Renforcer l’équité du système fiscal, comme le demande le FMI, constitue un objectif important. Mais le meilleur moyen d’y parvenir est de taxer le patrimoine et les biens, pas le secteur informel.
Il n’y a peut-être aucun autre pays où la conception de la réforme économique en tant que processus de négociation entre les travailleurs et le capital international est aussi visible qu’en Tunisie.
Après des mois de discussions parallèles avec les syndicats et le FMI tout au long d’une crise économique qui s’aggrave rapidement, le gouvernement tunisien a conclu un accord avec le FMI le 15 octobre.
L’accord, d’une durée de 48 mois au titre du mécanisme élargi de crédit, pour un montant d’environ 1,9 milliard de dollars est préliminaire et doit encore être approuvé par le conseil d’administration du FMI.
Toutefois, cet accord est à ce jour l’indication la plus concrète de l’orientation du programme de réforme économique de la Tunisie sous Kais Saied.
Une grande partie du contenu de l’accord est globalement conforme à ce que de nombreux observateurs avaient soupçonné et figure dans les accords antérieurs conclus par le FMI avec la Tunisie et plus largement avec les pays à revenu faible et intermédiaire.
Il est ainsi question de réduire la masse salariale de la fonction publique, de diminuer les subventions, de rationaliser les mesures d’incitation à l’investissement et d’accroître la transparence dans le secteur public.
Renforcer l’équité fiscale
Ces questions domineront sans aucun doute les discussions sur les réformes au cours des prochaines semaines et représentent des défis majeurs pour la viabilité politique du programme en Tunisie, compte tenu de la crise du coût de la vie qui menace le pays et de la crainte de réductions des services et des aides.
Mais l’accord contient une surprise dans le tout premier point énuméré dans le cadre du programme de réforme. Plus précisément, l’accord promet qu’il sera question de « renforcer l’équité fiscale en prenant des mesures pour intégrer progressivement le secteur informel dans le système fiscal et en élargissant l’assiette fiscale pour assurer une contribution équitable de toutes les professions ».
Sghaier Salhi : « L’économie tunisienne est fondée sur un colonialisme intérieur »
Ce point renferme de grandes promesses et des risques implicites encore plus grands.
Il ne fait aucun doute que la fiscalité doit être un élément clé de tout cadre de réforme économique en Tunisie. Des recettes fiscales plus importantes constitueraient une voie vers une plus grande autodétermination économique du pays et un levier pour soutenir l’équité et la redistribution, sous-exploité ces dernières années.
Indéniablement, renforcer l’équité du système fiscal constitue un objectif important. Mais il est peu probable que celui-ci soit atteint en taxant le secteur informel.
La taxation du secteur informel est devenue un sujet de discussion politique de plus en plus populaire en Afrique depuis quelques années, souvent suscité par la promesse d’importantes poches de revenus inexploités et par le sentiment qu’il est injuste pour les entreprises formelles que les entreprises informelles ne soient pas taxées.
Mais cette idée repose sur une logique bancale et de maigres preuves. Les tentatives concrètes de taxation du secteur informel se traduisent souvent par une augmentation faible voire nulle des recettes, tout en frappant de manière disproportionnée les pans de la société les plus défavorisés et les plus vulnérables sur le plan économique. La Tunisie ferait bien d’éviter de tomber dans ce piège politique.
Les tentatives concrètes de taxation du secteur informel se traduisent souvent par une augmentation faible voire nulle des recettes, tout en frappant de manière disproportionnée les pans de la société les plus défavorisés
L’attention portée au secteur informel en Tunisie occupe une place importante dans le discours public depuis que Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue de Sidi Bouzid, s’est immolé par le feu fin 2010, devenant un martyr et un symbole de la révolution de 2011.
Le Bureau international du travail (BIT) estime que plus de la moitié des travailleurs tunisiens relèvent du secteur informel, tandis que selon certaines estimations, l’activité économique informelle représente près de 40 % du PIB du pays.
On comprend donc facilement pourquoi certains peuvent suggérer que l’intégration de ce secteur dans le « système fiscal » pourrait engendrer d’importantes recettes. Mais ceci ne tient pas compte de deux problèmes essentiels.
Premièrement, taxer l’économie informelle n’est pas aussi lucratif qu’il y paraît. Si le secteur informel est vaste, il englobe une grande diversité d’activités économiques, des contrebandiers aux vendeurs de rue, en passant par des professionnels tels que des avocats et des dentistes, sans oublier les entreprises plus conséquentes qui n’ont pas entièrement déclaré tous leurs revenus.
Pas de stratégie unique
Il est clair que le potentiel de recettes varie considérablement d’un secteur à l’autre et qu’il n’existe pas de stratégie unique pour les taxer tous.
Quiconque a déjà parcouru les marchés informels ou les étals de fripiers du pays imaginera aisément que de nombreux travailleurs informels sont en dessous du seuil d’imposition, ce qui les rend inéligibles au paiement de l’impôt même s’ils étaient officiellement enregistrés auprès du gouvernement.
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Dans le même temps, les secteurs plus lucratifs ont souvent les moyens d’échapper à l’impôt, puisqu’il leur est plus facile d’accéder à des comptables et à des avocats – et qu’ils bénéficient souvent de meilleures relations politiques.
Les estimations du potentiel de recettes d’une taxation de l’économie informelle ne tiennent souvent pas compte des coûts de collecte des recettes liés à l’intégration des travailleurs informels au système fiscal, susceptibles de la rendre inefficace.
Les campagnes d’enregistrement fiscal des travailleurs informels requièrent souvent des efforts colossaux de la part des autorités fiscales, alors même qu’elles ne débouchent souvent que sur des registres fiscaux surchargés.
L’idée de pouvoir annoncer au public – et surtout au FMI – l’enregistrement de 10 000 nouveaux contribuables semble convaincante. Cependant, le fait d’être enregistré auprès d’une autorité fiscale ne donne pas automatiquement lieu au versement d’impôts. Selon les estimations, plus de la moitié des contribuables enregistrés auprès des administrations fiscales nationales africaines ne paient aucun impôt.
Deuxièmement, taxer l’économie informelle nuit généralement à l’équité fiscale au lieu de la renforcer. Les stratégies courantes de taxation du secteur informel touchent souvent les plus pauvres de manière disproportionnée.
Faute d’accès à des services publics fiables et à une protection sociale, les entreprises informelles doivent également effectuer d’autres paiements à des acteurs formels et informels pour pouvoir tourner
Cela s’explique en partie par le fait que les entreprises informelles précaires sont souvent plus visibles (imaginez la différence entre un vendeur de rue sur les marchés et un avocat en télétravail), ainsi que par des possibilités de contournement plus limitées et un plus petit carnet d’adresses auprès des milieux politiques ou gouvernementaux.
En parallèle, l’hypothèse selon laquelle la taxation des travailleurs informels engendrerait une plus grande équité dans le système fiscal ne tient pas compte du fait que de nombreux acteurs de l’économie informelle, loin d’être dispensés d’impôt ou adeptes de l’« évasion fiscale », comme on les décrit souvent, sont déjà confrontés à une charge fiscale élevée.
De nombreuses municipalités en Tunisie taxent déjà les entreprises et les vendeurs informels par le biais de divers outils, par exemple en faisant payer les emplacements sur les marchés ou en appliquant des frais d’« utilisation commerciale de l’espace public ». Faute d’accès à des services publics fiables et à une protection sociale, les entreprises informelles doivent également effectuer d’autres paiements à des acteurs formels et informels pour pouvoir tourner.
Ainsi, le fait de cibler le secteur informel s’accompagne du risque de surtaxer ceux qui sont déjà marginalisés.
La priorité aux services
Cela ne veut pas dire qu’une action vis-à-vis de la sphère informelle en Tunisie ne doit pas être une priorité. Mais plutôt que de commencer par taxer le secteur informel, une approche accordant « la priorité aux services » pourrait se révéler plus efficace pour réduire l’informalité à long terme. Les travailleurs informels en Tunisie ont désespérément besoin de protection sociale.
L’accord avec le FMI comprend une proposition visant à « renforcer le filet de sécurité sociale », bien que l’on ne sache pas si et dans quelle mesure cette démarche ciblera les travailleurs informels.
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Nous savons qu’il est souvent difficile d’offrir une protection sociale aux travailleurs informels, car ils ne figurent pas toujours dans les registres gouvernementaux des travailleurs vulnérables. Mais il s’agit d’une étape cruciale pour lutter contre la vulnérabilité économique et le manque d’équité.
Tout porte à croire qu’en général, taxer le secteur informel ne permet pas de « renforcer l’équité fiscale », comme le stipule l’accord au niveau des services conclu avec le FMI. Au contraire, cela risque de faire peser des charges supplémentaires sur ceux qui peinent à s’en sortir.
Un ciblage des personnes à hauts revenus qui exercent une activité informelle, notamment les professionnels et les grandes entreprises, aura des résultats plus équitables et présentera un potentiel de recettes plus important.
Plus fondamentalement, une taxation axée sur le patrimoine et les biens est une méthode plus directe et fondée sur des données probantes qui permettra d’augmenter les recettes et de renforcer l’équité, et contribuerait grandement à « dégager un espace budgétaire pour l’aide sociale » ainsi qu’à « assurer une contribution équitable de toutes les professions », comme le souhaitent les signataires de l’accord.
Si un nouvel engagement de l’État tunisien envers sa main-d’œuvre informelle est souhaitable, une nouvelle facture fiscale constitue un mauvais départ dans cette discussion.
Les auteurs de cet article dirigent un programme de recherche sur la fiscalité et l’informalité au Centre international pour la fiscalité et le développement (ICTD). Un dossier politique consacré à la question de la taxation de l’économie informelle (en anglais) peut être consulté ici.
- Max Gallien est chercheur à l’Institute of Development Studies et à l’International Centre for Tax and Development. Ses recherches portent sur la politique des économies informelles et illégales et sur l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un doctorat en développement international de la London School of Economics, et d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’Université d’Oxford. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MaxGallien.
- Vanessa van den Boogaard est chercheuse au Centre international pour la fiscalité et le développement (ICTD) et à la Munk School of Global Affairs & Public Policy de l’université de Toronto. Ses recherches portent sur la fiscalité informelle, l’économie politique du développement, les conflits et l’édification des États. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’université de Toronto.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Max Gallien is a Research Fellow at the Institute of Development Studies and at the International Centre for Tax and Development. His research focuses on the politics of informal and illegal economies and the political economy of North Africa. He holds a PhD in International Development from the London School of Economics and an MPhil in Modern Middle Eastern Studies from the University of Oxford.
Vanessa van den Boogaard is a Research Fellow at the International Centre for Tax and Development and the Munk School of Global Affairs and Public Policy at the University of Toronto. Her research focuses on informal taxation, the political economy of development, and conflict and state-building. She has a PhD in Political Science from the University of Toronto.
PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Cette semaine, retour sur la rencontre du Mondial entre la Tunisie et la France, ou comment l’histoire franco-tunisienne se raconte aussi à travers le football.
Faïsel a mis le maillot rouge et or de l’Espérance Sportive de Tunis, son club de cœur. D’un mouvement de la tête, il montre le drapeau français accroché derrière lui, la main sur la poitrine. Mais en cet après-midi de match de Coupe du Monde, c’est l’équipe nationale de Tunisie qui joue contre la sélection de Didier Deschamps qu’il supporte, parce qu’elle représente « ses racines », sa double culture largement assumée. « Je suis un supporteur de l’équipe de France mais quand la Tunisie joue, je change de camp. C’est comme l’amour pour sa mère, ça passe devant. »
Faïsel, la quarantaine, habite à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. Ce mercredi 30 novembre, il a fait le déplacement jusqu’au Hasdrubal, un bar du 19e arrondissement de Paris qui porte le nom du général carthaginois qui se dressa contre Rome au IIIe siècle avant notre ère. Le jeune homme y a retrouvé ses amis, des Français d’origine tunisienne comme lui ou nés de l’autre côté de la Méditérannée, pour partager une chicha et passer un bon moment.
Il aurait préféré une autre issue au match entre les Aigles de Carthage et les Bleus. Certes, la Tunisie a réussi l’exploit de battre les champions du monde en titre (1-0). Mais cette victoire n’a pas été suffisante pour la qualification en huitièmes de finale du Mondial. Dans ce fumoir aux vitres sans tain, sur les canapés en similicuir noir, la clientèle, en très grande majorité masculine et de tous les âges, a la mine défaite. Le personnel du bar – d’origine tunisienne – a suspendu deux drapeaux tunisiens et deux drapeaux français en signe de neutralité. Mais ça ne trompe pas. Ici, on a vibré pour la Tunisie.
