre le monopole qu’exerçait Abd-el-Kader à Arzew. Celui-ci avait concentré dans ses mains toutes les productions du pays, et ne les vendait aux marchands européens qu’à des prix exorbitants. Questionné sur cette étrange façon de procéder, Ben-Durand répondit que son maître était autorisé à agir de la sorte; et il exhiba l’original du traité secret qui lui reconnaissait ses privilèges. A la vue de cette pièce, jusque-là ignorée, le comte d'Erlon resta comme anéanti; il ne pouvait concevoir qu’un chef secondaire se fût permis de faire de semblables concessions, et surtout qu’il les laissait ignorer au gouvernement. Il demanda aussitôt le rappel du malencontreux négociateur et envoya à Oran le général Trézel, son chef d’état-major.
.
Le nouveau commandant avait pour mission spéciale d’entretenir les rapports pacifiques établis avec Abd-el-Kader, et de chercher en même temps à s’interposer, autant que possible, entre ce chef et les tribus, afin de maintenir et faire prévaloir la suprématie française dans cette partie de la régence. La tâche était des plus délicates. Abd-el-Kader exerçait sur les Arabes de la province d’Oran et même de la province de Tittery une grande influence. Le besoin d’ordre et de gouvernement régulier, qui depuis si longtemps tourmentait les populations de l’Algérie, les poussait vers l’émir; celui-ci pouvait seul alors, dans les provinces de l’ouest et du centre, leur promettre une protection assurée; seul, il avait la force de dompter les passions locales et d’absorber dans une grande unité la foule de petits pouvoirs dont les querelles sans cesse renaissantes désolaient le pays. A défaut de la France, qui se montrait indifférente à tous ces démêlés et que l’on invoquait en vain, c’était au représentant de la nationalité arabe qu’on allait demander justice ou secours.
.
Le rappel du général Desmichels froissa vivement Abd-el-Kader; car avec lui il était sûr de ne pas avoir d’antagoniste; la fausse position où s’était mis ce général l’obligeait, dans son intérêt personnel, à toujours appuyer l’émir. Mais, pendant que le général Trézel arrivait à Oran sous l’impression des causes qui avaient motivé la disgrâce de son prédécesseur, Ben-Durand travaillait avec succès à ramener le gouverneur général aux errements d’une politique qu’il avait si constamment condamnée. Les circonstances favorisèrent merveilleusement son habileté diplomatique.
.
Le comte d’Erlon avait déclaré qu’il traiterait en ennemies les populations de la province d’Alger et de Tittery qui favoriseraient les projets ambitieux d’Abd-el-Kader les habitants de Médéa lui répondirent qu’ils n’avaient désiré l’arrivée parmi eux du fils de Mohhy-ed-Din, que dans l’espérance qu’il les tirerait de l’état d’anarchie où ils gémissaient depuis quatre ans; que les Français n’ayant jamais voulu sérieusement venir à leur aide, il était étrange qu’on trouvât aujourd’hui mauvais qu’ils cherchassent ailleurs un secours si obstinément refusé. Le comte d’Erlon comprit la justesse de ces observations et s’occupa d’organiser la province de Tittery. Mustapha Ben Omar, le bey nommé par le général Clausel, ne fut pas compris dans la nouvelle organisation; le gouverneur voulut appeler à cette charge l’ancien caïd de Mostaganem dépossédé par le général Desmichels ; mais ces projets restèrent à l’état d’ébauche, car, pour la troisième fois, le cabinet repoussa toute espèce d’organisation de la province de Tittery. Ce refus anéantit les velléités créatrices du comte d'Erlon. D’un côté, harcelé par un antagoniste jeune et puissant ; de l’autre, enchaîné dans ses combinaisons par les volontés ministérielles, et toujours sous l’influence des insinuations perfides de Ben-Durand, ce malheureux et respectable vieillard ne sut que courber la tête et subir les conséquences des envahissements successifs d’Abd-el-Kader. Ainsi le général Trézel, que nous avons vu envoyé à Oran pour y faire prévaloir un système opposé à celui du général Desmichels, se trouva, par suite de la nouvelle modification survenue dans les idées du comte d’Erlon, en contradiction flagrante avec ses ordres premiers. Ces oscillations portaient un coup bien funeste à l'autorité.
.
