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Manuscrit-
Le véritable Anniversaire
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Le 15 mars 1962, Mouloud Feraoun était assassiné avec cinq autres inspecteurs. 45 ans après, ses fils publient un roman inédit, retrouvé dans les papiers de l’auteur. Ici, une lecture pointue du livre, le témoignage d’un de ses enfants et la lettre écrite par l’auteur à son éditeur.
C’était un jour de mars 1962, le printemps s’annonçait beau. De lointains échos nous parvenaient de l’Algérie ensanglantée qui luttait pour retrouver son indépendance, mais nous savions que, désormais, ce n’était plus qu’une question de mois. Une surveillante entra dans la classe et nous demanda d’observer une minute de silence. Six inspecteurs de l’éducation nationale avaient été froidement assassinés dans les faubourgs d’Alger. On les appela par leurs noms et puis on leur demanda de quitter la salle de réunion où ils se trouvaient avec d’autres et, froidement, on leur tira dessus. Feraoun, dit-on, ne mourut pas sur le coup, c’est dans l’ambulance qui le transportait à l’hôpital qu’il succomba. Tous ces détails ne nous furent connus que par la suite, mais dans la petite ville du Midi que j’habitais alors, la nouvelle de ce massacre brisa le calme de cette matinée de mars. C’est la première fois que j’entendis parler de Mouloud Feraoun. Plus tard, beaucoup plus tard, à l’Université d’Alger, son œuvre, parcourue pourtant avec la ferveur que l’on accorde aux pionniers, me restait étrangère, trop facile, trop lisse en apparence et cette langue française trop bien apprise comme une leçon parfaitement assimilée, nous faisait soupçonner on ne sait quelle complaisance. Le bouillant Kateb Yacine avait toutes nos faveurs et son œuvre « étoilée » suscitait des recherches passionnées. Une relecture plus sereine et plus réfléchie devait me rapprocher de cet instituteur au regard empreint de bonté que j’appris à lire et à comprendre. L’ouvrage qui le fit connaître, Le Fils du pauvre, que l’on apparente souvent à une autobiographie, reprenait en phrases apparemment limpides, une histoire déjà connue. Cette histoire reprise sans cesse dans ces littératures nées du contact d’une langue d’emprunt et d’un vécu enraciné en cette terre d’Afrique : un enfant particulièrement doué entre à l’école française et, grâce à ses dispositions intellectuelles, franchit tous les obstacles et peut désormais aspirer à un avenir meilleur. Fouroulou Menrad (anagramme de Mouloud Feraoun), fils de pauvre, qui a connu la faim et le froid, rejoint enfin dans les derniers chapitres (qui ne font pas partie du livre original mais qui sont repris dans L’Anniversaire), la mythique Ecole normale de Bouzaréah pour réaliser cet idéal qui lui paraissait inaccessible : devenir instituteur et assurer ainsi une certaine aisance à sa famille. Car dans la société qui l’a vu naître, on n’oublie pas ses parents. Le titre nous interpelle. Quelle généalogie, quelle filiation que celle de la misère qui brouille jusqu’à l’appartenance clanique, l’attachement familial et on ne peut s’empêcher de penser aux articles de son célèbre contemporain, Albert Camus, qui décrivait à peu près à la même époque la condition effroyable des paysans dans Misères de la Kabylie, reportages parus dans le journal Alger Républicain. Le livre que vient de publier Ali Feraoun, le fils de l’auteur, s’intitule joliment La Cité des Roses. Mais ce titre accrocheur est trompeur, car on déchante vite : « C’était un affreux bidonville où l’on devinait le grouillement d’un peuple misérable et hostile dans ses bâches, ses roseaux, ses vieilles planches et ses tôles rouillées comme dans un manteau d’Arlequin et menaçait de ses ordures pour se soustraire à toute curiosité déplacée, à toute sympathie hypocrite. » (p.13-14). Le décor est planté : une misère agressive, une superbe indifférence, des mioches hilares et chapardeurs, et le directeur qui s’installe dans ce quartier de malheur garde en tête des souvenirs : Malik,14 ans et le certificat d’études, promené toute le journée par un militaire dans le douar puis mitraillé et jeté dans un fossé fait comme à sa mesure, les attentats se suivent à portée des oreilles ou des yeux, les paras remplissent leurs jeeps de suspects pendant que les élèves les insultent en les montrant du poing. Comme dans Journal, la guerre se dessine en