A Paris, comme à Doha où les Tunisiens forment une des plus importantes communautés d’expatriés (ils sont plus de 50 000 au Qatar), les supporters des Aigles de Carthage ont mis l’ambiance. Ils ont rempli l’Hasdrubal une heure avant le coup d’envoi du match, retransmis par la chaîne BeIN Sports en langue arabe et sur au moins cinq écrans dans l’établissement. Au milieu des volutes de fumée épaisses et sucrées et des ronronnements de l’eau des narguilés, les plateaux garnis de thé à la menthe passent sans arrêt. En Tunisie, la chicha fait partie des mœurs, quel que soit le milieu social. Elle se fond totalement dans le décor, des cafés jusque dans les foyers. Le lieu était tout trouvé pour ces supporters qui attendaient ce moment depuis plusieurs mois.
Si les deux pays avaient déjà disputé quatre matchs amicaux (1978, 2002, 2008 et 2010), ils ne s’étaient jamais affrontés lors d’une compétition officielle. Pour ces passionnés de foot, la rencontre avait une saveur particulière. L’équipe qu’ils soutiennent leur ressemble. La Tunisie compte douze joueurs binationaux dans sa liste de vingt-six joueurs, dont dix nés et formés en France. En recrutant des sportifs issus de la diaspora, la Fédération tunisienne de football remédie au manque de financement pour la formation de joueurs nationaux.
Du côté des joueurs, c’est l’occasion de se frotter à une Coupe du Monde dans des équipes africaines de plus en plus professionnelles, à défaut d’avoir parfois le niveau pour être sélectionnés en équipe de France.Mais c’est aussi une histoire sentimentale. « Il ne faut pas avoir peur de choisir l’Afrique, même si les conditions ne sont pas les mêmes qu’en Europe. Si tu aimes ton pays ou tes origines, pourquoi avoir peur de les représenter ? […] C’est un choix du cœur, ça ne se discute pas. […] C’est inexplicable. Jouer pour son pays, c’est beau. Attention, je ne dis pas que la France n’est pas mon pays. Mais quand tu joues pour la Tunisie, c’est tellement fort ! », disait en mars au magazine « Onze Mondial » le milieu de terrain de l’équipe de Tunisie, Hannibal Mejbri, 19 ans, né à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), formé par l’AS Monaco et recruté par Manchester United.
« La Tunisie n’a pas une grande équipe à l’échelle mondiale, même si je crois à un avenir plus brillant. La corruption a miné le monde du football tunisien. Mais il fallait être là pour l’histoire », nous dit, entre deux bouffées, Jihad, 33 ans, un des clients du bar Hasdrubal qui connaît sur le bout des doigts l’actualité de la sélection tunisienne.
Héritage colonial
Comme en Algérie et au Maroc, l’histoire du football entre la Tunisie et la France commence lorsque les troupes françaises pénètrent sur ce territoire d’Afrique du Nord, alors régence de l’Empire ottoman. Le 12 mai 1881, après la signature du traité du Bardo, la Tunisie devient un protectorat français. Les Français y apportent la culture du ballon rond, mais ce n’est qu’en 1904 qu’est créée la première équipe de football : le Racing Club de Tunis, composé d’Européens et de Tunisiens. Les clubs voient alors évoluer des joueurs essentiellement Français. Il faudra attendre le lendemain de la Première Guerre mondiale, pour que soit fondée en 1921, sous l’égide de la Fédération française de football, la Ligue tunisienne de football (qui sera remplacée par la Fédération tunisienne de football à l’indépendance).
Deux ans plus tôt, le 15 janvier 1919, dans un café du quartier populaire de Bab Souika, l’Espérance Sportive de Tunis, premier club de football composé exclusivement de Tunisiens, surnommé « le club des musulmans », naissait dans la tête d’un cordonnier, Mohamed Zouaoui, et d’un fonctionnaire, El Hédi Kallel, avant de se concrétiser quelques mois plus tard. Le club du Stade africain de Ferryville (qui deviendra le Stade africain de Menzel Bourguiba après l’indépendance) est créé, lui, en 1938. Il s’enorgueillit de compter un président tunisien, alors que son rival l’Espérance Sportive de Tunis a dû, dans un premier temps, se résoudre à avoir un président français (Louis Montassier), afin d’obtenir le droit de se constituer en association.
Hannibal Mejbri, milieu de terrain de l’équipe de Tunisie, lors de l’échauffement avant le mach du Mondial contre la France au stade Education City, à Al-Rayyan, le 30 novembre 2022. (MIGUEL MEDINA / AFP)
L’entre-deux-guerres est propice à l’affirmation d’un sentiment nationaliste tunisien qui s’empare des milieux politiques, culturels et syndicaux. Les matchs contre les clubs des Européens (Français, Italiens, Maltais…) font vivre l’identité tunisienne. Le stade devient le théâtre des premières victoires sur les colons. Au même moment, en Algérie, c’est l’émergence des premiers clubs « indigènes » à l’instar du Mouloudia Club d’Alger (MCA). Chaque victoire d’une équipe musulmane sur un adversaire français prend une signification politique. Au Maroc, le Wydad Athletic Club (WAC), créé à Casablanca en 1937, composé en majorité de musulmans, incarne la résistance à l’occupant.
« Les histoires de la décolonisation négligent le fait que le sport ait pu être un instrument de diffusion de la conscience nationale. Or c’est un lieu où un combat symbolique peut être livré, alors même que la domination coloniale empêche toute autre forme de lutte dans le reste de la société », explique l’historien Paul Dietschy, coauteur de l’ouvrage « le Football et l’Afrique » (EPA, 2008), dans un document [PDF] de l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique. Plus que partout ailleurs, en Afrique, le foot dépasse le cadre du sport. La création de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), dont la première édition se déroule en 1957 au Soudan, conforte l’intérêt des populations pour leur équipe nationale.
Accueil de l’équipe du FLN
Jusqu’à l’indépendance le 20 mars 1956, la passion du ballon rond en Tunisie se diffuse, non seulement parmi les Européens mais aussi au sein des populations juive et musulmane et jusque dans les régions minières.
Habib Bourguiba, fondateur du Néo-Destour, fer de lance du mouvement pour l’indépendance, qui deviendra le premier président du jeune Etat (1957-1987), était proche du club de l’Espérance de Tunis, dont il a été vice-président. Défenseur de la fraternité panarabe, il accueille au printemps 1958 l’équipe du FLN, le Front de libération nationale algérien, qui ne pouvait pas jouer sur son sol pendant la guerre d’Algérie. La base du FLN avait trouvé refuge à Tunis. Un premier match officiel de l’équipe porte-drapeau de la révolution algérienne est disputé le 9 mai 1958. C’est ce jour-là que retentit pour la première fois dans un stade le « Kassaman », l’hymne algérien. Devant des milliers de spectateurs, dont de nombreux réfugiés algériens. L’affaire fera grand bruit. La Tunisie, un des rares pays arabes à soutenir le « Onze de l’indépendance », comme était surnommée l’équipe algérienne, sera suspendue temporairement par la Fédération internationale de football (FIFA).
Bien qu’hérité de la colonisation française, le football restera populaire après l’indépendance. La Fédération tunisienne de Football et une équipe nationale sont créées en 1957. Les liens avec la France perdureront eux aussi. De nombreux techniciens venus de l’Hexagone contribueront à la structuration du football tunisien, dont André Gérard, Henri Michel ou encore Roger Lemerre, l’ancien sélectionneur des Bleus qui emmènera la Tunisie à la victoire lors de la CAN en 2004.
Depuis 1978, date à laquelle la Tunisie a fait une entrée fracassante comme première équipe africaine à remporter un match de Coupe du Monde (3-1 contre le Mexique), les Aigles de Carthage n’ont pas vraiment brillé à l’international. Faïsel se souvient davantage de la CAN décrochée à domicile il y a dix-huit ans. Malgré son élimination du Mondial au Qatar dès la phase de groupes, la Tunisie n’est pas sortie du tournoi par la petite porte. Et Faïsel pourra toujours se consoler en supportant son autre équipe de cœur, les Bleus qui viennent de décrocher leur billet pour les quarts de finale de la compétition.
Une femme brandit une pancarte indiquant « J’ai vécu en étranger et j’ai été enterré en étranger » et « crime d’État », alors que les habitants de la ville côtière de Zarzis, dans le Sud-Est de la Tunisie, se rassemblent le 18 octobre lors d’une grève générale afin de réclamer une nouvelle recherche des proches portés disparus lors d’une tentative de migration clandestine en septembre (Fathi Nasri)
Ces dernières semaines, plusieurs événements autour de la question migratoire en Tunisie ont monopolisé l’actualité.
D’abord, le samedi 29 octobre, une soixantaine de voyageurs tunisiens en provenance d’Istanbul, avec documents de voyage valides, se sont vus refoulés à la frontière serbe et poussés à quitter le territoire, parfois de force.
D’après l’ex-élu parlementaire Majdi Karbai, député des Tunisiens d’Italie, en contact avec plusieurs voyageurs, ceux ayant refusé de signer les papiers de leur renvoi sans la présence d’un traducteur ont été détenus dans des conditions précaires pendant cinq jours.
Majdi Karbai a alerté des organisations sur place qui ont pu constater les violences subies par les voyageurs, dont la majorité étaient Tunisiens.
À la suite de la polémique, le directeur général de la diplomatie, relayant la version officielle serbe, a démenti le fait que des Tunisiens soient détenus dans des conditions inhumaines, bien que plusieurs vidéos publiées sur les réseaux prouvent le contraire et bien que les détenus aient entamé une grève de la faim pour protester contre ces conditions de détention.
Traduction : « Forteresse Europe, plus de 60 migrants tunisiens et d’autres nationalités sont enfermés dans une chambre à l’aéroport de Belgrade en Serbie depuis hier soir. Les autorités font tout pour les renvoyer en Turquie. »
Depuis, le refoulement des Tunisiens de l’aéroport de Belgrade demeure quasi systématique, même pour ceux porteurs de cartes de séjour européennes en règle.
En effet, sous la pression de l’Union européenne (UE), la Serbie, qui n’est pourtant pas un État membre, a décidé d’imposer, à partir du 20 novembre 2022, un visa d’entrée aux Tunisiens, y compris aux détenteurs de passeports diplomatiques et spéciaux.
La Serbie n’imposait jusque-là pas de visa aux ressortissants de certains pays du Sud global (ces pays touchés par les effets néfastes de la mondialisation qui subissent le pillage de leurs ressources et les politiques néocoloniales), en contradiction avec la politique de visas voulue par l’Europe, qui ne cesse de vouloir externaliser ses frontières.
Début novembre, alors que le nombre d’embarcations clandestines atteignant les côtes italiennes ne cessait de croître, une petite Tunisienne de 4 ans a traversé la Méditerranée seule aux côtés de près de 70 harragas (migrants clandestins), ses parents et sa sœur ayant été retenus derrière. La famille avait l’intention de faire le voyage ensemble, bien que des versions contradictoires aient été relayées.
La Tunisie a interdit les parents de voyage pendant un moment et les a poursuivis en justice pour négligence, favorisant, comme toujours, une approche sécuritaire de la question migratoire. La justice italienne vient quant à elle à peine d’autoriser le rapatriement de l’enfant.
Les Tunisiens semblent livrés à eux-mêmes
Le 11 novembre, trois enfants d’Afrique subsaharienne sont morts dans une collision en mer entre un bateau de la Garde nationale tunisienne et une embarcation de migrants clandestins aux larges des côtes de la ville de Chebba (dans l’Est de la Tunisie).
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Selon les témoins, le bateau de la Garde nationale aurait renversé l’embarcation quand les personnes à bord ont refusé de se rendre. Les rescapés ont été secourus par des marins. Ce n’est pas la première fois que la Garde nationale se retrouve être la complice meurtrière des politiques migratoires européennes.
Dans un autre registre, Nour, une étudiante tunisienne, a obtenu une bourse financée par l’Union européenne afin de poursuivre ses études en Italie. L’ambassade d’Italie en Tunisie ne lui a cependant accordé qu’un visa de tourisme qui ne lui permet pas d’obtenir un permis de séjour, malgré l’intervention de l’université italienne.
Des témoignages comme ceux de Nour, les Tunisiens en connaissent par centaines. Des dizaines d’autres ont d’ailleurs suivi sur les réseaux sociaux, révélateurs de l’ampleur du refus quasi systématique des ambassades européennes de délivrer des visas aux ressortissants maghrébins, quitte à saboter leurs propres programmes d’échange.
