Lucas Belvaux adapte le roman de Laurent Mauvignier. C’est un film sur la confrontation des destins individuels avec la grande Histoire (en l’occurrence la guerre d'Algérie), les souvenirs, la culpabilité, les blessures secrètes et les marques indélébiles que la guerre laisse dans les consciences.
Catherine Frot, Gérard Depardieu et Jean-Pierre Darroussin dans Des Hommes de Lucas Belvaux
Ils ont été appelés en Algérie au moment des "événements" en 1960. Deux ans plus tard, Bernard, Rabut, Février et d’autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont vécu leurs vies. Mais parfois il suffit de presque rien, d’une journée d’anniversaire, d’un cadeau qui tient dans la poche, pour que quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier.
Le choix des comédiens, par Lucas Belvaux
"Gérard Depardieu, J’ai pensé à lui pendant toute l’écriture de l’adaptation. Plus j’avançais plus il s’imposait pour jouer ce personnage à la fois mutique et explosif. Mais c’est un personnage double. On le voit à deux époques de sa vie, distantes de plus de quarante ans. Quand il arrive en Algérie, il a vingt ans et il s’appelle Bernard. Il va y découvrir à la fois la beauté du monde et de l’amour mais aussi l’horreur dont l’humanité est capable. Il ne s’en remettra jamais.
L’histoire de l’Algérie passionne Gérard, il la connaît très bien. Il est trop jeune pour avoir fait la guerre mais, enfant, adolescent, il a connu des appelés, il les a vus revenir, cassés. En plus, c’est un provincial. On peut imaginer qu’il a connu Feu-de-Bois. Il n’a pas eu à l’inventer. Il pouvait faire appel à ses souvenirs et à son talent !
Pour le personnage de Rabut, la recherche a été plus compliquée. Autant Feu-de-Bois est truculent, contrasté, explosif ; autant Rabut est sur la retenue. Il écoute, regarde, commente un peu. Sa dérive est lente, imperceptible, presque. C’est un rôle très ténu et délicat qu’il faut tenir (retenir) sur tout le film. Très complexe, fait d’allers-retours, de paradoxes. Il faut une rigueur absolue et une confiance totale dans le travail, sans pouvoir se dire "je me rattraperai à la prochaine scène". Il faut "être là" tout le temps, à chaque instant et Jean-Pierre Darroussin est un champion dans le genre. "
Jean-Pierre Darroussin et Gérard Depardieu / David Koskas / Synecdoche - Artemis Productions
"Catherine Frot, c’était une évidence dès le départ pour jouer Solange la soeur de Feu-de-Bois. J’entendais sa voix en lisant le roman et j’ai écrit en pensant à elle. D’ailleurs, c’est la première à qui j’ai fait lire le scénario, dès la première version. Et sa lecture a été particulièrement importante parce que les questions qu’elle m’a posées ont été centrales dans la réécriture. C’est une lectrice très affûtée. Elle ne laisse rien passer mais elle est d’une bienveillance extrême. Avec Catherine, on est tout de suite dans le travail. On va à l’essentiel."
Catherine Frot / Synecdoche - Artémis Productions
Les personnages de Depardieu et Darroussin ont 20 ans lorsqu'ils sont appelés à vingt ans en Algérie. Ils sont incarnés par Yohann Zimmer et Edouard Sulpice.
"Yohann et Edouard sont très jeunes. Ils font partie d’une génération de jeunes Français (ou Belges !) qui (heureusement) n’a jamais connu la guerre, pas fait de service militaire et dont la vie est à des années-lumière de celles de Rabut et Bernard. Ils devaient incarner des jeunes qui n’avaient jamais quitté leur canton, jamais pris le bateau ou l’avion. C’était passionnant de les voir découvrir cette réalité-là au fil du travail. Il fallait qu’ils comprennent ce qu’était la vie d’un jeune à cette époque et qu’ils l’intériorisent. "
Yoann Zimmer et Edouard Sulpice / Synecdoche - Artemis Productions
Des Hommesde Lucas Belvaux, au cinéma le 11 novembre 2020
Des hommes de Laurent Mauvignier : un roman de filiation ?
Des hommes de Laurent Mauvignier est centré sur deux cousins, qui après avoir fait leur service militaire en Algérie, entre 1960 et 1962, sont rentrés dans leur village, marqués à vie par leurs expériences de la guerre. Un incident amène l’un d’eux, narrateur dans la majeure partie du récit, à reconstruire la vie de l’autre, sombré dans la déchéance, et à se remémorer peu à peu leur passé commun. On pourrait considérer ce texte comme « un roman de filiation » même s´il résiste, par le dispositif narratif mis en place par Mauvignier, à cette catégorie générique.
Il n’est pas seul à être seul, ils sont seuls tous ensemble.
Laurent Mauvignier
Des récits de voix
Entre 1999 et 2009, Laurent Mauvignier a publié sept romans chez Minuit.
