Capture d’écran floutée de la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et montrant la colère de l’ambulancier, le 27 juin 2023 à Nanterre. (TWITTER)
Jugé jeudi en comparution immédiate pour « outrage » à l’encontre d’un policier, l’ambulancier, dont la colère a fait le tour des réseaux sociaux mardi après la mort de l’adolescent, a été dispensé de peine. Son collègue qui a filmé la scène a été relaxé.
D’emblée, il pleure. Pleure à nouveau. Puis pleure encore, emportant dans le flot de ses intarissables larmes la 16e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre. Juste en bas, ce jeudi 29 juin après-midi, au pied du palais de justice qui jouxte la préfecture des Hauts-de-Seine, plusieurs milliers de personnes convergent. La marche blanche en hommage au jeune Nahel, 17 ans, tué mardi par un policier lors d’un refus d’obtempérer, s’est élancée un peu plus tôt de son quartier Pablo-Picasso.
Marouane D., lui, n’a pas pu s’y rendre. Il est là, traits tirés et air accablé dans le petit box vitré de cette grande salle aux bancs clairs, sans fenêtre, d’où l’on perçoit le bruit de quelques pétards tirés depuis la rue. Bras croisés et polo marine siglé du nom de sa société, il se tient droit à côté de son collègue Amine Z., en veste manches longues portant le même sigle. Leur tenue de mardi, quand ils ont été placés en garde à vue.
Ils sont jugés en comparution immédiate. Marouane D. pour « outrage » à policier. Amine Z. pour « divulgation d’information personnelle permettant d’identifier ou de localiser » un policier, l’exposant à un risque d’atteinte. C’est Marouane D. qu’on voit invectiver un policier sur cette vidéo publiée sur le réseau social Snapchat qui a tant circulé, depuis mardi, au point de largement dépasser le million de vues. C’est son collègue qui l’a filmée et diffusée.
« Tu vas voir ! Tu vas payer ! Je vais t’afficher sur les réseaux sociaux ! Tu ne vas plus vivre tranquille, frère ! » énonce en préambule la présidente pour rappeler les propos valant à Marouane D. d’être jugé. L’ambulancier de 32 ans les reconnaît « totalement ». Il pleure.
Sur les images tournées par son collègue, on le voit aussi s’adresser hors de lui en ces termes à un des policiers présents mardi devant l’entrée des urgences de l’hôpital Max-Fourestier de Nanterre : « Là, tout le monde est en train de dormir, vous allez voir comment Nanterre va se réveiller. Il a 19 ans [en réalité 17 ans], tu vois qu’il a une gueule d’enfant. Pour un défaut de permis ! Pour un défaut de permis, frère !Je le connais le petit, je l’ai vu grandir ! »
« Amalgame »
Mardi matin, Marouane D. vient de déposer un patient quand un ami l’appelle et lui apprend ce qu’il vient de se passer. Il lui envoie la vidéo. Puis Marouane D. apprend que c’est Nahel, qu’il connaît si bien, qui est la victime de ce tir policier. « Pile-poil à ce moment-là, j’arrive aux urgences, je vois un policier avec l’écusson de la brigade motocycliste et il me dit bonjour, explique Marouane D. mais je ne peux pas dire bonjour à quelqu’un qui a tué quelqu’un que je connais. » Il pleure. « Ce n’est que de l’émotion, madame », dit-il en admettant « avoir fait l’amalgame ».
« On ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac, poursuit l’ambulancier en se confondant en excuses, j’ai vidé mon cœur, je regrette, je n’ai jamais voulu en arriver là. » Juste après, devant l’entrée des urgences où il doit récupérer un patient, le jeune homme est plaqué au mur, menotté, interpellé. « On m’a dit “t’as menacé de mort notre collègue”, mais c’était l’émotion », repète-t-il sans cesse.
C’est quand l’officier de police judiciaire lui lit ses propos, en garde à vue, qu’il prend conscience de leur teneur. « J’ai dit des choses assez graves quand même, admet-il, mais à aucun moment je n’ai voulu nuire. Je suis quelqu’un de très discret. » Des larmes roulent encore sur ses joues. Père de famille ayant grandi à Nanterre, l’ambulancier apprécié de ses patients et de son employeur présent dans la salle, qui a obtenu son diplôme haut la main avec une note de 19,5, souhaite se racheter. « Je l’ai accusé pour rien, s’il veut que je refasse une vidéo pour m’excuser… » S’il s’est laissé dépasser par son émotion, dit-il aussi, c’est parce qu’il connaissait si bien Nahel, son ancien voisin.
« Nahel, on le surnommait “Michelin” »
« La semaine dernière encore, il était avec ma fille, dit-il au tribunal, ma mère le connaît, mes frères et sœurs le connaissent. » Sa mère gardait Nahel quand il était petit. « Quand il est né, on le surnommait “Michelin” comme le bonhomme parce qu’il était un peu gros », se souvient-il aussi en pleurs. « C’est comme s’il faisait partie de ma famille, c’est comme si on m’avait enlevé mon petit frère », livre-t-il encore. En tant que professionnel de santé, c’est sûr, il aurait dû prendre sur lui : « J’ai dû faire face dans mon métier à des situations difficiles, mais Nahel était vraiment quelqu’un de proche. »
A sa gauche, son collègue Amine Z. est à son tour invité à s’expliquer. « J’ai l’habitude de “snapper” mon quotidien, quand je filme, je ne fais pas exprès, ce n’est pas dans le but de nuire à qui que ce soit », déclare-t-il au tribunal. S’il a filmé la scène, c’est pour « se protéger » : « Je ne voulais pas qu’on m’accuse de quelque chose que je n’avais pas fait », poursuit-il en affirmant ne pas s’entendre avec Marouane D. et vouloir changer de binôme. « Je suis en insertion, j’ai été addict aux jeux d’argent, j’ai des dettes, j’essaie de m’en sortir en travaillant. »
Ces images, il les a ensuite publiées sur Snapchat « en story privée », soit dit-il à une trentaine de ses contacts. « Je n’aurais pas dû filmer,dit-il, je m’excuse ».« Le problème, c’est que ce qui est sur la toile est indélébile », répond l’avocate du policier, en arrêt de travail depuis, qui défend deux autres agents visibles sur les images, « à un moment un zoom est fait sur le policier, et envoyer ces images à 30 ou 10 000 personnes, c’est la même chose ».
« Conséquences dramatiques »
Le procureur n’est pas convaincu. « Quel intérêt de filmer ? Pourquoi votre première réaction n’est-elle pas de calmer votre collègue ? Et puis filmer pour vous protéger, c’est une chose mais pourquoi diffuser ces images ? Vous saviez, à partir du moment où il était identifié, que cela allait avoir des conséquences dramatiques pour le policier et sa famille. » Le délit reproché à Amine Z., récent, a été créé en 2021 après l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty. Le procureur requiert à l’encontre d’Amine Z. douze mois de prison, à l’encontre de Marouane D. trois mois de prison avec sursis et 600 euros d’amende.
L’avocate de ce dernier, Sarah Mauger-Poliak, elle, n’en revient toujours pas que son client soit là pour cela. « Quand la famille m’appelle et me dit qu’il va être jugé en comparution immédiate, je me dis qu’ils ne sont pas au courant de tout, lance-t-elle à la barre, mais si : il a bien fait 48 heures de garde à vue pour un malheureux outrage qu’il regrette sincèrement. »
A elle, alors, de hausser le ton : « Il est où l’outrage ? C’est “Tu vas voir !”, “Tu vas plus vivre tranquille, frère !” On a combien d’outrages chaque jour ? Quand on connaît l’engorgement des juridictions, s’il fallait venir déférer tous les outrages… » Et d’ajouter : « Fallait-il aussi absolument le menotter ? Ne pouvait-on pas le convoquer ? » Elle demande la relaxe, sinon une dispense de peine.
« Il “snappe” tout »
Sa consœur Mélody Blanc, pour l’autre ambulancier, plaide aussi la relaxe. Pour elle, l’intentionnalité n’est pas caractérisée. « Il “snappe” tout à longueur de journée : ses recettes, ses voyages… Une heure après, quand on lui a dit les proportions que cela prenait, il a supprimé la vidéo. » « Je m’excuse, répète son client, cela va me servir de leçon, je ne savais pas pour la nouvelle loi. »
Son collègue Marouane D. lui emboîte le pas et enchaîne : « Je ne suis pas à l’origine de cette vidéo ni de cet effet boule de neige, dehors on me reconnaît, je n’ai pas les épaules pour cela… Je suis prêt à faire ce qu’il faut pour rétablir la vérité et la dignité de ce policier. »
Le tribunal l’a reconnu coupable, mais compte tenu notamment du contexte et de ses liens avec la victime, l’a dispensé de peine. Son collègue, lui, a été relaxé. Un troisième jeune homme était jugé avant eux pour avoir diffusé, sur Snapchat encore, l’identité et la commune de résidence du policier désormais mis en examen pour le meurtre de Nahel. Avec le commentaire : « C’est le nom de ville du fdp [fils de pute, NDLR] qui a tué notre frère. » Il a été condamné à dix-huit mois de prison dont douze avec sursis probatoire. A ce moment-là, la marche blanche avait déjà pris fin depuis un moment, une nouvelle nuit de violences débutait.
ttérature peut-elle nuire ? C’est l’une des questions qui traversent le cinquième roman de Kaouther Adimi, « Au vent mauvais », qui se déroule sur fond d’histoire de l’Algérie au XXe siècle.
Tarek et Leïla sont mis en scène par leur ami d’enfance, Saïd, dans un livre. Une publication qui transforme leur vie, percutée par ailleurs par la colonisation, la guerre mondiale, les luttes d’indépendance et la guerre civile.
Un récit fictionnel où l’on croise aussi Frantz Fanon, les Black Panthers, Yacef Saadi, la musique de Warda Al-Jazaïria, un récit qui nous entraîne, en un souffle, d’Alger à Rome en passant par Paris. Rencontre avec son autrice, Kaouther Adimi.
Jeune Afrique : Au vent mauvais s’inspire de l’histoire de vos grands-parents. Quand commence la fiction ?
Kaouther Adimi : Il y a une idée de départ : moi, qui reconnais dans un roman publié en Algérie mes grands-parents, car ils sont nommés et qu’il s’agit du même village où j’ai passé du temps. Après, j’ai imaginé tout le reste. Je dédie le livre à mes grands-parents car ils sont en quelque sorte à l’origine de cette idée, mais passée la dédicace, il n’y a que le roman. L’écrivaine disparaît – du moins jusqu’aux ultimes pages.
Le roman a pour décor l’histoire politique de l’Algérie au XXe siècle. Saïd, qui a fait de ses amis d’enfance, Tarek et Leïla, des héros de roman, dit qu’il s’agit de » « personnages dont les trajectoires ont été déterminées par les bouleversements du pays ».
Je crois que le XXe siècle fracasse Tarek et Leïla. Ils subissent la seconde guerre mondiale, la guerre d’Algérie, puis la parution du roman de Saïd qui les force à fuir et, enfin, la guerre civile. S’ils ne sont pas déterminés uniquement par les bouleversements de l’Algérie, ils sont en prise avec ces événements. Que faire à l’intérieur de ce cadre ? Tarek comme Leïla vont dévier de leur trajectoire initiale. Le premier en partant à Rome, la seconde en apprenant à lire. La parution du livre de Saïd va les forcer à prendre une nouvelle voie.
Vous faites référence à plusieurs pages de l’Histoire, dont la mutinerie de Versailles de 1944. Pouvez-vous revenir sur cet épisode méconnu ?
