Encore du Camus ! Noces à Tipasa
«Nous arrivons par le village qui déjà s'ouvre sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. A l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel.»
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Albert Camus (1913-1960), Noces, 1939
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Les perceptions visuelles dominent dans le premier paragraphe. Si le cadre général du "village qui déjà s'ouvre sur la baie" est vite mentionné, l'auteur consacre plusieurs lignes à énumérer les différentes nuances que lui offrent les fleurs des jardins, dans une symphonie de teintes chaudes, où voisinent les "bougainvillées rosat", les "hibiscus au rouge encore pâle", et les "roses thé". Le bleu des iris, couleur froide, est cité en dernier, et tranche sur l'ensemble.
Albert Camus fait suivre à son lecteur le chemin qui part du village et aboutit aux ruines de Tipasa.
Le premier paragraphe, du début du texte jusqu'à "Toutes les pierres sont chaudes", est dévolu au paysage que le narrateur et ses compagnons de voyage découvrent depuis l'autobus: il s'agit tout d'abord d'une vue générale du "village qui déjà s'ouvre sur la baie", puis de la végétation exubérante que l'on découvre dans les jardins. L'arrivée au village donne à l'auteur l'occasion de noter rapidement une scène de la vie du village, la "tournée matinale" des bouchers.
Les couleurs associées aux hommes sont plus vives - on serait tenté de dire criardes - qu'il s'agisse de "l'autobus couleur bouton d'or" ou des "voitures rouges" des bouchers.
Le groupe nominal "le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie" mêle des sensations, car le "soupir" pourrait être entendu, et le mot est sans doute choisi à la place de "souffle", ou de "parfum", pour donner plus de poids à la personnification; en revanche, les adjectifs "odorant" et "âcre" sont à ranger dans les impressions olfactives.
Une notation, tactile en apparence, s'explique sans doute par une correspondance entre la vue et le toucher; en effet, lorsque le narrateur remarque que "toutes les pierres sont chaudes", il n'est pas encore descendu de l'autobus. On peut donc supposer que la réverbération du soleil sur les pierres suggère, par son intensité éblouissante, une température élevée, dont on sent le rayonnement, sans qu'il y ait un contact véritable.
Le paragraphe se clôt sur une impression auditive: les "sonneries des trompettes" doivent être stridentes, insistantes, et forment un contraste avec la tonalité poétique réservée à la description des jardins.
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Le deuxième paragraphe nous entraîne à la suite des visiteurs à l'écart du village. Le chemin suivi nous permet de découvrir une "plongée" dans la nature, "en pleine campagne". Les jalons de cet itinéraire sont clairement indiqués; "à gauche du port", les promeneurs empruntent un "escalier de pierres sèches", passent devant "un petit phare" - au pied duquel ils s'arrêtent pour contempler la nature: les "plantes grasses (...) descendent" vers les rochers et la mer. Le point de vue adopté souligne la pente du chemin; tout semble aller de haut en bas, le sentier "plonge", la lumière "descend du ciel".
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Le troisième paragraphe prend pour thème les absinthes, plus que les ruines, qui sont pourtant enfin atteintes. En effet, leur "laine grise couvre les ruines", et c'est à leur "essence" que l'auteur attribue le "vacillement du ciel" que l'œil découvre, guidé ainsi vers le haut, "de la terre au soleil", dans un mouvement inverse de celui qui structurait le deuxième paragraphe.
Les "absinthes", dont le parfum violent est ressenti comme une agression: "les absinthes nous prennent à la gorge". Les impressions visuelles dépendent de ces plantes: leur "laine grise couvre les ruines", et le tremblement de l'air, provoqué sans doute par la chaleur, est attribué à "l'alcool généreux" qu'exsuderaient les végétaux.
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Extraits provenant du site: http://www.ac-nice.fr/etabs/camus/activite/pedagogi/francais/camus/noces.htm
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