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A Oran le général Boyer essayait d’y naturaliser le système d’extermination qu’il prétendait être le seul capable d’asseoir la domination Française en Afrique. Il n’y produisit aucun des résultats espérés: toutes les tribus voisines d’Oran se soulevèrent, et tinrent les troupes Françaises hermétiquement bloquées dans la place. Ce fut alors que l’empereur de Maroc, renonçant à agir directement sur la régence d’Alger, voulut du moins exercer une influence occulte dans les affaires du beylick d’Oran, dans l’espoir de réunir tôt ou tard à son empire. A cet effet, il se mit en relation intime avec un jeune Arabe qui commençait déjà à briller d’un certain éclat, et qui, à raison de son âge, lui paraissait devoir se soumettre à son ascendant avec plus de docilité que les autres chefs. Cet Arabe, c’était Abd-el-Kader. La brillante carrière de cet homme, la grande influence qu’il exerce encore en Algérie, la longue lutte qu’il soutient contre les armées d'occupation, nous imposent le devoir de faire connaître avec détail son origine et son passé.
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A une dizaine de milles à l’ouest de Mascara, sur la rive gauche de l’Oued-el-Hammam (rivière des Bains), au pied des Gibel-el-Scherfah (montagnes des Scheriffs), est située la Kethnah (réunion de tentes fixes ou de cabanes) de Mohhy-ed-Din. C’est là qu’est né Abd-el-Kader, vers 1806 (D’après une généalogie plus ou moins avérée, les aïeux d’Abd-el-Kader font remonter leur filiation aux anciens khalifes fathimites, et par ceux-ci à la lignée du Prophète, issue de sa fille unique Fatima et de son gendre Ali. En admettant pour certaine cette origine, Abd-el-Kader serait shérif lui-même aussi bien que le sultan de Maroc. Au surplus, malgré cette descendance prétendue d’une dynastie de princes que les khalifes d’Orient flétrissaient de l’épithète de kgouâregj ou schismatiques, Abd-el-Kader est regardé comme très orthodoxe).
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Élevé par son père, Mohhy-ed-Din, il fit avec lui, n’ayant encore que huit ans, le pèlerinage de la Mecque. Dans le cours de ses études, il acquit les diverses connaissances qui constituent l’érudition chez les Arabes, c’est-à-dire la lecture raisonnée du Coran, puis les notions de théologie, de jurisprudence, d’histoire, qui se rattachent au Livre par excellence; car, pour les musulmans, c’est dans l’œuvre du Prophète que se trouve le principe de toute science humaine. Le jeune Abd-el-Kader profita si bien des soins de son père, qu’il ne tarda pas à être considéré comme savant et lettré.
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D’après des témoignages assez authentiques, il paraîtrait que l’idée de restaurer une monarchie arabe dans l’Algérie germait depuis longtemps dans l’esprit de Mohhy-ed-Din. Au retour du saint pèlerinage où il avait conduit Abd-el-Kader encore enfant, il commença sourdement à raconter des visions surnaturelles qui lui avaient prédit la grandeur future de son fils. La fermentation que produisirent à la longue ces confidences éveilla l’attention des Turcs. Mohhy-ed-Din et Abd-el-Kader furent arrêtés, et n’échappèrent au dernier supplice que par l’intercession de quelques amis puissants qui obtinrent du bey d’Oran l’élargissement des deux prisonniers, à la condition d’un exil immédiat.
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Mohhy-ed-Din et son fils reprirent le chemin de la Mecque en suivant la route de terre jusqu’à Tunis, où ils s’embarquèrent pour Alexandrie. De la Mecque, ils allèrent à travers le désert jusqu’à Bagdad, et visitèrent dans les environs le tombeau d’un marabout renommé. Plus tard, ils revinrent à la Mecque, accomplir pour la troisième fois le saint pèlerinage, et après plusieurs années d’absence, en 1828, ils retournèrent dans leurs foyers, où ils s’appliquèrent à établir leur influence sur les tribus d’alentour, non plus en annonçant une prédestination politique dont les Turcs pouvaient encore prendre ombrage, mais en se faisant, par une vie austère et vouée à la pratique rigide des préceptes du Coran, une grande réputation de vertu, de science et de sainteté; sauf à exploiter, quand le temps serait venu, la considération et l’autorité morale qu’ils auraient acquise.
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La conquête Française de l’Algérie et l’anarchie qui en fut la conséquence parmi les Arabes ouvrirent enfin la carrière aux vues ambitieuses qui fermentaient au cœur du père et du fils. Leur principale étude fut de maintenir, dans le cercle encore bien restreint de leur influence immédiate, l’ordre et la justice oubliés partout ailleurs, et d’offrir ainsi aux gens de bien un centre de ralliement au milieu du débordement général d’une indépendance sans frein. L’intervention du sultan de Maroc vint donner une impulsion puissante au mouvement insurrectionnel qui devait mettre en relief le fils de Mohhy-ed-Din.