Le roman est constitué d’ellipses car ce n’est pas un roman historique. Je ne voulais pas que la grande histoire prenne le pas sur les trajectoires des personnages, mais pour autant, je ne pouvais pas faire abstraction de certains événements. Il me fallait par exemple trouver une façon de raconter le début et la fin de la seconde guerre mondiale sans être expéditive ni convenue. Lors de recherches, j’ai lu un article d’Emmanuel Blanchard sur une révolte de soldats nord-africains à Versailles, en décembre 1944. J’ai contacté les archives départementales des Yvelines et fouillé des tas de boîtes de documents. J’ai pu lire la correspondance du ministère de l’Intérieur, des militaires et officiels de l’époque.
L’histoire m’a semblé extraordinaire : il y avait ces centaines de soldats africains cantonnés à Versailles au lendemain de la libération de la ville, qui attendaient de pouvoir rentrer chez eux après deux ou trois ans au front ou dans les camps et qui vivaient dans des conditions déplorables. Peu à peu, le cinéma, les cafés, l’alcool leur ont été interdits par toute une série d’arrêtés, jusqu’à l’arrestation de trois d’entre eux et la mutinerie d’une partie des soldats. Ce qui donne lieu quelques semaines plus tard à une rafle organisée par le ministère de l’Intérieur. Tarek est au centre de cette révolte.
Le film La Bataille d’Alger et sa fabrication est une autre page importante racontée dans Au vent mauvais. Pourquoi ?
J’ai été marquée par le fait que ce tournage a eu lieu au lendemain de l’indépendance dans les lieux mêmes de la bataille d’Alger, filmé avec des acteurs non professionnels, des gens qui avaient connu la guerre. La réception du film est intéressante aussi : la France a mis des années à délivrer le visa d‘exploitation, les rares cinémas à l’avoir programmé ont dû faire face à une hostilité importante orchestrée par l’extrême droite et les nostalgiques de la colonisation… Pour Tarek, le tournage de La Bataille d’Alger, c’est ce moment où il réalise que la guerre perdure, à Alger dans les lieux de la guerre, mais aussi en banlieue parisienne.
Suite à une agression à Paris, Tarek décide de laisser derrière lui « la France, l’Algérie et tout ce merdier ». À quoi sert sa parenthèse à Rome ?
C’est un temps suspendu et le seul coup de folie que s’autorise Tarek, une folie nécessaire car il peut enfin mettre de côté ses démons, oublier un temps les guerres. C’est aussi, peut-être, une façon de dire que s’éloigner de l’axe Algérie-France permet une distance salutaire.
Votre année de résidence à la villa Médicis à Rome a-t-elle permis cela ?
J’ai été heureuse de pouvoir m’éloigner un peu, de ne pas être en France pendant l’année électorale, même si les débats puants sont tout de même arrivés jusqu’à moi. Rome a été pour moi, en revanche, un moment important de rencontre avec des artistes exceptionnels.
Le récit s’ouvre avec la mention des essais nucléaires effectués par la France en Algérie. Le premier « vent mauvais ». Dans quelle mesure le « vent mauvais » est à la fois l’absence de récits tout autant que la dominance de certains autres ?
Le vent mauvais c’est surtout cette chose présente dans les airs et autour de nous, malgré le temps qui passe, et auquel on ne peut échapper.
Ai-je le droit à un joker ? Son déplacement s’inscrit dans une relation entre l’Algérie et la France, qui, quoiqu’on en dise, est importante de par les liens humains, commerciaux, historiques, etc. Ce qui est perturbant dans la position d’Emmanuel Macron, c’est l’évolution du discours : il parlait de crime contre l’humanité lorsqu’il était candidat et aurait pu faire espérer beaucoup. Une ouverture réelle des archives, une approche différente sur les questions d’indemnités pour tous ceux et celles qui ont subi les essais nucléaires, les tortures, les crimes de guerre…
Quelle est la place de la guerre d’Algérie, aujourd’hui, dans les relations franco-algériennes ?
C’est une épine dans le pied de la France et dans beaucoup de familles françaises, souvent avides d’histoires et de réponses, une épine qui s’est infectée. Emmanuel Macron ne veut pas retirer les épines, il veut seulement calmer les douleurs de manière superficielle, alors qu’il faudrait regarder le pied, examiner la plaie et arracher l’épine. Par ailleurs, l’Algérie comme la France font mine de ne pas voir que la question de la guerre d’Algérie concerne aussi la manière dont l’État français a construit sa relation avec les Algériens sur son sol et avec les Français d’origine algérienne.
L’État algérien actuel ne se préoccupe pas de la manière dont nous sommes traités, ce n’est pas un enjeu pour lui. Quant à Emmanuel Macron, il mène une politique islamophobe, portée par un ministère de l’Intérieur d’extrême droite, raciste, qui, chaque jour, contribue à faire de la France un pays de plus en plus dangereux pour les musulmans, les Français originaires du Maghreb, etc. Il est naïf de croire qu’il n’y a pas là un héritage colonial. Certains discours de Marlène Schiappa ne sont pas sans rappeler les discours des femmes de généraux à l’époque de la guerre. La façon de vouloir réglementer la vie des musulmans est directement inspirée de la colonisation. Je ne crois pas de mon côté à une possibilité de relation apaisée entre l’Algérie et la France si ce sujet n’est pas traité avec lucidité et courage.
« Qu’héritent nos enfants de nos peines ? » demande justement Leïla. Vos fictions sont-elles une manière de transmettre les impossibilités de dire ?
L’impossibilité de dire, de parler, de communiquer, d’interagir et en même temps d’oublier sont des thèmes récurrents de mes romans. C’était déjà le cas dans mon premier livre, Des ballerines de Papicha, où chaque membre d’une famille racontait sa journée et se racontait, tout en étant incapables, les uns avec les autres, de la moindre interaction. La difficulté d’être soi, d’exister en tant qu’individu à part entière, de trouver le bon équilibre entre pudeur et parole, sont très présents dans Au vent mauvais.
Quels mots et quels silences vous ont été transmis ?
Je viens d’un pays où le silence est une forme de prolongement de la pudeur. On parle peu de nos douleurs et de nos drames, et c’est l’un des sujets du roman : que gardons-nous et que transmettons-nous des guerres que nous vivons ? Tarek et Leïla en subissent trois, dont ils ne parlent jamais à leurs enfants. Et leurs enfants et petits-enfants feront de même : moi-même, je n’évoque que rarement la guerre civile et ce que nous avons vécu dans les années 1990. Pour autant, ne rien dire ne signifie pas ne rien transmettre. Le silence est une forme d’héritage. Important, car il pousse celui qui le reçoit à essayer de découvrir ce qu’il recouvre.
Un Maghrébin assure avoir changé de nom de famille pour pouvoir obtenir un emploi en France. Il en parle dans un roman qu’il a récemment publié.
« J’avais hérité du nom de mon père qui n’était pas compatible avec un emploi qualifié. J’avais deux masters à la Sorbonne et pas un seul appel pour un entretien. Au moment où j’ai changé de nom, en remplaçant Ait-Taleb par Le Clerc, j’ai reçu des centaines d’appels », assure l’écrivain Xavier Le Clerc dans « Un homme sans titre », son troisième roman publié aux éditions Gallimard.
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Ce roman est avant tout un hommage à son père né en Kabylie. Arrivé en France dans les années 60, ce dernier s’est battu toute sa vie pour faire vivre sa famille de neuf enfants, fait savoir France Inter. « L’homme sans titre, c’est avant tout une référence au fait que mon père n’avait de titre que de titre de résidence ou de transport, jamais de titre de propriété ou de noblesse », explique Xavier Le Clerc.
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Aussi, a-t-il confié que son père est né dans la famine, qu’il a eu son enfance pendant la seconde guerre mondiale, son adolescence pendant la Guerre d’Algérie qui ne portait pas encore son nom. L’écrivain se dit fier du parcours de son père. « C’est une immense leçon de dignité. Si j’avais quelques miettes de sa dignité, j’en serais très fier. Le premier livre de ma vie, c’est avant tout mon père », ajoute-t-il.
En ces temps où de nombreux dirigeant·e·s de la France insoumise et du Parti communiste, entre autres, saluent en des termes hyperboliques une nouvelle union politique qu’ils disent historique, et entretiennent sans fin la mythologie relative au Front populaire, il est nécessaire de rappeler quelques faits. Certes des augmentations significatives des salaires – 12 % -, la réduction du temps de travail hebdomadaire à 40 heures et deux semaines de congés payés sont à inscrire au bilan du gouvernement de l’époque et de la majorité qui le soutenait. N’oublions pas, cependant, que ces principaux conquis sociaux furent d’abord et avant tout imposés de haute lutte par celles et ceux qui s’étaient mobilisés de la mi-mai au mois de juin 1936, au cours de la première grève générale du XXe siècle marquée par une multitude d’occupations d’usines.
Fort soucieux du sort des ouvrier·e·s français·e·s, la SFIO, les communistes et la CGT sont beaucoup moins sensibles à la condition autrement plus dure des colonisés, et les audaces réformistes des uns et des autres n’ont, à l’époque, jamais atteint les territoires de l’empire [1]. Soit écrit en passant, ces audaces n’ont pas modifié la condition des femmes. Tenues pour des mineures politiques avant le Front populaire, elles le sont demeurées après. Quant aux « indigènes », ils ne sont pas des citoyens mais des « sujets, protégés ou administrés français » privés, pour l’écrasante majorité d’entre eux, des droits et libertés fondamentaux, et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives discriminatoires et racistes puisqu’elles ne sont applicables qu’à eux. En France métropolitaine, aussi, les colonisés-immigrés, arrivés en nombre au lendemain de la Première Guerre mondiale, sont en butte à des conditions singulières. Outre qu’ils font l’objet d’une surveillance policière spécifique, ils ne peuvent bénéficier de certaines prestations sociales comme les « allocations familiales pour les enfants demeurés en Afrique du Nord », note la philosophe Simone Weil, qui connaît bien la situation. « Chassés » de leurs villages « par la faim », les « Arabes » sont contraints à « des privations inhumaines pour envoyer de maigres mandats » à leurs proches restés dans les colonies, et ces sacrifices financiers rendent leurs conditions d’existence plus difficiles encore. Enchaînement de la misère, solitude et dureté de l’exil, et vies précaires exposées, déjà, à la menace des expulsions. S’y ajoutent, en effet, la crainte constante d’un « renvoi brutal dans leur pays d’origine » et des discriminations économiques et salariales importantes puisque ces travailleurs sont « voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris » par « leurs compagnons […] qui ont une peau d’autre couleur » : « il est difficile d’imaginer plus complète humiliation », ajoute-t-elle. Le racisme de l’État impérial républicain et de la législation, celui des élites politiques et d’une partie des classes populaires se conjuguent donc pour faire des colonisés-immigrés des hommes condamnés à une exploitation et une oppression particulières très souvent occultées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre les « intérêts matériels et moraux » des prolétaires [2].
Quant à la « solidarité ouvrière » tant vantée par certaines organisations politiques et syndicales, qui en ont fait un élément majeur de leur identité et de leur légitimité passées et présentes, elle n’est qu’un mythe, affirme la philosophe, parfaitement consciente des divisions raciales qui sévissent en France et de leurs effets délétères sur les conditions de vie et de travail des « Arabes » concernés. Confrontée à ces réalités qui la révoltent, S. Weil conclut : « J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. [3] »
Soit, mais la Libération et le rétablissement des institutions républicaines ont aboli les dispositions d’exception précitées, conformément au préambule de la Constitution (27 octobre 1946) de la Quatrième République ainsi rédigé : « le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » Admirable, en effet, mais il y a loin de la beauté des principes à leur effectivité. Si les colonisés sont désormais citoyens de l’Union française, tout comme les autochtones d’Algérie [4] qui jouissent enfin de l’ensemble des droits et libertés démocratiques, ces derniers sont gravement violés par le double collège établi dans ce département français afin d’assurer la surreprésentation politique des nationaux d’origine européenne et la sous-représentation de ceux que l’on nomme désormais les « Musulmans français d’Algérie. » Singulière mais très officielle dénomination qui a pour fonction, à l’intérieur du corps national réputé composé d’individus libres et égaux, d’identifier une « communauté » particulière par la mobilisation conjointe de critères ethniques et religieux. Et cette « communauté » fait de nouveau l’objet de discriminations inscrites dans la loi ! S’y ajoutent celles, beaucoup plus nombreuses, que ses membres subissent de facto en France métropolitaine.
