Le documentaire qui éclaire les relations secrètes d’Emmanuel Macron avec l’Algérie
« On dit souvent que les routes de l’Élysée passent par Alger »
Le groupe indépendant « Off Investigation » présenter en avant-première son prochain documentaire : « Macron l’algérien, en marche…vers le cash ? ». Une enquête signée Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi.
En février 2017, en pleine campagne présidentielle, Emmanuel Macron se rend à Alger. Mais au lieu de rencontrer des représentants de la société civile, il se contente de voir des officiels et, plus discrètement, des affairistes proches du pouvoir. Dès lors, il va constamment soutenir le régime, même au plus fort du « Hirak », quand treize millions d’algériens défilaient dans toute l’Algérie contre un cinquième mandat du vieux président Abdelaziz Bouteflika. Emmanuel Macron a-t-il offert sa protection à un régime militaire corrompu et discrédité, en échange de soutien financier?
À travers des témoignages inédits tels que : Xavier Driencourt (ancien ambassadeur de France à Alger), Bernard Cheynel (ancien vendeur d’armes français décédé début 2022), Jean-Pierre Mignard (membre de la délégation d’Emmanuel Macron à Alger en 2017) ou encore des sources proches du pouvoir algérien. Mais aussi le travail des journalistes et écrivain : Omar Benderra (Algeria Watch), Marc Endeweld (journaliste), Nicolas Beau (Mondafrique.com), Abdou Semmar (journaliste algérien réfugié politique en France), et Antton Rouget (Mediapart), Off Investigation lève le voile sur cette face sombre de la Françalgérie.
Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)
Dans le cadre d’une saison organisée autour de la commémoration des 60 ans de l’indépendance algérienne, l’Institut du Monde Arabe (IMA) présente Son œil dans ma main, une exposition de photos de Raymond Depardon accompagnée de textes peu convaincants de l’écrivain Kamel Daoud, qui cherche à présenter de l’Algérie d’aujourd’hui un visage étonnamment optimiste et dans une langue ampoulée.
Une chronique de Christian Labrande
Tout commence en 1961, Depardon , jeune photographe, est envoyé en Algérie
Installée dans deux espaces, l’exposition présente 80 photos de Depardon et cinq textes inédits de Kamel Daoud. Dans les salles réhaussées d’un dégradé de bleu évocateur de la Méditerranée, au fil d’une scénographie qui facilite le passage entre images et texte, le visiteur navigue entre les grands textes suspendus comme des installations et ménageant une transparence qui permet de deviner les photos à travers. Textes et photographies sont encadrés à l’identique pour en souligner l’égale importance.
Alger en état de choc en 1961
Tout commence en 1961, Depardon , jeune photographe, est envoyé en Algérie « A l’époque, aucun photographe ne voulait y aller, raconte-t-il, ils avaient déjà couvert les barricades, le discours d’ Alger du Général de Gaulle , le putsch d’Alger . Plus personne non plus ne voulait publier ces photos. On est juste après le référendum , la période est terriblement douloureuse pour tous et l’atmosphère terriblement tendue entre la France et l’Algérie ».
Malgré ce climat pesant le jeune photographe débarque à Alger muni d’un Leica « pour aller vite » et d’un Contax avec téléobjectif. Les choses se passent mal Il se fait détruire un de ses appareils et doit se réfugier dans une chambre d’hôtel pour saisir des scène d’’émeute de rue au téléobjectif. Une couverture particulièrement périlleuse de ce que l’on appelait encore « les événements : « On craignait les attentats, les gens ne voulaient pas se faire photographier, on n’avait pas la possibilité de dialoguer, ni avec les Algériens, ni avec les Européens qui allaient repartir » rappelle Depardon.
Néanmoins, dans ce contexte chaotique, il a l’occasion de réaliser, avec d’infinies précautions, des dizaines de scènes de la vie algéroise en état de choc., qui constituent le fleuron de cette belle exposition.
Depardon et les accords d’Evian
Une autre série de photos exposés sur le cimaises de l’IMA ont été réalisées à l’occasion d’un événement mémorable Volontaire de la première heure pour couvrir cette page d’histoire, Depardon est alors le seul photographe accrédité auprès de la délégation algérienne, menée par Krim Belcacem, venue pour signer les accords d’Evian entre la France et le Front de Libération National (FLN).
« Lorsque j’ai montré ces photos à nos éditeurs algériens, raconte Depardon, il y eu silence pesant »en effet l’ensemble des négociateurs avaient disparu, exécutés ou exilés.
« Ce qui m’intéresse dans le photographe, c’est son corps, son errance, son voyage (…) Errance de déclic en déclic » Kamel Daoud
Tous ceux qui ont l’occasion de voir ces clichés, pour la plupart inédits, prenant conscience de leur valeur historique, se posent alors la question de leur mise en valeur. C’est à ce moment que nait l’idée d’un livre associant des textes de l’écrivain Kamel Daoud aux photos de Depardon.
Des textes qui seraient « des comètes »
Les deux hommes s’entendent d’emblée sur un principe : les textes ne seront en aucun cas des commentaires des images. « Ces textes sont comme des « comètes », des fulgurances inspirées par une vision ; ils ont par rapport à l’image une fonction de relais et non d’encrage, pour reprendre une distinction de Roland Barthes » souligne Depardon.
Tout sauf illustratifs en effet des textes qui sont à la limite de la poésie et de l’énigme. Souvent proches d’une sorte de grimoire mallarméen.
Porté par l’éditeur algérien Barzakh, l’ouvrage édité parallèlement à l’exposition de l’IMA comprend plusieurs textes où Daoud explicite sa démarche, pas franchement explicite… « Raymond Depardon photographie ce qu’il voit à la jonction de ce qu’il ne voit pas. Je regarde ce que je ne vois pas en croyant savoir ce que cela signifie. Son œil est dans ma main. Son corps est ma mémoire. Ce qui m’intéresse dans le photographe c’est son corps, son errance, son voyage : je me glisse en lui, j’épouse ses mouvements, son regard, sa culture, ses préjugés, mais aussi sa singularité. Errance de déclic en déclic ».
L’écrivain Kamel Saoud, qui souvent relaie les initiatives du régime militaire algérien, présente une vision bien optimiste de l’Algérie actuelle
Un regard bien « optimiste » sur l’Algérie
Aux deux salles où sont exposés les clichés de l’année 1961, succède une autre salle consacrée à ceux réalisés par Depardon en 2019, à l’occasion d’un séjour à Alger et Oran en compagnie de l’écrivain. Avec le désir de montrer des images d’un pays que nous ne connaissons finalement peu. Et Daoud d’alaigner les évidences:« l’Algérie est devenu un territoire de l’entre- soi. C’est un pays d’où on sort difficilement, où se rendre n’ est pas évident »..
« Les amoureux deviennent imperceptibles quand ils s’approchent de la mer. Ils se glissent dans l’invisibilité » Kamel Daoud
Les images les plus diffusées de l’Algérie d’aujourd’hui sont, logiquement, celles des manifestations du Hirak qui ont secoué le pays depuis février 2019. Or les superbes clichés réalisés par Depardon se concentrent, eux, sur la vie quotidienne des deux grandes villes algériennes. Des images où les femmes aux visages découverts sont omniprésentes, où les relations amoureuses ne sont pas cachées, inspirant à l’’écrivain algérien une prose lyrique : « un couple face à la mer se fait toujours géographe nonchalant. (…) A chaque rendez vous amoureux , l’horizon semble nouvellement inauguré. Dans mon pays , les amoureux deviennent imperceptibles quand ils s’approchent de la mer. Ils se glissent dans l’invisibilité. Alors on les ignore, parfois. Comme on fait des mouettes on les laisse en paix ».
Un regard optimiste donc. Trop optimiste ? Il est difficile de juger sur pièce car l’Algérie d’aujourd’hui reste à bien des égards une énigme.
Son Œil dans ma main. .Algérie 1961/2019. Raymond Depardon/Kamel Daoud. Exposition. Institut du monde arabe. Jusqu’au 17 juillet 2022
Le livre qui accompagne l’exposition : Son Œil dans ma main .Algérie 1961/2019. Raymond Depardon/Kamel Daoud. Coédition Barzakh/Images plurielles . 232 pages. 134 photos. 35 euros
1Soixante ans après l’indépendance algérienne, comment faire et écrire l’histoire de celles et ceux qui l’ont vécue comme une révolution ? Malika Rahal se propose de combler le vide historiographique laissé par les historiens de part et d’autre de la Méditerranée. Sur la rive algérienne, c’est surtout à partir de la crise politique interne au Front de libération nationale (FLN) que l’histoire de l’indépendance a été écrite. Sur la rive française, les travaux ont avant tout porté sur le rapatriement massif des Français d’Algérie, migration postcoloniale la plus brutale que le pays ait connue, ainsi que sur les supplétifs réunis sous l’appellation générique de harkis. Les populations ordinaires restées en l’Algérie ont de ce fait été privées de leur propre histoire. Algérie 1962 se consacre au retournement du monde provoqué par l’indépendance chez ces individus « exceptionnellement normaux »1 (p. 16) et propose une « histoire des gens » en 1962 qui met à distance la grammaire de la déploration.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le term (...)
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’aut (...)
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sort (...)
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir no (...)
2Pour contourner la saturation de l’histoire par les polémiques mémorielles, Malika Rahal prend à bras le corps le chrononyme2 de 1962 et le déplie en l’abordant par sa réalité la plus triviale : la chronologie, de janvier à décembre, par-delà les césures de l’histoire institutionnelle3. L’indépendance apparaît comme un temps court qui transforme la vie quotidienne des Algériens, et comme un temps long du fait des continuités avec le temps colonial. L’autrice appréhende ainsi l’année 1962 comme un temps des possibles etune ouverture révolutionnaire pour les Algériens, mais aussi comme une « sortie de guerre »4, utilisant un concept peu usité pour définir analytiquement cette période. Pour l’historienne, l’écriture de ce « temps fluide »5 requiert une attention constante aux termes utilisés tant « les catégories désignant les personnes sont changeantes » (p. 18). Ainsi, bien que les catégories coloniales (« musulmans », « Européens ») deviennent obsolètes, leur usage ne se dissipe pas avec la fin de la domination coloniale. Si le terme d’« Algérien » acquiert une légitimité, l’incertitude demeure à propos de qui voudra ou pourra acquérir la nationalité algérienne, le code de la nationalité n’étant voté qu’en mars 1963.