En parallèle, depuis la prise de pouvoir du président Kais Saied, 33 représentations diplomatiques tunisiennes demeurent sans titulaires, dont 21 postes d’ambassadeurs à Londres, Athènes, Varsovie, Berlin, Rome et Belgrade. L’Italie est pourtant la principale destination des harragas tunisiens et un pays où la diaspora est nombreuse.
Il en va de même pour certains gouvernorats – dont Sfax, qui aujourd’hui suffoque sous les déchets –, restés sans gouverneurs pendant plusieurs mois. Avec papiers ou sans papiers, pour tourisme, études ou simplement pour partir chercher un avenir meilleur, les Tunisiens semblent livrés à eux-mêmes.
Selon Majdi Karbai, il y aurait une recrudescence des pressions européennes visant à pousser l’État tunisien à devenir une plateforme de débarquement de migrants, suivant le vieux souhait européen de délocaliser le traitement des demandes d’asile et de protection des migrants clandestins à partir de centres de détention dans les pays du sud de la méditerranée.
Ainsi, la mainmise du président Kais Saied sur le pays, le vote d’une Constitution qui lui accorde des prérogatives inédites, son mépris des contre-pouvoirs, y compris celui des juges, et la conclusion d’un accord avec le FMI amorçant une austérité sans précédent malgré les réserves de la centrale syndicale (UGTT) sont autant de facteurs attisant l’appétit de l’Europe, qui souhaiterait profiter d’un rare moment de stabilité politique en Tunisie pour externaliser ses frontières.
Le phénomène migratoire agit au final comme un baromètre du désespoir. Le soulèvement des habitants de Zarzis (dans le Sud-Est), à l’aune du sommet de la Francophonie qui s’est tenu les 19 et 20 novembre à Djerba, à quelques kilomètres de la ville où le président de la République et sa cheffe de gouvernement officient, en est un exemple criant.
Ni vie digne, ni enterrement digne
Depuis septembre, les familles de dix-huit jeunes disparus en mer lors d’une énième tentative de traversée de la Méditerranée secouent le pays. Aucun officiel de l’État n’a daigné se déplacer pour présenter ses condoléances et aider les familles à repêcher les corps, jusque-là fruit de l’effort personnel des pêcheurs de la région.
Le ministre de l’Intérieur devait s’y rendre il y a quelques jours avant de se décommander à la dernière minute.
Pour le président Saied comme pour ses prédécesseurs, la période de grâce a coulé. Impossible de retrouver le corps
À Zarzis, certains corps auraient été enterrés dans le cimetière des étrangers sans que leurs identités ne soient vérifiées. Dans la douleur, les familles sont allées jusqu’à ouvrir les tombes pour exiger la vérité.
Ce n’est pas la première fois que, faute de moyens et de volonté, l’État enterre ses nationaux – ou les laisse être enterrés en Italie – anonymement, ôtant aux familles la possibilité du deuil. Ni vie digne, ni enterrement digne.
Ces histoires tissent la toile d’un constat effarant. À l’aune de la prédation des politiques migratoires européennes, l’État tunisien semble avoir intériorisé l’idée que les migrants ne valent rien. Qu’à peine ils seraient humains.
L’État tunisien coule des corps racisés en toute impunité. Enterre ses propres ressortissants anonymement, ignorant la douleur des familles, puis brutalise celles-ci quand elles s’indignent. Abandonne ses nationaux à leur injustice dans les capitales européennes.
La hogra (injustice), devenue quasi synonyme de la harga (immigration clandestine), est au cœur de la crise politique tunisienne. Pour le président Saied comme pour ses prédécesseurs, la période de grâce a coulé. Impossible de retrouver le corps.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb.
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À Zarzis, même pas un cimetière où enterrer les corps des migrants
Ils rêvaient d'Europe, c'est finalement dans l'est tunisien qu'ils ont atterri entre Zarzis, Médenine et la frontière libyenne. Pour ces migrants, il s'agit de leur dernière demeure, d'une fragile possibilité de reconstruction ou du dernier havre de paix avant l'enfer
Chamseddine Marzoug enterre le corps d'un migrant avec les moyens du bord, l'aide de
deux membres de la Garde nationale et du conducteur de tractopelle (Mathieu Galtier/MEE)
ARZIS et MÉDENINE, Tunisie - Chamseddine Marzoug, 52 ans, est Tunisien et désespère de l'humanité. Houssein Barri, 26 ans, est Guinéen et croit en sa bonne étoile. Mamadou Kourbaï a un âge, une origine, mais plus grand chose ne le retient à la vie. La réalité étant toujours plus forte que la fiction, pas besoin d'un scénario alambiqué pour réunir ces trois personnages, la mort suffit.
Depuis douze ans, Chamseddine Marzoug, volontaire au Croissant-Rouge, enterre les corps des migrants repêchés en mer par la garde maritime tunisienne, ou échoués sur les plages de l'est du pays.
En Tunisie, aucune autorité locale ou nationale ne prend en charge ces défunts encombrants. Alors, le quinquagénaire a décidé de leur offrir une sépulture dans le seul endroit où on le lui a permis : une ancienne décharge publique de la ville de Zarzis, frontalière avec la Libye.
« Je demande à Dieu de bénir ces âmes, mais je sens qu'elles ne sont pas contentes »
« Quand je récupère les corps, ils sont très souvent en décomposition avancée car ils ont passé plusieurs semaines dans l'eau », décrit crûment Chamseddine Marzoug. « Certains ne sont pas entiers parce qu'ils ont été sectionnés par une hélice de moteur de bateau ou parce qu'ils se sont dissous dans l'eau. »
Aidé d'agents de la Garde nationale et d'un conducteur de tractopelle – employé de la mairie ou d'un employé bénévole d'une société privée – Chamseddine Marzoug, équipé simplement de gants jetables en plastique et d'un masque chirurgical, indique où creuser et à quelle profondeur.
Il transporte les sacs mortuaires depuis le coffre du Peugeot Partner jusqu'à la tombe de fortune. Le Tunisien n'oublie jamais de formuler une prière pour l'âme des défunts et prendre des photos qui iront alimenter les réseaux sociaux pour tenter d'alerter la communauté internationale sur cette « honte » : « Je demande à Dieu de bénir ces âmes, mais je sens qu'elles ne sont pas contentes. »
Le volontaire ne comprend pas, alors que la question des migrants est si discutée, qu'aucune organisation, qu’aucun État ou qu’aucun ministère ne soient venus pour lui offrir le minimum : un cimetière clos de 500 mètres carrés avec un bâtiment pour nettoyer les corps avant l'enterrement, un véhicule de fonction et un équipement de protection hygiénique.
« Je n'ai besoin que de 30 000 euros pour ça », estime-t-il. Sans compter que cette modernisation pourrait permettre de tenir un véritable registre de ces migrants dont les corps ont échoué en Tunisie.
« J'irais les enterrer dans mon jardin s'il le faut »
« La mairie ne le fait pas. La garde maritime et les hôpitaux ont forcément une trace, mais ces informations sont-elles centralisées ? », s'interroge Valentina Zagaria, doctorante en anthropologie à la London School of Economics, travaillant sur les migrations à Zarzis.
Selon Chamseddine Marzoug, la décharge ne peut accueillir qu'une vingtaine de corps avant d'être saturée. « J'irais les enterrer dans mon jardin s'il le faut ». La tradition locale veut que chaque famille, au sens large, possède son cimetière. Pas question, alors, de faire de la place pour des inconnus.
« Heureusement », se réjouit Chamseddine Marzoug, « les bateaux de l'opération Sofia [opération militaire de l'UE] et ceux des ONG [SOS Méditerranée, MSF, MOAS, Jugend Rettet] dans les eaux internationales permettent de sauver plus de migrants en mer. »
Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés, les morts et les disparus en mer ont baissé d'environ 45 % depuis le début de l'année, comparé à la même période en 2015.
C'est le fameux Peugeot Partner qui fait le lien entre le croque-mort malgré lui et les deux autres personnages. Le véhicule, lui, est prêté par Mongi Slim, président du Croissant-Rouge dans le gouvernorat de Médenine. Le responsable humanitaire s'occupe lui aussi des migrants, mais des vivants.
Depuis janvier, grâce à l'aide de la Coopération suisse, il gère un foyer où résident 110 Africains arrêtés en voulant franchir la frontière, ou qui reviennent de Libye, anéantis par les atrocités vécues là-bas.
Comme Mamadou Kourbaï, vivant physiologiquement, mort socialement. Avec sa famille, il a réussi à payer les 2 500 dollars (plus de 2 230 euros) pour embarquer sur un Zodiac avec près de 150 autres candidats à la traversée, après avoir travaillé pendant huit mois en Libye. Mais en mer, leur bateau a été coulé par une milice qui a jugé n'avoir pas reçu assez d'argent. Il a vu sa femme et ses trois enfants se faire engloutir par les flots.
De l'eau salée et des puces
Récupéré par les gardes-côtes libyens, il est placé dans un centre de détention pour migrants où les sévices sont quotidiens car il n'a pas les 1 500 dinars (près de 965 euros) demandés pour être immédiatement libéré.
« Un jour, j'ai enterré quatre migrants, morts durant le séjour au centre », décrit-il. « Je m'en souviendrai toujours : il y avait un Congolais, deux Ivoiriens et un Nigérian. » Mamadou Kourbaï a fait une demande pour aller en Guinée-Conakry où résident des parents. « Parfois, les démarches peuvent prendre longtemps », explique Mongi Slim. « Certains pays, comme la Gambie, n'ont pas de consulat en Tunisie. Et ces migrants ne sont pas forcément les bienvenus. »
« Dès que j'ai amassé 800 euros et que je suis sûr d'avoir un bon plan de traversée, je pars pour la Libye »
-Houssein Barri
En attendant, le Malien a trouvé une raison de s'accrocher à la vie : convaincre les jeunes de ne pas tenter l'aventure libyenne et encore moins la traversée en mer : « Dans le camp de détention, sans matelas, sans nourriture tous les jours, avec de l'eau salée pour se désaltérer, les puces, et sans compter les mauvais traitements, nous n'avions qu'une idée en tête : revenir à la maison. C'est ça que j'essaie de leur faire comprendre. »
Houssein Barri, originaire de Guinée-Conakry, entend les arguments de son ami malien, mais sa décision est prise : « Dès que j'ai amassé 800 euros et que je suis sûr d'avoir un bon plan de traversée, je pars pour la Libye, affirme le solide gaillard de 26 ans. Revenir au pays, ce serait la honte. » Les risques de naufrage ? « Oui, mais certains ont réussi, c'est donc possible. C'est un risque à courir. Si ça réussit, je pourrais un jour accomplir mon rêve : élever des chèvres en Angleterre. »
Ou terminer dans un trou de la décharge de Zarzis avec pour voisin, un homme sans tête et la moitié du tronc d'une femme.
Des manifestants ont barré l’accès à certaines routes menant à l’île
La veille du 18ème Sommet de la francophonie qui doit se tenir les 19 et 20 novembre à Djerba, les habitants en colère de la ville voisine de Zarzis, qui réclament la vérité sur des disparus en mer, ont décidé de s’inviter sur l’île pour attirer l’attention de l’opinion publique nationale et internationale et celle des autorités. Ces dernières les ont durement réprimés, leur interdisant l’accès au périmètre du Sommet.
Dès la matinée du vendredi 18 novembre 2022, les témoignages documentés pleuvent sur les réseaux sociaux autour de l’escalade de la répression contre les manifestants venus de Zarzis.
Cela fait plusieurs semaines que les familles et les proches d’une vingtaine de migrants décédés en mer puis enterrés dans des conditions hâtives, exigent que la lumière soit faite sur ces évènements. Aucun représentant du gouvernement Bouden n’a cependant daigné faire le déplacement. D’où l’extension du domaine de ces protestations qui ont évolué en mouvement social, chassant le gouverneur de Médenine récemment nommé par le président Kais Saïed.
Vendredi des centaines de manifestants ont donc décidé de se faire entendre lors du Sommet de la francophonie qui attend la présence de nombreux chefs d’Etats et officiels étrangers. Une messe dont l’ostentation et le faste sont perçus comme une provocation par les familles sinistrées quelques à encablures de là.
« Nous ne sommes plus en Tunisie mais à Gaza ! », lance un manifestant sous les tirs nourris de gaz lacrymogène, tentant de distancer les renforts massifs forces de l’ordre anti émeutes. « Il s’agit d’un crime d’Etat », renchérit un militant venu de Zarzis, qui explique que des photographes de presse sont restés détenus pour avoir filmé ces scènes de confrontation, entre deux échappées dans les champs d’oliviers.