Deux textes récents reçoivent une autre qualification générique. En quatrième
de couverture, Ce que j’appelle l’oubli (2011), texte de soixante pages composé
d’une seule phrase, inspiré par un fait divers, est qualifié de ‘fiction’. Et Tout
mon amour (2012) de « théâtre ». Que Mauvignier se soit mis à écrire pour le
théâtre n’aura peut-être pas surpris ses lecteurs. Ses livres sont tous des récits
de ‘voix’, essentiellement composés de monologues et dialogues : les person-
nages y sont des consciences oralisées qui se chargent, seules ou à plusieurs,
de la narration. Leurs perceptions, représentations ou souvenirs tournent en
spirale autour d’un drame familial (suicide d’un fils dans Loin d’eux, dissolu-
tion d’un couple dans Apprendre à finir) et/ou social (le drame du Heysel dans
16
Dans la foule et la guerre d’Algérie dans Des Hommes). A travers le discours tâ-
tonnant, lacunaire, parcellaire des voix entremêlées, le lecteur revit ces drames
ainsi que le silence qui les entoure et en aggrave l’impact. Contrainte indivi-
duelle ou sociale, ce silence est ressenti comme un enfermement que les per-
sonnages-narrateurs s’efforcent de rompre.
Interrogé sur les raisons de ce recours à des techniques narratives « mo-
dernistes » – histoire racontée par plusieurs personnages dans des monologues
intérieurs, avec brouillage des voix et despoints de vue –, Mauvignier répond
que celles-ci lui ont permis d’ouvrir une brèche dans des interdits et des ta-
bous personnels : « C’est le retour dans l’écriture – qui était le lieu privilégié
pour échapper à une condition sociale jugée négativement – du milieu social
modeste dont je suis issu » (Murat/Mauvignier, 2011, §13)
2
. Pourtant, ce retour
ne se fait pas par le biais d’un réalisme langagier. Au reproche qu’on lui a par-
fois fait d’entrer dans la tête de ses personnages mais de leur faire utiliser un
langage qui ne correspond pas à leur situation sociale, il objecte :
C’est que, précisément, on n’entre pas dans la tête des gens. On glisse d’une pensée
commune à tous les hommes, à une autre pensée commune à tous les hommes, d’une
situation à une autre situation, d’une perception à une autre, et c’est ce glissement
d’un état psychique à l’autre qui m’intéresse, et ce mouvement de perception qui évo-
lue, par palier, par déplacement (2011, §05).
Si les voix sont multiples dans les romans de Mauvignier, on ne saurait, selon
l’auteur, parler de polyphonie, au sens de Bakhtine
3
. Mauvignier : « Et quant à
faire croire que ce sont vraiment les personnages qui parlent, non, jusqu’à
maintenant, je voulais montrer que, derrière, il y a une seule écriture, nous
sommes dans un livre et non pas dans la tête des gens » (2011, §05). Cela re-
vient à dire qu’il y a une voix auctoriale qui s’exprime dans les paroles des
personnages. Mais, dit Mauvignier dans un autre entretien, « même quand il
affirme, le monologue peut toujours être contredit, il n’est jamais surplombant,
la parole se donne et se cherche… » (Mauvignier/ Laurenti, 2006, 19). Il prend
ainsi position à la fois contre un réalisme langagier naïf et contre la réduction
de la voix auctoriale à la figure du narrateur omniscient. L’écriture est pour lui
un processus de recherche dont les résultats restent incertains, toujours sus-
ceptibles d’être modifiés ou rejetés.
Dans son article « A qui parler des silences ? », Carine Capone cite un
entretien avec Mauvignier dans lequel celui-ci évoque la genèse de Des
Hommes, roman en germe depuis l’enfance, depuis qu’il avait envie d’écrire,
« ayant pour origine le regard qu’enfant il portait sur son père, des voisins,
tous ces hommes, qui se réunissaient, faisaient des méchouis, évoquaient entre
1
7
deux rires des camarades qui n’étaient pas revenus ». Mais c’est le silence sur
cette période algérienne qui domine, les photos sur les buffets de famille sont
« des photos sans guerre, sans discours, sans rien ». Et quand après le décès de
son père, sa mère lui dévoile ses secrets, ce sont « des histoires de honte, de
violences, absentes des images et des discours officiels » (Capone, 2011, §43).
S’autorisant de cet entretien avec l’auteur sur ses propres origines, Carine
Capone se demande si on ne pourrait pas considérer Des Hommes comme un
roman de filiation. Question qui, écrit-elle, mériterait à elle seule qu’on y
consacre un article même si le roman de Mauvignier semble résister à cette
catégorie générique. C’est ce défi que je voudrais relever ici.
Le récit de filiation
Catégorie générique théorisée par Dominique Viart dès 1999, le récit de filia-
tion est défini comme une forme littéraire qui
a pour originalité de substituer au récit plus ou moins chronologique de soi qu’autofiction et
autobiographie ont en partage, une enquête sur l’ascendance du sujet. Tout se passe en effet
comme si, […], les écrivains remplaçaient l’investigation de leur intériorité par celle de leur an-
tériorité familiale. L’un des enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-
même à travers ce(ux) dont il hérite (2009, 96).
Viart lie ce retour au motif familial à une époque, celle qui, après la fin des
« Trente Glorieuses » et de la « Guerre froide », jette un regard en arrière sur le
XXe siècle, mesure l’impact des guerres successives, de la disparition des
cultures rurales et ouvrières, et prend conscience de l’absence de repères après
la fin des « Grands Récits ». Onn’en retrouverait aucun équivalent dans
d’autres périodes littéraires
4
. Une autre caractéristique majeure du récit de fi-
liation réside dans l’interrogation de l’histoire de la littérature. Deux héritages
s’y trouvent ainsi articulés : l’un est issu du passé familial, l’autre de l’histoire
littéraire
5
.
