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Personne ne doit ignorer aussi de quels noirs attentats est capable une populace effrénée lorsqu’elle peut avoir le dessus. Les histoires anciennes & modernes de tous les pays ne nous ne fournissent que trop de preuves. On en a vu à la Haye un exemple qui frappe encore les esprits. C’est l’horrible massacre de messieurs jean de Wit conseiller pensionnaire, & Corneille de Wit, bourgmestre de Dort, commissaire plénipotentiaire de l’armée navale de 1672, arrivé dans le mois de juillet de la même année. N’est-ce pas une chose terrible d’apprendre que les souverains furent forcés pour calmer la fureur des séditieux, de dégrader de ses emplois le bourgmestre, de le faire mettre en prison sur l’accusation d’un imposteur & d’un scélérat, de lui faire donner une horrible torture, de le condamner à un bannissement, à des amendes & des dépens, & de renvoyer absous les traîtres accusateurs ? Peut-on penser sans horreur qu’une sentence si terrible envers un membre respectable du sénat, ne fut pas capable de calmer la fureur qui agitait le peuple ? A quels excès de barbarie & de cruauté ce peuple chrétien ne s’abandonna-t-il pas ? Le pensionnaire de Wit fut à la prison pour faire sortir son frère, dont il se rendit caution ; mais il ne prévoyait point qu’ils allaient servir de victimes. Les compagnies des bourgeois prirent les armes, & se postèrent d’une façon, que personne ne pût donner du secours aux prisonniers. La prison est investie, on pose des corps de garde même sur le toit, les portes sont enfoncées, les victimes sont traînées par des assassins au milieu des rangs des bourgeois armés. Ces deux hommes infortunés, qui auparavant étaient regardés comme grands hommes, dont l’un était l’oracle d’un respectable sénat, & l’autre avait le commandement absolu d’une armée, d’où dépendait l’honneur & le salut de la république : ces deux hommes, dis-je, sont flétris, percés de coups assassins, & massacrés en même temps.
Voici de qu’elle manière un historien(1) raconte le traitement qu’on fit à leurs cadavres.
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« On dépouilla les deux corps & on mit leurs habits en mille morceaux, que l’on distribua ensuite par curiosité à la Haye & dans les villages voisins. On les perça de coups, & après mille outrages dont une populace furieuse & brutale est capable, on les traîna tous nus dans les boues jusqu’au milieu où l’on exécute les scélérats, & on les pendit par les pieds à un gibet fait en forme d’estrapade. Là on enchérit encore les ignominies qu’on leur avait fait souffrir dans la rue, & on les déchira en pièces sans que personne osât s’opposer à cette barbarie. On coupa au corps mort de jean Wit les deux premiers doigts de la main droite, dont on disait qu’il avait signé l’édit perpétuel. On coupa ensuite à l’un & l’autre le nez, les oreilles, les doigts des pieds & des mains, & les autres extrémités du corps qui furent vendus publiquement dans les rues, quinze & vingt sols le doigt, vingt cinq & trente sols l’oreille. On leur ouvrit aussi la poitrine, & on en tira les entrailles qui furent jetées aux chiens, mais quelqu’un détourna les deux cœurs, sans qu’on pût remarquer celui qui s’en était saisi, ni l’usage qu’il en voulait faire. Ils furent mis dans un pot d’huile de térébenthine, & on les a vus quelques temps après chez un particulier à la Haye. Pour finir le récit d’une si triste tragédie, je me contenterai de dire, que la rage de quelques-uns de ces furieux alla si loin, qu’elle porta jusqu’à leur déchirer la chair avec les dents & à en faire griller des morceaux, sans se soucier d’en crever, disaient-ils, pourvu qu’ils pussent se venter d’en avoir mangé, &c. »
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Un peuple chrétien, éclairé par les lumières de l’évangile,& que se connaissances élèvent si fort au-dessus des peuples ignorants de la Barbarie, peut-il mettre quelque différence entre cette scène, & celle qui se passa à Tunis en 1695, laquelle nous allons rapporter ici.
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Chaban dey d’Alger étant en guerre avec Mehemed Bey de Tunis bâtit les tunisiens, & leur prit leur ville capitale, après quatre mois de siège. Mehemed, pour éviter la mort, se retira dans une solitude dans les montagnes de Zoara. Les algériens favorisèrent l’élection de Benchouquer, qui fut établi bey, & Tatar fut élevé à la dignité de dey de Tunis avec l’autorité, qui dans son origine était attaché au deylick, & que les beys avaient usurpée, & qu’ils ont reprise après. Tatar régna environ six mois avec beaucoup de tyrannie ; & pour s’affermir sur le trône, il fit mourir tous ses puissants ennemis personnels, & remplit son trésor de la confiscation de leurs biens. Les mêmes qui avaient trahi Mehemed bey le regrettèrent. Ils se mirent à la tête de cinq ou six cents hommes, & allèrent le chercher dans les montagnes les plus affreuses, qui semblaient l’avoir dérobé pour toujours à la société des hommes. Ils le trouvèrent enfi n, l’arrachèrent de force à la solitude, & le firent marcher à leur tête au lieu où son trésor était caché. Il l’ouvrit, le distribua généreusement aux troupes, qui grossirent dans la route. Il arriva devant Tunis, défit Benchouquer bey, & les habitants de la ville irrités contre Tatar dey ouvrirent les portes. Tatar dey se retira au château & ne se rendit qu’après cinq mois de résistance par une capitulation que Mehemed bey lui accorda fort généreusement; mais dès qu’il parut en public, quelques précautions que prit Mehemed bey pour la sûreté de sa personne, il fut massacré par la populace, traîné dans les rues, déchiré en morceaux, & par un excès d’inhumanité qu’on aurait crû n’appartenir qu’aux barbares, si cela n’était déjà arrivé à des chrétiens, sa chair fut mangée par ses semblables, ses concitoyens & ses sujets.