À preuve, les discriminations qui affectent l’accès à l’emploi – le taux de chômage de la « population européenne » est de 1,7 %, celui des Algériens de 25 % –, l’évolution professionnelle, le niveau des rémunérations, la « véritable ségrégation de l’habitat nord-africain dans certaines régions ou villes industrielles » qui prend la forme d’une relégation dans des foyers et des cantonnements « arabes » construits par les « pouvoirs publics » et des « entreprises privées », et le développement spectaculaire des bidonvilles, à Nanterre, entre autres. En 1956, tels sont les constats faits par la sociologue du CNRS, Andrée Michel, suite à la longue et précieuse enquête menée sur la condition des travailleurs algériens en France. Dans la préface de son livre, le conseiller d’État Pierre Laroque écrit : « S’il est une conclusion qui se dégage de manière aveuglante » de cette étude, « c’est que la discrimination entre travailleurs européens et travailleurs algériens est partout, dans […] l’emploi, dans l’embauche, […] dans les conditions d’existence » et dans « l’habitat [5] » Les réalités mises au jour révèlent un ensemble de discriminations systémiques particulièrement graves et un racisme d’État persistant dont témoignent également la surveillance et les opérations policières : rafles, arrestations arbitraires, passages à tabac…, régulièrement menées avant même le début de la guerre d’Algérie [6].
Soumis à des conditions de vie et de travail bien plus mauvaises que celles des Français, les Algériens sont aussi confrontés, dans le champ politique, à une répression particulièrement grave. Exploitation et oppression spécifiques, encore et toujours, mais la plupart des organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier, de même les associations de défense des droits humains, continuent de nier leur importance. À cause de cela, ces discriminations diverses sont rarement combattues. Si la situation a aujourd’hui évolué, il n’en reste pas moins que les conditions particulières subies par les salarié·e·s étranger·e·s, ressortissants d’États extérieurs à l’Union européenne, et les héritier·e·s de l’immigration coloniale et postcoloniale sont rarement placées au plus haut de l’agenda revendicatif des gauches politiques et syndicales. En ces matières, l’exception, hélas, confirme une nouvelle fois la « règle ». Depuis des décennies, une telle situation est également liée au primat accordé aux critères de classes, cependant que les critères ethno-raciaux sont jugés parfaitement secondaires. Pour nombre d’organisations politiques et syndicales, en effet, seuls les premiers sont considérés comme des facteurs susceptibles de favoriser les mobilisations des travailleurs et des salariés.
Il en est ainsi du célébrissime slogan : « travailleurs français-immigrés, même patron, même combat ! » qui a permis aux directions des gauches précitées et à des générations de militant·e·s de se donner bonne conscience à peu de frais. Supposé exprimer le summum de la solidarité ouvrière, il occulte complètement les conditions spécifiques de travail et d’existence des seconds qui sont à la fois victimes de discriminations systémiques et de racisme dans les entreprises comme dans la société ce pourquoi le combat de ces immigrés ne peut être exactement le même. Alors que ces réalités sont désormais établies par de nombreuses études et rapports, refuser de prendre en compte ces spécificités, ce n’est pas œuvrer à la convergence des luttes mais à l’affaiblissement de ces dernières en minorant de façon très injuste les conditions particulières imposées aux immigré·e·s comme aux héritier·e·s de l’immigration coloniale et postcoloniale, et ce dans tous les registres de leur existence [7]. Plus encore, et ceci découle de cela, c’est nier l’histoire sociale et politique singulière des uns et des autres, et des revendications qu’ils expriment depuis fort longtemps grâce à des formes diverses d’auto-organisation. Permanence plus ou moins euphémisée du paternalisme ou du fraternalisme qui confère aux directions majoritairement blanches des organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier le monopole de la définition, de l’expression et de la défense des revendications jugées légitimes.
L’ensemble a été longtemps soutenu, dans le champ politique et une fraction du champ universitaire, par diverses doxa marxistes et stalinienne. Sous des formes distinctes, le fond de ces doxa est aujourd’hui réactivé à nouveaux frais par certains historiens et sociologues qui affirment doctement, au nom de la rigueur scientifique qu’ils prétendent incarner, que la classe est la variable la plus pertinente voire la seule capable de rendre compte adéquatement des réalités sociales et des conditions faites aux couches populaires. Certains d’entre eux, comme G. Noiriel et S. Beaud [8], depuis longtemps hostiles aux démarches intersectionnelles, estiment que l’introduction de variables ethno-raciales débouche sur l’occultation de la classe, la racialisation des conflits sociaux et du débat public, et favorise ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarisme ». De là, aussi, selon eux, le dévoiement identitaire d’une partie de la gauche et de l’antiracisme.
Il est singulier que les auteurs précités, et leurs soutiens au sein d’une certaine gauche politique, syndicale et associative, qui se targuent d’être les voix exclusives de l’universalisme accordent si peu d’attention à la multitude d’enquêtes et de rapports publiés ; ceux du Défenseur des droits [9] et de la Commission nationale consultative de droits de l’homme (CNCDH) notamment. De même pour les innombrables travaux universitaires, certains sont aujourd’hui des classiques [10], qui documentent et objectivent, comme les premiers, l’ampleur des racismes institutionnels et des discriminations systémiques subis par les personnes racisées des quartiers populaires [11]. Ces réalités et ces faits sont têtus, et leur entêtement est corroboré par le très vaste corpus qui vient d’être évoqué. Précisons que pour les diverses autrices et auteurs travaillant sur ces sujets, il ne s’agit nullement de substituer la « race » à la « classe » mais de mobiliser les deux. Singulier aussi que l’historien précité néglige à ce point le passé colonial de ce pays, le racisme d’État des Républiques impériales françaises, les travaux de ses pairs et ceux de nombreux colonisés qui ont analysé la ségrégation et les dispositions discriminatoires qui leur furent imposées jusqu’aux indépendances. Des remarques similaires peuvent être faites à son co-auteur sociologue, dans le champ spécifique qui est le sien. Singuliers enfin cet aveuglement et cette surdité aux nombreux récits, anciens, présents et circonstanciés des premier·e·s concerné·e·s.
Les conséquences pratiques de ces aveuglements sont nombreuses. En témoigne, notamment, la réunion, au mois d’août 2021 à Nantes, des « Mouvements sociaux et des Solidarités » au cours de laquelle plusieurs organisations ont rendu public « un Plan de rupture » destiné à « construire ensemble un futur écologiste, féministe et social » pour en finir avec le « désordre néo-libéral. [12] » Désormais soutenu par une « alliance inédite », ce plan s’adressait à « toutes celles et tous ceux qui cherchent un lieu d’expression et d’action démocratiques pour rompre avec l’injustice du système capitaliste », les politiques de « démantèlement de l’État social » et l’autoritarisme grandissant, comme le prouve la multiplication des lois liberticides. À la veille des élections présidentielles, alors que les « forces réactionnaires réduisent les termes du débat public à leurs sujets de prédilection tels que l’insécurité et l’immigration », il s’agissait d’offrir une alternative et de mobiliser pour l’avènement d’un « autre société où chacun » pourra « mener une vie libre et digne. » Admirable initiative saluée par toutes celles et tous ceux qui attendaient depuis longtemps un appel de ce type susceptible de réunir des hommes et des femmes venus d’horizons politiques, syndicaux et associatifs très divers. Et pourtant, une fois encore étaient omises les revendications des héritier·e·s de l’immigration coloniale et postcoloniale, des habitant·e·s racisés des quartiers populaires et des victimes d’une romanophobie d’État catastrophique pour les personnes visées, toutes soumises, enfants compris, aux violences policières des démantèlements des camps de fortune dans lesquelles ils vivent, à la précarisation érigée en politique publique et à la déscolarisation forcée, contrairement aux engagements internationaux de la France.
Une brève mais édifiante recherche lexicographique le confirme. « Racisme » ? Aucune occurrence dans ce « Plan de rupture ». « Discrimination » ? Une seule mais ni la nature, ni le caractère systémique des discriminations raciales n’étaient précisés, si bien que la généralité du terme employé contribue à rendre invisible leurs spécificités, leur gravité et leurs conséquences désastreuses. S’il était fait mention de la stigmatisation des musulman·e·s, l’islamophobie n’avait pas droit de cité alors qu’elle est au fondement d’une agressive et hétéroclite coalition qui court du Rassemblement national au mal nommé Printemps républicain, en passant par les droites de gouvernement sans oublier l’actuelle majorité, le gouvernement et le président qu’elle soutient, et des personnalités dites de gauche. Quelques mois plus tard, l’appel de l’Université européenne des mouvements sociaux, soutenu par Attac-France et de nombreuses structures et associations, destiné à initier une réunion qui doit se tenir Allemagne en août 2022, reconduit les mêmes errements.
On pourrait multiplier les exemples. Parmi les plus récents et les plus significatifs, eu égard à la longue période électorale que nous connaissons, mentionnons les universités d’été 2021 organisées par les différentes gauches politiques puis les campagnes présidentielles qu’elles ont menées. N’oublions pas les législatives à venir, y compris dans le cadre de la Nouvelle union populaire, écologiste et sociale (NUPES) où les questions des discriminations systémiques ethno-raciales et/ou provoquées par la religion réelle ou imputée – l’islam bien sûr –, et celles des racismes institutionnels sont complètement absentes de l’agenda des formations rassemblées dans l’union précitée. Le texte adopté en témoigne puisqu’il se contente d’exiger « l’abrogation des lois Séparatismes ». S’y ajoutent la permanence de pratiques anciennes d’éviction, observées et dénoncées par le collectif « On s’en mêle » et plusieurs candidat·e·s racisé·e·s des quartiers populaires [13]. Tous notent le peu de cas accordé aux membres des minorités dites “visibles”, lesquels sont toujours réduits à la portion très congrue. Et les mêmes responsables de la NUPES, qui, à juste titre, estiment que les discriminations liées au genre sont d’une extrême importance, se révèlent d’une pusillanimité remarquable et d’un opportunisme affligeant lorsque les premières sont déterminées par les origines. Misère de l’antiracisme moral et partisan traditionnel qui, pratiqué de façon intermittente, n’engage à rien car, pour ces défenseurs, il est et demeure une variable d’ajustement constamment assujettie à des considérations électoralistes et tactiques. Outre que, depuis des années, cet antiracisme a fait la démonstration réitérée de son impuissance, il entretient méfiance, colère et indignation légitimes des racisé·e·s, et, à cause de cela, il divise là où il y a urgence à travailler à la convergence des luttes dans un contexte social, politique, culturel et médiatique dégradé comme jamais. Il est impératif de substituer à cet antiracisme un antiracisme unitaire, démocratique, véritablement universel, avec les premier·e·s concernés donc et les diverses structures autonomes locales et nationales dont ils se sont dotés. Outre cela, cet antiracisme doit être aussi politique et stratégique, ou il ne sera pas.
vendredi 17 juin 2022, par Olivier Le Cour Grandmaison
Le dossier du racisme ne concerne plus seulement les lointaines contrées. Il hante désormais toutes les sociétés en empoisonnant pêlemêle leurs structures et leurs institutions et en distillant la haine et le mépris. Le Responsable à l'ONU (1) vient encore une fois, à l'occasion du 21 mars, Journée internationale pour l'élimination de la discrimination raciale, de réitérer son appel en vue d'actions concrètes contre toutes sortes de discriminations. La société française n'est guère à l'abri de ce fléau comme en témoignent les dernières statistiques. Une progression inquiétante d'actes xénophobes et de persécutions vient d'être signalée par les pouvoirs publics. Les cibles stigmatisées, les boucs émissaires désignés, ce sont les étrangers et tout particulièrement les musulmans et les arabes qui font l'objet d'une suspicion tendancieuse particulière.