3L’enquête recueille les expériences et parcours d’hommes et de femmes à partir d’autobiographies, de biographies, d’archives et d’entretiens afin de restituer les craintes et les peurs, l’enthousiasme et l’effervescence qui caractérisent le peuple algérien dès l’advenue de l’indépendance. L’ouvrage est composé de vingt-deux chapitres regroupés en quatre parties thématiques qui développent ce que 1962 fait à la violence (partie 1), aux corps (partie 2), à l’espace (partie 3) et au temps (partie 4). Chaque chapitre se présente comme une scène historique qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage à part entière. Malika Rahal assume ainsi de se détacher de l’histoire exhaustive pour proposer une histoire par incursions.
4La première partie s’ouvre sur un paradoxe caractéristique de certaines sorties de guerre : le cessez le feu de mars 1962 amorce une période de violences extrêmes plutôt qu’il ne la referme. La violence émane d’abord de l’Organisation armée secrète (OAS). Particulièrement dans les villes de l’Oranais, le paysage visuel et sonore est marqué par l’intensité paroxystique de la guerre urbaine : l’œil des habitants est constamment sollicité par les affiches et les graffitis qui saturent l’espace et leur oreille est assourdie par le bruit des tirs, des bombes et des cris. Le monopole de la violence légitime est ébranlé par la multiplicité des autorités et des forces de l’ordre, mais les étiquettes d’OAS, de FLN et de MNA (Mouvement national algérien) peinent à saisir les alliances de circonstance qui se nouent entre habitants. Il est ainsi difficile de déterminer « qui est qui dans cette transition violente […] alors qu’il est encore temps de “passer pour” ce que l’on n’a pas été jusque-là » (p. 113).
6 Il n’existe pas de décompte exact des morts de la guerre d’Algérie. Kamel Kateb insiste sur la néce (...)
5La seconde partie se consacre aux effets de 1962 sur le corps. L’autrice décline le terme de manière polysémique, désignant tant la corporéité, concrètement désengagée (démobilisation des combattants de l’Armée de libération nationale – ALN –, disparition des corps de certains morts) ou pleinement sollicitée (présence transgressive des Algériens dans l’espace public, détente des corps dans les festivités), que la métaphore du corps collectif national retrouvé, qui doit s’auto-organiser. Le démographe Kamel Kateb estime entre 430 000 et 578 000 le nombre de morts du côté algérien6. Nommer les disparus, compter les blessés et déplacés – faire le bilan – devient une opération routinière. Le retour des combattants et des prisonniers à la vie civile – et à l’intime – suscite parfois le malaise au sein des maisonnées où la vie familiale s’était réorganisée. La crainte que la violence ne frappe jusqu’au chevet des mourants conduit souvent les habitants à soustraire les blessés des cliniques françaises pour les remettre à un système de soins plus sommaire mais contrôlé par des Algériens.
7 Pour reprendre les mots du poète Bachir Hadj Ali.
6Puisque la sortie de guerre se double d’une sortie d’empire, l’année 1962 est un observatoire privilégié du retrait de l’État colonial et des tentatives pour le nouvel État indépendant de fondre dans un corps national unique des autorités différentes (soldats de l’ALN, cadres du Gouvernement provisoire de la République algérienne, instituteurs de l’Association des oulémas), dont la cohésion ne va pas de soi. L’auto-organisation du peuple prime et constitue un vecteur « d’empuissancement » collectif. Les moments d’ivresse et d’excitation entrainent une déprise des corps des habitants par ailleurs traversés par le deuil. 1962 est enfin le temps des « amours différés »7, où les familles reprennent les rituels suspendus, comme les mariages. La non-participation des harkis et des messalistes aux festivités cristallise leur mise en marge du corps collectif.
7La troisième partie porte sur les transformations de l’espace. L’Algérie est en 1962 à la fois un « pays fourmilière », dans lequel les circulations de personnes abondent en tous sens (libération des prisonniers des camps, retour des réfugiés, départ des Français), et un « confetti de territoires » qui porte les traces de la guerre (p. 254). De nombreux sols étant minés, il est encore possible de mourir de la guerre après la guerre : en 2019, un enfant est ainsi venu s’ajouter aux 7 500 victimes qui auraient péri après l’indépendance des 11 millions de mines déposées par l’armée française. L’année 1962 marque aussi un « retournement de l’espace » (p. 271) : plusieurs camps sont intégrés dans l’espace urbain par l’extension des villes, tandis que des quartiers se désertifient en quelques semaines. L’appropriation de meubles abandonnés et l’installation de certains Algériens dans des logements inoccupés, avant d’en devenir progressivement propriétaires, sont synonymes d’une mobilité sociale ascendante, parfois vécue comme une véritable transgression : le départ des Français a reconfiguré l’espace géographique et social algérien. La ligne de partage est encore forte dans l’Algérie contemporaine entre les habitants étiquetés comme ingénieux, voire profiteurs, et les malchanceux qui se seraient fait avoir – par morale ou par crainte d’un départ simplement éphémère des Français. Ces catégories d’appréhension de l’espace social ne sont pas que nominales : elles ont des effets pratiques sur les trajectoires sociales des familles algériennes après l’indépendance.
8Quand commence et quand finit 1962 ? L’ouvrage se referme sur la question du temps. L’attente (inquiète ou heureuse) est sans doute l’expérience la plus partagée par les Algériens et les Français. Pour les Algériens, le temps biographique est bouleversé par des avancements de carrière inattendus. De quoi se souvenait-on en 1962, en l’absence de témoins directs du temps précédant l’occupation française ? Les pèlerinages renouvelés vers les terres spoliées des ancêtres sont les indices d’un temps vécu comme un renversement de l’occupation coloniale. Films, chansons, changements de noms de rue et commémorations fixent des mythologies durables. « Narrativement autant que matériellement, 1962 est au cœur de la question de la juste rétribution du passé » (p. 410) et de la réversibilité du processus colonial.
9Le livre relève le pari de rééquilibrer une histoire réalisée à parts inégales en tenant ensemble les expériences du peuple algérien, largement inconnues en France, et la présence, en creux, des rapatriés, dont l’histoire a davantage été écrite. Le surgissement de 1962 comme référence des manifestants lors du Hirak, début 2019, a sans doute renforcé la qualification de révolution attachée à l’année 1962. Malika Rahal offre toutes les clés pour la saisir comme telle.
NOTES
1 Malika Rahal emprunte cet oxymore à l’historien italien Edoardo Grendi pour insister sur la dimension proprement routinière des moments de crise. Le quotidien en apparence anodin du peuple algérien peut paradoxalement se révéler un bon observatoire pour saisir la dimension révolutionnaire de l’indépendance.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le terme de « chrononyme » permet de dénaturaliser le langage utilisé pour organiser la matière historique. Pour une mise au point sur ce terme et ses enjeux, voir notamment Kalifa Dominique, « Dénommer l’histoire », in Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2020.
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’autodétermination, transfert de souveraineté, proclamation de l’indépendance) et les 20 et 25 septembre (création des institutions à travers les élections de l’Assemblée nationale et proclamation de la République algérienne et populaire).
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sortie de guerre du côté algérien, voir notamment Joly Vincent et Harismendy Patrick (dir.), Algérie. Sortie(s) de guerre, 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2014 ; compte rendu d’Alain Messaoudi pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/18118.
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir notamment Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Science Po, 2009.
6 Il n’existe pas de décompte exact des morts de la guerre d’Algérie. Kamel Kateb insiste sur la nécessité de rapporter la mortalité à l’ensemble de la population algérienne. 4,7% à 5,8% de la population aurait ainsi péri, un pourcentage considérable si on le rapporte aux autres conflits (mortalité de 3% de la population pour la Première Guerre mondiale en France, par exemple). Les décès français s’élèvent à environ 3 000 pour les civils et 25 000 pour les militaires.
7 Pour reprendre les mots du poète Bachir Hadj Ali.
Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire, Paris, La Découverte, 2022, 445 p., EAN : 9782348073038.
Née en Algérie, ardente militante, Samia Ammour s'est exilée en France en 2004. Elle s'est battue au quotidien pour faire sa place, sans jamais abandonner ses combats politiques. Aujourd'hui, elle chante les airs de sa Kabylie natale pour ne pas laisser cet héritage tomber dans l'oubli.
En savoir plus
Algérie, 1973. A Bordj Menaïel, en Kabylie, Samia Ammour pousse son premier cri, onzième enfant d'une fratrie de douze. Ses parents sont originaires du village de Yakouren, un écrin de verdure surnommé la "petite Suisse" de l'Algérie. Très tôt, Samia prend conscience de l'identité berbère de sa famille. A l'école on parle arabe mais à la maison, c'est le kabyle. Son père comme sa mère ont lutté pour l'indépendance de l'Algérie en prenant le maquis. Un héritage qu'elle revendique avec fierté.
Car Samia Ammour est une femme de combats. Le combat féministe, dont la prise de conscience arrive dès le lycée et les prémices de la décennie noire. Le combat pour la démocratie et la liberté, également. Tout au long de ses années d'étudiante, elle ne cessera jamais de militer avec ses camarades, en dépit du danger, des assassinats politiques jusqu'aux bombes dans les manifestations. Il y a aussi le combat pour la reconnaissance de l'identité amazigh, dont l'un des points d'orgue est le Printemps berbère de 2001.
En 2004, Samia choisit de partir en France, à regret, face à l'inquiétude de ses proches. A 31 ans, après un long cursus en psychologie à Alger, il faut se réinventer complètement, reconstruire une vie de zéro. Enchaîner les boulots, se confronter aux discriminations... Mais elle persévère et n'oublie jamais son attachement à l'Algérie. Pour sauvegarder et faire passer les traditions orales de Kabylie, Samia Ammour s'est mise à chanter, avec deux de ses soeurs installées en France, Nadia et Naima. Ce sont les chants que chantait leur mère, poèmes transmis de génération en génération. "Une autre manière", pour elle, de poursuivre ses engagements.