Mais, sans que, dansle récit de filiation (souvent écrit à la première per-
sonne), on puisse parler de pacte autobiographique, il est possible d’approcher
le narrateur comme un double de l’auteur et les personnages comme des per-
sonnes dont l’existence est attestée par l’état civil. Cela ne semble pas être le
cas chez Mauvignier. Tout comme les autres textes publiés avant 2009, Des
Hommes, construction narrative à plusieurs voix, porte l’indication générique
de « roman », et est peuplé de personnages fictifs. Multipliant les enchâsse-
ments de paroles, les monologues intérieurs et les dialogues y composent le
récit. Par ailleurs, le personnage principal et le seul narrateur/la seule narra-
trice d’Apprendre à finir est une femme ; dans Loin d’eux, les monologues des
personnages masculins et féminins (père, mère, fils, et autres membres de la
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famille) alternent, sans qu’il semble possible d’isoler la voix de l’auteur-
narrateur. Comment inscrire alors Mauvignier avec ce roman dans la lignée
d’auteurs de récits de filiation tels Bergounioux, Bon, Ernaux, Michon et
Rouaud, ou bien Modiano, Perec et Claude Simon que l’on pourrait considérer
comme leurs prédécesseurs ?
Je me propose de répondre à cette question en analysant la position des
deux protagonistes par rapport à leur milieu d’origine, leur relation et celle
qu’ils entretiennent avec les autres personnages. Analyse qui permettrade
montrer qu’en dépit du dispositif narratif mis en place par l’auteur, il est pos-
sible de trouver dans Des Hommes certaines caractéristiques du récit de filia-
tion – la rupture avec le milieu social d’origine, le défaut de transmission lié à
une histoire collective, et l’enquête rétrospective comme moyen de réparer
cette rupture.
Les personnages : du collectif aux individus
En 1992, La Guerre sans nom, un documentaire de Bertrand Tavernier et Patrick
Rotman sur ce qu’on appelait alors encore les « événements d’Algérie », avait
donné la parole à un groupe d’anciens appelés – ouvriers, paysans, commer-
çants ou cadres, tous provenant de la région de Grenoble
6
. Le film comporte
quatre heures de témoignages, les seules illustrations qui y figurent sont les
photos prises en Algérie par les appelés eux-mêmes. Ceux-ci représentaient
toute une génération : entre 1954 et 1962, près de 1,5 million jeunes Français de
la métropole étaient partis en Algérie pour y participer aux « opérations de
maintien de l'ordre ».
Cette guerre lourde en pertes humaines et conséquences politiques et
sociales
7
, avait été dénoncée du côté français à partir de la fin des années
cinquante dans des témoignages (Alleg, 1958), des textes autobiographiques
(Guyotat, 1967), des fictions (Daeninckx, 1984), des ouvrages historio-
graphiques (Stora, 1991), des longs métrages, Muriel ou le temps d’un retour
(Resnais, 1963), Les roseaux sauvages (Téchiné, 1994), et des documentaires tels
que celui de Tavernier et Rotman. Le célèbre film italo-algérien Battaglia di
Algeri (Pontecorvo, 1965) avait été récompensé en 1966 à Cannes par le Prix de
la Critique
8
. Cependant, ce n’est qu’à partir du début du second millénaire, à
la suite de l’adoption officielle du terme de « guerre d’Algérie » par
l’Assemblée nationale en 1999, quece conflit dehuit ans, qui avait failli
engendrer une guerre civile, a été intégré peu à peu au débat public
9
.
Presque tous les hommes interviewés dans le documentaire de Taver-
nier disaient parler pour la première fois de leurs expériences algériennes.
Pendant plus de trente ans ils s’étaient tus, même au sein de leurs familles, ne
19
pouvant parler de ce qui pour la plupart d’entre eux était resté un trauma-
tisme profond, un problème de conscience jamais résolu. Ceux qui étaient de
gauche s’étaient sentis déboussolés par la politique des partis socialiste et
communiste qui, pour des raisons diverses, voulaient à tout prix maintenir
une Algérie française. Rien n’avait préparé les jeunes recrues à la transplanta-
tion brutale de leur village, ferme ou usine dans un pays étranger et hostile
qu’on disait être français, mais où dès leur arrivée on leur tirait dessus, où
l’armée française et les indépendantistes algériens, terrorisant la population
civile, pratiquant la torture et l’exécution sommaire des combattants faits pri-
sonniers, rivalisaient en violence et cruauté. Presque tous en étaient revenus
meurtris, abîmés.
C’est un groupe d’anciens appelés, que Laurent Mauvignier, lui-même
fils d’un père appelé sous les armes en Algérie, a mis en scène dans Des
Hommes. Ses lecteurs ont vu passer dans plusieurs de ses romans antérieurs
(Loin d’eux, Apprendre à finir) la silhouette d’un homme taiseux, père ou époux
inaccessible pour ses proches, hanté par les souvenirs traumatisants de son
service militaire en Algérie
10
. Dans Des hommes, ce sont les expériences
fictionnelles de quelques « anciens d’Afrique du Nord », qui éclaircissent ce
que taisent les personnages peu communicatifs des ouvrages antérieurs
11
.
