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Au commencement était la mer. Débordant de ses rives au fil des marées, des vagues de la mémoire ou de l’histoire. L’enfant se moque bien de tout ça… Le jeudi, dès que le temps (et la grand-mère) le permet, il quitte le logement muet du “quartier pauvre” pour aller à la mer, se “taper” un bain. Situé sur la rue de Lyon, artère bruyante du quartier populaire de Belcourt, l’appartement est exigu. Cinq personnes y vivent dans trois pièces : la grand-mère, son fils cadet, Mme Catherine Camus, Albert et son frère aîné Lucien. Pas d’eau courante, ni d’électricité, de chauffage ou de radio. La vie s’immobilise dans l’attente du soir. Cet univers du silence tranche avec l’extérieur, la rue qui grouille en permanence, où se mêlent les cris des enfants, les appels des hommes, le tohu-bohu des charrettes et du tramway.
L’enfant remonte la rue de Lyon dont le tumulte s’estompe au fur et à mesure qu’il se rapproche du jardin d’Essais. Un grand escalier ouvre sur un autre univers dejungle bien agencée qui dégringole jusqu’à la mer. Vite déshabillé, il se jette à l’eau, tout entier, rythme sa respiration sur celle des vagues, ses mouvements sur ceux des rouleaux que le sable aspire de sa large bouche d’écume. Albert nage jusqu’aux limites de l’épuisement. Et quand il sort de l’eau c’est pour s’abîmer sur la plage. Corps offert au soleil crissant sous chaque grain de sable. Les yeux fermés, aveuglé de lumière ocre, et de sel, il attend dans le bourdonnement de cet autre silence rythmé par le flot, à la manière d’un balancier. Immuable. Inflexible. La mer recommencée sans cesse. Comme pour échapper à “midi le juste”.
Ici se joue le drame d’un monde démesuré, à hauteur de sable. Sur les dunes de ses empreintes de pas, des bousiers grimpent poussant une crotte de bique, une boule de détritus. Peinant. S’arc-boutant. Glissant. Progressant. Retombant à nouveau sous une lame de sable. Reprenant sans cesse leur ascension. Déterminés, les gros insectes noirs et cornus s’en reviennent à l’assaut de la butte, jusqu’à la franchir. Sisyphe enfant brigande gentiment sous Eole, puis s’endort alors que le balancier de la vague et du temps fait mine de servir Saturne… entre oui et non, dans l’envers et l’endroit, l’exil et le royaume. Le premier encore éloigné de son Eden, son contre-poids.
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LE SILENCE DE LA MÈRE
Camus rappellera souvent combien son enfance fut déterminante dans sa vie d’homme, dans son parcours littéraire. Même au plus loin de ses rivages, il n’aura de cesse de retourner à ce monde du silence. Il y rejoindra le jeune Albert qui parle peu, échange de rares mots avec sa mère, quasiment illettrée, qui a des difficultés d’élocution s’ajoutant à une forme de pudeur courante dans ces milieux modestes. Miroir fantasque, hydre ou promesse, la mer est là, présente à chaque courbe de la ville enlacée sur ses collines. Elle s’ouvre sur le ciel comme une blessure. Comme cette oppression qui un jour va bloquer la respiration du jeune gardien de but. Il lui faudra désormais vivre au plus près de ce souffle mesuré, précieux. Après ce “refroidissement” que l’on attribue à une chaleur excessive. Il s’agit, en fait, des premières atteintes de la tuberculose dont Camus souffrira dès l’âge de dix-sept ans et jusqu’au terme de sa vie. Ce mal qui mesure chaque instant, comme le dernier possible. En 1932, Camus publie ses premiers articles dans la revue Sud au sein de laquelle Jean Grenier réunit quelques essais de ses meilleurs étudiants. Trois ans plus tard, il adhère au parti communiste mais n’y restera que quelques mois, “blessé par l’inégalité de situation des Européens et des indigènes”. De grandes divergences entre le Parti communiste français et le Parti populaire algérien (qui prône une indépendance, à terme, de l’Algérie) l’amènent à démissionner. Ce sera sa seule expérience de militant politique dans un parti. Cet échec le conforte sans doute, dans son idée de militer par le texte et par l’action, par le théâtre, dans un refus des idéologies bien alignées, dans un souci constant de l’autre. Et avec cette prudence, ce refus d’engagement (définitif) que l’on s’empressera chez les gourous de l’existentialisme de qualifier de refus, de fuite, voire de lâcheté. Les vagues se brisent et s’en retournent calmées par le sable sur lequel Sisyphe, tel un cloporte, pousse sa pierre.