Sur la décennie noire : "On ne savait pas à quel moment ça pouvait frapper la mort, comment, par qui... Mais il fallait vivre. J'avais 20 ans. Pour moi c'était : de toute façon on va crever, alors vivons."
"Je n'aime pas trop le mot déclassement, parce que ça veut dire qu'il y a une hiérarchisation des métiers. Il n'y a pas ça, parce que tout métier est honorable, je l'ai appris de mon papa."
"Le colonialisme a été la chose la plus ignoble que le capitalisme et l'impérialisme aient réussi à mettre en place."
Sur cette photo d'archive prise le 3 juillet 1962, les troupes algériennes de l'Armée de libération nationale (ALN) défilent devant le Palais des Sports d'Oran, lors d'une cérémonie célébrant l'indépendance de l'Algérie. (AFP)
ALGER: Ibrahim Ould Mohamed, 85 ans, ancien résistant pendant la guerre de libération algérienne, se remémore avec émotion sa participation le 1er juillet 1962 et son "oui" au référendum pour l'indépendance de l'Algérie.
Il avait rejoint la lutte pour la libération du pays dans le village Kalâa Beni Abbès, à Béjaia (est), avant d'être contraint de partir vers Alger avec sa famille après des bombardements français en 1959.
M. Ould Mohamed a poursuivi le combat à El Harrach, dans la banlieue ouest de la capitale, en tant que +moussabil+ (militaire en tenue civile) en collectant argent et armes pour les combattants dans les montagnes.
Après près de huit ans de guerre, les armes se sont tues en mars 1962 aux termes des Accords d'Evian, ouvrant la voie à la proclamation d'indépendance de l'Algérie le 5 juillet de la même année, approuvée le 1er juillet par 99,72% des voix lors d'un référendum.
Soixante ans plus tard, l'octogénaire n'a pas oublié ce scrutin historique. Il a voté, par un "oui" évidemment, dans la circonscription d'El Harrach, où il était chargé de surveiller le déroulement du scrutin supervisé par l'exécutif provisoire issu des Accords d'Evian.
"Il était impossible que les Algériens votent non. Nous étions tout à fait à l'aise", se rappelle-t-il. "Même si l'enjeu était important, nous n'avions même pas besoin de propagande pour le référendum sur l'indépendance. Tous les Algériens étaient mobilisés pour le vote".
«Deux jours de plus»
"Nous étions persuadés que le peuple qui avait subi les affres du colonialisme ne pouvait pas choisir de rester sous son joug", ajoute-il.
Après les Accords d'Evian, un autre référendum sur l'indépendance de l'Algérie a été organisé le 8 avril 1962 sur le territoire français. Les Français ont voté "oui" à 90%.
Pour M. Ould Mohamed, l'indépendance de l'Algérie s'est dessinée dès le déclenchement de la guerre de libération le 1er novembre 1954.
"En déclarant la guerre à la France, nous avons annoncé le rejet de sa présence dans notre pays", estime-t-il. "Le référendum a permis à la France de quitter l'Algérie en sauvant les apparences car elle savait que lorsque le peuple se révolte, personne ne peut l'arrêter".
Avec l'annonce du résultat du référendum le 3 juillet 1962, l'Algérie devient indépendante. Mais c'est la date symbolique du 5 juillet qui a été retenue officiellement car elle coïncide avec la reddition du Dey d'Alger Hussein Pacha à la même date en 1830.
"Ahmed Ben Bella (premier président de l'Algérie indépendante, ndlr) a choisi cette date et nous a, du coup, ajouté deux jours de colonisation", dit M. Ould Mohamed sur un ton mi-sérieux mi-taquin.
Pour Hussein Taher, soldat de l'Armée de libération nationale à l'époque, l'indépendance a commencé sitôt les résultats du référendum annoncés et la levée du drapeau algérien sur le siège de l'exécutif provisoire dirigé par Abderrahmane Farès au Rocher noir (aujourd'hui Boumerdes), à 45 km à l'est de la capitale.
«Une Algérie meilleure»
M. Taher, 84 ans, se souvient de sa participation le 5 juillet 1962 au premier défilé militaire "avec 1.200 soldats qui ont paradé du stade municipal jusqu'à la Place du gouvernement (rebaptisé Place des Martyrs)", sur un parcours de près de 8 km.
Le même jour, le monument érigé par la France pour marquer le 100e anniversaire de la colonisation de l'Algérie en 1930 a été détruit et le drapeau national a été hissé sur la plage de Sidi Fredj, à l'ouest de la capitale, là où l'invasion française avait commencé.
"Nous, dans les montagnes, n'avons pas participé au référendum. Mais tous les Algériens ont voté en faveur de l'indépendance car ils n'avaient rien vu de bon dans la colonisation", raconte à l'AFP un autre ancien soldat, Abdellah Sid Ahmed, 82 ans.
Ibrahim Ould Mohamed, l'ancien résistant, dit avoir voté seulement deux fois dans sa vie. S'il a dit "oui" au référendum de 1962, il a voté l'année suivante contre l'élection d'Ahmed Ben Bella comme premier président de l'Algérie indépendante, seul candidat d'un régime qui était à l'époque à parti unique, le Front de libération nationale (FLN), toujours au pouvoir.
"Ce n'était pas contre sa personne mais parce que je voulais des élections pluralistes. Je rêvais d'une Algérie meilleure à la hauteur des sacrifices du peuple", explique-t-il.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com
S'il ne rejette pas la terminologie de «colonie de peuplement», l'historien français Benjamin Stora exclut l'idée d'une stratégie délibérée: «il n'y avait pas de pensée élaborée de substitution de la population», «ce n'était pas une politique de remplacement». (AFP)
En particulier, les 70 premières années qui suivirent le débarquement en 1830 des troupes françaises en Algérie furent marquées par des tueries massives, dont les sinistres «enfumades»
A partir de 1840, alors que la France affronte une grave crise économique, «le gouvernement opte pour la colonisation totale de l'Algérie et son peuplement par le "surplus de population française"», explique un historien
TUNIS: Un enjeu de peuplement, dont la mise en oeuvre s'est faite au prix de massacres, était au coeur de la conquête française au 19ème siècle de l'Algérie, qui célèbre mardi son 60ème anniversaire d'indépendance, selon des historiens.
En particulier, les 70 premières années qui suivirent le débarquement en 1830 des troupes françaises en Algérie furent marquées par des tueries massives, dont les sinistres "enfumades", et par le déplacement forcé de centaines de milliers d'autochtones.
"Au départ, ce fut une logique de remplacement nommée alors +refoulement des Arabes+, puis une logique d'exploitation et de spoliation des terres", explique Olivier Le Cour Grandmaison, spécialiste français de l'histoire coloniale.
"Il s'agissait d'une politique de remplacement d'un peuple par un autre", abonde son confrère algérien Hosni Kitouni, chercheur à l'université britannique d'Exeter. "Ce fut fondamentalement une politique de remplacement. Une politique de peuplement".
S'il ne rejette pas la terminologie de "colonie de peuplement", l'historien français Benjamin Stora exclut l'idée d'une stratégie délibérée: "il n'y avait pas de pensée élaborée de substitution de la population", "ce n'était pas une politique de remplacement".
C'était plutôt "semblable à la politique expérimentée dans l'ouest américain. On installe des colons pour prendre le pays. Il n'y a pas de stratégie. C'est une colonie de peuplement progressive, par addition de populations arrivant dans le désordre", dit-il.
«Enfumades»
"La conquête de l'Algérie a été terrible. Elle s'est faite dans la violence", confirme M. Stora. En Algérie, "l'armée d'Afrique reprend (la technique) des +colonnes infernales+ utilisées contre les Vendéens, au début de la Révolution française... On massacre des populations et on les déplace".
C'est le cas à Blida, près d'Alger, où en novembre 1830, "plus de six cents femmes, enfants, vieillards sont passés par les armes", rappelle l'historien Kitouni.
A partir de 1840, alors que la France affronte une grave crise économique, "le gouvernement opte pour la colonisation totale de l'Algérie et son peuplement par le +surplus de population française+", explique-t-il.
Selon M. Kitouni, entre 1830 et 1930, l'administration coloniale s'empare de 14 millions d'hectares dont une partie sont cédés gracieusement à des migrants européens, qui passeront de 7 000 en 1836 à 881 000 en 1931.
Ce qui a été appelé "+pacification+ de l'Algérie débute véritablement avec la nomination du général Bugeaud au poste de gouverneur général en 1840", précise M. Grandmaison.
C'est une période de "guerre totale", dit l'historien, où disparaît "la distinction entre civils et militaires et entre champs de bataille et sanctuaires", profanés même lorsque s'y réfugient des civils.
Les troupes coloniales inventent "l'enfumade". Deux ont été particulièrement documentées par les historiens: celle des Sbéhas (11 juin 1844) et celle du Dahra (18 juin 1845) avec l'extermination de tribus entières réfugiées dans des grottes et asphyxiées par des feux allumés sur ordre de généraux français, raconte Mansour Kedidir, du Centre de recherche Crasc d'Oran.
Ces épisodes relèvent du "terrorisme d'Etat: l'objectif était de massacrer pour faire un exemple et mieux soumettre les +indigènes+", explique M. Grandmaison, dénonçant "un crime contre l'humanité".
Aux enfumades, s'ajoutent, note-t-il, "la destruction de dizaines de villages et la déportation de milliers de civils", sans leur cheptel, vers des terres moins fertiles, entraînant famines et épidémies qui déciment ces populations.
«Dépossession identitaire»
Pour M. Kedidir, il y a eu dans la phase initiale de conquête, "une intention délibérée d'éradication, du moins de réduire la population (locale) pour qu'elle ne puisse plus présenter un danger pour l'armée d'occupation".
En 1880, le démographe français René Ricoux calculait que "la population +indigène+ a baissé d'environ 875 000 personnes entre 1830 et 1872".
Malgré cela, le nombre d'Algériens recommencera ensuite à progresser, parvenant même à doubler entre 1906 et 1948 pour atteindre 9 millions d'habitants.