Abd-el-Kader ne manqua pas d’être instruit par son fidèle Ben-Durand du changement favorable qui s’était opéré à son égard dans l’esprit du comte d’Erlon, et en homme adroit il fit tous ses efforts pour maintenir le gouverneur dans ces bonnes dispositions. Il accueillit avec empressement tous les officiers français qui venaient le visiter ou qui étaient chargés de missions auprès de lui; il les admettait dans son intimité, leur disait ses espérances et ses projets, faisait exécuter en leur honneur les jeux équestres de la fantasia, les soumettait enfin à toutes les fascinations que lui permettaient sa situation et ses ressources personnelles. Abd-el-Kader n’avait alors que vingt-huit ans; sa physionomie était douce et spirituelle, ses yeux d’une expression admirable, et ses manières, pleines de politesse et de dignité. « Toute sa personne est séduisante, dit le commandant Pélissier, il est difficile de le connaître sans l’aimer. » Et à leur retour, les officiers, séduits par tant d’affabilité, par des prévenances de si bon goût, émerveillés surtout par les conversations adroites et prestigieuses de leur hôte, ne manquaient pas d’exalter sa puissance et son mérite. Mais pendant que, grâce à son habile conduite, l’influence d’Abd-el-Kader s’étendait jusque sur les Français résidant en Algérie, et que son nom, franchissant les mers, retentissait dans toutes les parties du globe, une nouvelle conspiration s’organisait contre lui.
.
A la tête des insurgés se trouvaient Sidi-el-Aribi, cheik de la tribu de ce nom, et Mustapha-Ben-Ismaël, qui, renfermé dans le mechouar de Tlemcen, s’indignait de l’ascendant que prenait l’inconnu. A ces mécontents vinrent se rallier des auxiliaires plus puissants encore; c’était le frère même de l’émir, l’ancien caïd de Flita ; puis Moussa, chérif du désert qui entraînait à sa suite les formidables tribus du Salira. Abd-el-Kader examina de sang-froid l’orage qui le menaçait. Après avoir apprécié ses ennemis à leur juste valeur, il marcha résolument contre eux avant qu’ils fussent tous réunis. Sidi-el-Aribi, l’âme de l’insurrection, fut arrêté et mis à mort; ses fils, gagnés par des promesses ou atterrés par le meurtre de leur père, se soumirent au vainqueur en se retirant de la lutte. Les Sebiah seuls voulurent s’opposer à la marche de l’émir, ils furent battus et mis en déroute. Enhardi par le succès, Abd-el-Kader franchit le Chélif et arriva à Miliana. Le peuple le reçut avec enthousiasme; plusieurs chefs des mécontents se rallièrent à lui, et avec tous ces renforts réunis il parvint à disperser les hordes venues du désert sous les ordres de Moussa. C’était un triomphe complet; nous allions bientôt nous en ressentir.
.
En apprenant qu’au mépris des traités Abd-el-Kader avait traversé le Chéliff, le comte d’Erlon voulut d’abord marcher contre lui, mais avant de rien entreprendre il consulta le ministère sur la conduite qu’il devait tenir dans cette circonstance. De son côté, le général Trézel demandait au gouverneur des ordres et des instructions. Il ne vint aucun ordre de Paris, et le gouverneur n’en expédia aucun d’Alger; car l’astucieux Ben-Durand était parvenu facilement à triompher de l’ardeur belliqueuse du vénérable comte d’Erlon. « Abd-el-Kader, disait-il, n’avait rien fait qui ne fût dans l’intérêt de la France; les tribus qu’il avait attaquées et défaites nous étaient hostiles; et grâce à cette heureuse victoire, l’Algérie allait être délivrée pour toujours de ces guerres intestines qui étaient si nuisibles à l'établissement français. » Toutes ces considérations, accompagnées de paroles obséquieuses, de compliments orientaux, fascinèrent le faible vieillard, et il accepta les faits accomplis. Seulement, afin de maîtriser à l’avenir de pareils élans, le comte d’Erlon voulut avoir auprès de l’émir un officier d’état-major chargé de le tenir lui-même au courant de tous les projets, de toutes les entreprises. Abd-el-Kader accepta volontiers ce plénipotentiaire fort peu embarrassant de cet ambitieux: il ne savait pas l’arabe, par conséquent il était facile de ne lui dire que ce qu’on voulait bien lui apprendre. Pour prix de cette apparente concession, l’émir reçut la sanction de tous ses actes; il tira même avantage de la présence de l’envoyé français, en le faisant passer aux yeux des Arabes soit comme un otage de la France, soit comme un ambassadeur chargé de lui apporter la soumission du sultan d’Europe.