Mauvignier a situé son roman dans la dernière décennie du XXe siècle,
dans un petit bourg imaginaire qui figure aussi dans Loin d’eux et Dans la foule,
La Bassée, en Touraine. Les jeunes appelés d’alors sont déjà sexagénaires. De-
puis leur retour, comme les interviewés de Tavernier, ils ont porté en silence le
fardeau de leur passé, la guerre à laquelle ils ont participé pour des raisons qui
leur échappaient, et qui est restée toutes ces années un sujet tabou. Tabou pour
les pouvoirs politiques français qui préfèrent garder le silence sur cette pé-
riode peu glorieuse. Tabou pour eux-mêmes parce qu’ils ont honte de s’être
battus pour une cause injuste, et luttent contre les souvenirs angoissants. Ta-
bou pour les autres villageois, parce que ceux-ci ne veulent pas entendre par-
ler d’une guerre « perdue », ou tout simplement parce qu’ils ne s’y intéressent
pas, ou plus.
Ce silence commence à s’effriter dès la scène d’ouverture orchestrée au-
tour du personnage principal, Bernard. A la surprise générale, celui-ci offre à
sa sœur Solange, à l’occasion de ses soixante ans et de son départ à la retraite,
une broche dont tout le monde se demande comment il a pu la payer, lui qui
vit comme un clochard aux crochets des autres. L’hostilité ouverte des invités,
le refus craintif du cadeau par sa sœur, la seule personne de la famille avec qui
il s’entend, amène Bernard à exprimer de manière extrême sa colère et sa frus-
tration en terrorisant une famille originaire du Maghreb
12
. Solange ne sait pas
20
comment elle doit résister à la pression de ses parents proches et ses amis, trop
contents de trouver l’occasion de faire mettre en prison cet homme ensauvagé,
qui vit dans un isolement de lépreux et doit son surnom, Feu-de-Bois, à
l’odeur nauséabonde qui se dégage de ses vêtements.
Chez son cousin Rabut, cet incident fait remonter des souvenirs long-
temps relégués à l’arrière-plan. Le livre est découpé en quatre séquences inti-
tulées «Après-midi», «Soir», «Nuit», «Matin». L’histoire se déroule apparem-
ment en vingt-quatre heures – le temps de la tragédie –, mais couvre en réalité
quatre décennies. C’est Rabut qui,dans les deux premières séquences,
« Après-midi » et « Soir », fonctionne comme narrateur. Il ne veut pas témoi-
gner contre Bernard mais ne peut pas non plus le défendre sans réserves.
Pour y voir plus clair dans sa propre ambivalence, Rabut réfléchit, dans
un long monologue, à la vie de Bernard au village, avant et après leur séjour
commun en Algérie. Rabut est un narrateur incertain, douteux, il cherche, il
tâtonne, son monologue est traversé par les paroles des autres. Mais au fur et à
mesure que le lecteur avance dans le livre, il voit apparaître les contours d’une
personnalité et d’une vie. Avant le départ pour l’Algérie, Bernard, fils rebelle
d’une famille paysanne nombreuse et pauvre, ne s´entendant ni avec ses pa-
rents, ni avec ses frères et sœurs, ne pensait qu’à échapper à son milieu
d’origine, malgré son manque d’éducation. Son seul repère semblait être la
religion, à la fois source de savoir pour quelqu’un qui avait dû se contenter de
l’école primaire, et d’une morale rigide qui lui permettait de juger les autres
d’en haut, de manière peu charitable. Sa mère s´acharnait sur ce fils préten-
tieux, arrogant, méprisant, qui se querellait avec tout le monde. Elle lui avait
confisqué le moyen de partir ailleurs (une petite somme gagnée à la loterie)
juste avant son départ pour l´Algérie, en 1960. Ce qu’il vivra en Algérie se
greffera sur une personnalité déjà formée, hautaine, blessée.
Vers le milieu des années soixante-dix, licencié par Renault, ayant aban-
donné femme et enfants à Paris, complètement désillusionné et sansaucune
perspective, Bernard revient au village natal. Il y trouve un monde tout diffé-
rent, bousculé. Les vieilles fermes ont fait place aux pavillons tout neufs
d’ouvriers embauchés dans les usines aux alentours. La différence entre une
cité HLM dans la banlieue parisienne et ce bourg transformé en zone pavil-
lonnaire n’est plus très grande. Ce qui, après coup, rend son rêve d’ascension
sociale dérisoire. Le bar tabac est géré par un couple parisien. L’arrivée d´une
famille d’immigrants maghrébins, portant la djellaba et le foulard, avait suscité
l´étonnement et la suspicion des gens du village pour qui les Arabes étaient
toujours des citoyens de second rang. Pour ceux qui s’étaient battus en Algé-
rie, ces silhouettes familières avaient fait réapparaître des fantômes du passé.
21
Bernard vit à l’écart, « comme un bloc de silence rétracté », dans une
maison délabrée, se soûlant tous les jours au bar du village, rôdant la nuit au-
tour de la maison de sa mère, qu’il soupçonne d’avoir caché quelque part son
argent. C’est par ailleurs avec l’argent récupéré lors du départ de sa mère pour
la maison de retraite qu’il achètera la broche pour l’anniversaire de sa sœur.
Lorsque Rabut découvre que Bernard a accroché aux murs de son taudis les
photos de la période algérienne, mais que toute trace de sa femme et de ses
enfants manque, il est choqué mais également inquiété parcet arrêt du temps
sur une période que lui-même essaie, en vain, d’oublier. Cela l’incite à persis-
ter dans ses efforts pour comprendre les raisons du comportement de Bernard,
et de son silence obstiné.
Le réveil des souvenirs
La question que Rabut aurait voulu poser au maire du village (mais qu’il ne
posera pas) pour expliquer l’agression de Bernard à l’égard de la famille mag-
hrébine, lui fait revivre la période passée en Algérie :
Monsieur le maire, vous vous souvenez de la première fois où vous avez vu un
Arabe
? Monsieur le maire, vous vous souvenez ? Est-ce que vous vous souvenez ?