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a évoqué en octobre 2021 un bilan de "5,630 millions de morts algériens entre 1830 et 1962", soit une majorité de victimes pendant la conquête puisque la guerre d'indépendance aurait fait 3 à 400 000 morts algériens, selon les historiens français et 1,5 million selon les Algériens.
Au-delà de chiffres qui font encore l'objet de débats, "le plus important dans la conquête coloniale, c'était la dépossession identitaire", estime M. Stora.
"Quand on prenait la terre de quelqu'un, on lui faisait perdre son nom qui était lié à la terre", dit-il.
Carles Puigdemont a été le président de la Généralité de Catalogne (Generalitat de Catalunya), de 2016 à 2017. C’est l’homme qui a déclaré, en 2017, après un vote du Parlement catalan, l’indépendance de cette riche région d’Espagne. Une décision qui a provoqué l’une des plus graves crises institutionnelles et territoriales de l’Espagne moderne.
Cet acte lui a valu des poursuites judiciaires pour « rébellion » et « sédition » et un « exil » en Belgique, que ses détracteurs espagnols taxent de « fuite ».
Devenu eurodéputé et refondateur de l’un des principaux partis politiques catalans, Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne, droite catalane) – qui partage le pouvoir avec une autre formation indépendantiste, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, gauche républicaine catalane) –, il peut se déplacer partout en Europe sauf en Espagne, où pèse sur lui un ordre d’arrestation.
Carles Puigdemont a répondu, en français, aux questions de Middle East Eye.
Manifestations de joie après le vote du Parlement de Catalogne pour déclarer l’indépendance le 27 octobre 2017 (AFP/Pau Barrena)
Middle East Eye : Pour tout le monde, la Catalogne, c’est la ville de Barcelone, le tourisme et surtout le FC Barcelone. Avez-vous une autre définition ?
Carles Puigdemont : C’est avant tout une vieille nation européenne qui, depuis le Moyen Âge, possède un Parlement, un gouvernement, des institutions et des relations internationales, notamment en Méditerranée. C’est aussi une nation qui, après quelques siècles d’existence, a tout perdu et a vu comment on interdisait sa langue.
MEE : On parle encore catalan en Catalogne.
CP : Je parle d’histoire. Les Bourbons, c’est-à-dire la monarchie espagnole, ont interdit le catalan au début du XVIIIe siècle. À partir de ce moment, et jusqu’aujourd’hui, la Catalogne n’a cessé de se battre pour récupérer sa liberté perdue et sa langue.
Certes, pendant ces quelque 300 ans, on a réussi à avoir quelques périodes dites « de liberté », qu’il faut mettre entre guillemets.
Nous sommes une petite nation entourée de deux grandes puissances, territoriales et linguistiques, l’Espagne et la France. Notre nation essaie de survivre
MEE : Pouvez-vous expliciter ?
CP : C’était durant la Seconde République espagnole [1931-1939] et après la mort de Franco [1975]. Mais ce n’était jamais une liberté pleine pour garantir la survie de la Catalogne.
Nous sommes une petite nation entourée de deux grandes puissances, territoriales et linguistiques, l’Espagne et la France. Notre nation essaie de survivre.
Nous essayons de protéger notre langue, notre culture, et en même temps vivre en paix avec nos voisins et faire entendre notre voix dans le monde.
MEE : Mais il y a un immense espace géographique qui va au-delà de la Catalogne. On parle catalan, ou une langue apparentée, du nord de la Murcie, une communauté autonome voisine de l’Andalousie, jusqu’au département français des Pyrénées orientales, que vous appelez la « Catalogne du Nord ». En passant par la Communauté valencienne et la Frange d’Aragon.
CP : Oui, mais vous savez, outre Andorre, le catalan est parlé dans trois pays européens membres de l’Union européenne [l’Espagne, la France, l’Italie]. C’est la langue officielle dans un espace géographique où habitent 10 millions de personnes, et pourtant, elle est interdite au Parlement européen et au Congrès des députés espagnol.
Nous n’avons pas le droit d’utiliser notre langue dans ces instances parlementaires. Moi qui suis eurodéputé, je n’ai pas le droit de m’exprimer dans ma langue maternelle, qui est pourtant une vieille langue européenne.
MEE : Pourquoi ? CP : Parce que l’Espagne ne veut pas demander pour le catalan le même statut qu’ont, au Parlement européen, le maltais, le gaélique, les langues baltes et celles des Balkans, etc., qui sont beaucoup moins parlées que notre idiome.
Quand l’Espagne se projette à l’international, elle oublie volontairement de préciser qu’il y a plusieurs nations dans la péninsule Ibérique, le Pays basque, la Galice, la Catalogne…
Catalans et Kurdes : deux mondes différents mais un même rêve d’indépendance
MEE : J’ai été surpris de voir que l’actuel président de la Généralité de Catalogne, Pere Aragonès, en est le 132e. Je situais plutôt ce chiffre à 120.
CP : En 2017, j’ai été élu 130e président de la Generalitat de Catalogne, le 130e président de l’histoire de la Catalogne [depuis 1359]. Cela veut dire quoi ? Qu’on n’est pas nés d’hier.
MEE : Qu’est-ce que cela vous fait, à vous, un citoyen européen, de vous retrouver aujourd’hui « exilé » comme vous dites en Europe, alors que les Espagnols affirment que vous êtes « en fuite de la justice » ?
CP : En fait, il y a des sentiments contradictoires. L’exil est une tradition dans l’histoire politique catalane. Je ne suis pas le premier président de la Catalogne à devoir prendre le chemin de l’exil. Il y en a eu d’autres. C’est devenu presque une tradition de rejoindre la France, ou la Belgique surtout, pour se protéger de ces différentes vagues de répression qui ont existé au XXe siècle contre ce mouvement que l’on appelle le catalanisme.
MEE : Mais là on est au XXIe siècle… On est en Espagne, qui n’est pas une dictature.
CP : Plus que ça, nous sommes dans l’Union européenne et, comparé au XXe siècle, à la période de Franco, l’Espagne a tout de même progressé en matière de démocratie. Malgré cela, il y a aujourd’hui des politiciens et même des artistes qui doivent se réfugier hors d’Espagne pour chercher une protection juridique…
La justice belge a confirmé le 17 mai 2022 son refus de remettre à l’Espagne le rappeur espagnol Valtònyc, réclamé depuis quatre ans par les autorités judiciaires de son pays après une condamnation à de la prison ferme pour « apologie du terrorisme » et « injures à la Couronne » dans ses chansons (AFP/Kenzo Tribouillard)
MEE : Vous faites référence à ce rappeur de Majorque qui a dû fuir l’Espagne ?
CP : Oui, Josep Miquel Arenas Beltrán, dit « Valtònyc », qui a été condamné à trois ans et demi de prison pour une chanson contre la monarchie espagnole. Il a dû venir ici, en Belgique, où il a gagné tous les procès intentés contre lui par l’État espagnol pour obtenir son extradition. Il est décevant pour moi que l’on doive se battre aujourd’hui pour des droits que l’Union européenne exige des autres.
MEE : Comme par exemple…
CP : La liberté d’expression, la liberté de mouvements, l’action politique. Pour moi, en tant que citoyen européen, voir que l’Union européenne n’a pas progressé, et que le « deux poids, deux mesures » en matière de libertés fondamentales reste la norme, est choquant. Nous percevons, nous vivons un recul des droits que nous croyions acquis et qui nous ont poussés à nous considérer comme des citoyens européens.
MEE : Mais l’Espagned’aujourd’huin’est plus celle de Franco. Et puis au XXe siècle, l’exil a aussi frappé beaucoup d’Espagnols, et pas seulement les Catalans. On peut critiquer la justice espagnole, mais ce n’est tout de même pas la justice d’un État autoritaire.
CP : J’ai dit avant qu’il y avait eu un progrès important de l’Espagne démocratique après la mort de Franco. Mais, du point de vue du système judiciaire, la justice n’a pas évolué de la même façon que la société espagnole qui, en matière de droits fondamentaux, de sexualité et de religion, a fait un pas énorme en avant. Ce qui n’est pas le cas de la justice espagnole qui, comme d’ailleurs certains secteurs de la police et de l’armée, reste un corps fortement rattaché à la tradition autoritaire du franquisme.
La justice espagnole, comme d’ailleurs certains secteurs de la police et de l’armée, reste un corps fortement rattaché à la tradition autoritaire du franquisme
Ce n’est pas seulement mon opinion. Il y a des études élaborées par des experts juridiques espagnols qui attestent qu’une partie importante de la haute magistrature espagnole est liée à la droite et à l’extrême droite.
MEE : Pour moi qui suis originaire d’un vrai État autoritaire (le Maroc), c’est un peu fort…
CP : Je peux le dire parce que j’ai eu affaire à la justice allemande, belge et italienne. Il y a une énorme différence entre ces trois juridictions et la justice espagnole. Par rapport aux cas des Catalans, l’Espagne ne peut pas garantir une justice indépendante, alors que c’est le fondement, la clé d’une démocratie pleine, comme celle que je connais ici, en Belgique, depuis quatre ans et demi.
Ce n’est pas parfait, bien entendu, mais les décisions de justice ne sont pas prises à partir de critères politiques. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en Espagne.
MEE : Mais est-ce seulement la justice ou est-ce que le politique influe sur les décisions de justice ?
CP : Il y a un récent rapport du GRECO [Groupe d’États contre la corruption], un organe du Conseil de l’Europe chargé de vérifier la qualité de l’indépendance de la justice, qui a déjà rédigé trois ou quatre rapports sur la situation de l’Espagne.
Il est très critique envers la justice espagnole. Il y a aussi le Conseil de l’Europe qui a demandé il y a un an à l’Espagne d’arrêter les persécutions visant les politiciens catalans.
MEE : Et pour le politique ?
CP : La droite espagnole, le Parti populaire notamment [qui s’appelait auparavant l’Alliance populaire], qui a été fondé par un ancien ministre de Franco [Manuel Fraga Iribarne], n’appartient pas à la famille de la droite démocratique européenne qui s’est battue contre le fascisme.
Le gaullisme français, la démocratie chrétienne italienne, la démocratie chrétienne allemande de Konrad Adenauer, et la droite britannique également, se sont battus contre le fascisme.