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Les algériens, lors de la dernière guerre avec la France, firent mourir le consul, mais le dey & les officiers du divan n’y eurent aucune part. ce fut la populace, irritée du désordre que faisaient les bombes, qui commis cet attentat, comme on peut le voir par la harangue qui Hagi-Jafer aga effendi, que le divan envoya en ambassade au roi, dey qu’on fut convenu des articles de la paix, qu’ils avaient demandée avec instance, pour demander pardon à sa majesté, de la part du dey & du Divan de cette exécrable violence.
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Très haut, très excellent, très puissant, très magnanime & très invincible Louis XIV empereur des français, Dieu perpétue ton règne & ta postérité.
« Je viens au pied de ton sublime trône impérial pour t’exprimer la joie de notre république & voir conclu la paix avec tes lieutenants & le désir ardent qu’ils ont, qu’il plaise à ta haute majesté, d’y mettre le sceau de ton dernier contentement.
« La force de tes armes très puissantes & l’éclat de ton sabre toujours victorieux leur a fait connaître, qu’elle a été la faute de Baba Hassan dey d’avoir déclaré la guerre à tes sujets. Je suis député pour t’en venir demander pardon, & te protester que nous n’aurons à l’avenir d’autre intention de mériter par notre conduite l’amitié du plus grand empereur qui soit & qui ait jamais été dans la loi de Jésus, & le seul que nous redou¬tions.
« Nous pourrions appréhender que l’excès détestable commis en la personne de ton consul, ne fût un obstacle à la paix, si ton esprit, dont les lumières semblables à celles du soleil, pénétrant toutes choses, ne connaissait parfaitement de quoi est capable une populace émue & en fureur, qui au milieu de ses concitoyens écrasés par tes bombes, où se trouvent des pères, des frères & des enfants, se voit enlever ses esclaves, le plus beau de ses biens, & à qui, pour comble de malheur, on refuse en échange des chrétiens, la liberté de ses compatriotes qu’elle avait espérée.
« Quelque motif que puisse avoir cette violence, je viens te prier de détourner pour jamais tes yeux sacrés de dessus une action, que tous les gens de bien parmi nous ont détestée, & principalement les puissances, auxquelles il ne serait pas raisonnable de l’imputer. Nous espérons, ô grand empereur, aussi puissant que Gemschid, aussi riche que Karoun, aussi magnifique que Salomon, & aussi généreux qu’Akemptas, cette grâce de tes bontés.
« Et même, dans la haute opinion que nous avons de ta générosité incomparable, nous n’avons douté, que tu ne rendes libres tous ceux de nos frères qui se trouveront arrêtés dans tes fers, comme nous remettons en pleine liberté tous ceux de tes sujets qui sont entre nos mains, & même tous ceux qui ont été honorés de l’ombre de ton nom, afin que cette paix soit égale & universelle.
« En cela que demandons nous ? Sinon d’ouvrir un plus grand nombre de bouches pour célébrer tes louanges, afin que dans le temps que les tiens rendus à leur patrie, te bénirons pros¬ternés à tes pieds, les nôtres se répandant dans les vastes pays de l’Afrique, aillent y publier ta magnificence, & graver dans le cœur de leurs enfants une profonde vénération pour tes vertus incomparables.
« Ce sera là le fondement d’une éternelle paix, que nous conserverons de notre part, par une observation exacte & religieuse de toutes les conditions sur lesquelles elle a été établie ; ne doutant point que par l’obéissance parfaite que tu fais rendre, tes sujets ne prennent le même soin de la conserver. Veuille le Créateur tout puissant & miséricordieux y donner sa bénédiction, & maintenir une union perpétuelle entre le très-haut, très excellent, très puissant, très magnanime & invincible empereur des français & les très illustres, & magnifiques pacha dey, Divan & victorieuses milices de la république des algériens. »
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Il est vrai que les massacres des deys, beys ou chefs des républiques de Barbarie sont infiniment plus fréquents qu’en Europe ; mais il faut convenir qu’il y a des états, où s’il dépendait du peuple ou des conspirateurs de déposer ou de faire mourir leurs supérieurs, ils en changeaient souvent, & s’empareraient de l’autorité du gouvernement. On ne doit leur modération qu’à une supériorité & à un ordre qu’on ne peut avoir à Alger, par la malheureuse constitution sur laquelle y est fondée la régence des turcs.
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(1) Voyez l’histoire de Guillaume III par Samson, imprimé à la Haye, avec privilège, tome II page 410.
Voyez aussi les « délices de la Hollande », à la Haye chez les frères Van Dole 1710 II. Chap. 2.
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