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LE NATIONALISME DU SOLEIL
C’est à la même époque que Camus prend la direction de la “maison de la culture” d’Alger avec la volonté de concilier, d’harmoniser les civilisations française etindigène. C’est l’objet de sa conférence donnée le 8 février 1937 (il n’a alors que 24ans) lors de l’inauguration de cette “maison de la culture”. Il y exprime clairement ses ambitions. “Servir la cause d’un régionalisme méditerranéen peut sembler, en effet, restaurer un traditionalisme vain et sans avenir, ou encore exalter la supériorité d’une culture par rapport à une autre, et par exemple, reprenant le fascisme à rebours, dresser les peuples latins contre les peuples nordiques. Il y a là un malentendu perpétuel. […] Toute l’erreur vient de ce qu’on confond Méditerranée et Latinité et qu’on place à Rome ce qui commença dans Athènes. Pour nous la chose est évidente, il ne peut s’agir que d’une sorte de nationalisme du soleil.” Et il poursuit dans le même élan d’exaltation : “Une tradition est un passé qui contrefait le présent. La Méditerranée qui nous entoure est au contraire un pays vivant, plein de jeux et de sourires”. Le jeune Camus se laisse un peu emporter, au point d’oublier le drame méditerranéen sur lequel se stratifie l’histoire. Mais, dans la suite de saconférence, il exprime une sorte de prémonition qui prend des allures de conjuration du futur… “le nationalisme s’est jugé par ses actes. Les nationalismes apparaissent toujours dans l’histoire comme des signes de décadence. Quand le vaste édifice de l’Empire romain s’écroule, quand son unité spirituelle, dont tant de régions différentes tiraient leur raison de vivre, se disloque, alors seulement à l’heure de la décadence, apparaissent les nationalités. Depuis, l’Occident n’a plus retrouvé son unité” (Pléiade II, p. 1321, 1322). L’évidence se projette dans l’avenir. Mais de ce côtéde la Méditerranée, l’avenir ne se conjugue pas dans la mémoire de Rome ou d’Athènes. Il énonce déjà une foi mythique dans ces “évangiles de pierre, de ciel etd’eau” (Pléiade II, p. 85) qui glorifient l’histoire dans la magnifique Tipasa où Camus estime que voir équivaut à croire. L’hédonisme et la passion du bel âge à venir sont toujours insuffisants. C’était, à l’instar de bien d’autres Algériens, le sentiment de Kateb Yacine. Alors que je lui demandais son sentiment sur Camus, il m’arrivait par une lettre lapidaire à l’écriture brisée : “Certaines pages sont très belles mais les Algériens sont absents, pour ne pas dire escamotés, comme dans L’Etranger […] Ilsuffit de le comparer à Faulkner : Faulkner parle l’argot des Noirs dans le Sud des Etats-Unis. Certains de ses personnages comme «Christmas» dans Lumière d’août dominent toute son œuvre, même s’il a des accents racistes que Camus dissimule. C’est toute la différence entre l’écrivain et le moraliste […]” Le jugement est excessif, notamment en ce qui concerne les deux dernières assertions de Kateb Yacine, néanmoins, Camus ne paraît pas avoir entièrement échappé à cette culture ambiante dans laquelle la civilisation laïque porte cravate et complet-veston.