C’est tout le contraire de la droite espagnole, laquelle est une émanation du franquisme qui s’est réinventée. En Espagne, il n’y a pas eu de cassure avec l’ancien système comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale en France, en Italie et en Allemagne. En Europe, il y a eu une transition, en Espagne, il y a eu une sorte d’évolution de la dictature à la démocratie.
Un manifestant tient un portrait de Carles Puigdemont lors d’une manifestation devant le consulat italien à Barcelone le 24 septembre 2021 après l’arrestation en Italie de l’ancien président catalan exilé (AFP/Lluis Gene)
MEE : Ça, c’est
la droite. Mais est-ce qu’il y a eu un changement depuis l’arrivée des socialistes du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) au pouvoir en 2018 ? On ne peut pas dire que le gouvernement de Pedro Sánchez ne veut pas trouver un terrain d’entente avec les Catalans.
CP : Il y a une différence entre dire et faire. Qu’a fait le gouvernement du PSOE depuis qu’il est aux commandes ? Rien ! En fait, quel est le projet politique de M. Pedro Sánchez concernant la Catalogne ? Rien !
Je vais dire quelque chose qui n’est pas politiquement correct : quand la droite est au pouvoir, elle est claire, elle nous est clairement hostile. Les socialistes, eux, mettent la manière mais on ne peut pas leur faire confiance. En ce sens, pour moi ils sont pires que la droite. Je veux négocier avec quelqu’un en qui j’ai confiance, or Pedro Sánchez a montré qu’on ne peut pas lui faire confiance.
MEE : Il faut reconnaître aussi que vous, les indépendantistes, vous n’êtes pas très unis. Preuve en est la récente sortie du porte-parole d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) au Congrès des députés espagnol à Madrid, Gabriel Rufián, qui vous a carrément insulté.
CP : Vous avez raison. On n’est pas du tout unis. Ce n’est pas une opinion, c’est un fait. On ne marche pas unis, on ne se bat plus ensemble face à l’État espagnol. C’est un problème, mais ce n’est pas de ma faute.
MEE : Mais pourquoi participez-vous encore au gouvernement autonomique catalan présidé par un membre d’ERC ?
CP : C’est une autre histoire. Il y a différentes stratégies. Par contre, il y a un mandat clair des citoyens catalans. Même si nous autres, politiciens indépendantistes catalans, ne pouvons pas agir de manière coordonnée et unie, il y a la volonté majoritaire du peuple catalan qui s’est exprimée élection après élection en faveur de l’indépendance. La majorité indépendantiste au Parlement catalan est la plus large de l’histoire moderne.
C’est pour cela qu’il est essentiel qu’il y ait une troisième personne autour de la table des négociations. Une tierce partie qui ne doit être ni espagnole ni catalane, et qui puisse nous aider au dialogue afin d’arriver à des résultats ainsi qu’au respect de ces accords
MEE : Donc, il n’y a plus rien à négocier avec le PSOE.
CP : Il faut tirer les conséquences de cette stratégie de dialogue avec le gouvernement espagnol, même si je reste personnellement favorable à l’idée du dialogue pour résoudre des conflits politiques.
Il n’y a rien sur la table, absolument rien. Et c’est ce que nous expliquons à nos collègues du gouvernement catalan : peut-être est venu le temps de changer de stratégie, de nous unir à nouveau et de répondre collectivement à ce dialogue fake proposé par Pedro Sánchez qui, c’est démontré aujourd’hui, nous espionnait avec le logiciel Pegasus.
MEE : Vous êtes pessimiste alors ?
CP : Malheureusement, oui. Ma priorité a toujours été, durant ma présidence de la Generalitat et maintenant que je suis en exil, d’ouvrir de vraies négociations avec l’État espagnol, d’égal à égal, pour que nous puissions aboutir à un résultat positif.
MEE : Positif veut dire la séparation de l’Espagne, alors que différents gouvernants espagnols disent qu’ils ne peuvent pas et ne veulent pas négocier l’indépendanced’une partie du territoire.
CP : C’est pour cela qu’il est essentiel qu’il y ait une troisième personne autour de la table des négociations. Une tierce partie qui ne doit être ni espagnole ni catalane, et qui puisse nous aider au dialogue afin d’arriver à des résultats ainsi qu’au respect de ces accords.
Car le problème avec l’Espagne n’est pas d’arriver à des accords. En 40 ans, il y en a eu beaucoup, mais les Espagnols ne les ont jamais respectés.
Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a promis le 27 avril 2022 devant le Parlement de « rendre des comptes » sur un scandale d’espionnage présumé de dirigeants indépendantistes catalans qui menace son gouvernement minoritaire (AFP/John Thys)
MEE : Par exemple ?
CP : Les investissements publics. En Catalogne, l’État espagnol a respecté seulement 36 % de ses promesses, alors qu’à Madrid, ce chiffre monte à 187 %. Donc, je le répète, à quoi sert d’arriver à des accords avec l’Espagne si elle ne respecte pas ses engagements ? Il nous faut une tierce partie avant d’engager des négociations avec les Espagnols.
MEE : Vous pensez à qui ? À l’Union européenne ? Aux États-Unis ? À l’Irlande ?
CP : Quand j’étais président de la Generalitat, il y a eu des États hors de l’Union européenne, la Suisse par exemple, et d’autres pays dont je ne peux révéler les noms, qui ont offert officiellement leurs bons offices. Il y a aussi des ONG et des experts internationaux habitués à ce genre de conflit.
MEE : Permettez-moi d’insister, mais vous croyez vraiment que l’État espagnol, qu’il soit gouverné par la droite ou par la gauche, va accepter de négocier l’indépendance de la Catalogne ? C’est une région très industrialisée, très riche.
CP : Inversons alors les rôles. Croyez-vous que si la Catalogne était une région pauvre, l’Espagne accepterait de négocier son indépendance ? Non. La question est ailleurs. L’Espagne est-elle en mesure d’appliquer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qu’elle a signé en 1976 et ratifié en 1977 ?
On peut tout de même parler d’indépendance sans être condamné à quinze ans de prison. Les Écossais peuvent le faire avec les Britanniques, les Québécois avec les Canadiens et la Nouvelle-Calédonie a négocié avec Paris des référendums d’autodétermination, mais en Espagne, ce n’est pas possible
Le premier article de ce pacte prévoit le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles ». C’est publié dans le Bulletin officiel de l’État espagnol.
MEE : Cela ne répond pas à ma question…
CP : La Catalogne est une très vieille nation européenne, avec des institutions, des Constitutions… Nous avons le droit de nous séparer de l’Espagne, bien entendu par des moyens pacifiques et démocratiques. Ma question est simple : l’Espagne est-elle disposée à respecter ses engagements internationaux ?
Se séparer n’est pas un droit aléatoire, il s’applique à tous. Si la majorité du peuple catalan veut accéder à l’indépendance, où est exactement le problème ? Est-ce que les frontières ont été délimitées par Dieu, par une force divine ? Est-ce que la Catalogne est dans une prison ?
On peut tout de même parler d’indépendance sans être condamné à quinze ans de prison. Les Écossais peuvent le faire avec les Britanniques, les Québécois avec les Canadiens et la Nouvelle-Calédonie a négocié avec Paris des référendums d’autodétermination, mais en Espagne, ce n’est pas possible.
MEE : Il reste toujours ces questions économiques, votre grande richesse.
CP : Je connais cette narration. On nous dit : « Vous êtes riches et vous ne voulez pas partager votre richesse avec les peuples moins favorisés. » C’est faux ! Nous autres, Catalans, nous sommes d’accord avec le principe de la répartition des richesses. On ne va pas garder tout l’argent dans notre poche.
Et cela s’applique non seulement à l’Espagne, mais également à l’Europe et au monde entier. La Catalogne, en tant que principal partenaire économique de l’Espagne, serait la première intéressée pour l’aider en cas de difficultés économiques. J’irais plus loin : en cas de séparation, la Catalogne est prête à assumer une partie de la dette extérieure espagnole.
MEE : De nombreux Maghrébins, Marocains, Algériens et Tunisiens, quand ils se posent la question, se demandent en quoi l’indépendance de la Catalogne pourrait bénéficier à leur région ?
CP : La Catalogne connaît bien le Maghreb. Des dizaines de milliers de Maghrébins vivent chez nous et l’économie catalane a de grands intérêts dans les économies du Maghreb.
Par exemple, les dernières données en ma possession, qui datent d’il y a quatre ans, avancent que jusqu’en 2017, 50 % des investissements espagnols au Maroc étaient catalans. Il y a une évidente interaction entre la Catalogne et le Maghreb, et pas seulement ces dernières décennies. Depuis toujours, la Catalogne a eu un intérêt géostratégique pour le Nord de l’Afrique. Nous sommes et resterons un partenaire essentiel du Maghreb.
La Catalogne reconnaît qu’Israël « commet un crime d’apartheid » contre les Palestiniens
CP : En plus des échanges économiques, une Catalogne indépendante aurait des relations apaisées avec l’ensemble du Maghreb. La Catalogne n’a pas de passé colonial dans la région. Elle n’a de litiges territoriaux avec aucun des trois pays que vous évoquez et notre langue n’a pas envahi votre espace.
À Bruxelles, nous serons plutôt un partenaire qui a de l’empathie pour les intérêts du Maghreb.
MEE : Reste que, malheureusement, le Maghreb n’est pas un exemple de démocratie.
CP : Nous pouvons aussi apporter notre expérience. La façon de gérer notre, disons, « révolution démocratique », pacifiquement bien entendu, peut vous inspirer des processus de démocratisation, de modernisation du gouvernement, etc.
MEE : L’Union européenne, particulièrement la France et l’Espagne, évite systématiquement de critiquer les graves atteintes aux droits fondamentaux commises au Maghreb. Et si parfois elle critique l’Algérie, pour le Maroc elle reste étrangement silencieuse. Alors qu’elle a fait de la défense des droits humains l’un de ses vertueux étendards internationaux.
CP : Nous dénonçons cette hypocrisie européenne. Il y a quelques jours, nous parlions au Parlement européen du Xinjiang, du peuple ouïghour et du génocide dont il est victime.