Est-ce qu’on se souvient ? Que quelqu’un ? Est-ce qu’on se souvient de ça ? (DH, 76,
77)
Se demandant d’où lui est venue cette phrase, Rabut est lui-même submergé
de souvenirs :
… à ce moment-là, j’ai ressenti en moi s’affaisser, s’enliser, s’écraser toute une part de
moi, seulement cachée ou calfeutrée, je ne sais pas, endormie, et cette fois comme dans
un sursaut elle s’était réveillée, les yeux grands ouverts et le front soucieux, la tête
lourde, cette vieille carcasse endormie dans ma tête quand je me suis demandé pour-
quoi cette phrase-là avait surgi et avait fait un tel bond dans ma poitrine […]. (DH, 77)
Un autre narrateur (anonyme) prend alors le relais pour évoquer les expérien-
ces qui ont inspiré à Rabut cette question chargée de non-dit. Le retour en ar-
rière, Nuit, nous ramène dans l’Algérie du début des années soixante, aux
vingt-huit mois de mobilisation enfouis dans la mémoire de Bernard, de Rabut
et de leur copain Février qui remplit le rôle de témoin. Le recours à ce narra-
teur qui épouse d’abord le point de vue de Bernard et ensuite celui de Février,
mais témoigne en même temps d´un savoir beaucoup plus général, permet à
l’auteur de compléter le portrait esquissé par Rabut, en décrivant comment
Bernard est confronté à des situations extrêmement complexes dans un pays
dont il ne connaît pas la population, ne comprend pas la langue, et où la mort
22
est présente sous ses formes les plus atroces. Bernard ne se montre pas le sol-
dat endurci, brutal que l’on s’attendait peut-être à voir apparaître après les
descriptions deRabut. Il se rend compte de son ignorance en toutes choses, se
montre révolté par les côtés sordides de cette guerre, perd la foi, et s’accroche
désespérément à son rêve d’ascension sociale dont la réalisation semble possi-
ble après qu’il a fait la connaissance de la fille d’un riche « pied noir ».
Le long enchaînement de scènes qui constituent le quotidien des appelés
– les corvées, les patrouilles, la chaleur, la soif, l’ennui, la violence, la cruauté,
et la peur insidieuse, jamais absente, qui mine le moral – se termine sur une
rixe entre Rabut et Bernard lors de quelques journées de permission à Oran.
Février qui se trouvait avec eux, en est témoin. Ayant dû passer la nuit en pri-
son pour se dessoûler, ils ont retardé le retour du convoi au poste. Retard qui a
des conséquences fatales : pendant qu’ils cuvaient leur vin, tous leurs camara-
des restés au poste ont été massacrés par les fellaghas, ainsi que la famille arabe
du directeur de la raffinerie qu´ils avaient pour tâche de défendre. Fatiha, la
petite fille du directeur, avec laquelle Bernard avait pris l’habitude de jouer,
était son seul contact personnel avec le peuple algérien. C’est à l’évocation de
ce massacre cruel, inhumain, que le roman a emprunté son titre : « et pourtant
ils ont fait ça, des hommes, des hommes ont fait ça, sans pitié, sans rien
d’humain, des hommes ont tué à coups de hache […] » (DH, 244). Titre auquel
on pourrait donner un second sens, ironique : on devient un ‘homme’ en fai-
sant la guerre
13
.
Traduits devant un tribunal militaire, les trois copains revendiquent la
responsabilité de cette catastrophe : Bernard et Février « demandent à être
punis » (DH, 258 ) et se portent volontaires pour les combats dans les Aurès.
Rabut est nommé gardien de prison à Oran, dans un immeuble destiné aux
interrogatoires. Mais le rachat n’est pas possible, au contraire, la « sale » guerre
à laquelle ils participent après, ne fera qu’augmenter leur sentiment de
culpabilité. Ils ne s’en remettront jamais.
Le mot qui, à Oran, avait été à l’origine de la querelle entre Bernard et
Rabut, est celui de « bachelier ». En s’adressant à Rabut par ce qualificatif, Ber-
nard projette son désir d’ascension sociale sur son cousin, tout en l’ironisant. Il
« se reproche de toujours imaginer les choses de la même façon, de cette façon
où il esttoujours humilié, ramené plus bas que terre, comme si c’étaittoujours
là où il devait finir, comme une loque, comme un rien, un moins que rien »
(DH, 214). S’y ajoutent sa colère contre sa mère, qu’il rend responsable de ce
sentiment d’infériorité, l’inquiétude jalouse au sujet dela femme promesse
d’une nouvelle vie, le sentiment d’être coincé dans une guerre injuste qui le
dégoûte et le déséquilibre. Envahi par de vieilles rancœurs, Rabut, lui, ne sup-
23
porte pas le ton railleur, arrogant de Bernard. Ce sont ces émotions condensées
en un seul mot explosif qui causent la querelle fatale entre les deux cousins,
entraînant une série de situations catastrophiques qui finit par ruiner leur vie.