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NAVIGATEUR SOLIDAIRE
Camus le fraternel connaît cette dérive, il en apporte souvent la preuve contraire, en défendant les “indigènes”. Beaucoup plus en tant que journaliste qu’en tant qu’écrivain. Quand il lance, au cours de cette même conférence de février 1937 : “Il y aune mer Méditerranée, un bassin qui relie une dizaine de pays. Les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d’Espagne, ceux qui errent sur le port de Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de lamême famille”, on s’étonne que l’Algérien soit encore absent. Pourtant, juste derrière la rue de Lyon – où Camus vécut les prémices de la mer – s’étend à flanc de colline le plus grand bidonville d’Alger. Les gens qui s’y accrochent sont débraillés mais assez étrangers à “cette vie forte et colorée que nous connaissons tous […]”(Pléiade II, p. 1322).
A la fois solitaire et solidaire, le journaliste Camus défend ces frères humains que la colonisation ignore dans son obsession d’un progrès très occidental. Et quand il se prend à penser que le peuple d’Alger vit hors des religions, des idoles et dans une foule sécurisante, avant de mourir solitaire, c’est une tautologie qui occulte certaines réalités sociologiques puis politiques dont Camus sera un jour la premièr victime, inévitablement condamné à choisir sa mère avant la justice.
La guerre d’indépendance (1954-1962), que la France qualifiera jusqu’au bout de“rébellion”, marque la fracture. Même s’il n’en connaîtra pas l’issue, Albert Camus sera une sorte de navigateur à la fois solitaire et solidaire comme Jonas. C’est la rupture avec Tipasa, lieu magique qui est resté associé à l’homme et à son œuvre. Ce site archéologique exceptionnel, situé sur le littoral, à soixante-dix kilomètres à l’estd’Alger, est un ancien comptoir phénicien devenu colonie latine au Ier siècle de notreère avant d’être conquise par les Romains au IIe siècle.
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LA GRÈCE DE KABYLIE ?
Subjugué par la beauté de ce lieu, où s’unissent et se confondent nature, histoire et mythes, Camus privilégie trois éléments vitaux et indissociables à ses yeux. “Habitée par les dieux”, la cité n’en est pas moins une négation de cet islam dont Camus, comme tant d’autres de ses contemporains libéraux, ne mesurera ni la prégnance, ni le rayonnement. Dès lors, avec force beauté et sensualité, il s’installe dans un exil intérieur.Quand il “tente d’accorder sa respiration aux soupirs tumultueux du monde”, c’estdans la conscience de sa durée et sa volonté de vivre sa “mort consciente”, pour reprendre le titre de la deuxième partie de "La Mort heureuse". Néanmoins, les ruines de Tipasa – si majestueuses soient-elles sous leurs fleurs et leurs parfums – ne sontplus que pierres muettes. Et il semble bien que le jeune homme en quête d’absolu et qui s’appuie sur le passé perde de vue l’histoire pour en reconstituer une autre sur fond de mythes qui, nonobstant son souhait, sont proches de la fable. Dans un tout autre domaine, quand Albert Camus réalise en 1939 sa grande et brillante enquête sur “La misère en Kabylie”, son premier article est sous-titré : “La Grèce en haillons”. C’est là une bien singulière assimilation même si on veut y voir un souci de souligner la noblesse et la fierté de ce peuple jusque dans sa déréliction.
C’est peut-être également une volonté de réfuter une thèse qui eut longtemps cours en ces régions, selon laquelle les Kabyles auraient été de lointains descendants des Romains. De quoi favoriser le prosélytisme des missions de l’Eglise et de la civilisation curieusement conjuguées en opposition à l’islam et aux Arabes. La thèse avait les faveurs des autorités et de certains littérateurs comme Louis Bertrand. Les références à la Grèce comme à Rome demeuraient de singulières erreurs. Il avait fallu la guerre, les blessures de l’histoire, pour que ce Méditerranéen prenne la pleine mesure de cette terre dont les soubresauts étaient bien moins poétiques que ceux qu’il prêtait au Chenoua, cette butte ronde regardant Tipasa, depuis l’autre rive d’une baie beaucoup plus large qu’il n’y paraissait.