Le ministère de l'Intérieur français le confirme : « Les crimes et les délits à caractère raciste, xénophobe et antireligieux ont augmenté de 13% en 2021 par rapport à 2019 ». La police et la gendarmerie en ont enregistré 6.300, auxquels il faut ajouter 6.200 contraventions, soit une augmentation de 26%. L'année 2020 n'a pas été comptabilisée, en raison de la crise sanitaire et des périodes de confinement. Les chiffres avancés ne sont guère représentatifs de la réalité, les victimes de violences verbales, de menaces et d'agressions physiques à caractère raciste, ne déposant que rarement plainte. Selon une enquête menée entre 2013 et 2018, « à peine un quart des personnes agressées déposent plainte », précise le ministère qui souligne que « les (5.720) victimes des crimes et délits à caractère raciste sont essentiellement des hommes âgés de 25 à 54 ans, avec une surreprésentation d'étrangers originaires d'un pays d'Afrique ». Les actes commis l'ont été « en raison de l'ethnie, de la nation, d'une prétendue race ou de la religion». Les données recueillies, qui ne précisent pas si les faits relèvent d'actes antichrétiens, antimusulmans ou antisémites, soulignent que « quatre fois sur cinq, il s'agit d'injures, de provocations ou de diffamations publiques ». Ce constat effarant, particulièrement inquiétant, résultante logique d'une démission des pouvoirs publics, n'exclut pas par le syndrome de l'irresponsabilité collective face à des structures minées. Le sursaut populaire viendra-t-il des urnes ? Les déclarations outrancières des uns et des autres n'incitent guère à l'optimisme.
Réveillons-nous ! » écrit, le grand penseur, sociologue et philosophe, Edgar Morin, dans un ouvrage qui vient de sortir (2). A l'évidence, l'extrême droite en France est en pleine régénération. L'actuelle campagne présidentielle qui la revigore, donne des ailes aux thuriféraires qui, à l'ombre des meetings, tentent de concocter un nouveau pays avec une « immigration zéro ». Les forces nihilistes, loin d'éclairer les citoyens par une argumentation lucide et raisonnée, usent de tous les verbiages, de tous les stratagèmes, pour convaincre une population sceptique qui ne croit plus aux promesses des politiques. Les propos délirants des candidats à la magistrature suprême laissent perplexe. Ils n'aboutissent en fait qu'à dégrader et obscurcir encore plus un débat public biaisé, en transformant les agoras en espaces de réquisitoires, de dénégations et de jugements à l'emporte-pièce. Toute velléité de controverse devient alors caduque. Faut-il dire adieu à la France humaniste d'antan ? Faut-il effacer des mémoires 1789 et la déclaration des droits de l'homme qui abolissait les privilèges, favorisait la liberté de culte et la souveraineté des citoyens dans la République ? Comme en 1848, et de manière cyclique, les forces du mal aux aguets tentent de réinstaurer de nouvelles « Terreurs » en contraignant les forces du progrès au silence et à l'effacement. Espérons que l'appel d'Edgard Morin ne reste pas sans écho. Ce sont des militants comme lui et Stéphane Hessel, entre autres, qui font progresser les droits humains. Avec « Indignez-vous », « Engagez-nous » et « Le Chemin de l'espérance », (coécrit avec E. Morin), (3), manifestes de référence, Hessel, connu pour ses positions antifascistes, engagé dans la résistance, diplomate et rédacteur de la Charte des Droits de l'homme, a toujours témoigné du respect des droits de l'immigré, des marginalisés, des «sans-papiers, des « sans voix » et des Palestiniens. Ses livres sont devenus des porte-parole» de tous les marginalisés du monde. Et dire que ce grand militant pour la paix, la dignité et les valeurs démocratiques a été empêché de s'exprimer sur injonction du CRIF, par l'actuelle candidate à l'Elysée, Valérie Pécresse, ancienne ministre des Universités.
« Haro sur les étrangers, les arabes et les musulmans ! »
« Haro sur les étrangers, les arabes et les musulmans ! », crient à l'unisson des hordes de résidus du nazisme. Ce slogan, dicté par des hurluberlus extravagants et ressassé à satiété par leurs affidés, des obsédés névrotiques, masque mal les véritables dangers auxquels les Français sont actuellement exposés : baisse drastique du pouvoir d'achat, hausses vertigineuses des prix, difficultés d'accès à l'emploi, problèmes de logements, pour ne citer que ceux-là. Nourrissant de noires perspectives pour le pays qu'ils prétendent aimer et vouloir sortir de l'ornière, ces opportunistes prétendants aux sièges moelleux usent ostensiblement de toutes sortes d'invectives et de grossièretés outrageantes à l'égard de ceux qui ne partagent pas leurs élucubrations et leurs sombres desseins. Aucun étranger n'échappe à leur hostilité et à leur mépris manifeste. Rendus responsables du chômage, de l'insécurité et autres maux sociaux, les résidents français ou d'origine étrangère font l'objet d'une vindicte particulière. A voir l'esprit d'intolérance qui s'enracine progressivement, on a l'impression que le code de l'indigénat de triste mémoire est toujours d'actualité et que la fameuse « Mission civilisatrice » qui a longtemps masqué les pires barbaries ne s'est guère estompée. Les nouveaux « Damnés de la terre » (4), ce sont les enfants et petits-enfants expatriés des anciens immigrés, qui font l'objet d'asservissement et d'exploitation éhontée outrancière. Pour vivre où à tout le moins survivre, ces derniers, considérés comme citoyens de seconde zone, affrontent quotidiennement un système inique et discriminatoire odieux qui rappelle étrangement celui de l'apartheid. Et pourtant, ce sont ces migrants, toutes générations confondues, qui ont grandement contribué à la construction et au développement de la France, qui sont traités aujourd'hui de « parias » et d'« intrus » venus manger le pain des Français et profiter des soins et des allocations familiales. Comment est-il possible de permettre à ces nostalgiques de l'ère coloniale, animés par une haine farouche, de sévir en toute impunité après des décennies d'indépendance ? N'est-il pas pour le moins anormal que les descendants des Maghrébins et des indigènes africains expatriés subissent encore et toujours l'humiliation au quotidien ?
Il est regrettable de constater que l'image de la France des Trente Glorieuses, sérieusement ternie par les événements sanglants qui ont jalonné son histoire, est aujourd'hui écornée par la résurgence du racisme, de la xénophobie et de l'antisémitisme qui la hantent à nouveau. Les Français auraient-ils oublié que c'est la révolution française qui a permis de graver les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, sur les frontons des édifices publics et que c'est la IIIe République qui a permis d'inscrire le vivre ensemble, le respect d'autrui, la laïcité et le droit à l'enseignement pour tous comme devises républicaines ? Cette situation scandaleuse est absolument insoutenable. Tout comme l'a été la période coloniale pour les ancêtres des migrants qui, non seulement ont été dépouillés de leur terre et de leurs biens mais en plus ont servi de chair à canon dans des guerres meurtrières qui ne les concernaient pas. Sans une farouche résistance aux oppresseurs durant 132 années, les colonisés vivraient encore sous le joug colonial.
A voir la montée des populismes et des racismes rampants, on peut, sans risque de se tromper, dire que l'épée de Damoclès n'est pas prête à être rengainée si les citoyens français ne se mobilisent pas assez pour contrer les partisans des doctrines poussées aux extrêmes, disséminés à travers toutes les strates sociétales. En acceptant que communautés étrangères ou d'origine étrangère deviennent les cibles privilégiées des candidats à la magistrature suprême, en tolérant l'humiliation des composantes les plus fragiles de la société et en planifiant des expulsions massives du territoire, ces derniers constituent un fléau majeur.
Notes :
(1) Antonio Guterres (Responsable à l'ONU) a choisi pour thème cette année : « Voix pour une action contre le racisme)
(2) « Réveillons-nous ! ». Edgard Morin. Denoël Mars 2022.
(3) « Indignez-vous ». Ed Indigène 2010. « Engagez-nous ». Ed. de l'Aube. 2011. « Le Chemin de l'Espérance ». Ed. Fayard 2011.
(4) Dans son dernier ouvrage : « Les Damnés de la terre ». Ed Maspero 1961 et La Découverte, Frantz Fanon analyse le traumatisme du colonisé dans le cadre du système colonial.
par Mohamed Bensalah
* Réalisateur d'un long-métrage sur l'immigration africaine en France (primé à Knock Le Zout. Bruxelles 1972) et titulaire d'un doctorat sur le même thème (Université Montpellier III 1979).
Le 31 mars dernier, Kery James a diffusé sur YouTube son dernier clip officiel. Intitulé « Marianne », la chanson du rappeur dresse sa vision de la France dirigée par Eric Zemmour, alors que le candidat de Reconquête! à la présidentielle est entré en politique il y a quelques mois à peine. Sur sa chaîne aux 800 000 abonnés, Kery James dépeint ce morceau comme « une fiction effrayante mais pas si éloignée de la réalité française », une France en 2024 dans laquelle un « candidat d’extrême droite », surnommé aussi « le petit Napoléon », aurait accédé au pouvoir deux ans plus tôt. « Son islamophobie n’est plus une rhétorique (…) c’est une politique », peut-on entendre dès le début de la chanson.
Maryam devenue Marianne
Dans un clip sombre et austère, le rappeur se tient debout, entouré d’un groupe d’une dizaine d’hommes. Il évoque Eric Zemmour, qui « réprime le mouvement de façon brutale, prouve aux naïfs qu’on peut être xénophobe et libéral ». Puis, il explique que « la jeune Maryam » est contrainte d’être rebaptisée « Marianne », et de vivre « dans une France glaciale » dans laquelle elle veut « porter l’voile ». « Dans cette nouvelle France, quand on est musulman, il faut raser les murs (..) ne pas montrer qu’on jeûne, ne jamais dire qu’on prie », chante Kery James. Il se met à la place des « radicaux » du pays et prend la parole à leur place : « Prenez vos babouches et vos claques, retournez vive à Alger », lance-t-il. Le rappeur va même jusqu’à inventer « l’attentat l’plus meurtrier de la décennie » commis par « les extrémistes » qui se vantent de vouloir « venger le sang des musulmans ». Enfin, Kery James conclut sa chanson en évoquant « un cauchemar » duquel il se « réveille en sueur ».
Le code de l'indigénat est un système de gouvernance spécial appliqué seulement aux habitants autochtones soumis à la domination coloniale. Décrété en Algérie en 1836 par le maréchal Thomas Robert Bugeaud, ce régime pénal administratif ne sera mis en œuvre qu'à partir de 1881, c'est-à-dire après l'écrasement de toutes formes de résistances populaires et la pacification des territoires occupés par les Français. Ce régime juridique d'exception sera ensuite généralisé dans toutes les colonies françaises.
Le terme « indigène » est en lui-même une désignation péjorative raciste qui catégorise les habitants locaux dans un cadre d'incivisme primaire, pas encore modelé par la civilisation moderne du colonisateur. Le mot sous-entend une espèce de personnes différentes qui ont conservé les traits de leur nature primitive et les marques sauvages de leurs attitudes anciennes.
L'indigénat est une création coloniale. La république a encouragé l'œuvre de la conquête de la colonisation qui avait pour mission de civiliser les populations locales inférieures. Le système républicain se nourrit de réformes intellectuelles et morales nécessaires à l'assimilation des autochtones dans la dynamique du monde moderne.