Des Hommes : une filiation fictionnalisée
Près de quarante ans plus tard, après une longue nuit insomniaque passée à
se remémorer, à partir d’anciennes photos ensoleillées trompeusement opti-
mistes, cette période qui a coupé leurs vies en deux parties impossibles à ajus-
ter, Rabut finit par comprendre l’ambivalence qu’il ressent à la pensée de de-
voir excuser auprès des gendarmes l’agression de Bernard contre la famille
arabe. Ce n’est plus la vieille rivalité de leur jeunesse qui est en jeu mais le ré-
veil de souvenirs longtemps endormis. Il comprend pourquoi il ne supporte
pas de « voir Bernard tous les jours, lui, dans la rue, dans la vie, traînant dans
tout son corps et sa présence et même aussi dans sa façon d’être devenu ce
qu’il est devenu, notre histoire à tous les deux » (DH, 267 ; je souligne). Bernard
n’a pas pu accepter les « événements », alors que Rabut a essayé de les oublier.
Prise de conscience tardive : « Peut-on commencer à vivre quand on sait que
c’est trop tard ? », se demande Rabut dans la phrase sur laquelle le livre se
clôt.
Ainsi, Des Hommes présente après tout certaines caractéristiques d’un ré-
cit de filiation. Mis au défi par le silence énigmatique de son cousin qui a raté
son ascension sociale, est clochardisé, raciste, Rabut se lance dans une enquête
rétrospective. La reconstruction de la vie de Bernard et la remémoration de
leurs expériences partagées en Algérie, ont mis en relief ce qui les opposait
dans le passé, ce qui les a éloignés l’un de l’autre, mais ces souvenirs ont fini
par amener Rabut à comprendre le mutisme et la révolte autodestructrice de
son cousin.
En outre, la guerre renforce la rupture générationnelle. Lorsque les jeu-
nes font allusion à ce qu’ils ont vécu en Algérie, les vieux paysans invoquent
tout de suite la Grande Guerre : « C’était pas Verdun, votre affaire » (DH, 112).
Observation stéréotypée qui fait preuve d’une grande ignorance ou d’une in-
différence profonde en passant sur les différences fondamentales entre les
deux guerres, l’une vue comme « héroïque » et « légitime », l’autre comme
« sale » et « injuste », voire comme une défaite morale que Bernard rapproche
de celle de l’Allemagne nazie : « Il pense à ce qu´on lui a dit de l´Occupation, il
a beau faire, il ne peut pas s´empêcher d´y penser, de se dire qu´ici on est
comme les Allemands chez nous, et qu´on ne vaut pas mieux » (DH, 202).
Après leur retour de terre étrangère, les jeunes hommes se sentent asphyxiés
dans ce milieu rural, borné, arriéré.
24
Dans les récits de filiation de Michon, deBergounioux, deRouaud, les
narrateurs, identifiables avec les auteurs, se heurtent au silence de leur père,
qu’il soit absent, replié sur lui-même, ou mort
14
. Ils s’efforcent de réparer le
défaut de transmission par l’écriture. Ceci vaut également pour Rabut, à
condition qu’on veuille le considérer, en tant que commentateur de la vie de
Bernard, comme un double de l’auteur. Nous avons vu que l’auteur prend le
relais de Rabut, par narrateur interposé, dans le flashback. Par ailleurs, dès
2006, lorsqu’il nourrissait déjà le projet d’un roman sur l’Algérie, Mauvignier
s’est exprimé très franchement sur le parallèle entre le roman à écrire et
l’histoire familiale :
Nos pères, eux, ont fait la même expérience que leurs pères et leurs aïeux : celle de la
guerre. […] Tout ça a pris fin, et tant mieux. Mais ça a des conséquences sur la façon
dont nous nous représentons leur existence, puisque nous ne partageons plus ce qui a
été au cœur de leur vie. Il y a désormais une coupure radicale avec eux : ces temps où
ils vivaient revêtent à nos yeux quelque chose d’archaïque, de mystérieux.
(Mauvignier/Laurenti, 2006).
Rabut sort éclairé de son enquête : la vie que mène Bernard, exprimant
l’impossibilité d’oublier, lui a donné une meilleure connaissance de lui-même.
On pourrait ainsi suivre la suggestion de Carine Capone et considérer Rabut
(qui n’a pas d’enfants) comme la figure d’un fils, Bernard (qui a abandonné les
siens) comme celle d’un père, et Des Hommescomme unroman de filiation en
filigrane.
Dans la foule a été le premier roman dans lequel Mauvignier est sorti du
huis clos du drame familial et a relié ses personnages à l’histoire collective.
Pour sa reconstruction du drame du Heysel, il a eu besoin d’une documenta-
tion importante sur un univers qu’il ne connaissait pas, le monde du football,
des clubs, les supporters de nationalités différentes, mais cette documentation
ne lui a pas servi à écrire un roman sur l´événement historique de 1985 mais
sur les souvenirs que quelques spectateurs-témoins en avaient gardés. De
même que Des Hommes ne porte pas directement sur la guerre d´Algérie mais
sur l´impact de cette guerre sur toute une génération marquée à vie et sur les
répercussions, encore visibles et sensibles, quarante ou cinquante ans après.
Par ailleurs, dans l’entretien sur Dans la foule, Mauvignier soulignait que le
Heysel avec ses trente-neuf morts et des centaines de blessés l’avait renvoyé à
la violence fasciste, nazie, et que pour lui, il y avait une parenté avec ce qu’a
pu être la guerre d’Algérie (Mauvignier/Laurenti, 2006, 23). Dans Des Hommes,
c’est Bernard qui fait l’association entre l’armée française en Algérie et
l’Allemagne nazie.
25
Pour Des HommesMauvignier a pu puiser dans son histoirefamiliale.