L’un de nous a demandé qu’on revoie les échanges commerciaux avec la Chine. Que signifient les grands discours, les bonnes paroles, les déclarations d’intention et les communiqués sur les droits de l’homme quand la plupart des pays européens vont en Chine pour faire des affaires ? Même chose pour l’Afrique et le Maghreb, où l’Union européenne a d’énormes intérêts.
Si l’Union européenne renonce au potentiel dont elle dispose, en tant que très grande puissance économique mondiale, pour défendre partout les libertés fondamentales, elle va finir par perdre son autorité morale
MEE : Les intérêts économiques priment donc sur la morale.
CP : Si l’Union européenne renonce au potentiel dont elle dispose, en tant que très grande puissance économique mondiale, pour défendre partout les libertés fondamentales, elle va finir par perdre son autorité morale.
Au début de la législature européenne, nous avons dit que le « deux poids, deux mesures » peut tuer l’esprit de l’Union européenne. Être braves avec le faible et lâches avec ces pays avec lesquels nous avons des intérêts économiques. On doit en finir avec cette vision à géométrie variable.
Si l’Union européenne a perdu sa place dans le monde comme première puissance économique au profit des États-Unis et de la Chine, elle doit rester la puissance internationale des droits de l’homme, et en être fière.
MEE : C’est possible ?
CP : Il y a deux semaines, on a organisé un séminaire avec une université mexicaine autour de l’affaire du logiciel espion Pegasus.
Les Mexicains ont avancé beaucoup dans l’investigation mais ils nous ont dit : « On attend beaucoup de la commission d’enquête du Parlement européen sur Pegasus, parce que si l’Europe prend des mesures, cela va nous aider énormément. » Ils ont raison et nous, on doit être cohérents avec nous-mêmes, et appliquer ce qu’on exige des autres.
L’Occident a raison de demander des comptes à Moscou pour ses crimes, mais qu’en est-il d’Israël ?
MEE : Oui, mais êtes-vous conscient du fait que la plupart de vos collègues eurodéputés sont encore dans ce cas de figure ?
CP : Il y a beaucoup de collègues qui sont conscients de cette contradiction. Le problème du Parlement et des institutions européennes, c’est qu’il existe un monopole, celui de deux familles politiques : le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates.
En dehors d’eux, les minorités, sauf les libéraux, n’ont aucun pouvoir. Beaucoup d’eurodéputés du Parti populaire ou des sociaux-démocrates qui, en privé, expriment leur gêne, sont des élus avec un mandat, un diktat, celui de leurs partis respectifs.
Le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates contrôlent l’Europe et à mon avis, c’est un problème sérieux qui touche à sa crédibilité démocratique.
Nous, on se bat contre la puissance excessive de deux structures partisanes qui se partagent le pouvoir, la Commission, la présidence du Parlement, à la notable exception du Conseil de l’Europe qui a été « concédé » aux libéraux, d’où toutes les voix dissidentes sont écartées. Mais de plus en plus d’eurodéputés remettent en question cette logique de pouvoir absolu. Les choses bougent.
MEE : L’Union européenne s’est levée comme un seul homme pour défendre l’Ukraine, alors qu’elle n’a jamais rien fait de tel pour d’autres pays dans la même situation. On est toujours dans le « deux poids, deux mesures » ?
CP : Vous avez raison. L’Union européenne s’est tue devant tant de tragédies dans le monde. Peut-être parce que l’Ukraine c’est l’Europe, un État qui a des frontières communes avec nous.
L’engagement de la Catalogne par rapport au Sahara occidental a toujours été clair. Tous les peuples qui veulent exercer de façon pacifique et démocratique leur droit à l’autodétermination et qui défendent leur droit à exister doivent pouvoir le faire
Disons-le clairement, cette guerre nous touche profondément. Mais il existe aujourd’hui un espoir : que la tragédie ukrainienne puisse servir de catalyseur, de point d’inflexion. Cet espoir veut dire que dans le futur, on ne regardera pas de l’autre côté face à la tragédie d’autrui.
MEE : Mais est-ce possible ?
CP : C’est un défi. Nous nous engageons à ce que l’Union européenne regarde ce qui se passe ailleurs de la même manière qu’elle le fait aujourd’hui avec l’Ukraine.
Je suis peut-être naïf, mais je peux vous assurer que j’ai senti ce sentiment chez de nombreux collègues. J’ose espérer que dorénavant, l’Union européenne s’intéressera davantage à d’autres conflits, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine. L’Union européenne doit agir partout comme une puissance mondiale des droits de l’homme.
MEE : Vous savez qu’au Maroc, certains aimeraient bien jouer votre carte face à l’Espagne. Quelques-uns disent ou même écrivent : si l’Espagne continue de soutenir l’indépendance du Sahara occidental, nous allons soutenir celle de la Catalogne. Que vous inspire cette comparaison ?
CP : Nous sommes favorables à l’intérêt des Marocains pour la Catalogne et pour comprendre le sentiment national catalan. Une comparaison ? Oui, pourquoi pas ? Ce genre de comparaison aurait été impossible il y a vingt ou quinze ans, mais aujourd’hui, la Catalogne est devenue un sujet international et ce n’est pas nécessairement négatif qu’il puisse être comparé à d’autres situations dans le monde.
Cela prouve que nous avons réussi à élargir la connaissance du mouvement national catalan. Après, bien entendu, il y a les intérêts et le jeu géopolitique, mais cela ne nous concerne pas.
CP : L’engagement de la Catalogne par rapport au Sahara occidental a toujours été clair. Tous les peuples qui veulent exercer de façon pacifique et démocratique leur droit à l’autodétermination et qui défendent leur droit à exister doivent pouvoir le faire.
Ceuta et Melilla, leviers de pression entre le Maroc et l’Espagne depuis plus de cinq siècles
MEE : On peut donc dire que vous êtes en faveur d’un référendum d’autodétermination au Sahara occidental.
CP : Oui. Il doit y avoir un référendum d’autodétermination au Sahara occidental pour que la population locale puisse s’exprimer librement et pacifiquement. D’ailleurs, j’ai écrit beaucoup sur ce sujet avant d’entrer en politique, quand j’étais journaliste.
MEE : Et pour Ceuta, Melilla et ces poussières d’empire qui longent la côte marocaine ?
CP : Le Maroc a parfaitement le droit de questionner la souveraineté espagnole sur Ceuta, Melilla, les îles Zaffarines, l’îlot Persil et tous ces rochers éparpillés.
Ce sont les restes d’une colonisation européenne qui empêchent la normalisation complète des relations entre l’Espagne et le Maroc. Cette situation est gênante, surtout qu’il s’agit dans ce cas de figure de l’Espagne, un État européen.
MEE : L’Espagne a-t-elle également le droit de revendiquer le rocher de Gibraltar ?
CP : Oui, parfaitement. Je suis contre toute sorte de colonialisme et je suis surtout pour le droit à pouvoir parler librement de tous les vestiges des empires.
Je dois juste signaler que ce n’est pas la colonisation britannique qui a créé Gibraltar, c’est un accord entre l’Espagne et le Royaume-Uni qui en a été la conséquence. À cause de la guerre, qui a eu des conséquences aussi sur la situation de la Catalogne.
Ce sont les restes d’une colonisation européenne qui empêchent la normalisation complète des relations entre l’Espagne et le Maroc. Cette situation est gênante, surtout qu’il s’agit dans ce cas de figure de l’Espagne, un État européen
Je dois préciser aussi que contrairement à nous, les Gibraltariens ont pu voter librement dans un référendum [en 1967] pour décider de leur avenir et qu’ils ont refusé à 99,64 % de passer sous la souveraineté espagnole. C’est ça, le principe du respect à l’autodétermination des peuples.
MEE : Quand on parle d’autodétermination, on se doit d’évoquer le cas d’une vallée située dans les Pyrénées catalanes et limitrophe de la France, le val d’Aran : accepteriez-vous par exemple que cette région puisse un jour se séparer de la Catalogne ?
CP : Absolument, parce que comme je l’ai dit auparavant, les frontières ne sont pas sacrées et donc celles de la Catalogne non plus.
MEE : Que les peuples s’émancipent est quelque chose de plus facile à dire qu’à permettre.
CP : Détrompez-vous. Nous avons fait passer une loi au Parlement catalan qui s’appelle justement « Loi du val d’Aran » et reconnaît l’identité nationale, occitane, de cette région. Cette loi lui reconnaît explicitement le droit à décider de son avenir.
Je ne vois aucun problème à ce que le val d’Aran exige son indépendance ou veuille se joindre à un État ou à un autre. S’il le fait un jour, nous n’engagerons pas contre lui des accusations de rébellion ou de sédition et n’enverrons pas notre police. Notre seule exigence est la non-violence.
MEE : Récemment, vous-même ainsi que vos deux collègues catalans Clara Ponsatí et Toni Comín avez posé une question sur la situation dans le Rif marocain et les conséquences sanitaires actuelles de la guerre chimique menée par l’Espagne contre cette région au siècle passé.
CP : Nous avons posé une question sur le Rif mais également sur la situation des Kabyles algériens. Cela a eu pour effet de fâcher un peu l’État algérien, qui a officiellement protesté auprès de la délégation catalane à Bruxelles. Mais la question du Rif est plus poignante car il y a une responsabilité historique espagnole dans ce dossier.
Le revirement espagnol sur le Sahara occidental, entre bêtise et démesure
MEE : Pas seulement dans le Rif, dans tout l’ancien protectorat espagnol au Maroc.
CP : Je parle de la terrible guerre chimique qui a été menée par l’armée espagnole contre la population locale [guerre du Rif, 1921-1927]. Les conséquences sanitaires sont encore visibles de nos jours. On ne peut pas laisser passer cette tragédie.
C’est un devoir pour nous de la rendre visible aux yeux des Européens. Si l’Espagne d’aujourd’hui appartient à l’Union européenne, la responsabilité de ces crimes du passé est également européenne.
MEE : Mais pourquoi est-ce à vous, Catalans, de faire ce travail de mémoire ?
CP : Parce que quand j’étais président de la Generalitat de Catalogne, il y avait officiellement 200 000 Marocains, sûrement beaucoup plus en réalité. La plupart d’entre eux étaient d’origine rifaine.