arrière-plan et les menus faits du quotidien ne peuvent empêcher la peur de s’emparer des personnages, jouets fragiles des événements. Et l’indifférence aux autres s’installe, qui vous fait le centre de ce monde en proie aux souffrances : « Il ne vous restait que vous enflé comme une outre monstrueuse, vous innommable. » (p.22). Les deux communautés se déchirent. Et c’est dans ce contexte, dans ce quartier miséreux que va naître une histoire d’amour entre le directeur et une jeune française mariée au demeurant, mais qui cède au charme de deux hommes, un Français au physique peu avantageux et un autre Algérien. Amour en demi-teintes, plus esquissé que décrit, qui se déploie dans cette école où « la guerre s’infiltre comme une encre rouge et boueuse dans laquelle il faut patauger constamment ». Françoise est déçue par un mari qui l’a aimée mais qui brusquement bat en brèche ses velléités d’indépendance. Son contact avec la Cité des Roses est rude, les femmes l’intimident, les hommes l’effraient. Elle s’entend seulement avec M. G. et le directeur qui est le narrateur. La première partie est racontée à la troisième personne, mais la seconde partie emprunte le style d’un journal à la première personne, commencé le 12 juillet, pendant les vacances, et qui s’achève le 31 décembre 1960. Dans cette atmosphère de terreur et de crainte, Françoise, au regard clair et au sourire tendre, est pour lui comme un espoir : « Françoise c’était pour moi, la porte de la prison qui s’ouvrait… » (p.107). La relation entre un Algérien et une Française (Françoise, Française) est un thème récurrent chez Mouloud Feraoun, comme déjà dans La Terre et le Sang. Ce sont des relations qui n’aboutissent pas comme si dans le contexte qui était le sien, il voulait marquer l’impossible entente avec les Français. Des discussions naissent entre eux. Françoise ne croit pas à l’indépendance de l’Algérie qui ne pourrait apporter, selon elle, qu’un peu plus de malheur et la réaction de l’instituteur est violente : « Les meilleurs d’entre vous se figurant que nous ne sommes rien, que sans vous nous retournerions au néant d’où vous nous avez imprudemment tirés.(…) Oui les meilleurs croient que nous sommes leur œuvre, que nous leur appartenons, ils tiennent à nous comme les mauvais tiennent à leurs propriétés, ces grands domaines qu’ils ont fait fructifier et au prix des sueurs arabes. » (p.114). Cette histoire d’amour se tisse sur les grands événements de l’Histoire, les événements du 13 mai 1958, le référendum du 28 septembre, et tout ce qui accompagne la guerre : la torture que subit l’instituteur, les attentats, les corps déjà pris par la mort qui gisent dans des attitudes grotesques…Françoise quitte l’Algérie et l’instituteur se résigne. Et c’est là qu’apparaît réellement la portée de l’histoire : « Quand je suis descendu de ma montagne (…) J’ai cru qu’il me fallait Françoise et qu’à elle il convenait de m’attacher comme à une dernière planche de salut. Voilà donc que j’ai eu Françoise et qu’elle est partie à son tour. » (p.169). Et il nous livre comme dernières réflexions qui peuvent paraître comme un testament puisqu’il n’est plus là pour commenter ces lignes : « Bravo mes chers petits. Vous ne voulez plus que nous soyons les dupes ? (…) Détruisez, cassez et ne regrettons rien. Voilà. Je suis de cœur avec vous. Et si ce cœur se pince de temps à autre, car ses statues à lui ce sont les marchands eux-mêmes qui les ont détruites une à une. Quant à l’image qu’il en garde, personne ne pourra l’atteindre. Bonne chance à tous. Vous avez trop souffert, je sais. Adieu Françoise ! » (p.170).
On comprend alors vraiment que Françoise, au nom évocateur, représentait la présence étrangère et que les regrets, à peine voilés, ne peuvent entraver le cours de l’Histoire. Ces derniers mots, inscrits à la fin de ce texte retrouvé, marquent la fin d’une illusion que les Marcel et les Mohammed (cités p.41) puissent jouer ensemble, et que le « pont d’homme à homme » soit établi comme dans la citation de Richard Wright présentée en épigraphe. Mais le temps apaise les différends et c’est en français, cette langue reçue en partage, que nous découvrons aujourd’hui ce beau texte qui peut éclairer certaines interprétations données à l’œuvre de Feraoun.
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Amina Azza Bekkat
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