Après la lecture des différents entretiens avec l´auteur, on comprend pour
quelles raisons personnelles il s’est investi dans cette période qu’il n’a pas
vécue lui-même. Et on comprend aussi pourquoi la quête du père, dont la
figure est présente en filigrane dès les premiers romans, a dû se faire dans Des
Hommes par celle d’un passé collectif, sur le mode de la fiction.
Notes
1
Laurent Mauvignier, Des hommes, Minuit, 2009, 161.
2
Le père de Mauvignier était peintre enmétallurgie, sa mère d’origine paysanne. Extrait de
l’entretien avec Michel Murat: « Oui, accepter d’être issu d’un milieu social qui toute mon
enfance m’a donné comme but de lui échapper. Mes parents ont voulu le mieux pour moi, et
le mieux c’était de ne pas être comme eux, pas ouvrier. Alors, qu’il y ait ce formidable retour
dans l’écriture […] de ce milieu social précisément, c’était très impressionnant et violent,
mais d’abord vertigineux » (Mauvignier/ Murat, 2011, §13).
3
Rappelons que selon Bakhtine dans son étude sur Dostoïevski, leroman « polyphonique »,
est composé de voix entièrement indépendantes, équivalentes, qui ne reflètent pas la position
idéologique de l’auteur, son point de vue personnel. Bakhtine dénie la présence d’une voix
auctoriale dans ce type de romans (1970 [1963]).
4
. En France, l’apparition de ce genre dans les années quatre-vingt va de pair avec un intérêt
renouvelé pour la Première Guerre mondiale, et est lié également aux mécanismes
d’exclusion d’une culture très centraliste. Aux Pays-Bas , les récits de filiation sont souvent
liés à la rupture avec une culture religieuse, à la Seconde Guerre mondiale, et à la décolonisa-
tion de l’Indonésie.
5
L’un des auteurs préférés de Mauvignier est François Bon. Il l’a découvert grâce à Tanguy
Viel, qui a suivi les ateliers d’écriture de François Bon à Tours. Ayant situé dès 1982 ses tex-
tes (Sortie d’Usine, Temps machine) dans un milieu ouvrier, maniant une forme exigeante et
une langue dense et complexe, F. Bon est selon Mauvignier un des rares auteurs à ne pas
s’être inscrit dans « la grande ritournelle du retour à (retour au roman, retour à l’ordre, re-
tour au bercail), […] à avoir écrit le monde comme il est et non comme nous voudrions qu’il
soit» (2010, 90, 91). En ce qui concerne le réalisme langagier, Mauvignier invoque Céline, et
lorsqu’il parle de techniques modernistes, ses modèles sont Faulkner, Virginia Woolf et, en
France, pour « l’infra-verbal », Nathalie Sarraute. Voir également l’entretien avec Tanguy
Viel et Laurent Mauvignier par Maxime Pierre (2008).
6
A Grenoble, il y avait eu en 1956 des manifestations violentes contre la mobilisation.
7
500 000 morts, dont 400 000 musulmans, 4 000 pieds-noirs, 30 000 soldats français, entre
15 000 et 30 000 harkis.
8
Coproduction italo-algérienne, ce film est resté sans visa de circulation en France jusqu’en
1973. Les anciens pieds noirs et certains militaires supportaient mal l’empathie de
Pontecorvo avec les combattants du FLN.
9
Comme le remarque Anne Roche, l’impression de « non dit » renvoie, non à une absence de
production culturelle, mais plutôt à une absence de réception, à un (relatif) refus de la part
du public (2012, 20). Quelques auteurs algérien(ne)s qui ont écrit sur la guerre d’indé-
pendance sont Maïssa Bey, Leila Marouane, Boualem Sansal et Habib Tengour.
26
10
Voir par exemple Loin d’eux, 23-30, Apprendre à finir, 104.
11
De ceux qui l’ont précédé dans cette voie, Mauvignier ne nomme que Pierre Guyotat (1967)
et Arnaud Bertina (2001): « À part les livres de Bertina, de Guyotat (et encore, Tombeau pour
cinq cent mille soldats est une œuvre différente, dans sa nature et son projet, dans sa réalité
littéraire), et quelques autres peut-être, les romans que j’ai pu lire sur la guerre d’Algérie
m’ont apporté beaucoup sur ce que je ne voulais pas faire » (Mauvignier/Murat, 2011, §24).
12
On trouve ce personnage déjà dans le roman précédent, Dans la foule. Bernard, ancien
d’Algérie y est l’oncle alcoolique, de Jeff, le Français de La Bassée, double probable de
l’auteur (2006, 258, 259).
13
Cette double acception du titre a été relevée par Timo Obergöker : « Le titre du roman Des
hommes est à prendre dans sa double acception, des êtres humains car il relate un drame hu-
main universel, mais aussi des êtres masculins en ce que le roman s’attache à raconter éga-
lement un drame masculin » (2012, 109).
14
Voir à ce sujet Viart (2009) et Montfrans (2008).
Ouvrages cités
Henri Alleg, La question, Paris, Minuit, 1958-1961/2008 (avec postface de Luc Ferry).
Arnaud Bertina, Le dehors ou la migration des truites, Arles, Actes Sud, 2001.
Carine Capone, « A qui parler des silences ? » Une étude de Des Hommes, de Laurent
Mauvignier, Revue de Fixxion française contemporaine, 2011, no 2, 39- 51. www.revue-critique-
Il fut le peintre de l'invisible et de la poésie, l'enfant du siècle par excellence. À l'occasion de la magnifique rétrospective organisée au musée du Louvre, Le Figaro Hors-Série se penche sur la figure emblématique du chef de file du romantisme.