On doit pouvoir revisiter cette partie de l’histoire, éclaircir les faits et délimiter les responsabilités pour engager les nécessaires réparations. De l’Espagne mais également, je le répète, de l’Union européenne.
MEE : Avez-vous été surpris par le déclenchement et l’aggravation de la crise diplomatique entre l’Espagne et l’Algérie ?
CP : Je dois avouer que oui. J’ai, comme tout le monde, assisté au changement surprenant de la position espagnole par rapport au conflit du Sahara occidental. Je me suis dit qu’il y avait eu des négociations secrètes, en coulisses. Je pensais que l’Algérie avait été prévenue.
Je suis vraiment choqué par l’inaptitude diplomatique de l’Espagne par rapport à ce monde, le Maghreb, qui est complexe
J’imaginais qu’il y avait eu des protestations mais que la realpolitik avait fini par s’imposer. En fait, je me suis totalement trompé. L’Espagne n’a absolument pas travaillé ce dossier. Je suis vraiment choqué par l’inaptitude diplomatique de l’Espagne par rapport à ce monde, le Maghreb, qui est complexe.
MEE : Que voulez-vous dire ?
CP : L’Espagne a une vision paternaliste et un peu coloniale de ce monde. Réduire d’une façon aussi simple le conflit du Sahara occidental en prenant une décision de ce calibre… Franchement, je ne peux pas m’expliquer cette grave erreur.
MEE : On dit que c’est une décision personnelle du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez.
CP : Je ne comprends pas comment ce changement aussi radical a pu avoir lieu sans concertation avec les alliés de M. Sánchez au gouvernement [Unidas Podemos]. Pourquoi ? Dans quel but ? Je n’ai pas d’éléments de réponse. Je suis donc surpris. Mais cette décision n’a rien réglé du tout.
Comment Pedro Sánchez a fait imploser la relation entre Alger et Madrid
CP : On n’a pas encore mesuré les conséquences de la décision de l’Algérie de suspendre le Traité d’amitié avec l’Espagne. Je suis incapable de prédire ce qui va se passer dans les prochains mois. Mais la situation est grave.
MEE : Croyez-vous, comme une partie de la presse espagnole, que le logiciel espion Pegasus a quelque chose à voir avec la décision de Sánchez ?
CP : Je ne veux pas tomber dans les spéculations. Premièrement, il faut savoir si vraiment le Maroc est derrière cet espionnage. Deuxièmement, il faut vérifier si vraiment du matériel a été dérobé dans les téléphones infectés par Pegasus. On le saura un jour. L’important est qu’on sache pourquoi Sánchez a pris cette décision aussi drastique et pourquoi les Algériens n’ont pas été mis au courant ou informés préalablement.
MEE : On dit en Espagne que Pedro Sánchez a dynamité les relations hispano-maghrébines là où avant existait un équilibre, certes précaire, mais un équilibre tout de même.
CP : C’est ma sensation, mais comme on n’a pas toutes les données, je ne peux pas émettre un avis définitif. Il m’est difficile de croire que le gouvernement espagnol se soit comporté d’une manière aussi infantile avec le Maghreb. Parce que sinon, ce serait une grave erreur.
Il y a des intérêts économiques énormes en jeu et ils ne peuvent être soumis aux aléas de l’humeur du président du gouvernement ou de son ministre des Affaires étrangères.
MEE : Et pourtant, l’Espagne connaît cette région avec qui elle partage des frontières. Il y a de très bons spécialistes du Maghreb en Espagne.
CP : Oui, et c’est pour cela qu’elle aurait dû prendre en considération l’histoire et scruter les perspectives d’avenir. Je ne vois pas de prise en compte de l’histoire ni une vision de futur dans le mouvement de Sánchez.
MEE : Que vous inspire ce qui s’est passé la semaine dernière à la frontière avec Melilla, avec ces dizaines de morts et la réaction du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, qui a félicité les forces de l’ordre marocaines pour avoir « bien résolu » l’assaut donné par les migrants subsahariens ?
CP : Ce qui s’est passé à la frontière entre l’UE et le Maroc est un crime, qui met en évidence le glissement vers la droite des social-démocraties européennes. Les félicitations cyniques de Pedro Sánchez pour une action policière au cours de laquelle des dizaines de personnes sont mortes, et d’autres ont été traitées comme si elles n’étaient pas des êtres humains, sont la preuve que le discours dur sur l’immigration n’est plus la chasse gardée de l’extrême droite.
Et cela démontre le double standard de l’UE, qui crée une différence claire entre les migrants selon leur origine et la couleur de leur peau. En ce sens, nous avons déjà déposé des questions à la Commission européenne. En tout cas, c’est de mauvais augure pour les temps à venir.
Première femme correspondante pour Radio-Canada, Judith Jasmin se rend dans plusieurs régions du monde, dont l'Algérie après son indépendance de la France.
PHOTO : RADIO-CANADA
Radio-Canada
Il y a 60 ans, la France reconnaissait l’indépendance de sa colonie d’Algérie. Cette décision constitue un jalon important dans l’histoire mondiale de la décolonisation.
L’Algérie intègre la famille des nations
« Dans l’Algérie revenue à la paix, seule la voix du conteur sur la place du marché éveille le souvenir de la guerre et l’époque du colonialisme. »
La journaliste Judith Jasmin résume dans cet extrait les principales étapes de la guerre d'indépendance de l'Algérie.
Le 26 octobre 1963, l’émission Champ libre, animée par la journaliste Judith Jasmin, diffuse un documentaire qui analyse la situation en Algérie quelques mois avant le deuxième anniversaire de son indépendance.
Dans cet extrait, Judith Jasmin narre et résume les grandes étapes de la guerre d’indépendance qui mène la colonie française à sa souveraineté au début de juillet 1962.
L’indépendance algérienne survient au bout de huit longues années de combat entre les nationalistes algériens et la métropole française.
Cette guerre d’indépendance a été terrible.
L’armée française a combattu les patriotes algériens par tous les moyens possibles, y compris par la répression des populations et la torture.
La guérilla indépendantiste algérienne réplique par de multiples attentats contre les soldats et les colons français.
Le bilan des victimes est par conséquent très lourd.
On parle de dizaines de milliers de morts et de blessés, colons français et civils algériens confondus.
Le conflit en Algérie amène la France au bord de la guerre civile.
Le 19 mars 1962, le président de la République française, le général Charles de Gaulle, signe les accords d’Évian qui encadrent le processus d’indépendance de l’Algérie.
Le 1er juillet 1962, les Algériens approuvent par référendum, et par une écrasante majorité de 99 %, l’accession à l’indépendance de la colonie.
Archives
Caméra 62, 7 juillet 1962 (extrait)
Extrait narré par Jacques Fauteux qui résume les événements violents qui se déroulent à Oran les jours précédant le référendum sur l'indépendance de l'Algérie.
Cependant, les jours qui ont précédé le référendum se caractérisent, comme le montre cet extrait de l’émission Caméra62 du 7 juillet 1962, présenté par Lucien Côté et narré par Gaétan Montreuil, par une explosion de violence dans la région de la ville d’Oran.
La communauté arabe et les colons européens s’y affrontent, ce qui provoque des destructions considérables.
Seule l’intervention de responsables des deux communautés, dont l’archevêque d’Oran, permet d'apaiser le jeu.
Le 1er juillet 1962, les populations arabes et européennes votent pourtant dans le calme.
Le 3 juillet suivant, la France reconnaît officiellement l’indépendance algérienne.
Le 5 juillet suivant, l’Algérie accède à la famille des nations.
L’exode des « pieds-noirs » d’Algérie
« En dépit des promesses, l’exode des Européens d’Algérie a continué de se poursuivre. »
La question de l’indépendance de l’Algérie a mis dos à dos les Algériens d’origine arabe et la communauté des colons d’ascendance européenne, ceux qu’on appelle les « pieds-noirs ».
Le 7 juillet 1962, l’émission Caméra 62, animée par les journalistes Lucien Côté, Jacques Fauteux et Gaétan Montreuil, se consacre à l’accession à l’indépendance de l’Algérie.
Dans cet extrait, on décrit l’exode de la communauté des « pieds-noirs » qui quittent l’Algérie pour se réfugier en France.
Les messages de réconciliation et les assurances des nouveaux dirigeants algériens, dont celles du docteur Chawki Mostefaï, n’y font absolument rien.
À ce nombre s’ajoutent 200 000 Algériens musulmans et de confession religieuse juive qui sont étroitement associés aux populations européennes et qui craignent les représailles du gouvernement qui vient de prendre le pouvoir.
L’extrait montre l’arrivée en France de ces réfugiés.
Les entrevues des diverses personnes interrogées exposent à la fois leur désarroi et le déchirement qu’elles éprouvent à avoir dû quitter ce qu’elles considèrent comme leur terre natale.
Un pays en construction
Archives
Champ libre, 26 octobre 1963 (extrait 2)
La journaliste Judith Jasmin décrit certaines des politiques du nouveau gouvernement algérien et des impressions sur la société algérienne.
Dans ce deuxième extrait de l’émission Champ libre du 26 octobre 1963, la journaliste Judith Jasmin décrit quelques-unes des politiques de l’État algérien nouvellement indépendant.
On y examine notamment les réformes pour un accès universel à l’éducation et la réforme agraire qui cherche à améliorer la condition paysanne dans le pays.
On discute aussi de l’émancipation de la condition féminine dans un pays où le poids de la société traditionnelle musulmane constitue très souvent un frein pour les femmes.
L’influence de l’Islam représente par ailleurs une variable très importante que l’État algérien, malgré son orientation ouvertement socialiste, doit prendre en considération.
Remarquons par ailleurs la qualité des images de divers endroits en Algérie utilisés dans le documentaire.
60 ans après avoir obtenu sa souveraineté, quel chemin a suivi l’Algérie?
Pourrait-on conclure à un chemin plutôt cahoteux et semé d’embûches, comme le font plusieurs spécialistes du pays?
Le jour du référendum d’autodétermination, Josette Ben Brahem (alias Josette Alia) sillonne Alger, déjà en liesse. Extrait de son reportage, publié à l’époque dans JA.