Quatre types distinguent l'ensemble des habitants indigènes, la différence entre ces autochtones se mesure à leur niveau d'insertion dans le système socioculturel européen. « Les indigènes citoyens français » désignent une partie des habitants locaux naturalisée française comme la communauté indigène israélite d'Algérie. « Les indigènes sujets français » sont des autochtones qui bénéficient de la nationalité française sans pour autant jouir des droits de la citoyenneté proprement dite. « Les indigènes protégés français » sont les habitants de pays sous protectorat colonial comme la Tunisie ou le Maroc. « Les indigènes administrés français » sont des indigènes qui vivent dans des provinces de pays administrés par la France comme c'est le cas de la Syrie ou du Liban.
L'indigénat est une législation punitive qui englobe une série de 33 infractions, sous forme d'articles, destinées à cadrer les activités sociales des populations indigènes en les cloisonnant avec un ensemble d'interdits visant à réduire la marge de leur liberté et à éviter d'éventuels soulèvements, probables chez cette catégorie de sujets déshérités. Il fallait bien imposer un pouvoir de contrôle strict sur les populations du pays afin d'assurer la sécurité et la paix en Algérie. L'objectif de cette stratégie juridique est de cerner la population locale, considérée comme un ensemble anarchique de tribus sans Etat, pour mieux l'assujettir et la soumettre aux exigences du programme colonial. La détention des terres de manière légale est aussi un but qui figure entre les lignes de ce programme administratif.
Parmi les infractions destinées spécialement aux sujets indigènes, on compte des dépassements jugés passibles de sanctions judiciaires des délits parfois dérisoires : défaut de permis de circuler, refus de la corvée, non-respect à la magistrature, contentieux d'impôts impayés, mauvais usage de l'espace forestier et d'autres maladresses dont les châtiments varient, selon les cas, de l'amende à l'emprisonnement, du bannissement des lieux aux travaux supplémentaires ou forcés, de la réquisition d'animaux au séquestre des terres.
A titre d'exemple, « le permis de voyage » imposé par les gouverneurs oblige tout indigène - arabe, kabyle et autres compris- de se munir de ce document lorsqu'il quitte son village pour se rendre à un autre. Sans cela, le coupable est sanctionné par une amende, voire par l'emprisonnement. Cette mesure odieuse est une atteinte à la liberté individuelle. Une formalité vexatoire qui dérange les intérêts personnels et entrave à la régularité des échanges commerciaux.
Discuté et adopté par la Chambre des parlementaires le 18 juin 1881, le projet de loi de l'indigénat confère des pouvoirs disciplinaires aux administrateurs des communes mixtes, alors que ces prérogatives juridiques relevaient jusque-là des fonctions de l'autorité militaire et des magistrats de la justice. Cette loi qui donne le plein pouvoir juridique aux fonctionnaires administratifs sera votée et officiellement promulguée le 29 juin de la même année. Elle instaure la différence dans l'exercice des droits et des devoirs entre les Européens et les habitants originaux. Malgré leur suprématie massive en nombre, les Algériens d'origine seront relégués au statut inférieur de sujets administrés et non de citoyens à part entière, tel que stipulé par les règles fondamentales de la république.
Il faut aussi noter que ce projet conçu de lois arbitraires a beaucoup été critiqué par l'opinion publique. Il n'a été approuvé que lorsque les initiateurs ont insisté sur son caractère provisoire. Le code de l'indigénat devait durer sept ans pendant lesquels les autochtones seront calmés, puis arrachés à leur mode de vie archaïque avant d'être civilisés selon la culture occidentale. En d'autres termes, les Algériens devront être domestiqués, éduqués et civilisés avant de prétendre à la citoyenneté française. Le programme de l'assimilation identitaire du caractère « Français d'Algérie » touchera d'abord aux Français eux-mêmes, aux colons des différentes nationalités européennes et à la classe des Algériens francisés, appelés «les évolués».
Les législateurs de ces textes de lois, marqués d'inégalités des droits et de partialité envers les gouvernés colonisés, décrivent leur démarche comme un outil juridique nécessaire à l'instauration de l'ordre public et social. De ce fait, la politique coloniale a elle-même reconnu cet ordre comme une application expérimentale d'exception, ce qui rend cette disposition répugnante par rapport à l'étique de la gouvernance juste, loyale, et contradictoire vis-à-vis des vertus civilisatrices longtemps affichées dans les slogans des colonisateurs.
Ce régime discriminatoire est similaire au système de l'apartheid exercé sur la population de couleur en Afrique du Sud. Il vient conforter les lois du sénatus-consulte de 1863 qui prévoyaient, entre autres, la naturalisation des indigènes musulmans et juifs et la normalisation administrative des étrangers vivant en Algérie. Le décret Crémieux de 1870 met en question le code de l'indigénat en accordant d'office le statut de la citoyenneté française aux autochtones de confession juive, ainsi qu'aux colons européens résidant en Algérie depuis trois ans. Ce dernier décret isole la population musulmane d'Algérie dans une identification péjorative inférieure. Le code de l'indigénat viendra après pour s'abattre sur les autochtones en les enfonçant dans la précarité sociale par la privation des droits les plus élémentaires.
Suite à ces mutations administratives identitaires, considérées comme une dissociation de la composante du peuple, le paysage démographique en Algérie sera divisé en deux populations distinctes : celle des Français d'Algérie regroupe la minorité des habitants d'origine européenne et celle des Français musulmans désigne la majorité des gouvernés locaux.
Les autorités coloniales favorisent et encouragent l'influence des Européens en Algérie dans le but de renforcer la communauté européenne et d'occidentaliser progressivement la société autochtone. Le choix des candidats européens n'était pas sélectif, pourvu que ces migrants aient la peau blanche et sachent parler une langue latine. Des facilités attractives et des offres alléchantes leur sont accordées afin de séduire les Européens et de les inciter à s'installer en Algérie. Ces colons civils seront l'avant-garde de l'institution coloniale, leur rôle est déterminant dans le fonctionnement des secteurs économiques et sociaux.
En parallèle, nombreux indigènes, affectés par les mesures restrictives de l'indigénat, ont choisi de migrer vers l'Europe à la recherche d'un emploi et d'une supposée stabilité économique. Ces migrants algériens vont participer à l'édification des grands projets en métropole dans un mode de travail qui ressemble à la traite esclavagiste. Le code de l'indigénat ne connaît pas de frontières, ces exilés algériens sont partiellement traités par le même régime discriminatoire. Les ordonnances stipulées dans ses textes de loi les poursuivent comme des signes identitaires qui les distinguent des citoyens du type occidental. Partout où ils iront, ils seront toujours observés comme des indigènes. Même s'ils sont francisés de culture ou convertis à la religion chrétienne, les Algériens, où qu'ils soient, seront toujours regardés comme des sujets de rang inférieur.
Nombreux politiciens, intellectuels et défenseurs des droits de l'homme ont dénoncé les méthodes de gestion féodales de l'indigénat. Ils reprochent à la France son comportement monstrueux avec ses sujets colonisés. Ils appellent, en vain, à la suppression de ce système honteux, arrogant et sans scrupule ni pitié, qui crispe le sentiment noble de la justice et de la liberté et froisse la dignité d'un peuple opprimé sur son territoire.
Des pétitions qui pointent du doigt les abus du pouvoir en place sont signées par des collectivités de la communauté autochtone pour réclamer l'abrogation de ce traitement sélectif inéquitable à leur égard, ou du moins l'allègement des dispositions drastiques de cette constitution. Mais les réclamations répétées des autochtones et leurs agissements revendicatifs sont perçus comme des actes de récidive, condamnables donc pour l'infraction de désobéissance à l'autorité, d'offense aux fonctionnaires de l'Etat ou de troubles de l'ordre public, comme il est mentionné dans les articles de ce régime pénal oppressif.
Conséquemment, deux classes sociales se sont constituées dans la même société algérienne suite à l'application effective du code de l'indigénat. L'Algérie est alors un pays régi par deux législations juridiques, le code du droit commun civil officiel et celui de l'indigénat. Européens et Algériens étaient, au départ, différents par leurs critères identitaires dissemblables : origine, langue, culture, religion et couleur de la peau. Le fossé qui sépare les deux classes des habitants de l'Algérie a considérablement accru à cause des mesures discriminatoires du code de l'indigénat. L'écart qui départit les deux communautés adverses n'est pas segmenté par la différence des cultures et des modes sociaux seulement, il est aussi durci par la haine et le rejet des uns aux autres. Les Français d'Algérie bénéficient d'un cadre de vie moderne similaire à l'émancipation sociale concrétisée en métropole.
Pour compenser la faiblesse de leur nombre par rapport aux habitants premiers, les citoyens de souche européenne s'appuient sur la force de la machine militaire et aussi sur le diktat de l'administration, laquelle impose des textes de lois hostiles pour faire crever le grand nombre des Français musulmans.
Ainsi, après la barbarie militaire pour l'extermination de la résistance populaire et l'occupation territoriale totale du pays, vient alors l'oppression juridique et administrative qui a pour but le maintien des colonisateurs en place et l'aplatissement de la population locale. Le mouvement révolutionnaire résistant s'élime avec le temps. Son espace de survie s'efface, son énergie humaine et matérielle s'épuise et le colonialisme finit par prendre la forme d'un vécu naturel.
Pauvres, dépossédés de leurs terres, dépouillés de leurs biens et démunis de leurs moyens de productivité, les indigènes n'ont, cependant, jamais courbé l'échine devant la cruauté des envahisseurs français. Leurs répits et leur silence périodiques n'ont guère été des signes d'acceptation et de soumission à la volonté coloniale. Ce sont des moments de trêves obligées pour minimiser les pertes, pour panser les plaies et pleurer les morts, en attendant que d'autres colères remontent et génèrent encore d'autres soulèvements.
L'occupation des Français de l'Algérie est une véritable guerre de cent ans. La révolte amorcée dès le premier contact des colonisateurs avec le peuple algérien n'a jamais connu de fins définitives. A peine une émeute est étouffée ici, qu'une escarmouche éclate là-bas, puis d'autres insurrections se déclenchent un peu partout ailleurs. Le terrain de la révolution populaire était fertile de volonté, il n'en manquait qu'un directoire meneur et une organisation réfléchie pour purifier le pays de l'intrusion des envahisseurs étrangers.
La relance du dialogue sur l'identité algérienne sous l'autorité coloniale s'est imposée comme un sujet essentiel qui définit les rapports entre colonisateurs et colonisés. Le sujet de la citoyenneté et de la nationalité ne peut pas avoir de conclusions justes sans prendre en compte la catégorie des indigènes. Bien que ces derniers soient Français, le régime qui régit leurs affaires leur enlève toutes les vertus du statut de citoyens. Le titre de la nationalité française accordé aux autochtones avec la mention de «musulman» n'est qu'une formalité administrative subjective.
Le système discriminatoire légalisé du code de l'indigénat s'est avéré défaillant car il ne garantit pas la stabilité politique du régime colonial et n'offre aux autochtones qu'une possibilité de faire valoir leurs droits à la dignité, le soulèvement. Toutefois, une prise de conscience s'est fait graduellement ressentir chez les gouverneurs d'Algérie durant et après la Première Guerre mondiale. L'insertion des Algériens dans les accords sociaux français à travers leurs participations effectives dans l'effort de guerre et dans la construction du pays après l'armistice a été accompagnée par des réformes dans l'exercice du code de l'indigénat. Plusieurs infractions ont été éliminées de la liste des délits. Des permissions d'agir ont été allouées aux éléments indigènes avec l'émergence du mouvement nationaliste maghrébin pendant les années 1920.