Non loin de là, des écoliers pris au piège dans leurs classes sont pris de panique, les gaz lacrymogènes ayant atteint leur école. S’en suivent des scènes de chaos dans l’établissement.
Quelques ratés protocolaires
Jusqu’au bout incertaine, la tenue de ce Sommet de la francophonie, qui coïncide avec le cinquantenaire de l’OIF, fut finalement confirmée sur le tard, mais fait déjà l’objet de plusieurs couacs cérémoniaux.
Ainsi le 13 novembre dernier, l’île de Djerba attendait l’arrivée de Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, censée marquer le coup d’envoi d’un programme culturel et événementiel, prélude au Sommet qui sera suivi d’un Forum économique jusqu’au 22 novembre. Ce jour-là, le président Saïed et Mushikiwabo devaient inaugurer en grande pompe en présence des médias le village de la Francophonie.
Sauf que Kais Saïed ne s’y est finalement pas rendu, chose qui a poussé la secrétaire générale de l’OIF à déléguer l’inauguration du village à Haoua Acyl, représentante de l’Afrique du Nord auprès de l’organisation, pour des raisons protocolaires.
« Retour de la dictature », « contre-révolution », « fin du “printemps arabe” » : les verdicts ne manquent pas pour condamner à raison la démarche autoritaire du président Kaïs Saïed, dont le pays subit une grave crise financière. En réalité, la démocratie tunisienne naissante s’était enlisée depuis bien longtemps dans les arrangements mercantiles et la dépolitisation de la question sociale.
Par référendum, le 25 juillet, 94,6 % des 2,6 millions de votants tunisiens (sur 9,3 millions d’électeurs potentiels) ont dit « oui » à la nouvelle Constitution voulue par le président Kaïs Saïed. Ce fut là la marque d’un soutien au processus enclenché un an plus tôt par le locataire du palais de Carthage qui suspendait de facto la Constitution de 2014 — un texte qui avait été pourtant largement salué, en son temps, au terme de plus de trois années de négociations laborieuses au sein de l’Assemblée constituante élue en octobre 2011 (1). Cependant, si la Tunisie dispose d’un nouveau texte, la carte politique du pays demeure plus que jamais fragmentée. Car si le « oui » s’est révélé massif, la participation au scrutin (28 %) est, elle, restée extrêmement faible. De leur côté, l’ensemble des partis composant l’Assemblée des représentants du peuple, dont la plupart s’opposaient à la démarche du président, n’ont totalisé qu’un peu plus de 1,7 million de voix lors des élections législatives de 2019. Le fossé croissant entre les institutions et les aspirations populaires reste une constante.
M. Saïed justifie sa « nouvelle construction » par la nécessité de « rectifier la trajectoire révolutionnaire », qu’il estime avoir été « confisquée » par les partis. Il entend ainsi instaurer « un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement titulaire de la souveraineté » (2). Le caractère présidentialiste de son projet a néanmoins remisé au second plan le projet de « démocratie par en bas » qu’il avait popularisé durant les années précédant son élection en octobre 2019. S’il ne dispose pas d’un parti pour quadriller la société tunisienne, ni d’un réseau de surveillance clientéliste, ni encore d’aucun moyen d’arbitrer entre les clans d’affaires, qui constituaient les bases du régime jusqu’en 2011, M. Saïed n’en renoue pas moins avec la propension autocratique, d’autant plus sujette à la surenchère que son contrôle sur les corps de l’État (l’administration, l’intérieur et la justice) semble mal assuré.
Pour autant, la success story de la transition démocratique tunisienne — en opposition aux virages contre-révolutionnaires qu’ont connus d’autres pays du « printemps arabe » de 2011 — n’a pas attendu M. Saïed pour cumuler crise sociale, marasme économique, délitement de l’État, perte de légitimité des institutions et discrédit moral des partis. Elle avait cessé depuis longtemps de faire illusion aux yeux de la majorité des Tunisiens.
Avec la séquence insurrectionnelle de l’hiver 2010-2011 en Tunisie, le récit de la démocratie présentée comme solution aux problèmes du pays a d’abord emporté la conviction et suscité l’enthousiasme. Il a même laissé croire à un effet domino, du Maroc à la Syrie, à l’image du « printemps des peuples » de 1848 qui a donné son nom au « printemps arabe ». On connaît la suite (3). Cette lecture du soulèvement tunisien a focalisé l’attention sur la dimension constitutionnelle du changement, censée répondre à la fois aux aspirations à la liberté et à la demande de justice sociale. C’est ainsi que, lorsque des jeunes venus des régions intérieures organisent un sit-in devant le siège du gouvernement à Tunis (fin février 2011), la réponse des acteurs politiques est de proposer l’élection d’une Constituante. Deux expressions vont alors modeler le processus politique : « transition démocratique » et « exception tunisienne ». La première renvoie à l’idée que, partout dans le monde, les expériences précédentes ont permis d’élaborer un savoir permettant d’aller du point A d’une dictature au point B d’une démocratie stabilisée. Un savoir détenu notamment par toute une série d’opérateurs — agences internationales, organisations non gouvernementales (ONG) et fondations occidentales, consultants — qui vont débarquer en masse en Tunisie pour « coacher » les acteurs politiques locaux, mais aussi par les associations apparues après la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali dans la mise en œuvre d’un kit de la « démocratie sans peine ».
Blocage des institutions
La seconde expression signifie que, grâce à ses juristes réformistes et à des autocrates plus ou moins éclairés, la Tunisie était déjà « moderne », à la différence des autres pays arabes — pour preuve : l’émancipation de « la » femme tunisienne par le code du statut personnel (4). Une Tunisie prête, donc, à importer la démocratie libérale et où le pluralisme partisan, des élections libres et un Parlement seraient un terreau favorable pour instaurer un pacte social juste et stable, pour mettre en place des institutions légitimes et pour bannir les conditions qui ont rendu possible un régime autoritaire (5).
Sans rien céder à un quelconque orientalisme ou déterminisme qui voudrait que les Tunisiens ne soient ni aptes ni mûrs pour la démocratie, il n’y a pas de raison de penser qu’il existe un raccourci dans les processus politiques. Les démocraties « aînées » promptes à exporter leur modèle ont oublié ce qu’il leur a fallu de violence, de passions populaires, parfois de leaders charismatiques et de tâtonnements constitutionnels pour que se clarifient les enjeux, se cristallisent et s’ajustent dans des équilibres instables les intérêts en présence, et pour élaborer des régimes à peu près fonctionnels et cependant jamais à l’abri des crises. Très logiquement donc, tout ne s’est pas passé en Tunisie selon le parfait manuel des « transitologues ». Cette première séquence de la démocratie tunisienne aura été victime moins d’un accident « populiste » que d’un inachèvement l’ayant condamnée à son obsolescence.
Inachèvement, d’abord. Avec, pour fait significatif, l’incapacité de l’Assemblée, durant toute la première législature (2014-2019), à désigner les quatre membres du Conseil constitutionnel (sur douze) qu’il lui revenait d’élire. Alors que cette composante essentielle de la IIe République aurait dû être mise en place au plus tard fin 2015, tous les accords péniblement négociés dans les coulisses entre les partis furent systématiquement brisés lors des votes en séance plénière. Aucun des deux grands courants politiques, islamiste ou issu de la combinaison entre mouvance destourienne et membres du système bénaliste, ne souhaitait voir le juge de la constitutionnalité des lois échapper à son contrôle. La seule des cinq autorités indépendantes formée selon les termes de la Constitution a été l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), mais celle-ci s’est révélée incapable de faire respecter les règles en matière de neutralité des médias et de financement. L’instance provisoire de régulation de l’audiovisuel a ainsi été entravée à chaque fois qu’elle a voulu sanctionner les chaînes émettant sans licence, permettant par exemple à M. Nabil Karoui, une sorte de Berlusconi tunisien, de mettre sa chaîne au service de sa candidature à l’élection présidentielle de 2019. De même, toutes les réformes structurelles permettant de garantir effectivement l’indépendance de la justice (statut des magistrats, inspection générale, code de la justice administrative) ont été empêchées, et le Conseil supérieur de la magistrature est demeuré sous l’emprise des ingérences partisanes. Quasiment aucun des quelque trois cents dossiers de corruption transmis aux juges à la suite de la formation en 2011 de la Commission nationale d’enquête n’a connu de suite judiciaire. L’Instance vérité et dignité, formée en 2014 pour apurer les crimes de la dictature et proposer des réformes afin d’éviter leur répétition, n’a jamais cessé d’être gênée, et son rapport, remis en 2019 (publié au Journal officiel un an plus tard), est resté lettre morte. Quant aux procès des tortionnaires et des corrompus, ils s’égrènent sans fin depuis quatre ans (6). Le ministère de l’intérieur, pilier de l’ancien régime, reste défendu par un puissant corporatisme qui protège son impunité, et son influence s’étend au sein des partis politiques.
Une bonne partie de ces blocages peuvent être attribués au fameux « consensus » entre les anciennes élites (représentées entre 2012 et 2019 par le parti Nidaa Tounès avant sa dislocation) et les nouveaux prétendants islamistes au pouvoir d’Ennahda. Considéré comme un passage obligé d’une transition réussie, ce pacte d’entente n’a jamais transcendé les intérêts des parties prenantes pour instaurer un ordre nouveau. S’il a permis de pacifier le pays en 2013 au moment où celui-ci se trouvait ébranlé par l’assassinat de deux personnalités de la gauche tunisienne (Mohammed Brahmi et Chokri Belaïd), ce « consensus » entre élites a neutralisé toute volonté transformatrice.
La démocratisation a ainsi manqué un aspect essentiel, celui de l’égalité des dignités, une aspiration pourtant fondatrice de l’insurrection de l’hiver 2010-2011 et déterminante pour obtenir l’adhésion des gouvernés aux institutions. Pour M. Saïed, la date du 17 décembre 2010 (jour de l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid) compte plus que celle du 14 janvier 2011 qui vit la fuite de Ben Ali. La première, selon lui, symbolise le point de départ de la révolution avec l’irruption de la « question sociale » ignorée durant des décennies. La seconde, quant à elle, marquerait la trahison de la révolution en raison des manœuvres politiciennes pour la succession du président déchu. L’embrasement des régions intérieures et des quartiers populaires issus de l’exode rural était éminemment politique, parce qu’il avait pour protagonistes les « invisibles » de l’ordre économique et politique en place. Et parce que le problème que ces derniers soulevaient (leur exclusion et l’abandon de leur territoire) est déterminé par les modalités historiques de fabrication de l’État tunisien à travers un modèle économique qui oppose la Tunisie « utile » à celle des marges et de l’intérieur du pays. Or la redistribution des cartes du pouvoir après janvier 2011 entre acteurs « centraux » n’a pas permis d’attaquer de front une oligarchie rentière qui parvenait par ailleurs à assujettir les nouveaux partis de gouvernement. Les détenteurs des positions acquises ont cherché naturellement à prolonger le modèle économique en s’appuyant sur les partis qualifiés de « modernistes » parce qu’ils s’opposaient aux islamistes. Tandis qu’Ennahda, tout à sa quête d’intégration, n’a pas cherché à démanteler ce modèle, mais plutôt à s’y insérer. À aucun moment la question économique n’a été abordée autrement que sous l’angle gestionnaire de l’allocation des ressources et de la solvabilité d’un État confronté à une baisse de ses revenus. Mais la conflictualité sociale n’était pas soluble dans la démocratie représentative.
« C’était mieux sous Ben Ali »
Cela ne pouvait qu’amener à l’obsolescence de la formule institutionnelle choisie, laquelle repose désormais sur une série de fictions : les élections fondent la légitimité, les partis expriment la diversité du corps social, le Parlement représente la nation, la majorité parlementaire exprime la volonté générale, et ce dispositif concrétise la souveraineté populaire. Or ce modèle montre ses limites, y compris dans les pays qui pourtant l’exportent. S’il a pu un temps plus ou moins correspondre à l’idéal du gouvernement par et pour le peuple, c’est grâce à l’existence de partis de masse, capables de susciter des identifications stables et massives, de représenter des intérêts clairement identifiés. Quant aux progrès sociaux, ils ont été rendus possibles non seulement par le suffrage universel, mais surtout par l’existence de forces politiques organiquement liées aux classes populaires.