.
Maître incontesté de la nouvelle position que la faiblesse française lui avait laissé prendre, Abd-el-Kader en profita pour la consolider. Il nomma de son autorité privée le bey de Miliana, donna un caïd aux Hadjoutes, un cheik aux Beni Khalil; il fit lever un embargo mis par la douane française sur des fusils qu’il avait achetés à l’étranger, et obtint du comte d’Erlon divers approvisionnements de guerre. Naturellement porté à abuser de la condescendance qu’on lui témoignait, Abd-el-Kader ne voyait plus en Algérie qu’un royaume qui lui était abandonné, et ne s’occupa dès lors que de règlements et de lois à donner à ses sujets; il veilla à la sûreté des routes, rétablit l’ordre dans les finances, prit possession de tous les domaines publics ; créa des corps de troupes permanents, des fabriques d’armes, songea même à improviser une marine. Certes, avec son esprit éminemment organisateur, avec l’immense influence que lui donnait sa réputation de sainteté, l’entreprenant émir eût pu rendre de grands services à la civilisation de son pays, si, se contentant d’un rôle secondaire, il eût voulu s’appuyer sur la France pour réaliser ses projets de restauration arabe. Mais son orgueil ne pouvait être satisfait de si peu. L’Algérie était trop étroite pour ce dominateur improvisé; la France gênait ses mouvements. Déjà même, dévoré d’une immense ambition, il ne dissimulait aucun de ses projets ses relations avec les officiers français prenaient un caractère hautain et protecteur. Dans les premiers jours de juin, le gouverneur s étant rendu à Oran, Abd-el-Kader lui écrivit qu’il était charmé de le savoir dans son royaume; puis il lui donnait des conseils sur la conduite qu’il devait tenir envers les Arabes d’Alger; il lui demandait des armes et des munitions, et voulut même entrer en négociations avec lui, pour régulariser et compléter le traité conclu avec le général Desmichels. Fasciné par l’ascendant de l’émir, circonvenu par le langage insidieux de Ben-Durand, le comte d’Erlon aurait peut-être consenti à ces demandes, s’il n’eût eu auprès de lui le général Trézel, qui combattit énergiquement toute nouvelle concession.
.
Si ce dernier n’a pas toujours été heureux dans ses expéditions militaires, on ne peut s’empêcher de reconnaître en lui un caractère ferme, un esprit élevé et surtout un profond sentiment de la dignité nationale. Lorsqu’il avait demandé des instructions pour s’opposer à la marche d’Abd-el-Kader sur le Chéliff, il s’attendait bien à n’en pas recevoir ; aussi prit-il la résolution de s’en passer. Pendant que le comte d’Erlon laissait s’accomplir cette funeste transgression des traités, le général Trézel travaillait à détacher les tribus les plus puissantes de la cause de l’émir. A son instigation, les Douers et les Zmelas se déclarèrent sujets de la France, sous la condition d’une protection efficace, en cas de surprise ou d’attaque. Le gouverneur refusa de sanctionner cette mesure, parce qu’elle portait préjudice à son allié, le Prince des Croyants. De son côté, Abd-el-Kader instruit du dissentiment qui existait entre le comte d’Erlon et le commandant d’Oran, ordonne aussitôt aux Zmelas et aux Douers, qui habitaient les environs de cette place, de s’éloigner et d’aller s’établir au pied des montagnes. Ceux-ci résistant, il les fit charger par les troupes que commandait son aga El-Mzary. Les Zmelas prévinrent le général Trézel de la position critique où ils se trouvaient, en lui rappelant sa parole. «La parole d’un général français, répondit-il aux envoyés, est sacrée; dans une heure je serai au milieu de vous » et, sans hésiter, il se porta de sa personne, à la tête de deux bataillons, dans la plaine de Miserghin. El-Mzary commençait déjà ses sanglantes exécutions; l’arrivée soudaine des Français le déconcerta, et il se retira en toute hâte, entraînant avec lui les familles qui n’étaient pas décidées à accepter le protectorat.
.
.
.
.
.
Les commentaires récents