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LES RIVES DE L’EXIL
Italie, Grèce, Provence… La Méditerranée des rivages, celle des plaines ondulées, des cyprès assaillis de glycine, des ciels aveuglés, lui était familière. Mais il y avait toujours ce retour vers la terre première, la ville magique avec son “long collier de boulevards sur la mer” et ses hauteurs lumineuses et parfumées, Alger l’orgueilleuse sous son voile blanc qui “s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure”. Ce pays à la fois pudique et exalté, secret et démesuré était à lui seul la quintessence de cette Méditerranée éternelle. Mais le voilà qui se fige, marque le pas. L’Algérie “fleur de sang au flanc de la France”, comme l’écrit Morvan-Lebesque, ressemble de plus en plus à un navire qui veut se détacher de son beau port d’attache. L’histoire impose son évidence. Celle qui s’est construite dans la passivité et l’ignorance des civilisateurs. “Une nouvelle culture méditerranéenne conciliable avec notre idéal social est-elle réalisable?” s’interrogeait Camus lors de sa conférence de 1937. Et le voilà vingt ans plus tard, revenant à Tipasa. La ville antique est ceinturée de barbelés, comme si l’ondevait protéger les pierres – jusque-là muettes – de la guerre. Rude choc dans une rencontre de la vieille civilisation hellénique privée de ses mythes. “[…] je n’étais pas allé en Grèce, comme je le devais. La guerre en revanche était venue jusqu’à nous, puis elle avait recouvert la Grèce elle-même. Cette distance, ces années qui séparaient les ruines chaudes des barbelés, je les retrouvais également en moi, ce jour-là, devant les sarcophages pleins d’eau noire, ou sous les tamaris détrempés. Elevé d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. Il avait fallu se mettre en règle avec la nuit : labeauté du jour n’était qu’un souvenir” (Pléiade II, p. 870). Pas cette Méditerranée qui continue de se construire pardelà les hommes, leurs espoirs, leurs mythes ou leurs fables.
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LA PENSÉE DE MIDI
C’est avec René Char qu’il a découvert réellement la Provence. Celle qui s’abrite des grands froids de l’Alpe et qui, les vents passés, rend au ciel un bleu vif comme un silence sur ses plages d’errance. Dans les années cinquante, Camus voulait acheter une maison proche de L’Isle-sur-la-Sorgue où habitait le géant fraternel dont les mots et la présence faisaient passerelle avec une autre rive. Dans un premier temps,il avait renoncé à ce projet, faute de moyens. Le prix Nobel lui permit d’acheter la belle et grande maison de Lourmarin, un petit village tapi contre le versant sud du Lubéron.
Depuis son balcon, il découvre l’échine de cette montagne domptée par le vent et sa lumière. Il regarde ces bosses vertes et grises piquées de cyprès et d’oliviers qui lui rappellent la grande plaine de la Mitidja, promesse de la mer toute proche. Ces paysages peuvent sembler plus proches de ceux évoqués par Giono ou Bosco que ceux chantés dans Noces. En fait, ils en sont un peu le souvenir et le complément des rivages d’enfance. L’autre rive de cette pensée de Midi qui se construit toujours dans le contrepoids de l’histoire en mouvement. Cette histoire dont il est si difficile d’être le témoin, prétentieux d’en vouloir être l’acteur, et désespérément dérisoire d’en prétendre désigner le futur. Il ne veut, ne peut choisir face à l’oracle du grand soir. Alger, Palma, Naples ou Lourmarin. C’est encore le “premier soir après tantd’années. La première étoile au-dessus du Lubéron, l’énorme silence, les cyprès dont l’extrémité frissonne au fond de ma fatigue. Pays solennel et austère malgré sa beauté bouleversante.” Le voilà dans cette nouvelle autre Méditerranée, dans cette “arrière-histoire” dont parle Char. Le temps a passé. La mer a uni, désuni, raccordé,déchiré, ses rives ouvertes comme les lèvres d’une plaie douce au soleil et au sel. En cette terre, sous une pierre rapportée de Tipasa, repose Camus, et chaque jour “tombés de la cime du ciel, des flots de soleil rebondissent brutalement sur la campagne autour de nous. Tout se tait dans le fracas et le Lubéron, là-bas, n’est qu’un énorme bloc de silence que j’écoute sans répit.” Lourd comme celui des rivages, des flots et des pierres ivres. En haute terre de cette patrie Méditerranée.
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Par José Lenzini.
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