En Tunisie, la configuration partidaire postrévolutionnaire est « anachronique », « perchée dans les nuages » et « vide de contenu social », pour reprendre les termes d’Antonio Gramsci dans sa description de la « crise organique ». Certes, Ennahda est le seul parti répondant aux critères d’un parti de masse, mais il est fondé sur un fort clivage culturel au sein des élites. Il n’est pas outillé pour répondre aux tâches historiques de l’heure et il a perdu les deux tiers de son électorat entre 2011 et 2019. De leur côté, les intérêts des élites liées à l’ancien régime ne sont plus assez cohérents pour former un parti durable. Les autres sont soit des écuries présidentielles éphémères, soit des mobilisations fragmentaires. La gauche, incapable d’être le représentant des mobilisations sociales, a quasiment disparu de la scène.
Si la démocratie est un objet désirable, c’est moins par les formes institutionnelles qu’elle prend (qui ne sont que des moyens) que pour les résultats qu’elle produit. En l’espèce : réduire la fracture historique entre l’État et la société, transformer le modèle économique qui prive la majorité des Tunisiens de leur citoyenneté sociale… Faute d’avoir répondu à ces attentes, le récit démocratique est resté le discours de légitimation d’une élite incapable de se hisser à la hauteur des enjeux sociaux. Il n’est pas devenu un nouveau récit national. Ainsi a-t-il laissé place à l’insidieuse mélodie du « C’était mieux sous Ben Ali » et ouvert l’espace à une offre de rédemption collective par l’action d’un leader charismatique. Il est douteux que ce dernier soit davantage outillé pour s’attaquer à la transformation de l’État et des structures économiques. Répondre à l’exigence de reconnaissance et de justice sociale de la majorité des Tunisiens, et en particulier des exclus, est un préalable à la réalisation d’une véritable liberté politique.
Des Tunisiens entourent de faux cercueils et tiennent des photos de victimes alors qu'ils participent à une manifestation, exigeant des réponses sur le sort de 12 personnes qui ont disparu en mer en septembre de cette année, dans la ville côtière de Zarzis, dans le sud-est de la Tunisie, le 4 novembre 2022 (Photo, AFP)
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Huit corps, dont plusieurs de Tunisiens, ont été retrouvés le 10 octobre par des pêcheurs. Douze autres migrants tunisiens sont encore portés disparus
Du printemps à l'automne, en raison de la météo favorable, le rythme des départs de migrants depuis la Tunisie et la Libye voisine vers l'Italie s'accélère, se soldant souvent par des naufrages mortels
Zarzis: Des milliers de manifestants ont protesté une nouvelle fois vendredi en Tunisie, à Zarzis, point de départ pour les migrants clandestins vers l'Europe, pour connaître le sort de 12 personnes disparues en mer il y a un mois et demi.
Une embarcation de fortune partie de cette ville dans le sud-est du pays avec à son bord 18 migrants tunisiens, cherchant à rejoindre clandestinement les côtes italiennes, a disparu dans la nuit du 20 au 21 septembre.
Huit corps, dont plusieurs de Tunisiens, ont été retrouvés le 10 octobre par des pêcheurs. Douze autres migrants tunisiens sont encore portés disparus.
"Voleurs de notre pays, tueurs de nos enfants", ont scandé environ 3.000 protestataires, lors d'une "journée de la colère" dirigée contre les autorités locales et nationales, a constaté un correspondant de l'AFP.
Le 18 octobre, cette ville côtière de 75.000 habitants, avait déjà été paralysée par une grève générale pour réclamer l'ouverture d'une enquête sur ce naufrage, intensifier les recherches et protester contre un enterrement à la va-vite de certaines victimes.
Les autorités locales avaient en effet inhumé par erreur quatre migrants tunisiens dans un cimetière privé, "Le Jardin d'Afrique", réservé habituellement aux corps des migrants subsahariens repêchés dans la région.
Sous la pression de plusieurs mouvements de protestation, les corps ont été déterrés, identifiés et inhumés dans les cimetières familiaux.
A la suite de ce drame, le président Kais Saied a ordonné au ministère de la Justice d'ouvrir une enquête pour déterminer les responsabilités.
Du printemps à l'automne, en raison de la météo favorable, le rythme des départs de migrants depuis la Tunisie et la Libye voisine vers l'Italie s'accélère, se soldant souvent par des naufrages mortels.
Depuis le début de l'année, 1.765 migrants ont disparu en Méditerranée, dont 1.287 en Méditerranée centrale, la route migratoire la plus dangereuse au monde, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Face à la pression migratoire, les autorités tunisiennes peinent à intercepter ou à secourir les migrants en raison d'une insuffisance de moyens, selon des déclarations récentes de responsables de la garde maritime à l'AFP.
Plus de 22.500 migrants --des Tunisiens, des Subsahariens et d'autres nationalités -- ont été interceptés au large des côtes tunisiennes depuis le début de l'année, selon des données officielles.
Le nouvel essai de notre collaborateur sort en France aux éditions Riveneuve ce 27 octobre. MEE en a sélectionné cinq extraits qui aident à mieux comprendre les obstacles à la transition démocratique en Tunisie.
Pour l’essayiste franco-tunisien Hatem Nafti, aussi collaborateur de Middle East Eye, « l’essoufflement de la démocratie participative, la précarisation des citoyens, la puissance des réseaux sociaux et l’étouffement des aspirations populaires participent aujourd’hui à la déconsolidation de la démocratie libérale et à l’avènement d’un populisme autoritaire ».
Dans son dernier essai, Tunisie : vers un populisme autoritaire, qui sort aux éditions Riveneuve, en France, le jeudi 27 octobre, il revient sur le coup de force du président Kais Saied, le 25 juillet 2021, et s’interroge : dix ans après la révolution, la Tunisie fait un saut dans l’inconnu. Pourquoi la transition démocratique a-t-elle échoué ?
Le livre décortique la décennie postrévolutionnaire et explore les expériences comparables (Second Empire, Amérique latine, République de Weimar...). Il croise les regards d’experts (juristes, politistes, économistes, acteurs associatifs, militants) et de personnalités comme l’ancien chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, pour tenter de préciser si le « saïedisme » est un populisme autoritaire mettant fin à une démocratisation fragile ou s’il peut aboutir à une démocratie authentique.
Une question clé autant pour les Tunisiens que pour leurs voisins maghrébins et européens, confrontés à la montée des populismes et au rejet croissant des valeurs démocratiques.
1. Ennahdha, du parti dissident au cœur nucléaire du système
« C’est incontestablement le parti qui a le plus structuré les dix premières années de la révolution. Quand, le 30 janvier 2011, Rached Ghannouchi [le leader d’Ennahdha] foule le sol tunisien après plus de vingt ans d’exil, son parti a connu deux décennies de calvaire : interdiction, arrestations, tortures, expatriation forcée. Pourtant, la tentative des autorités de l’éradiquer a échoué. Les dernières années avant la chute du dictateur [Ben Ali] ont même vu des tentatives d’islamisation partielle du régime à travers le gendre du dictateur, Sakher Materi.
Le parti, autorisé en mars de la même année, se structure rapidement et réactive ses réseaux sur tout le territoire. Disposant d’un réseau de militants présents sur tout le territoire ainsi que de moyens financiers colossaux qu’aucune enquête judiciaire n’a pu mettre en cause, le mouvement obtient 42 % des sièges de l’ANC [Assemblée nationale constituante] et écrase ses concurrents.
Ses plus d’1,5 million d’électeurs dépassent largement son socle de militants et de sympathisants pour toucher des franges conservatrices de la société et des citoyens qui ont vu dans Ennahdha, principale victime de l’ancien régime, l’antithèse totale du RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique de Ben Ali] et l’ont confondu avec le camp de la révolution.
Sous les gouvernements de la troïka [coalition gouvernementale formée par les islamistes d’Ennahdha, le Congrès pour la République de l’ancien président Moncef Marzouki et les sociaux-démocrates d’Ettakattol], les dirigeants ennahdhaouis, tout en jouant la partition révolutionnaire, ont tenté de mettre à leur service les pires éléments de l’ancien régime.
Tunisie : pourquoi Kais Saied a fait d’Ennahdha l’ennemi à abattre
En parallèle, leurs tentatives d’islamiser le pays par le bas se sont accompagnées d’un laxisme envers des mouvements islamistes à leur droite. Cela a créé une ambiance de violences politiques qui a débouché sur les assassinats [Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, dirigeants de la gauche panarabe, tués respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013] et les attentats terroristes de 2013.
Après l’assassinat de Mohamed Brahmi, un sit-in a été organisé par une partie de l’opposition qui voulait en finir avec tout le système issu des élections de 2011.
En Égypte, une entreprise similaire a facilité le coup d’État de Sissi. Pris de panique, les dirigeants ennahdhaouis acceptent de négocier avec Béji Caïd Essebsi et de commencer l’ère des "deux cheikhs" [désigne le partage du pouvoir en Tunisie entre Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi entre 2014 et 2019, date du décès de ce dernier] qui se consolide après les élections de 2014 dans lesquelles les deux parties rompent leur promesse électorale et s’allient pour dominer la vie politique.
Depuis cette date, toutes les décisions du parti sont guidées par un seul élément : se maintenir au pouvoir quel qu’en soit prix, les dirigeants ennahdhaouis étant convaincus que leur retour à l’opposition sera synonyme d’une nouvelle tentative d’éradication.
Le quinquennat 2014-2019 permet à Ennahdha de continuer sa normalisation avec les forces issues de l’ancien régime. Après avoir refusé de passer une loi de lustration politique qui aurait permis d’écarter pour cinq ans les éléments destouriens les plus impliqués sous Ben Ali, le parti islamiste soutient la controversée loi de réconciliation.
Arrivé deuxième mais membre de tous les gouvernements de cette période, Ennahdha continue à s’insérer dans le système à travers notamment des nominations dans toutes les strates de l’État tout en n’ayant pas la position inconfortable du vainqueur des élections.
En réalité, la dislocation de Nidaa Tounes [parti politique fondé par Béji Caïd Essebsi en 2012] fait des islamistes le premier bloc parlementaire. Une position qui va s’intensifier quand le chef du gouvernement Youssef Chahed se retourne contre son mentor Béji Caïd Essebsi. Le jeune Premier ministre devient alors l’obligé du parti islamiste qui le soutient moyennant une protection accrue de ses intérêts.
Les dirigeants ennahdhaouis [sont] convaincus que leur retour à l’opposition sera synonyme d’une nouvelle tentative d’éradication
En interne, Ennahdha organise son dixième congrès en 2016. Si la presse locale et étrangère focalise sur l’intention du mouvement de séparer ses activités politiques du travail de prédication, l’événement le plus important est l’accroissement significatif du rôle du président Rached Ghannouchi, un paradoxe pour un parti qui prône un régime parlementaire. Depuis lors, Ennahdha connaît une succession de crises autour des décisions du chef.
Ainsi, en 2019, Ghannouchi modifie de manière substantielle les résultats des primaires organisées pour désigner les candidats aux législatives. Il se fait parachuter dans la circonscription Tunis 1, qui inclut la majorité des quartiers populaires de la capitale. Il choisit donc la facilité pour être sûr de devenir député et ainsi briguer la présidence de l’Assemblée.
Étant convaincu, sondages à l’appui, de l’impossibilité pour lui d’être élu à la présidence de la République, il décide de faire de son poste un président bis. Il est à noter qu’en cas de vacance définitive du poste de président de la République, la Constitution accorde l’intérim au chef de l’Assemblée.
Tunisie : Ennahdha a-t-il épuisé sa mission historique ?
Les statuts du mouvement limitent à deux les mandats du président. Une remise à zéro est entreprise en 2011 quand le parti est sorti de sa clandestinité. Mais plusieurs proches de Ghannouchi ont commencé une campagne interne pour que leur chef rempile. Cette tentative de prolongation a créé des tensions qui éclatent au grand jour, fait rarissime dans un parti habitué à la discrétion sur ses luttes internes.
Les élections législatives de 2019 sont un camouflet pour Chahed et Nidaa Tounes. Ennahdha arrive en tête mais perd deux tiers de son électorat de 2011. Comme d’habitude, le parti n’hésite pas, pour se maintenir au pouvoir, à pactiser avec son ennemi de campagne, cette fois-ci le parti Qalb Tounes.
En plus du discrédit de sa parole publique, le parti est pointé par un rapport de la Cour des comptes sur le scrutin de 2019 l’accusant d’avoir eu recours à des financements étrangers. Une pratique interdite par la loi électorale tunisienne. Mais le rapport ne donne lieu à aucune incrimination jusqu’au 25 juillet 2021.
