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L'absence de films consacrés à la guerre d'Algérie apparaît aujourd'hui comme une question scolaire, dérisoire.
on sait, en effet, par des travaux de recherches qu'il existe un nombre relativement important de films consacrés à cet événement majeur de l'histoire contemporaine française et algérienne. Du «Petit Soldat» de Jean-Luc Godard en 1960 au beau film de Philippe Faucon, «La Trahison» en 2005, en passant par «Chronique des années de braise» de Lakhdar Hamina, il existe une cinquantaine de films qui ont pour cadre la «guerre sans nom». Mais le rapport qu'entretient la séquence historique de la guerre d'Algérie avec sa transposition cinématographique est complexe. Le sentiment de vide, d'absence repose en grande partie sur la sensation de censure toujours à l'oeuvre, et entretient le souvenir dégradé du rapport entre le cinéma et cette histoire. «La Bataille d'Alger» est le symptôme essentiel d'une occultation que l'on croit perpétuelle, en France (car le film a toujours été montré en Algérie). Et il est vrai que ce film a fait retour en salles seulement en France en... mai 2004, alors qu'il avait reçu le Lion d'Or à la Mostra de Venise en... 1966. (...) le 1er Novembre 2004, pour marquer le cinquantième anniversaire du début de la guerre d'Algérie, la chaîne ARTE programme «La Bataille d'Alger». C'est la première fois que le film est diffusé à une heure de grande écoute sur une chaîne publique française, dans une version restaurée en 2003.
Pourquoi cette longue invisibilité sur les écrans français ? La censure de ce film est très particulière puisque ne venant pas de l'Etat, comme ce fut le cas de tous les autres films tournés pendant la guerre d'Algérie et sortis en salles après 1962 (1). Dans le cas de «La Bataille d'Alger», l'interdiction est venue de la «société», les exploitants des salles renonçant à la projection de ce film à la suite de menaces proférées par des associations de rapatriés ou d'anciens combattants (...) De toute façon, en France, le film ne sera pas diffusé, sous la pression des principales organisations de rapatriés (c'était alors le terme qui désignait les populations européennes exilées d'Algérie après l'été 1962).
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Après la grève générale de mai-juin 1968, une nouvelle génération arrive sur le devant de la scène politique, qui n'a pas connu la guerre d'Algérie. Les jeunes à ce moment, qui entrent en politique, veulent s'attaquer aux silences de l'histoire officielle française. La période de Vichy sera mise en accusation, notamment à travers le documentaire «Le Chagrin et la Pitié», de Marcel Ophuls, qui donnait le visage d'un pays bien peu résistant. Mais il y avait aussi la aussi la guerre d'Algérie, et en 1971 ou 1972, les films «Avoir 20 ans dans les Aurès» de René Vautier, ou «RAS» de Yves Boisset, rencontrent un grand succès parmi les jeunes. Est-ce alors le moment pour que revienne «La Bataille d'Alger» sur les écrans ? Non. Le distributeur de l'époque demande au début de l'année 1970 un visa de censure pour exploiter le film. Le 4 juin 1970, à la veille de sa sortie, les directeurs de salle parisiens décident brusquement de le retirer de l'affiche. Les menaces des organisations d'anciens combattants, en particulier les parachutistes, sont très précises, très fortes. Le précédent de la pièce de théâtre, «Les Paravents» de Jean Genet, est dans tous les esprits. Des anciens parachutistes avaient fait irruption au théâtre de l'Odéon le 1er octobre 1966, et avaient dévasté la salle.
Le 20 août 1970, un directeur de salle du quartier latin décide la projection de «La Bataille d'Alger». Mais c'est une projection unique, sans lendemain... Un an plus tard, en octobre 1971, le cinéma «Studio Saint Séverin» à Paris le programme pour la première fois en séance régulière. Les vitrines du cinéma sont brisées à chaque séance. Le film devint l'enjeu de batailles rangées au Quartier latin, place forte de la dissidence étudiante contre le pouvoir, entre militants de l'extrême gauche et de l'extrême droite (emmenés par le groupuscule «Occident»). Le directeur de salle finira par retirer le film.