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Enhardies par ce patronage, les tribus voisines de Mascara résolurent de se donner un chef, et jetèrent les yeux sur Mohhy-ed-Din lui-même; mais celui-ci refusa cet honneur périlleux, trop lourd pour son âge, et proposa son fils Abd-el-Kader, qui fut agréé. On raconta la prédiction du fakir de Bagdad, d’après laquelle le titre de sultan devait appartenir à Abd-el-Kader; puis la vision d’un marabout dans laquelle Abd-el-Kader apparaissait assis sur un trône éclatant et rendant la justice aux Arabes. Grâce à tous ces prestiges, le 28 septembre 1832, à Ghézy-byah, dans la plaine de Gherys, près de Mascara, le nouveau chef de la tribu des Haschem fut solennellement inauguré. La ville de Mascara, naguère capitale du beylick, et qui depuis l’expulsion des Turcs était gouvernée en république, ne crut pouvoir mieux faire que de se donner à Abd-el-Kader. Un vieux marabout jura aux habitants de cette ville que l’ange Gabriel lui avait ordonné de leur annoncer que la volonté de Dieu était qu’Abd-el-Kader régnât sur les Arabes.
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Afin de rallier à son autorité un plus grand nombre de tribus, Abd-el-Kader se mit à prêcher la guerre sainte aux heures de la prière, On le voyait sortir de sa tente et réciter lui-même les versets du Coran, qu’il faisait servir de texte à ses exhortations. Lorsqu’il eut réuni autour de lui une troupe suffisante d’hommes dévoués, il se mit en campagne et vint harceler la garnison d’Oran. Le vieux Mohhy-ed-Din, l’accompagnait, ajoutant par sa présence au relief du pouvoir naissant de son fils. Heureusement les Français venaient d’être renforcés par un régiment de cavalerie récemment formé par le brave colonel de l’Étang; ils se trouvaient donc en mesure de repousser les attaques de ce nouvel ennemi. Tel fut l’acharnement des Arabes, que plusieurs d’entre eux parvinrent à se loger jusque dans les fossés de nos retranchements et ne s’en retirèrent qu’à la nuit, après s’être convaincus qu’il leur était impossible d’escalader l’escarpe. Renouvelées plusieurs fois, mais sans succès, ces audacieuses tentatives fournirent à Abd-el-Kader l’occasion de déployer son sang-froid et sa bravoure. A cette époque, les Arabes osaient à peine affronter le feu de notre artillerie pour leur apprendre à le mépriser, Abd-el-Kader lançait son cheval contre les obus et les boulets qu’il voyait ricocher, et saluait de ses plaisanteries ceux qu’il entendait siffler à ses oreilles. C’est ainsi que s’est formé le pouvoir de cet homme, qui, nouveau Jugurtha, tient depuis dix ans en échec les forces de la France.
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Maintenant résumons la situation au départ du duc de Rovigo. Pendant l’année 1832, l'établissement en Algérie avait pris un développement considérable il s’étendait sur toutes les provinces de l’ancienne régence. Le territoire occupé était encore très restreint, mais les indigènes avaient pu reconnaître l’inutilité de leurs tentatives pour faire abandonner la conquête. Au commencement de 1833, le corps d’occupation comptait vingt-trois mille cinq cent quarante-cinq hommes et dix-huit cents chevaux. Dans la province de Tittery, dans l’est et dans le sud de celle d’Alger, Ben-Zamoun et Ali-ben-M’Barak travaillaient à affermir leur autorité; mais au centre de la province, les populations subissaient progressivementl'influence Française. Les Outhans de Beni Khalil, de Beni Moussa et. de Khrachna commençaient à recueillir les bénéfices de la paix en apportant leurs denrées sur le marché d’Alger. La ville de Blida témoignait quelques dispositions à établir des rapports pacifiques avec l'armée; les envoyés de l’empereur de Maroc, Hadj-Mouti et Mohamed-ben-Cherguy, qui depuis plusieurs mois, par la seule influence de leur maître, gouvernaient les villes de Médéa et de Miliana, s’étaient retirés à la suite des négociations diplomatiques dont M. de Mornay, gendre du maréchal Soult, fut chargé auprès du chérif de Méquinez.
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L’occupation embrassait alors, à Alger, la ville et la banlieue (el fahs), renfermés presque en entier dans la ligne des avant-postes de plus, la domination était reconnue sur le territoire compris entre l’Harrach et la Metidja, le Mazafran et la mer. A Oran, la France possédait à peine un rayon d’une lieue autour de la place, mais tenait le fort de Mers El-Kébir. Tlemcen et Mostaganem continuaient d’être occupés par les Turcs et les Koulouglis, qui insensiblement s’étaient mis d’intelligence avec la France, ceux de Mostaganem recevaient même une solde régulière. A Arzew, à Cherchell, la France avait des cadis presque dévoués; à Bône,sa puissance s’étendait à peine à quelques portées de canon en dehors des murailles. Néanmoins, dans les étroites limites ou elle se tenait renfermée, la domination française commençait à s’asseoir; la population civile, imperceptible dans les premiers mois, recrutait chaque jour de nouveaux colons; les traces de la dévastation qui avait suivi la conquête disparaissaient par degrés; on construisait, déjà même on songeait à planter. De son côté, le génie militaire pourvoyait activement aux soins de la défense des routes stratégiques s’ouvraient, des camps retranchés s’établissaient, les anciennes fortifications étaient restaurées, et de nouvelles s’élevaient. La métropole seule faisait défaut à l’élan général.
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