Dix ans après la chute de Ben Ali, Ennahdha a réussi à s’implanter dans toutes les strates de la vie publique au point de devenir le cœur nucléaire du "système" dans le sens le plus péjoratif du terme sans pour autant se faire accepter par une partie importante d’une élite qui continue à voir dans ce parti un élément étranger à la Tunisie. »
3. Système policier : entre ruptures et continuités
« [...] Le départ de Ben Ali pouvait être synonyme de la fin du régime policier. L’éphémère ministre Farhat Rajhi a tenté de réformer les services de son département en réorganisant les services mais, n’étant pas "de la maison", il fait face à une fronde de ses subordonnés et a très vite été limogé par le Premier ministre, Béji Caïd Essebsi.
Des policiers forment des corporations professionnelles et forcent le gouvernement à modifier la législation en leur accordant le droit syndical. Ils n’obtiennent toutefois pas le droit de grève.
Plusieurs organisations émergent alors et deviennent de véritables lobbys politiques. Il faut dire que l’apparition des syndicats des forces de l’ordre intervient au moment où la menace terroriste devient particulièrement préoccupante. […]
Pour redorer son blason, une partie des syndicats de police choisit alors le rôle de lanceur d’alerte, dénonçant les dérives de sa hiérarchie. L’opposition progressiste et ses relais médiatiques accélèrent alors la normalisation de ces proto-partis politiques dont les revendications dépassent largement les conditions socio-économiques des travailleurs.
L’État policier, angle mort de la démocratie tunisienne
C’est ainsi que plusieurs manifestations artistiques sont interrompues par les policiers chargés d’en assurer la sécurité au motif que les artistes (des rappeurs ou des humoristes) auraient manqué de respect aux forces de l’ordre.
Mais la menace terroriste et les calculs politiciens s’accompagnent d’un laxisme envers ces comportements préoccupants. Au lieu de chercher à réformer le ministère de l’Intérieur, les principales forces politiques se sont lancées dans une course effrénée pour obtenir des allégeances au sein du département.
Tout ceci a fourni une certaine immunité aux fonctionnaires de police. Cela se voit au moment des procès des martyrs et blessés de la révolution. Plusieurs prévenus refusent de se présenter à la barre et n’y sont pas contraints par la force publique tandis que ceux qui acceptent de comparaître le sont le plus souvent en état de liberté – alors qu’ils sont accusés d’homicide – et écopent de légères peines de prison.
Le même phénomène est observé durant les audiences des chambres spéciales chargées de statuer sur les affaires relevant de la Justice transitionnelle (violation des droits de l’homme, meurtres d’opposants, tortures, etc.). Dans un communiqué publié en 2019, des ONG dénoncent "un refus de la part de certains agents du ministère de l’Intérieur d’exécuter les ordres des tribunaux relatifs aux convocations et aux mandats d’amener émis par les présidents des chambres spécialisées" ainsi qu’un "boycott total des accusés et même de leurs avocats".
Envers et contre tout, la justice transitionnelle continue de traquer l’impunité
Mais c’est l’affaire dite du tribunal de Ben Arous qui représente l’acmé de l’impunité policière et de la complicité, au moins passive, des gouvernements successifs.
Le 27 février 2018, un juge d’instruction auditionnait des policiers accusés de torture. Des syndicalistes armés ont encerclé le bâtiment pour exiger la libération de leur collègue. Le magistrat finit par ordonner la fin de la détention des accusés.
Amnesty estime probable que le juge ait agi par crainte pour sa propre sécurité. Des actions similaires ont eu lieu dans les juridictions de Sousse en 2011 et de Mahdia en 2019. À chaque fois, les autorités promettent de diligenter une enquête mais aucune condamnation n’a été prononcée dans ces affaires.
L’arrivée au pouvoir de Kais Saied, qui se présente comme un antisystème ne change pas radicalement la donne. Alors qu’il a soutenu les martyrs et blessés de la révolution, il évite d’affronter la question de l’impunité de leurs bourreaux, se contentant de quelques généralités sur la nécessité d’une justice équitable.
Par ailleurs, sa volonté de lutter contre la corruption des institutions s’arrête souvent aux portes du ministère de l’Intérieur. Comme le note le politologue Youssef Cherif, dès son accession à la présidence de la République, Saied multiplie les signes de soutien envers toutes les forces armées civiles et militaires. Cela se matérialise notamment par des visites fréquentes de postes de police ou de casernes de l’armée et de la garde nationale. »
Influences kadhafistes et chavistes ?
« […] En lisant le Livre vert [programme de Mouammar Kadhafi], on retrouve une critique de la démocratie représentative et de la partitocratie similaire à celle que formule Saied.
Certains passages peuvent en effet faire penser aux discours de Saied. Le guide libyen écrit par exemple : "L’assemblée parlementaire est une représentation trompeuse du peuple, et les régimes parlementaires constituent une solution tronquée au problème de la démocratie ; l’assemblé parlementaire se présente fondamentalement comme représentante du peuple, mais ce fondement est, en soi, non démocratique, parce que la démocratie signifie le pouvoir du peuple et non le pouvoir d’un substitut."
Les promoteurs de la construction rejettent cette comparaison et rappellent que les membres des conseils sont élus. En effet, les comités populaires libyens sont constitués officiellement de tous les habitants d’une circonscription. Par ailleurs, les délégués au Congrès populaire sont élus par acclamation.
Tunisie : pourquoi s’étonner du coup d’État ? Kais Saied se montre autoritaire depuis le début
L’autre parallèle concerne la centralité de l’exécutif. En Libye, c’est le "guide de la révolution" qui détient l’essentiel du pouvoir, pouvant même s’affranchir des votes du Congrès comme cela a été le cas en 1983 pour la conscription obligatoire des filles.
En Tunisie, le système des conseils est dominé par un président ultra puissant. Comme l’a fait remarquer [le militant tunisien] Sadri Khiari, ce penchant présidentialiste se lisait déjà dans la profession de foi du candidat. En bornant les prérogatives des conseils locaux aux seules questions de développement, on dépolitise les élus et on délègue l’essentiel du pouvoir au président.
On verra par la suite que le régime issu de la Constitution de 2022 aboutit à un régime présidentialiste. Il convient toutefois de souligner une autre différence primordiale : le président tunisien reste élu alors que le guide libyen se réclamait d’une légitimité révolutionnaire.
Comme nous l’avons déjà précisé, l’autre influence vient d’Amérique du Sud. En arrivant au pouvoir au Venezuela, Hugo Chávez a mis en place des instances locales récupérant une partie des compétences de l’État central et des collectivités territoriales.
En 2002, sont créés des Conseils locaux de planification, cogérant avec les mairies l’usage du sol dans les quartiers. Puis, à partir de 2006, des Conseils communaux font la coordination entre comités locaux et établissent des projets d’aménagement local pour lesquels ils touchent directement des ressources de l’État central. Enfin, en 2009, des Communes regroupent des représentants des conseils communaux qui jettent, à leur tour, les bases d’un État communal. Le modèle bolivarien a fait des émules dans d’autres pays du continent. »
4. Une approche monocausale, morale et complotiste de l’économie
« Avant le 25 juillet 2021, Kais Saied a très rarement abordé les questions économiques, un sujet qu’il maîtrise mal. Mais quand il s’est octroyé les pleins pouvoirs, il a dû exposer sa vision de l’économie qui se caractérise par une approche monocausale et qui fait la part belle au complot.
La première décision en la matière a été de limoger le ministre des Finances du gouvernement Mechichi, Ali Koôli et de le remplacer par une haute fonctionnaire du ministère. Recevant la nouvelle chargée du département, Saed a motivé sa décision par une étrange déclaration : "Il ne répondait plus au téléphone […] Cette situation m’a rappelé la fuite de Khaznadar avec les caisses de l’État."
L’allusion à Mustapha Khaznadar, ministre des Finances et grand vizir entre 1837 et 1873, laisse songeur. Si ce grand commis de l’État a détourné des sommes considérables, contribuant à faciliter la colonisation française, il n’a jamais fui le pays. Par ailleurs, imaginer que les richesses d’un pays peuvent être détournées aussi facilement traduit une méconnaissance de la comptabilité publique.
En réalité, le ministre était en déplacement au moment du coup de force, intervenu un dimanche. À ce jour, l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune mesure privative de liberté. Cette accusation de détournement d’aides a été portée à plusieurs reprises par le président. En octobre 2021, le chef de l’État a commandité un audit sur les prêts et dons reçus durant "la décennie noire" [la décennie 2011-2021, rebaptisée ainsi par les proches du président]. En août 2022, un rapport lui a été remis mais les autorités ont refusé de le rendre public.
En Tunisie, l’économie de rente a été plus forte que les idéaux de la révolution
Dans plusieurs de ses discours, le chef de l’État rappelle que les Tunisiens ont délibérément été appauvris. Cela serait dû notamment aux biens mal acquis par les proches de Ben Ali et par les détournements opérés après la chute du dictateur.
Or, la vision du président démontre un manque de maîtrise de ces sujets. En décembre 2020, un décret présidentiel a mis en place un comité chargé du recouvrement des biens mal acquis à l’étranger. Une décision qui intervient trop tard car, dans la législation européenne, il existe un délai de prescription de dix ans. C’est d’ailleurs, ce qu’a rappelé Bruxelles dans un courrier adressé aux autorités tunisiennes. Par ailleurs, les sommes détournées sont dérisoires par rapport aux attentes du président. […]
L’autre idée souvent avancée par Kais Saied pour expliquer la crise économique est la contrebande. La rhétorique présidentielle veut que les circuits de distribution (massalek al tawzia’) soient des circuits générateurs de famine (massalek al tajwia’).
Les distributeurs procéderaient à la spéculation sur les produits de première nécessité non pas à des fins commerciales mais pour punir (tanikil) le peuple et lui faire regretter "le processus historique", comprendre le 25 juillet.
Durant l’été, le locataire de Carthage s’est fait filmer en train d’accompagner les forces de l’ordre dans des descentes visant des entrepôts de pommes de terre et de barres de fer à béton, des matériaux dont les prix ont flambé. Là encore, les personnes incriminées n’ont toujours pas été jugées et ces démonstrations de force ont cessé un temps.
Mais à l’approche du mois de Ramadan, connu pour l’augmentation de la consommation et des fraudes, le président a repris cette rhétorique. Dans une allocution filmée dans les locaux du ministère de l’Intérieur, le chef de l’État a décrété la mobilisation générale pour "La guerre contre la spéculation".
Un décret-loi a durci les peines encourues par les contrebandiers qui risquent désormais la réclusion criminelle à perpétuité. Des opérations coup de poing ont eu lieu dans les quatre coins du pays. À la veille du mois saint, les résultats fournis par les autorités ne sont pas spectaculaires.
À titre d’exemple, les opérations policières ont permis de saisir 1 600 tonnes de pâtes alimentaires en vingt jours alors que la consommation nationale quotidienne est de 6 000 tonnes. En définitive, la guerre contre la spéculation s’apparente presque aux campagnes menées tous les ans par le gouvernement avant le mois de Ramadan. D’ailleurs, depuis la fin du mois du jeûne, la communication autour de cette lutte a cessé.
Le politologue Michel Camau estime que Saied a une approche moraliste de l’économie, considérant que l’argent est sale. La richesse n’est pas située dans une relation dialectique des rapports sociaux, elle l’est sur un plan manichéen. La crise économique n’est pas analysée à travers les problèmes structurels mais par le biais d’un complot ourdi par des parties jamais explicitées (d’où le recours au pronom personnel "ils").
[Le] projet politique [de Kais Saied] délègue les plans de développement aux régions et repose sur l’idée que la Tunisie est un État riche et dépouillé. En un an de pouvoir absolu, il n’a pas dévié de cette ligne tout en laissant son gouvernement poursuivre sur la ligne néolibérale
Partageant le même constat, le sociologue et homme politique Aziz Krichen estime que Saïed s’intéresse peu à l’économie dont il a une vision caricaturale. L’une des premières mesures que le chef de l’État a prises après le 25 juillet 2021 a été de convoquer les acteurs du secteur bancaire et de la grande distribution afin de leur demander de baisser leurs tarifs. Ces mesures peuvent sembler populaires mais elles ne s’attaquent pas aux causes structurelles de la domination de ces secteurs (marges arrière, ententes illicites, économie de rente). Pis, en voulant agir sur les prix de manière autoritaire, Saied a obtenu l’effet inverse. […]
En octobre 2021, l’agence de notation Moody’s a annoncé son intention de dégrader la note souveraine de la Tunisie pour la deuxième fois en un an. Anticipant cette décision, Kais Saied a vivement réagi. Dans une séquence filmée à l’occasion de l’audition du ministre de l’Intérieur par intérim, le chef de l’État a fustigé des "intimidations" et des "tentatives de soumission" avant de se demander "Pourquoi nous classifient-elles ?" et de traiter les agences de notation d’"Ommek Sannefa" [expression désignant les femmes qui savent mijoter de bons plats]provoquant l’hilarité des réseaux sociaux.