Les batailles de mémoires justifient l'interdiction. Et il faudra attendre... octobre 2004 pour que le film «La Bataille d'Alger» sorte à nouveau en salles à Paris (et soit diffusé à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision française). Le film ne connaîtra pas une large audience, en salles ou à la télévision.
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L'histoire de la longue invisibilité de «La Bataille d'Alger» est significative du rapport entretenu entre la société française, la guerre d'Algérie et sa représentation au cinéma. Ce film n'a pas connu une censure officielle, étatique, rendant sa diffusion impossible. Il n'existe pas de décret étatique visant directement le film de Pontecorvo, comme au même moment celui qui frappa «La Religieuse» de Jacques Rivette (adapté de l'oeuvre de Diderot). Contrairement aux apparences, la censure est donc venue d'ailleurs. D'abord, des groupes porteurs de la mémoire de l'Algérie française, voulant absolument défendre la «mission civilisatrice» de la France dans les colonies.
Ces groupes étaient très actifs, puissants, bien organisés, surtout quelques années seulement après l'indépendance algérienne. Quarante ans après, ils n'ont pas disparu (on a pu voir leur efficacité au moment du vote de la loi du 23 février 2005 dont l'article vantait «l'oeuvre positive de la présence française outre-mer»), mais leur rôle est bien moins important. La mémoire coloniale a du mal à se transmettre. Mais la censure est venue également des... spectateurs. Les Français ont toujours du mal à regarder en face leur passé colonial, et le principal problème du genre «films de guerre d'Algérie» est bien celui de l'indifférence du public, des échecs commerciaux de chaque film. Pour tenter une explication, il faut se tourner encore vers Claude Mauriac, le fils de l'écrivain François Mauriac qui se prononça avec tant de vigueur contre la torture pendant la guerre d'Algérie. Dans Le Figaro littéraire il écrivait: «Nous sommes tous allés de nos commentaires indignés après avoir vu «L'Aveu» de Costa Gavras. Ce n'est point parce que c'est au tour de la France d'être mise, de l'étranger, en accusation qu'il nous est permis de nous dérober. Au contraire. (...) Si différentes que soient dans «L'Aveu» et dans «La Bataille d'Alger» les situations et les actions, il y a dans les deux films un recours systématique à la torture. Nous ne sommes pas fiers des Russes, nous ne sommes pas fiers des Tchèques, nous ne sommes pas fiers des Français. Nous ne sommes pas fiers des hommes» (2).
La censure des
images de «La Bataille d'Alger» par le spectateur remplit une fonction:
construire un barrage sélectif contre des souvenirs trop gênants,
interdire le passage à un autre stade d'examen, celui de l'ensemble du
fonctionnement du système colonial depuis ses origines. Car la torture,
révélée par «La Bataille d'Alger» en 1957 (on se souvient du
livre-réquisitoire d'Henry Alleg, «La question»), était bien
constitutive de l'histoire coloniale, de l'Indochine à l'Algérie. Cette
double censure «d'en bas», de la part des nostalgiques de l'Algérie
française et des Français dans un sens plus large, nous entraîne
ailleurs: là où le passé ne passe pas, vers l'auto-censure...
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* Communication donnée à la journée d'étude «50 ans après, retour sur La Bataille d'Alger».
1-Citons pour mémoire, les films officiellement censurés : l'Algérie en flammes de René Vautier, Tu ne tueras point de Claude Autant-Lara, Le Petit soldat de Jean-Luc Godard, Octobre à Paris de Jacques Panijel, Muriel d'Alain Resnais ou Adieu Philippines de Jacques Rozier. La guerre d'Algérie est la dernière grande époque de censure massive du cinéma français. Sur cet aspect, je renvoie à mon ouvrage, Imaginaires de guerre,
Paris, poche,
Ed La Découverte, 2004.
2-«Le temps des aveux», Claude Mauriac, Le Figaro littéraire, 17 juin 1970.
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par Benjamin Stora
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