Les bureaux de vote vont fermer. Très âgé, tout cassé, un vieux général suit la rue de l’Aletti et se dirige vers le front de mer. Il a sorti un uniforme bistre, trop grand. L’uniforme des grands jours. Il a mis toutes ses décorations, des médailles sur plusieurs rangs, et bien enfoncé son képi de velours. Devant le bureau où les Européens votent encore, il s’est arrêté un moment, sévère. Puis il est reparti, les gants blancs à la main. Dans le soir qui tombe, on le voit s’avancer dans une rue puis dans une autre, calmement. Enfin la silhouette tremblotante disparaît comme une ombre blanche.
C’était un dimanche de juillet. Rue de la Lyre, rue de Chartres, la grande joie enfin s’épanouit. Un remous s’est formé dans la foule sans qu’on sache pourquoi… Tout à coup, des hommes, des femmes par centaines se mettent en marche. Sous les lampions et les drapeaux, un flot humain monte. Des bras se tendent, des drapeaux flottent au-dessus des têtes. « Tahia el-Djezaïr ! » (« Vive l’Algérie »). Un seul cri et un seul cœur, la foule roule de plus en plus vite, crie de plus en plus fort. Maintenant tout le monde court vers la route, vers on ne sait où. Les cris des femmes, les mains des hommes, tendus vers le seul « Tahia el-Djezaïr ».Une nouvelle Algérie est née, la fête maintenant peut commencer.
ON TWISTE UN DRAPEAU À LA MAIN : POURQUOI PAS ?
« Tahia el-Djezaïr ! ». Des milliers de cris, des milliers de voix. Des voitures qui passent à toute volée, des drapeaux claquant, les avertisseurs qui déchirent l’air. Crissements de pneus. Hurlements pointus des enfants accrochés par grappes à tous les véhicules. Pendant des heures, la grande ronde de la manifestation s’est déroulée sur les places, dans les rues, répandue dans Alger tout entière remuée.
« Tahia el-Djezaïr ! » Sous le soleil de midi, la joie s’échauffe vite. Aux carrefours, l’ALN apparaît, mitraillette au poing et canalise. Qu’importe. Cette joie est bon enfant et sans agressivité. Des jeunes filles en calots verts grimpent sur les camions. Des chargements hurlants se déversent partout. Au rythme lancinant de « Tahia el-Djezaïr ! » ou « Allah yarham ech-chouhada » (« Dieu ait l’âme des martyrs »), on danse le twist. Eh oui, on twiste un drapeau à la main : pourquoi pas ? L’essentiel n’est-il pas de crier, de danser, de sauter, de faire éclater enfin tous les carcans et toutes les contraintes ? La joie se déroule en nappes bruyantes et submerge et enveloppe tout dans les mêmes flots des cris.
C’EST UNE RECONQUÊTE SANS ARMES ET SANS VIOLENCE. MAIS UNE RECONQUÊTE QUAND MÊME
Oui, criez, criez encore, criez qu’on est libre ! Dans une grande débauche de drapeaux flottant bien haut, dans un grand mouvement de tout un peuple, tout le jour et toute la nuit !
Fini les humiliations
Des enfants épuisés continuent à courir sur les trottoirs, à chanter dans les camions. Des jeunes filles jouent les figures de proue sur les toits des voitures et ceux qui n’ont pas trouvé place sur un autocar, un camion, un scooter ou n’importe quel véhicule, ceux-là courent à pied dans tous les sens, pourvu qu’ils bougent, pourvu qu’ils participent. Et peu à peu, dans la ville submergée par les cris, la manifestation prend son sens. C’est comme dans la rue d’Isly, cette famille enivrée : un vieux bédouin loqueteux, sa femme, les quatre filles en vert et blanc se reposent un instant contre une porte. Des milliers de musulmans qui emplissent les rues à ras bord, ce n’est pas une manifestation, c’est une prise de position et une reconquête sans armes et sans violence. Mais une reconquête tout de même.
Aujourd’hui, les Algériens sont chez eux à Alger. Ils sont chez eux en Algérie. Finis les humiliations, les prisons, l’étouffement. Alger ce soir leur appartient. Les drapeaux blanc et vert flottent maintenant au poing du duc d’Orléans tourné vers la Casbah dans un dérisoire geste de conquête. Les drapeaux verts et blancs flottent aussi sur Barberousse car aujourd’hui les Algériens sont libres enfin.
De l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique latine, le camp des pays qui ne veulent pas choisir entre les Occidentaux et la Russie s’élargit.
Plusieurs fois reportée, la visioconférence du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, avec l’Union africaine (UA) s’est finalement tenue le 20 juin à huis clos, dans une grande discrétion. Un bref message accueilli poliment mais sans plus par les dirigeants africains. Le contraste est saisissant avec la solidarité enthousiaste du Congrès américain ou des Parlements des capitales européennes.
L’unité occidentale retrouvée face à l’agression russe en Ukraine va de pair avec une solitude relative mais bien réelle, qui va croissant avec l’installation de la guerre dans la durée. De l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique latine, le camp des pays qui ne veulent pas choisir entre les Occidentaux et la Russie s’élargit.
L’objectif des sanctions économiques occidentales est de faire de la Russie de Poutine un état paria. Mais si l’économie russe se« désoccidentalise », elle ne se« démondialise » pas, développant ses échanges avec ces pays du « ni-ni ».
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« Le monde constate la réalité brute des rapports de force : quand l’Occident paraissait tout-puissant, il a abusé de sa toute-puissance (Kosovo, Irak, Libye…). Beaucoup de pays, sans soutenir l’agression russe, ne sont donc pas fâchés que le monde ne soit pas unipolaire et ils voient dans la guerre en Ukraine davantage une bataille pour établir un rapport de force en Europe qu’une bataille sur des principes que tout le monde a violés », analyse Jean-Marie Guéhenno ancien secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des opérations de maintien de la paix (2000-2008) et auteur notamment du Premier XXIe siècle (Flammarion, 2021).
L’« égoïsme » des Occidentaux
Si au Nord les voix discordantes sont rares, au Sud elles se font toujours plus nombreuses face au risque de crise alimentaire. « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort et de qui a raison : nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants », rappelait le président sénégalais, Macky Sall, lors d’une visite à Paris après une rencontre avec Vladimir Poutine, début juin, à Sotchi, en tant que président de l’UA. Les pays de l’entre-deux sont l’une des principales cibles de la propagande de la diplomatie russe.
Le 24 juin, jour où le Conseil européen reconnaissait à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de pays candidat à l’entrée dans l’Union européenne (UE), le président russe, lors d’un sommet avec les dirigeants des BRICS (pour Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont aucun n’a pris de sanction contre Moscou, pourfendait les « actions égoïstes » des Occidentaux et appelait à créer « un système réellement multipolaire ».
Une résolution condamnant la Russie avait été votée le 2 mars à l’Assemblée générale des Nations unies par 141 pays et seuls quatre Etats (Biélorussie, Erythrée, Corée du Nord et Syrie) avaient soutenu Moscou. Mais 35 s’étaient abstenus, dont la Chine et l’Inde. Le 7 avril, seuls 93 Etats (sur 193 membres) ont voté la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 étaient contre (dont la Chine cette fois), et 58 se sont abstenus, parmi lesquels nombre de pays émergents. « Ils veulent faire entendre leur voix dans un conflit qui, plus encore que jadis, durant la guerre froide, les frappe directement par les envolées des prix du blé ou de l’énergie et par leurs effets systémiques », analyse Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po.
La prudence au Moyen-Orient
On aurait pu imaginer que les pays du Sud, à commencer par ceux d’Afrique, éprouvent une certaine solidarité avec l’Ukraine, victime d’une invasion aux relents colonialistes. « C’était sous estimer l’ampleur du ressentiment anti-occidental, l’indignation face à ce qu’ils ressentent comme un deux poids, deux mesures, la survivance de liens tissés à l’époque soviétique et une sympathie de leurs dirigeants pour les thématiques conservatrices portées par Moscou », explique le politologue Jean-François Bayart, auteur notamment de L’Energie de l’Etat (La Découverte, 780 pages, 28 euros).
Au Moyen-Orient, même certains des alliés les plus fidèles des Etats-Unis, à commencer par l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, refusent les sanctions et tiennent à garder ouvert le canal de communication avec Moscou. Israël est tout aussi prudent. En Amérique latine, Poutine peut compter sur le soutien des régimes vassaux cubain et vénézuélien, mais la plupart des dirigeants de gauche modérés, au pouvoir ou dans l’opposition, mais aussi certains de droite, accusent les Etats-Unis d’être aussi, voire principalement, responsables de la guerre.
Ce retour des blocs fait ressurgir l’esprit du non-alignement tel qu’il s’était exprimé en 1955, lors d’une conférence à Bandung, en Indonésie, à l’initiative notamment du président Sukarno et de ses homologues, l’Indien Nehru, l’Egyptien Nasser, le Ghanéen Nkrumah. « Nous vivons une sorte de Bandung 2 avec un même bloc afro-asiatique uni dans un refus commun de s’impliquer dans le conflit entre l’Occident et la Russie comme auparavant entre l’Est et l’Ouest », souligne Bertrand Badie, tout en reconnaissant les évidentes différences. L’époque des grands affrontements idéologiques est finie. « Le non-alignement d’aujourd’hui est plutôt la reconnaissance que, dans un monde transactionnel, les intérêts nationaux sont mieux servis par une approche au cas par cas qui évite de prendre des coups », explique Jean-Marie Guéhenno.
Ces nouvelles fractures apparaîtront dans toute leur évidence lors du sommet du G20 prévu les 15 et 16 novembre, à Bali, en Indonésie. Les Américains ne souhaitent pas la venue de Vladimir Poutine, membre de plein droit de cette instance réunissant les principales puissances économiques, que le président indonésien Joko Widodo a invité, proposant de faire venir aussi Volodymyr Zelensky. La Chine et nombre de pays émergents, à commencer par les BRICS, soutiennent le point de vue de Djakarta. Certains, comme Pékin, sont proches de la Russie tout en gardant une certaine distance ; d’autres le sont moins. Mais, à leurs yeux, l’essentiel est de préserver le fonctionnement de l’économie mondiale, même si, entre-temps le Vieux Continent s’enlise dans la guerre.
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