Quelques jours plus tard, recevant le président du Conseil du marché financier, le locataire de Carthage a appelé à "changer les critères d’attribution des notations souveraines"» tout en refusant que la Tunisie soit traitée en élève. Le 14 octobre, Moody’s a dégradé la note souveraine tunisienne de B3 à Caa1 avec des perspectives négatives.
Le président tunisien ne veut plus de croquettes pour animaux ou de maquillage pour les femmes !
Mais ces envolées aux accents souverainistes n’empêchent pas la poursuite de la même politique néolibérale. La loi de finances de 2022, pourtant promulguée unilatéralement et sans discussion parlementaire, s’inscrit dans la continuité de celles qui l’ont précédée.
Sa principale hypothèse est l’obtention d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), qui exige un plan d’austérité (baisse de la masse salariale, privatisation d’entreprises publiques, disparition à terme de toute compensation). Le jour de la signature de la loi, le chef de l’État s’est dit contraint de la faire passer. En dehors de quelques déclarations d’intention sur la nécessité de la justice sociale ou de la préservation des plus démunis, aucune rupture avec l’ordre néolibéral n’est perceptible. […]
Alors que la reprise post-covid et la guerre russo-ukrainienne sont des éléments objectifs expliquant l’aggravation de la situation économique mondiale et a fortiori tunisienne, Saied les évoque très rarement, privilégiant des explications monocausales ou la théorie du complot.
Son projet politique délègue les plans de développement aux régions et repose sur l’idée que la Tunisie est un État riche et dépouillé. En un an de pouvoir absolu, il n’a pas dévié de cette ligne tout en laissant son gouvernement poursuivre sur la ligne néolibérale. »
5. La construction du mythe de la « décennie noire »
« L’auteur de ces lignes, qui a consacré une partie entière du livre à analyser les échecs et les impasses de la décennie 2011-2021, ne saurait se dédire et méconnaître les difficultés et les déceptions suscitées par cette période. Cela dit, il ne reprend pas à son compte cette terminologie qui renvoie à un drame autrement tragique vécu par le voisin le plus proche de la Tunisie, l’Algérie. […]
Le choix de cette expression n’est évidemment pas anodin. Il a été mobilisé dans un premier temps par une farouche adversaire de tout le processus révolutionnaire : Abir Moussi [cheffe du Parti destourien libre, nationaliste]. La députée néobénaliste, qui assume sa filiation avec l’ancien régime, parlait déjà de "printemps de la ruine" (rabi’ al kharab) puis de "décennie de la ruine" (‘achriat al kharab) pour enfin parler de "décennie noire" (al ‘achria al sawda’).
Les relais médiatiques de Moussi ont popularisé l’expression si bien qu’au moment du coup de force du 25 juillet, elle se soit imposée. Cette expression est donc avant tout une victoire sémantique pour le camp ouvertement contrerévolutionnaire.
Kais Saied a également repris cette terminologie. On la retrouve dans ses discours et notamment celui tenu le 25 juillet 2022, à la sortie du bureau de vote. Violant allègrement le silence électoral, il a incité ses compatriotes à "rompre avec la décennie noire". Le discours a été diffusé en direct à la télévision nationale, ce qui a valu à la chaîne publique d’être condamnée à une amende par le régulateur audiovisuel.
Référendum constitutionnel en Tunisie : une « décennie noire » au banc des accusés
Le mythe de la "décennie noire" a donc été entretenu par un discours présidentiel, diffusé directement sur les réseaux sociaux. Le chef de l’État s’exprime directement, sans médiateur ni contradicteur. Dans la consultation nationale, les citoyens ont été invités à se prononcer sur "la décennie" ce qui est, d’après l’enseignante de droit constitutionnel, Mouna Kraïem, une manière de les influencer négativement.
Contrairement au propos d’Abir Moussi, le mythe de la "décennie noire" porté par Kais Saied s’inscrit dans le récit d’une révolution confisquée par des élites corrompues. Une version reprise par les relais médiatiques proches du président, notamment à la télévision nationale. Rappelons que l’émission politique de la première chaîne a été interdite aux partis pendant près d’un an. Le syndicat national des journalistes tunisiens a dénoncé la mise en place d’un discours unique en faveur de Carthage.
Le discours sur la "décennie noire" s’est accompagné d’une condamnation de la Constitution de 2014. Pour la Loi fondamentale, nous ne parlerons plus de mythe mais d’une réécriture de l’histoire.
Les chercheurs de Legal Agenda, Mahdi Elleuch, Mohamed Sahbi Khalfaoui et Sami Ben Ghazi, ont analysé la manière utilisée par le pouvoir et ses soutiens pour délégitimer le texte constitutionnel de 2014. Dans un premier temps, la rhétorique officielle a transformé les manifestations du 25 juillet en demandes pour l’abolition de la Constitution.
Ensuite, les scènes de liesse nocturnes, soutenant les décisions d’un Kais Saied, qui a insisté pour dire qu’il a appliqué la Loi fondamentale, ont été présentées comme une volonté populaire de mettre fin au régime.
Enfin, les sondages favorables au président ont été traduits par la confirmation que le peuple voulait en finir avec le pacte social issu de 2014.
Lors de la cérémonie de la signature de la nouvelle Constitution, Kais Saied a réaffirmé que les "Tunisiens ont aboli la Constitution de 2014 le 25 juillet 2021".
La vengeance est l’une de ces passions tristes. Le vote pour la nouvelle Constitution est une sorte de catharsis permettant d’exorciser la « décennie noire » et d’aborder une nouvelle phase
L’autre rhétorique employée pour discréditer la Loi fondamentale de 2014 est de la présenter comme celle d’Ennahdha. Il s’agit ici de présenter un parti islamiste devenu impopulaire, comme l’unique rédacteur de cette Constitution. Or, un simple examen des faits rappelle que la formation de Rached Ghannouchi a modifié de façon substantielle son projet initial sous la pression de la rue et notamment après le sit-in du Bardo en 2013. […]
[Le politologue tunisien] Hamadi Redissi a analysé le rôle des réseaux sociaux dans la campagne de Kais Saied. La popularité du président après le 25 juillet 2021 a multiplié la force de frappe de ces réseaux, qui ont porté le mythe de la "décennie noire" et de la Constitution. Les algorithmes aidant à accroître le biais de confirmation, la rhétorique présidentielle a été partagée par un nombre important de citoyens.
[…] En octobre 2021, lors de la prestation de serment du gouvernement Bouden, Kais Saied a brandi des photos montrant les violences qui ont émaillé les plénières de l’Assemblée des représentants du peuple. Il s’agissait de marquer les esprits et de faire, au nom de ces violences, le procès de la décennie.
D’autres images sont restées dans l’imaginaire collectif. Celle de la détresse des malades privés d’oxygène en pleine reprise épidémique et celle du soldat empêchant Ghannouchi d’accéder au siège du Parlement sont régulièrement rappelées par Saied.
Dans le récit saïedien, le 25 juillet 2021, le peuple a obtenu une victoire contre les responsables de "la décennie noire". Le miracle a été la campagne de vaccination d’août-septembre 2021 ayant sorti le pays de l’épidémie. Le grand crime a été la promulgation de la Constitution de 2014 qui a rendu possibles ces dérives.
Enfin, le grand espoir est de choisir souverainement une nouvelle Constitution. Pour parler en des termes plus actuels, nous pouvons dire que Saied a pratiqué, consciemment ou non, la technique du nudge [outil conçu pour modifier nos comportements au quotidien, sous la forme d’une incitation discrète] pour convaincre plus de deux millions d’électeurs d’aller aux urnes et d’avaliser son nouveau contrat social.
Le mythe de la "décennie noire" et le désir de rupture à travers le projet de Kais Saied passent par deux éléments très importants : le désir de vengeance et la confiance dans le vengeur. Comme le notait dès 2019 le sociologue Foued Ghorbali, les passions tristes ont été un facteur déterminant dans l’élection de Kais Saied, perçu comme propre (nadhif) et intègre (nazih), à même d’abattre un système qui a appauvri "le peuple".
La vengeance est l’une de ces passions tristes. Le vote pour la nouvelle Constitution est une sorte de catharsis permettant d’exorciser la "décennie noire" et d’aborder une nouvelle phase. La vengeance ne concerne pas seulement l’ancienne coalition au pouvoir mais tout le système issu de 2014 (partis, corps intermédiaires…). »
Les habitants de la ville côtière de Zarzis, dans le sud-est de la Tunisie, se rassemblent dans le centre-ville le 18 octobre 2022 pour une manifestation lors d'une grève générale (Photo, AFP).
De 4 000 à 5 000 manifestants se sont rassemblés sur l'avenue principale de Zarzis
Huit corps, dont plusieurs de Tunisiens, ont été retrouvés le 10 octobre par des pêcheurs
ZARZIS, Tunisie: Des milliers de personnes ont manifesté mardi à Zarzis, ville du sud-est de la Tunisie, paralysée par une grève générale pour réclamer l'intensification des recherches des corps de migrants tunisiens disparus en mer il y a un mois, selon un correspondant de l'AFP.
Les fonctionnaires et commerçants de cette ville côtière d'environ 75.000 habitants ont observé une grève générale à l'appel du puissant syndicat UGTT, demandant une enquête sur ce naufrage et sur les procédures de recherche et d'inhumation des dépouilles retrouvées.
De 4.000 à 5.000 manifestants parmi lesquels les familles de 12 migrants portés disparus se sont rassemblés sur l'avenue principale de Zarzis, selon des médias locaux et un militant associatif ayant participé à la manifestation.
Certains brandissaient des photos des disparus et des banderoles dénonçant un "crime d'Etat", appelant à dévoiler "la vérité".
"Aujourd'hui nous voulons connaître la vérité. C'est un crime d'Etat perpétré contre les habitants de Zarzis", indique à l'AFP Ezzedine Msalem, le militant associatif.
Une embarcation de fortune partie de Zarzis avec à son bord 18 migrants tunisiens, cherchant à rejoindre les côtes européennes, a disparu dans la nuit du 20 au 21 septembre. Par la suite, huit corps, dont plusieurs de Tunisiens, ont été retrouvés le 10 octobre par des pêcheurs.
Les autorités locales ont inhumé par erreur quatre migrants tunisiens dans un cimetière privé, "Le Jardin d'Afrique", réservé habituellement aux corps des migrants subsahariens repêchés dans la région, ce qui a provoqué la colère des familles.
Après leurs protestations, le président Kais Saied a ordonné lundi au ministère de la Justice d'ouvrir une enquête "afin que les Tunisiens connaissent toute la vérité et que les responsables de ces drames affrontent les conséquences de leur négligence".
Du printemps à l'automne, en raison de la météo favorable, le rythme des départs de migrants depuis la Tunisie et la Libye voisine vers l'Italie s'accélère, se soldant parfois par des noyades.
Face à la pression migratoire, les autorités tunisiennes peinent à intercepter ou à secourir les migrants en raison, disent-elles, d'un manque de moyens.
La Ligue tunisienne des droits de l'homme a dénoncé "l'incapacité des autorités à mobiliser les moyens nécessaires pour mener les opérations de sauvetage et de recherche avec célérité".
La Tunisie traverse une grave crise politico-économique et compte désormais quatre millions de pauvres, sur une population de près de 12 millions d'habitants.
Plus de 22.500 migrants – des Tunisiens, des Subsahariens et d'autres nationalités – ont été interceptés au large des côtes tunisiennes depuis le début de l'année, selon des données officielles.
Ces derniers jours, le ministère de l'Intérieur a annoncé l'arrestation de plus de 1 300 passeurs, Tunisiens et étrangers. (Photo, AFP)
L'ensemble de la famille -le père, la mère, la fillette de 3 ans et son frère de 7 ans- avait prévu d'embarquer depuis la ville côtière de Sayada (est de la Tunisie) pour rejoindre illégalement les côtes italiennes
Au cours de l'opération, «le père a remis sa fille au passeur sur l'embarcation pour aider son épouse et son fils restés loin derrière. Entretemps, la bateau avait pris le départ pour Lampedusa», en Sicile
TUNIS: Sans ses parents, une fillette tunisienne de trois ans a rejoint les côtes italiennes à bord d'une embarcation de fortune transportant des migrants, ont indiqué les autorités à Tunis qui ont placé son père et sa mère en garde à vue.