Nationalistes algériens, réformistes musulmans, assimilationnistes ou indépendantistes ont tous demandé la suppression sans conditions du code de l'indigénat, voire l'autonomie totale et la souveraineté du peuple algérien sans la France. L'enchaînement des revendications populaires a abouti à la révolution algérienne qui s'est déclenchée le 1er novembre 1954. Pendant ce temps d'éveil nationaliste, le code de l'indigénat a continué d'exister comme une loi qui régule le comportement des indigènes et contrôle leur évolution sociale, économique et même culturelle. La suppression de ce régime drastique ne s'est pas effectuée d'un coup, les Français avaient toujours besoin du support juridique de ce code pour garantir leur mainmise sur la population autochtone. Son démantèlement a commencé à être effectif après la Deuxième Guerre mondiale.
En effet, les nouveaux gouverneurs français ont pris conscience de l'austérité du code de l'indigénat qui les met en face, non pas de sujets colonisés, mais d'une population d'ennemis potentiels. Pour réparer rapidement les torts coloniaux de ce système paralysant, une série d'améliorations s'est concrètement opérée dans un temps très court :
- Suppression du statut pénal des Français musulmans d'Algérie le 7 mars 1944.
- Suppression des sanctions judiciaires administratives le 22 décembre 1945.
- Suppression des peines exceptionnelles de l'indigénat le 20 février 1946.
- Accord de la qualité de citoyen à tous les indigènes d'Algérie le 7 mai 1946.
- Imposition des principes d'égalité à l'accès aux emplois de la fonction publique le 20 septembre 1947.
- Instauration de l'égalité juridique entre tous les citoyens en 1956.
- Accord du droit de vote à tous les citoyens en 1958.
Mais ces mesures d'allègement du comportement de l'administration coloniale avec les indigènes avaient pour objectif le rachat de l'estime des Algériens et, par la même, le maintien sur place de la gouvernance du pays par les Français. La distance entre les discours républicains des gouverneurs et la pratique des accords avec les gouvernés musulmans était très large. Il se trouve aussi que ces concessions sont venues très en retard car le mal fait n'avait pas de correction, autre que le divorce entre colonisateurs et colonisés. Finalement, le code de l'indigénat ne sera aboli totalement qu'avec la fin du colonialisme en 1962.
Ce régime d'exception répressif a été appliqué pendant 80 ans en Algérie. Manipulé comme un jeu juridique, ce traitement était un outil de domination essentiel dans la mise en œuvre du projet colonial. Fondé sur le principe de la punition, ce code constitué d'un ensemble de sanctions insensées a beaucoup fragilisé la société algérienne. Il a, par contre, largement contribué à l'émancipation et à la prospérité de plusieurs générations de colons. Ce système de gouvernance discriminatoire aura amplifié l'écart entre les deux communautés. Il aura envenimé les rapports entre les musulmans et les Européens. L'indigénat a été un grand échec dans le temps, une grosse tâche de honte dans l'histoire de ceux qui l'ont pensé et appliqué.
Depuis quelques jours, de nombreuses télévisions occidentales passent en boucle des images poignantes de femmes et d'enfants ukrainiens fuyant la guerre dans leur pays. Toute l'Europe s'organise pour les accueillir dans la dignité et aucune voix ne s'y élève, grâce à Dieu, pour leur fermer la porte au nez. Néanmoins, certains analystes et hommes politiques ne manquent pas d'insister sur le fait que les réfugiés ukrainiens et les réfugiés syriens ou yéménites, ce n'est pas pareil ! Voici quelques extraits de leurs interventions pas très inspirées. Pour le journaliste X (très connu sur la place de Paris) : «On voit bien ce que les Ukrainiens fuient et il n'est pas question de dire : est-ce que vous êtes vraiment des réfugiés ? Ce sont des Européens de culture, même si on n'est pas dans l'Union européenne, on est avec une population très proche, très voisine. Nous ne sommes pas face à des migrants qui vont passer dans une logique d'immigration». Le commentateur Y renchérit : «On ne parle pas, là, de réfugiés syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine. On parle d'Européens qui partent avec leurs voitures qui ressemblent à nos voitures». Un homme politique non identifié mais apparemment d'extrême droite ne craint pas, quant à lui, de déclarer : «Il y a, encore une fois, une différence entre des Ukrainiens qui appartiennent à notre espace civilisationnel, avec des populations qui appartiennent à d'autres civilisations». Enfin, dernier exemple, celui d'un hurluberlu qui vocifère en anglais, à partir des Etats-Unis : «L'Ukraine, ce n'est pas un endroit, sauf votre respect, comme l'Irak ou l'Afghanistan qui ont vu les conflits faire rage depuis des décennies.
C'est un endroit relativement civilisé... euh... relativement européen». Ah bon, Messieurs ? Naïfs, nous voulions désespérément croire, en dépit de la tragique réalité, que toutes les détresses du monde se ressemblaient et que rien ne se rapprochait autant des larmes d'un enfant ukrainien que les larmes d'un enfant syrien ou yéménite et que les larmes de tous les enfants du monde étaient pareilles. Mais vraisemblablement, le vieux réflexe colonial égocentrique et xénophobe n'est pas mort. En 1950, le grand poète martiniquais Aimé Césaire faisait cette remarque impitoyable dans son essai intitulé «Discours sur le colonialisme» : «Le très distingué humaniste européen porte en lui un Hitler qui s'ignore. Ce qu'il ne pardonne pas à Hitler ce n'est pas le crime en soi mais l'application aux blancs de procédés dont ne relevaient jusqu'ici que l'arabe d'Algérie, le coolie de l'Inde, le nègre d'Afrique». Ces derniers l'ont très bien compris depuis au moins une éternité : ils savent qu'à part eux-mêmes, personne ne viendra sécher les larmes de leurs enfants !
par Amine Bouali Jeudi 3 mars 2022 http://www.lequotidien-oran.com/?news=5310368
Trente ans après les terribles épurations ethniques menées par les Serbes, le légendaire Pont ottoman sur la Drina reste la scène des guerres de la mémoire en Bosnie. Sur fond de rivalité des grandes puissances, le conflit se poursuit dans les têtes, menaçant de s’enflammer de nouveau.
En Bosnie orientale, à Visegrad, chaque année au mois de juin, des centaines de Bosniaques musulmans se penchent par-dessus le parapet du célèbre pont ottoman de pierres ocre, vers les eaux émeraude de la majestueuse Drina. Yeux embués, gorge serrée, silencieux, ils jettent dans les flots impétueux des roses, rouges comme le sang. Trois mille roses pour trois mille vies,sauvagement saccagées il y a trente ans. Le pont sur la Drina, immortalisé par le célébrissime « roman historique » d’Ivo Andric paru en 1945 – l’unique prix Nobel yougoslave de littérature –, n’en finit pas de ruisseler de légendes et de larmes.
Merveille de l’architecture ottomane, enjambant gracieusement les eaux vertes de ses onze arches blanches, reliant l’Orient à l’Occident, le Vieux Pont est depuis des siècles le témoin muet des amours et des haines, de toutes les joies et de tous les massacres. En 1992-1993, il fut une fois de plus le théâtre d’effroyables tueries, perpétrées par des forces serbes. Elles avaient déclenché la terrible guerre de Bosnie, considérée comme une« revanche historique » sur les « Musulmans » − comme on appelait les Bosniaques sous le régime yougoslave.C’est pour commémorer les crimes contre l’humanité commis ici, il y a trois décennies, contre leurs proches par des nationalistes serbes que les Bosniaques lancent chaque année des fleurs aux âmes des disparus.
Une des pires campagnes de « purification ethnique »
Hommes, femmes, enfants, vieillards ont été torturés, exécutés, violés, brûlés vifs par milliers… Personne ne se souvient exactement comment a commencé ce qui fut l’une des pires campagnes de « purification ethnique » contre les Musulmans. De l’avis général, « le Pont sur la Drina » d’Ivo Andric aurait peut-être mis le feu aux poudres à Visegrad, voire à la Bosnie tout entière. Pour les Serbes, c’est « un fou, un illettré, un ignare » qui, en s’en prenant à Ivo Andric, a allumé l’incendie.
« C’est moi le crétin, le terroriste musulman numéro un », s’amuse à Sarajevo Murat Sabanovic, homme jovial et toujours robuste de 68 ans. Murat n’était qu’un écolier quand Ivo Andric, tout juste couronné du Nobel en 1961, était venu à Visegrad, la ville de son enfance. L’écrivain avait fait un discours devant sa classe sur « l’amitié socialiste entre les peuples », entre Slaves du Sud, Serbes, Croates ou Musulmans. Andric le Croate croyait à la fraternité yougoslave, Murat le jeune musulman aussi. Mais quand, dans les années 1990, le socialisme s’est effondré, les nationalismes se sont embrasés, attisés par une nomenklatura communiste qui, pour survivre, n’a pas hésité à manipuler un chauvinisme explosif.
Murat ne supporte pas cette nouvelle arrogance « grand-serbe ». Il est chez lui à Visegrad, terre de ses ancêtres. Comme beaucoup de ses compatriotes, souvent laïques voire athées, volontiers buveurs d’alcool, il est plus musulman de culture que de religion. C’est son identité. Citoyen yougoslave et Musulman – l’une des nationalités constitutives du pays –, il adhère au Parti d’Action démocratique (SDA), le nouveau parti des Musulmans de Bosnie où certains jouent aussi avec le feu nationaliste et finiront par s’y brûler.
Murat Sabanovic, en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
En juillet 1991, la guerre a déjà éclaté en Croatie, les tensions montent en Bosnie. Près du pont construit par le grand vizir ottoman Mehmed Pacha Sokolovic, devant le mémorial à Ivo Andric, les Tchetniks, ultranationalistes serbes aux barbes épaisses, bonnets poilus et drapeau noir à tête de mort, n’en finissent pas d’entonner une version « actualisée » de la fameuse « Marche sur la Drina » de la guerre de 1914-1918 : « Il y aura à nouveau l’enfer et la sanglante Drina, voici les Tchetniks des montagnes serbes. » Murat perd son sang-froid : « J’ai foncé chez moi. J’ai pris une masse, je suis revenu près du Vieux Pont et j’ai cassé le monument d’Ivo Andric. » Il jette les éclats de marbre blanc dans la rivière.
« Je ne supportais plus que ces Tchetnikset leurs popes se réunissent devant cette sculpture pour tenir des discours à la gloire d’une “Grande Serbie” ethniquement pure, nettoyée des Musulmans », explique Murat. Cet électricien de profession n’est pas un illettré. Le célèbre « terroriste ignare » de Bosnie a lu Andric : « Je n’ai rien contre lui. Mais son roman était brandi par les Serbes comme une bible nationaliste pour justifier une revanche contre nous. Ils confondent la fiction et l’histoire. »
Au moment où Murat Sabanovic profane le monument du prix Nobel, « Vox », journal satirique de Sarajevo, publie en première page une caricature : Ivo Andric empalé sur un stylo. Une allusion aux insoutenables premières pages du « Pont sur la Drina ». Contant près de quatre siècles d’histoire de Visegrad, narrant la construction du pont du grand vizir, Ivo Andric décrit minutieusement l’empalement par les Ottomans, au milieu du Vieux Pont, de Radisav, un saboteur serbe. L’atroce scène, où l’on entend « les craquements et craquements » du corps où s’enfonce le pieu, est purement imaginaire.
Qu’importe : les ultranationalistes, s’emparant de cette fiction, de la caricature de « Vox » et du geste sacrilège de Murat Sabanovic, s’enflamment : il faut venger Radisav et Ivo Andric ! Ce sont de nouveau les Serbes et la Serbie qu’on empale ! Les nationalistes serbes s’arment. Ils peignent en lettres rouges sur les murs les « 4 S » : « Samo Sloga Srbina Spasava » (« Seule l’union sauve les Serbes »). Bientôt, sur le Vieux Pont, symboliquement, à l’endroit même où Radisav a été supplicié, on se venge des « Turcs » en massacrant des Bosniaques. Ce n’est plus de la caricature, ce n’est plus de la littérature, c’est la guerre.
Le « bourreau de Visegrad »
Chef des Aigles blancs, la milice serbe qui a mis Visegrad à feu et à sang au début de la guerre de Bosnie, Milan Lukic croit que tout ce qu’a écrit Andric est véridique – les atroces sévices des Ottomans contre les Serbes, comme l’empalement sur le Vieux Pont. Milan Lukic paraît oublier que l’écrivain catholique d’origine croate était imprégné de stéréotypes négatifs envers les Musulmans. Comme beaucoup de Serbes orthodoxes, Milan Lukic considère que ces Slaves du Sud, convertis à l’islam sous les Ottomans, ne sont que des « traîtres ». Et l’on sait quel sort réserver aux vendus… « Lukic était d’une intelligence en dessous de la moyenne », raconte l’un de ses camarades d’école.
A la Haye, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – où il a fini par comparaître en 2008pour « extermination d’un nombre important de civils, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées » –, Milan Lukic brandit le livre du prix Nobel en guise de justification à la guerre, à la « revanche » des Serbes, aux massacres des Musulmans par ses miliciens – aussi surnommés « les Vengeurs ». Le « Pont sur la Drina » pour livre de chevet, le « bourreau de Visegrad » purge dans une prison estonienne une peine de perpétuité pour crimes contre l’Humanité. Dès 1967, le professeur de philosophie Muhamed Filipovic, l’un des fondateurs en 1990 du SDA, avait mis en garde : Andric est l’auteur « d’une littérature qui a divisé la Bosnie plus que les armées qui l’ont traversée ».
Murat Sabanovic se dit prêt à être jugé lui aussi. Mais seulement par la justice internationale. Il compte de nombreux exploits à son actif. A Visegrad, son frère Avdija était le « politique », le numéro deux d’un SDA qui a mené la Bosnie à l’indépendance. Murat était l’homme d’action, un paramilitaire qui ne donnait pas dans la romance. En avril 1992, l’armée yougoslave aux mains des Serbes tente d’occuper Visegrad, ville stratégique avec son pont reliant l’Orient à l’Occident. Murat prend en otage des policiers serbes et le gigantesque barrage hydroélectrique en amont de la ville. Pour arrêter l’armée, il menace de « tout faire péter ». De Paris, le réalisateur Emir Kusturica, né à Sarajevo, l’appelle pour lui dire de « ne pas déconner ». Murat déconne. Mais il ne réussit à ouvrir qu’une des vannes de la centrale. Le Vieux Pont est submergé, quelques maisons inondées, celle de Murat notamment.
Toujours recherché par les Serbes, Murat Sabanovic ne peut plus retourner à Visegrad. La ville « nettoyée » a été attribuée aux Serbes de Bosnie par l’accord de Dayton de 1995, comme toute une « région autonome » taillée dans le sang, baptisée « Republika Srpska ». Dayton a mis fin à la guerre sans ramener la paix. Forts du soutien de Belgrade et de Moscou, les Serbes en Bosnie en veulent plus. Ils n’ont pas renoncé à faire sécession, à s’unir avec Belgrade pour réaliser le dangereux rêve de « Grande Serbie ». Après les 100 000 tués du dernier conflit, le spectre d’un nouveau bain de sang rôde dans les Balkans. Bientôt, peut-être, le révisionnisme historique quotidiennement à l’œuvre aura effacé les traces des derniers massacres, ouvrant la voie à de nouvelles tueries.
Le Vieux Pont de Visegrad, rendu célèbre par le roman d’Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Chaque année, au mois de juin, une fois les roses rouges emportées par le puissant courant, les parents des victimes repartent sans attendre de Visegrad vers Sarajevo, à deux heures de route. Ils n’ont toujours pas réussi à faire apposer sur le Vieux Pont une plaque à la mémoire de leurs morts. Face à l’hostilité d’autorités serbes mouillées dans les massacres, ils préfèrent vivre en zone bosniaque. Sur 14 000 Musulmans qui habitaient ici avant-guerre, seules quelques centaines de personnes âgées ont osé revenir pour y finir leur vie. En rasant les murs.
Réfugié lui aussi près de la capitale bosniaque, « Emim », un nom d’emprunt, retourne parfois le week-end avec femme et enfants dans sa ville natale, peuplée des bourreaux d’hier, mais aussi de Serbes « ordinaires », muets et soumis, car ils ont peur eux aussi. « J’ai passé du temps ici à rechercher les os de mon père », raconte Emim. Comme des dizaines d’autres simples musulmans, – hommes, femmes, enfants, personnes âgées –, son père a été exécuté en 1992 sur le Vieux Pont, et son corps jeté dans la Drina. Emim explique :
« Ici, tout le monde se connaît.Alors j’ai fini par trouver un Serbe qui savait parfaitement où se trouvaient les restes de mon père… c’est lui qui l’avait tué. »
Réclamant l’anonymat, Emim ne dénoncera personne : « Je ne veux pas que ma famille soit en danger quand nous revenons le week-end à Visegrad. Tout ce que je demandais, c’est une tombe pour mon père. J’ai pu enfin l’enterrer. »
La Drina pleure et saigne
Visegrad, « ville touristique ». Assoupie au bord de la rivière, encaissée dans une étroite plaine entre des montagnes sombres, écrasée sous une chape de nuages gris et de pesants non-dits, la cité semble accablée par le poids de l’Histoire. Seule la Drina parle, dit-on ici. Il parait même que l’on peut l’entendre pleurer, crier. Et qu’elle, au moins, ne ment pas. Régulièrement, la puissante rivière saigne. Elle rejette les restes des corps de Musulmans suppliciés il y a trente ans sur les pierres brunes patinées par les siècles du Vieux Pont ottoman.
Milan Josipovic a voulu briser l’omerta. Commandant dans la police serbe à Visegrad pendant la guerre, il ne pourra jamais expliquer pourquoi, dix ans après les massacres, il s’est décidé à collaborer avec la justice. Il en savait long, trop sans doute. Il avait participé aux exactions. C’est lui aussi qui avait enregistré en juin 1992 une macabre plainte. Le directeur de la centrale hydroélectrique de Bajina Basta en Serbie, en aval, protestait : trop de cadavres jetés du pont et emportés par la Drina venaient obstruer son barrage. Plainte classée sans suite. Tout se sait à Visegrad et Milan Josipovic se savait menacé. Ce 30 mars 2005, quand un homme a franchi, arme à la main, la porte de son magasin de torréfaction, il n’a pas pu réagir. Une balle dans la poitrine, une autre dans la tête.
Dans le cimetière, sur un monument en souvenir des Musulmans tués en 1992, le mot « génocide » a été remis à la main après avoir été effacé à la meule. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Arrêtée par les accords de Dayton, provisoirement peut-être, la guerre fait encore des dégâts. Elle se poursuit dans les têtes, dans les journaux, avec des symboles, des mots ou des silences. Au cimetière musulman de Visegrad, un employé de la municipalité serbe a effacé à la meule le mot « génocide » gravé dans un monument de marbre blanc à la mémoire des victimes de 1992. Une femme l’a réécrit au rouge à lèvres. Il a été recouvert de peinture blanche. Entre la justice et l’impunité, la vérité et le négationnisme, la mémoire et l’oubli, c’est une incessante lutte de tranchées. C’est aussi une course dramatique entre l’unité de la Bosnie ou son démembrement, Occidentaux dans un camp, Serbie et Russie dans l’autre.
Dans le cimetière militaire de Visegrad, sous des pierres tombales de marbre noir, reposent des « volontaires » en provenance de la « Grande Russie » qui avaient afflué par centaines en 1992 pour prêter main-forte aux Serbes. Igor Guirkine, alias « Strelkov » ou « le Tireur », était de la partie. Il arrivait de l’ex-République soviétique de Moldavie, où il avait fait le coup de feu aux côtés de séparatistes russes contrôlés en sous-main par Moscou. Plus tard, on retrouve « Igor le Terrible » massacrant des villageois « suspects » en Tchétchénie. Puis, en Ukraine en 2014, œuvrant pour faire tomber la Crimée dans l’escarcelle russe. Et, enfin au sein du gouvernement du Donbass, « ministre de la Défense » des séparatistes russes d’Ukraine. Strelkov l’a reconnu : il n’est pas seulement « un chien fou », c’est un colonel des services secrets de Moscou. Aujourd’hui, le FSB (ex-KGB) n’a pas renoncé à déstabiliser la région : il forme des « unités spéciales » composées de policiers et de paramilitaires chez les Serbes de Bosnie. Comme pour préparer un nouveau conflit.
Prix Nobel et raciste ?
Mais à la source de la tragédie qui s’est déroulée à Visegrad et en Bosnie, plus que les ambitions impériales de la Russie dans les Balkans ou bien les rêves de « Grande Serbie » de Belgrade, on désigne encore et toujours Ivo Andric. Dans son discours de réception du Nobel, l’écrivain avait estimé que « chacun endosse la responsabilité morale pour ce qu’il conte ». Il serait donc le responsable historique de la sanglante zizanie bosniaque. « Andric ? Un raciste qui a dépeint les Musulmans de Bosnie comme des sauvages, qui complotait à Berlin avec Hitler contre les juifs », tranche l’imam d’une des mosquées de Visegrad dynamitées pendant la guerre, reconstruites sous la pression internationale. Mais Andric a raconté qu’il était « au bord de la panique » lorsque, ambassadeur yougoslave à Berlin, il avait remis ses lettres de créance à Hitler. Exclu des négociations qui avaient rallié son pays à l’Allemagne nazie, rentré à Belgrade occupé par les Allemands, il s’était emmuré pour écrire « le Pont sur la Drina », refusant de le publier jusqu’à la fin de la guerre.
En 2019, stupéfaction et consternation en Bosnie – mais aussi ailleurs dans le monde : Peter Handke obtient le prix Nobel de littérature. L’écrivain autrichien s’était distingué en mettant en doute les crimes contre l’Humanité commis par les Serbes en Bosnie, y compris le pire massacre, celui de Srebrenica en 1995. Pour être « présent aux côtés de la Serbie », Peter Handke s’était même rendu en 2006 aux obsèques du « boucher des Balkans », Slobodan Milosevic, l’ex-chef de la Ligue des Communistes de Serbie métamorphosé en leader nationaliste. Le comité Nobel « a complètement perdu sa boussole morale », commente Sefik Dzaferovic, alors représentant bosniaque à la présidence collégiale du pays. Le Nobel à Handke ? « Nouvelle preuve que l’on peut être un écrivain de talent et un salaud de premier ordre », estime un critique littéraire de Sarajevo, en mentionnant Céline.
En mai 2021, les blessures du conflit se rouvrent de nouveau. Peter Handke reçoit à Visegrad le grand prix Ivo Andric des Serbes de Bosnie, des mains de son ami Emir Kusturica. Le flamboyant réalisateur d’origine yougoslave aux deux palmes d’or est passé du côté serbe. En 1996, l’Autrichien Peter Handke avait écrit un livre sur son périple en Serbie et en Bosnie. Dans l’ex-Yougoslavie, il avait alors découvert que tout est plus compliqué qu’écrit dans les journaux, remettant en cause la responsabilité des Serbes. Dans son « Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina », sous-titré « Justice pour la Serbie », Peter Handke, « plongeant [ses] mains dans l’eau d’hiver de la Drina », s’interroge faussement : « Je me demande si ma maladie à moi, ce n’est pas de ne pouvoir voir les choses autant en noir qu’Ivo Andric dans son épopée de la Drina ? » Comme si l’écrivain autrichien, qui tend à considérer sa littérature comme des leçons d’histoire, avait lui aussi pris au pied de la lettre les sombres fictions d’Andric.