L'ensemble de la famille -le père, la mère, la fillette de 3 ans et son frère de 7 ans- avait prévu d'embarquer depuis la ville côtière de Sayada (est de la Tunisie) pour rejoindre illégalement les côtes italiennes.
Sauf qu'au cours de l'opération, « le père a remis sa fille au passeur sur l'embarcation pour aider son épouse et son fils restés loin derrière. Entretemps, la bateau avait pris le départ pour Lampedusa », en Sicile, a indiqué un responsable du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), organisation qui suit les questions migratoires.
Les parents de la fillette, des vendeurs ambulants, ont déboursé près de 24 000 dinars (environ 7 500 d'euros) pour tenter la traversée.
« Le parquet a ouvert une enquête et les parents de l'enfant ont été placés en garde à vue pour des soupçons d'affiliation à une bande organisée en vue de franchir illégalement les frontières maritimes », a indiqué le porte-parole de la garde nationale tunisienne Houcem Eddine Jebabli à la presse locale.
Ces derniers jours, le ministère de l'Intérieur a annoncé l'arrestation de plus de 1 300 passeurs, Tunisiens et étrangers.
Plus de 2 600 mineurs tunisiens, dont plus des deux tiers n'étaient pas accompagnés de leurs parents, sont parvenus à atteindre les côtes italiennes entre janvier et août 2022 sur un total de plus de 13 000 migrants tunisiens, selon le FTDES.
Les autorités tunisiennes qui ont annoncé récemment plus de 22 500 interceptions de migrants au large du pays, disent manquer de moyens face à une forte pression migratoire.
La Tunisie, située à certains points de son littoral à seulement 130 km de l'archipel italien de Sicile, traverse une grave crise politico-économique avec désormais quatre millions de pauvres sur près de 12 millions d'habitants.
Elle est aussi le point de départ chaque année de milliers de Sub-sahariens ou ressortissants d'autres pays pauvres ou en guerre, pour beaucoup déjà refoulés une première fois vers la Tunisie après leur départ clandestin depuis la Libye voisine.
AFP
Publié le
https://www.arabnews.fr/node/303751/monde-arabe
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La promulgation unilatérale d’un décret-loi encadrant les délits électroniques suscite une levée de boucliers au sein de la société civile tunisienne. En cause, un article réprimant indistinctement en des termes vagues la production et la diffusion de « fausses nouvelles »
Des policiers tunisiens arrêtent un manifestant le 22 juillet 2022, lors d’une manifestation le long de l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, la capitale, contre leur président et le référendum constitutionnel du 25 juillet (AFP/Fethi Belaid)
C’est devenu une habitude. Depuis qu’il s’est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021, le président Kais Saied légifère par des décrets-lois que le public découvre généralement tard dans la soirée sur le site du Journal officiel.
Le vendredi 16 septembre 2022, les Tunisiens ont été informés de la teneur du décret-loi 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication.
D’après son article 1er, le texte est censé « fixer les dispositions ayant pour objectif la prévention des infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication et leur répression, ainsi que celles relatives à la collecte des preuves électroniques y afférentes et à soutenir l’effort international dans le domaine, et ce, dans le cadre des accords internationaux, régionaux et bilatéraux ratifiés par la République tunisienne ».
Tunisie : depuis la dictature, jamais la liberté de la presse n’a autant reculé
La plupart des dispositions sont d’ordre technique et réglementent l’accès aux systèmes d’information en général (pas uniquement les site d’informations) mais un article, le numéro 24, va concentrer les critiques.
Intitulé « Des rumeurs et fausses nouvelles », il précise : « est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 50 000 dinars [15 650 euros] quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population. »
Est aussi passible des mêmes peines encourues « toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine. Les peines prévues sont portées au double si la personne visée est un agent public ou assimilé ».
Rupture
Ce texte constitue une rupture avec la démarche entreprise depuis 2011.
À la chute de Ben Ali, les autorités ont confié à des commissions le soin d’adapter la législation aux standards démocratiques. Pour les médias et la liberté d’expression, c’est à l’Instance indépendante chargée de réformer l’information et la communication (INRIC) qu’est revenue la charge de faire des propositions pour dépoussiérer les textes répressifs votés sous la dictature.
Le gouvernement de Béji Caïd Essebsi a alors promulgué les très libéraux décrets-lois 115 et 116 régissant respectivement la presse et l’audiovisuel. Les peines de prison sont limitées aux seuls cas d’incitation à la haine ou à la commission d’un crime. La diffamation est punie d’une amende.
Ce tour de vis liberticide pose plusieurs problèmes. D’abord, en dehors de la délibération du conseil des ministres, il n’a fait l’objet d’aucune consultation avec les acteurs du terrain
Toutefois, des magistrats ont continué à avoir recours à d’autres dispositions plus liberticides consignées dans le code pénal (par exemple l’outrage à agent public ou l’offense contre le chef de l’État), le code des communications ou encore celui de la justice militaire.
Avant même le 25 juillet 2021, au moins deux civils avaient été condamnés par la justice militaire pour des faits de diffamation envers le chef de l’État qui, rappelons-le, n’est pas un militaire. Les choses se sont accélérées depuis que Kais Saied détient les pleins pouvoirs.
Depuis le coup force, selon Amnesty international, « au moins vingt-neuf personnes ont été poursuivies pour des infractions liées à la liberté d’expression, dont six par des tribunaux militaires, ce qui signifie que deux fois plus de civils ont été poursuivis devant des tribunaux militaires en un an qu’au cours des dix années depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali ».
Ce tour de vis liberticide pose plusieurs problèmes. D’abord, en dehors de la délibération du conseil des ministres, il n’a fait l’objet d’aucune consultation avec les acteurs du terrain.
Tunisie : la police fait irruption dans un spectacle satirique qui critique le président Saied
Le président de l’Instance nationale de protection des données personnelles, Chawki Gueddas, affirme ne pas avoir été consulté avant ce changement législatif alors que, selon la loi organique 2004-63, cette commission a pour mission de donner un avis sur les législations touchant son domaine de compétence.
C’est donc le président qui a décidé tout seul de promulguer une loi plus répressive. Pourtant, le décret 117, qui accorde le pouvoir législatif au chef de l’État, lui a laissé la possibilité de proposer au référendum « les projets de révisions relatives aux réformes politiques ». Mais ce dernier a préféré le passage en force au débat.
Des expressions de nature à créer l’arbitraire
Par ailleurs, il existe un problème de proportionnalité de la peine. En effet, que la personne crée ou propage une fausse information, elle encourt la même punition.
Et ce d’autant plus quand des expressions vagues telles que « porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale », « semer la terreur parmi la population » ou encore « nuire moralement [à une personne] » sont de nature à créer l’arbitraire.
C’est l’avis de Zyna Mejri, qui dirige la plateforme Falso pour la lutte contre les informations et les rumeurs.
Pour le professeur de droit Aymen Zaghdoudi, le décret-loi 54 est « la pire des législations comparables promulguées dans des pays arabes ces dernières années », y compris dans des États comme la Syrie et la Libye
Contactée par Middle East Eye, elle rappelle l’importance de lutter contre ce fléau « qui gangrène la vie publique en Tunisie » mais estime qu’il s’agit « d’une manière de museler les opposants, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres régimes autoritaires » qui ont recours à ce genre de « formulations bateau » pour sanctionner les dissidents.
Par ailleurs, Zyna Mejri note que le chef de l’État propage lui-même de fausses informations. La plateforme Falso a scruté les discours présidentiels dans les six mois qui ont suivi le coup de force du 25 juillet 2021 et a recensé 114 déclarations problématiques.
Dans le détail, 35,8 % étaient de fausses informations, 35 % des déclarations pouvaient induire en erreur, 23,3 % portaient sur un double discours et 5,8 % comportaient des imprécisions.
Interrogé par le journal en ligne Nawaat, le professeur de droit Aymen Zaghdoudi affirme que le décret-loi 54 est « la pire des législations comparables promulguées dans des pays arabes ces dernières années », y compris dans des États comme la Syrie et la Libye.
Cela tient notamment au fait qu’elle induit des peines différentes pour le même acte (selon le code que va utiliser le juge), ce qui va à l’encontre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Tunisie.
Tunisie : il n’y aura pas de happy end pour le coup d’État de Kais Saied
Dans une tribune commune, plusieurs organisations de la société civile, dont le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), ont appelé au retrait immédiat du décret-loi 54, qu’elles jugent inconstitutionnel au regard de la nouvelle Constitution et à même d’intimider les journalistes et les citoyens.
Contacté par MEE, le président du SNJT, Mohamed Yassine Jlassi, accuse le pouvoir en place d’avoir pris le prétexte de la lutte contre les fausses informations pour mettre en place un système réactionnaire et répressif qui va à l’encontre des engagements internationaux pris par la Tunisie en matière de liberté d’expression.
Le journaliste accuse par ailleurs les autorités et leurs proches d’avoir recours aux pratiques que le décret-loi entend réprimer. Il rappelle à ce propos les rumeurs propagées par les plus hautes instances du pays et les procédés dégradants qu’emploient en toute impunité des « milices électroniques » à l’encontre des adversaires du régime.
Professeur de journalisme, retraité de l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI), Larbi Chouikha est engagé de longue date dans la défense de la liberté d’expression en Tunisie. Interrogé par MEE, il remarque que le flou entourant le terme de « fausses nouvelles » fait peser des menaces sur les libertés. Par ailleurs, l’universitaire s’interroge sur le sort des décrets-lois 115 et 116 et de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) qui régule le secteur audiovisuel. En effet, le décret-loi 54 contredit le 115 dans la répression des délits de presse et la nouvelle Constitution ne prévoit plus l’existence d’une autorité indépendante chargée de réguler des stations de radios et des chaînes de télévision.
Évolutions liberticides
La volonté de limiter la critique gouvernementale se manifeste dans un autre texte portant sur un sujet de prédilection de Kais Saied : la spéculation. Le chef de l’État estime que cette pratique est dirigée contre lui et constitue la principale cause de la crise économique.
Alors que les autorités communiquent peu, la mise en cause de la parole gouvernementale peut être ainsi criminalisée
Le 20 mars 2022, jour de la fête de l’Indépendance, il a promulgué un décret-loi qui en durcit la répression.
Le texte punit d’une peine allant de dix ans de prison à la réclusion à perpétuité les personnes coupables de faits de spéculation, y compris quiconque « diffuse sciemment de fausses nouvelles ou des informations erronées afin d’inciter le consommateur à s’abstenir à l’achat ou dans le dessein de provoquer une perturbation de l’approvisionnement du marché ou une hausse subite et non justifiée des prix ».
Alors que les autorités communiquent peu, la mise en cause de la parole gouvernementale peut être ainsi criminalisée.
« Si les actes visant à influencer les marchés par le biais de moyens frauduleux sont des motifs légitimes de préoccupation, les lois de grande portée comme le décret-loi 2022-14 ouvrent la voie à des poursuites iniques et abusives », estime Amnesty International, qui déplore « la prohibition générale de la diffusion d’informations en vertu de concepts vagues et ambigus, tels que la propagation de nouvelles fausses ou inexactes ».
VIDÉO : Entre le président tunisien et la justice, une lutte de pouvoir
Ces évolutions liberticides doivent se lire dans un contexte de tentative de mise au pas de la justice.
Après avoir dissous, en février, le Conseil supérieur de la magistrature et s’être octroyé un droit de regard sur la carrière des juges, le président Saied a révoqué, le 1er juin, 57 magistrats dont de hauts responsables des principales juridictions, et ce, sur « rapport motivé des autorités compétentes ».
Or certaines personnes incriminées ont estimé que leur renvoi était dû à des différends politiques ou au refus d’exécuter des requêtes manifestement illégales.
En août, le tribunal administratif a ordonné la réintégration de 50 d’entre eux mais les autorités ont jusqu’ici refusé d’obtempérer.
Si la justice, garante des libertés, est mise sous la houlette d’un exécutif qui ne cache pas son mépris pour l’opposition, et si elle dispose d’un arsenal liberticide, cela ouvrira la voie au musèlement des voix dissidentes.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Hatem Nafti
Mardi 4 octobre 2022 - 07:45 | Last update:7 hours 20 mins ago
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