Peter Handke a aussi pris la défense de Milan Lukic, contre la presse qui le dépeint « comme un monstre aux pieds nus ». « Toute la ville est un espace horrible […]. N’y avait-il pas une guerre civile à l’époque ? », fait-il mine de s’interroger. L’écrivain autrichien pourrait bien avoir raison. Il y a eu « des morts des deux côtés », selon la formule classique pour renvoyer les parties dos à dos. Plus de 68 000 tués chez les Bosniaques (dont 70 % de civils). Près de 23 000 morts du côté serbe (20 % de civils).
Vilina Vlas, ancien quartier général de Milan Lukic et lieu de multiples viols, est aujourd’hui un hôtel thermal « de charme ». (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
A Visegrad, Peter Handke est l’hôte du maire serbe ultranationaliste. Ils dînent dans la forêt, dans l’hôtel thermal « de charme », Vilina Vlas. Le maire lui explique que la vie est terriblement difficile ici : marasme économique, ravages du chômage, tourisme en berne. Le chef de la municipalité ne souffle mot de ce qui s’est passé dans cet « hôtel romantique ». Il n’y a pas de plaque commémorative sur la façade. Dans les chambres, les matelas et le parquet ont été changés, les murs repeints d’un coup de blanc. Les têtes de lit en bois sont restées les mêmes. Le vernis est rayé comme par des griffures d’ongles.
Il y a trente ans, cette bâtisse isolée dans la forêt était le quartier général de Milan Lukic et de ses miliciens, leur « repos des guerriers ». Les « volontaires » venus de Russie s’y « détendaient » aussi. Près de 200 femmes, parfois de très jeunes filles, ont été détenues dans les chambres, violées sans relâche avant d’être exécutées. A moins qu’elles ne se soient tuées en se jetant d’un balcon. Seule une dizaine a survécu. Le dîner de Peter Handke avec le maire se termine bien après minuit. L’Autrichien passe la nuit à Vilina Vlas. On ne sait pas s’il a pris un bain d’eau thermale dans la piscine que les Aigles blancs trouvaient si pratique pour les exécutions.
A Vilina Vlas, personne ne se souvient jamais de rien. Bakira Hasecic, elle, n’oublie pas. Comme ses filles, âgées de 19 et 15 ans à l’époque, elle a eu affaire de près, de trop près, à Milan Lukic. Elle se rappelle que le chef des Aigles blancs lui faisait « ça » : gorgé de testostérone, de haine et d’alcool, il la violait après l’avoir forcée à se déshabiller un couteau sous la gorge. L’insupportable, peut-être pire encore que « ça », c’était qu’à chaque fois il lui criait à l’oreille : « Sale Turque voilée ! Je vais te faire un enfant tchetnik, un enfant serbe ! » Elle ne voulait plus parler de « ça », mais, soudain, le souvenir de ces injures la fait exploser : « Il m’a insulté ! Je ne suis pas
Turque ! Je ne suis pas voilée ! Je suis une musulmane d’Europe ! Je suis une Européenne ! »
Bakira Hasecic, en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
En prison, Milan Lukic s’est lui aussi mis à écrire sur la différence entre les apparences et la réalité. Il a réfléchi : il s’est fait avoir, comme beaucoup de Serbes. Mais c’est lui qui porte le chapeau pour tout le monde, surtout pour la nomenklatura communiste de Visegrad reconvertie, tout comme Milosevic, dans le nationalisme grand serbe. Dès décembre 1991, ces apparatchiks avaient créé à Visegrad un « comité de crise », « dans la bonne vieille tradition communiste », raconte, amer, Milan Lukic dans son autobiographie. « Désordre, chaos, meurtres et complot, c’était une véritable opportunité pour les communistes », écrit-il. Le chef des Aigles blancs l’affirme : « Chaque village qui a été brûlé l’a été sur ordre du comité de crise de Višegrad. » Il s’en veut : « Les yeux rivés sur le territoire musulman, je n’ai jamais réalisé à quel point j’étais myope. » Quant à Murat Sabanovic, le profanateur du monument à Andric, cet « homme horrible n’était lui aussi qu’une marionnette idiote entre les mains des cerveaux politiques, les seigneurs de la guerre et de la mort, Alija Izetbegovic [le président bosniaque] et le quartier général des comités de crise serbe. »
Lukic, le « bourreau de Visegrad », n’aurait donc été que la marionnette des dirigeants communistes de la ville ? On peut en douter. Il parle peu de son cousin, le général Sreten Lukic, du ministère de l’Intérieur de Serbie, qui sera condamné en 2009 à vingt-deux ans de prison pour ses exactions au Kosovo (peine réduite à vingt ans en appel en 2014). Milan Lukic le présente avec insistance comme « un parent éloigné », en aucun cas son donneur d’ordre. Il oublie aussi ses liens familiaux avec Mikailo Lukic. C’était le chef de la police secrète à Bajina Basta, ville de Serbie d’où partaient les offensives contre Visegrad et Srebrenica. Est-ce l’un de ses cousins serbes gradés de Serbie qui a fourni à Milan Lukic le « vrai-faux passeport » yougoslave retrouvé sur lui lors de son arrestation en 2005 en Argentine, où il vivait sous une fausse identité ? Seuls les services secrets peuvent délivrer de tels documents.
Milan Lukic va sans doute terminer sa vie en prison, à lire et relire Ivo Andric. Le destin aurait pu être pire pour ce beau gosse qui assure « avoir aimé tout le monde » à Visegrad, même les Musulmans. Enfin, surtout les Musulmanes, de préférence jeunes, belles et sans défense. Condamné pour le carnage de Visegrad, Milan Lukic aurait aussi pu porter le fardeau du pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, celui de Srebrenica. Deux témoins ont certifié qu’il se trouvait dans cette enclave bosniaque tombée en juillet 1995 aux mains des Serbes, quand 8 000 civils musulmans y furent massacrés. « Lukic et ses hommes devaient très certainement rejoindre l’un des cinq sites d’exécution, mais leur minibus est tombé en panne », raconte une source proche du dossier Srebrenica. « Une unité de forces spéciales a alors été envoyée sur place. Et elle était directement rattachée au général Ratko Mladic », le chef de l’armée des Serbes de Bosnie, condamné pour le génocide de Srebrenica. « De ce fait, la défense de Mladic n’a pu dire que les tueries ont été commises par des “paramilitaires incontrôlés”. »
« Inhumanité »
Redzep Tufekcic, Musulman de Visegrad âgé de 65 ans, n’oubliera jamais ni Milan Lukic ni les Tchetniks, ceux des années 1990 comme de 1940. Il se souvient du 27 juin 1992. Milan Lukic et ses hommes enferment alors dans une maison du quartier de Bikavac près de soixante civils musulmans. Ils brutalisent, volent, violent. Puis ils mettent le feu. Presque toutes leurs victimes meurent brûlées vives. Parmi elles se trouvaient Sabaheta Tufekcic, 28 ans, et son bébé d’un mois. « C’était ma petite sœur. Ils s’étaient d’abord “servis” d’elle », lâche Redzep Tufekcic. Le même jour, sa mère Hasha, son frère Ramiz et une autre de ses sœurs, Hajra, sont exécutés sur le Vieux Pont. Quelques jours plus tôt, le 14 juin 1992, Milan Lukic et ses hommes avaient déjà enfermé dans le sous-sol d’une maison de la rue Pionirska près de soixante-dix civils bosniaques avant d’y mettre le feu. « Des cris comme des miaulements de chat », a raconté devant la justice internationale l’unique survivante qui a pu identifier Lukic. « Dans la trop longue, triste et misérable histoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, les incendies de la rue Pionirska et de Bikavac doivent être mis au premier rang », a estimé à La Haye le juge international Patrick Robinson.
La maison incendiée de Bikavac a été détruite. La municipalité serbe a aussi tenté de raser celle de Pionirska, « afin d’agrandir la route ». C’est pourquoi tous les ans, au mois de juin, les Bosniaques reviennent à Visegrad jeter du Vieux Pont des roses rouges dans la verte Drina. Pour que l’on n’oublie pas les terribles « feux de joie » de juin 1992. C’est pourquoi, chaque année, Redzep Tufekcic le fait aussi, pour chaque victime de sa famille. Inlassablement, il retourne à Visegrad. Il veut retrouver les os calcinés de sa sœur Sabaheta que les Serbes ont fait disparaître. Il veut à tout prix lui donner une sépulture.
Redzep Tufekcic en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Des Serbes se sont installés sur les terres de Redzep, au bord de la Drina, près de la maison d’enfance d’Ivo Andric. Il brandit ses titres de propriété. « Ils me menacent : “Fais gaffe, vieux, ici, c’est chez nous ! Ici, c’est une terre serbe !” », raconte Redzep. Mais il s’accroche à Visegrad. Cette terre de Bosnie, c’est celles de ses aïeux. Ses enfants l’implorent : « Papa ne retourne pas à Visegrad ! Ça va recommencer ! » Ils lui rappellent ce qui est arrivé à la famille, non seulement en 1992, mais aussi cinquante ans plus tôt, lors de la Seconde Guerre mondiale. Leur grand-père, Hasan le cordonnier, n’était pas un de ces Musulmans enrôlés par les nazis. Résistant, partisan de Tito, il combattait dans les forêts l’armée d’Hitler quand, en 1942, Visegrad a été prise par les Tchetniks, les nationalistes serbes royalistes à l’époque. Ils ont arrêté sa femme, Hanka, et ses dix enfants, cinq filles et cinq fils. Ils les ont tous exécutés sur le Vieux Pont.
Après la guerre, Hasan s’est remarié, il a eu de nouveaux enfants. Sans jamais oublier. « Il nous a donné les mêmes prénoms que ceux de ses enfants assassinés en 1942 », confie Redzep. Son regard vide scrute la Drina. Il se souvient. De son enfance, des parties de pêche, de l’eau fraîche qui l’éclaboussait, des sourires de sa mère, du rire de son père, de la gaîté de sa petite sœur, de la joyeuse Drina. « Aujourd’hui, regrette Redzep, plus personne ne pêche ses truites. Trop de cadavres ont dérivé sur ses eaux. » Après un long silence, il reprend : « Je trouve la Drina triste. Elle ne me parle plus. » Comme si ses eaux turquoise saignaient encore trop pour pouvoir raconter. Coule Drina, coule.
Par Jean-Baptiste Naudet (envoyé spécial à Visegrad et Sarajevo)
Le 29 décembre 1956, l'Algérie française portait en terre l'un de ses leaders, Amédée Froger, tué la veille, alors qu'il sortait de son domicile. La nouvelle de l'assassinat a fait grand bruit, en Algérie, mais aussi à Paris, en raison de la personnalité de la victime, haute figure locale de la défense de la cause française. Ses obsèques à Alger ont rassemblé une foule nombreuse. Elles ont surtout été l'occasion de ratonnades qui ont marqué les observateurs. S'appuyant sur de nombreuses sources, dont des archives policières et judiciaires inédites, Sylvie Thénault retrace ces événements et propose à travers eux une généalogie des violences exercées par les Français sur les Algériens dans le contexte de la colonisation. Trop souvent résumées à des actions ponctuelles et paroxystiques, ou associées aux seules exactions de l'OAS à la toute fin de la guerre, ces violences - non pas celles des autorités et de leurs représentants mais bien celles de la minorité française, née là-bas - s'inscrivent dans une histoire longue. Elles se nourrissent d'un rapport de domination brutal, empruntant à toutes les formes d'oppressions possibles (économiques, sociales, politiques, juridiques, culturelles) et s'ancrent dans un espace urbain où les différences et les inégalités se lisaient à la moindre échelle, celle du quartier, voire de la rue ou de l'immeuble. Faisant des événements ayant entouré la mort et l'enterrement d'Amédée Froger le chaînon manquant de cette longue histoire, Sylvie Thénault propose ici une histoire spatiale et sociale de la guerre à Alger, en plaçant au coeur de l'interrogation ce que les ratonnades doivent aux rapports entre les populations
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