Autoportrait d'Eugène Delacroix, 1837. Autoportrait de Delacroix, 1837. Wikipedia Commons
Le Figaro Hors-Série.
«Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand.» C'est Stendhal qui lui avait donné ce conseil. D'autres l'auraient trouvé intimidant ; lui, s'y était tenu avec une volonté de fer.
Delacroix n'avait pas d'atelier, pas d'assistants peignant à sa manière et démultipliant les œuvres sorties de son imagination pour satisfaire aux exigences de la commande. S'il prit parfois des collaborateurs pour l'aider à la réalisation des grands décors brossés sur les coupoles et les voûtes du Louvre, du palais du Luxembourg et du Palais-Bourbon ou sur les murs de Saint-Sulpice, il peignit l'essentiel de son œuvre en solitaire, avec une prodigalité digne de son cher Rubens. «Eugène Delacroix a laissé neuf mille cent quarante œuvres environ, au nombre desquelles sont huit cent cinquante-trois peintures, quinze cent vingt-cinq pastels, aquarelles ou lavis, six mille six cent vingt-neuf dessins, vingt-quatre gravures, cent neuf lithographies et plus de soixante albums», lit-on aux premières lignes du catalogue raisonné de son œuvre. Il avait touché, avec une inégalable fureur de peindre, à tous les genres: à l'actualité politique autant qu'à la mythologie gréco-romaine, aux mythes littéraires, à la peinture religieuse, aux scènes de genre, au reportage, à la peinture d'histoire, aux animaux, aux chasses, aux bouquets, au portrait. Il avait pratiqué la peinture de chevalet et couvert les «grandes murailles» des palais nationaux. Gravé les épisodes des pièces de Shakespeare et des livres de Goethe et brossé de grandes machines à l'huile pour éblouir les visiteurs du Salon ; déhanché les esclaves torrides de Sardanapale et tordu de douleur le Christ de la flagellation.
Delacroix a pour les historiens d'art quelque chose de déroutant.
Ce qui frappe dans la splendide rétrospective que propose aujourd'hui le musée du Louvre, c'est l'unité profonde d'une œuvre si abondante et si diverse. La constance avec laquelle perce, en dépit de la variété des sujets et des évolutions de sa manière, une personnalité hors du commun. Qu'il embarque le spectateur dans la barque de Dante ou qu'il le fasse monter en croupe pour participer avec lui à des cavalcades où le galop des chevaux est rythmé par les coups de fusil dans l'air sec ; qu'il l'associe à l'enlèvement de Rébecca ou l'entraîne à la délivrance d'Andromède ; qu'il lui fasse assister à une chasse aux lions ou le plonge avec Saint Louis dans la mêlée confuse de la bataille de Taillebourg, c'est dans le mouvement et la couleur, l'ordonnancement d'une action sublimée par une harmonie qui transcende le désordre sans abolir la force, la même recherche haletante de la pulsion de la vie.
Delacroix a pour les historiens d'art quelque chose de déroutant. On a fait de lui, longtemps, le chef de file du romantisme. L'équivalent de ce qu'avait été Berlioz pour la musique, Victor Hugo pour la littérature. Il en avait certes fréquenté les cercles, mais il n'avait cessé de se proclamer lui-même un classique. Il ne portait pas en haute estime l'auteur trop prolixe de La Légende des siècles et mettait, en musique, Mozart au-dessus de tout. Ce dont il avait été, en réalité, l'adversaire, c'est d'un académisme qu'il jugeait stérilisant: ce néoclassicisme dont Ingres était, après David, la figure exemplaire, et qui pensait atteindre au sublime en figeant les modèles imités des anciens dans une raideur solennelle, une impassibilité de statues au sang glacé par la volonté de grandeur. Lui, avait voulu que chacun de ses tableaux soit la traduction même des sensations ressenties au spectacle qu'il avait mis en scène. Qu'ils en aient la chaleur, les couleurs, le mouvement, qu'ils en traduisent l'émotion.
C'était le ressort même de la supériorité qu'avait à ses yeux la peinture sur la littérature: elle permettait d'exprimer et de transmettre ses impressions sans filtre, de les donner à sentir d'un coup d'œil. Le romantisme eût consisté à leur lâcher la bride, à leur laisser le commandement. À renoncer pour elles à l'art de la composition. Delacroix fit tout le contraire. Il ne croyait pas que l'on dût, pour «sortir de l'ornière», sacrifier les «lois éternelles du goût», conjurer la perte d'énergie d'une société dévitalisée par le prosaïsme et par les conventions en réveillant ses sens par le retour à «l'état sauvage». Ses Scènes des massacres de Scio associent la crudité de la représentation de la barbarie ottomane à la grandeur calme des vaincus devant la défaite et la mort. Son Christ au jardin des Oliviers renoue sans pathos avec le sens tragique du Tintoret de San Rocco. Sa Mort de Sardanapale présente un tourbillonnement de corps et de figures où ne manque pas même un cheval harnaché de bijoux, dans un immense désordre de meubles, de vaisselle, de joyaux, de pièces d'orfèvrerie où semblent se mettre en mouvement les convulsions d'une agonie collective, mais dans une unité de coloris de pourpre et d'or qui en souligne la dimension poétique et en ordonne la chorégraphie. Son Moulay Abd-er-Rahman sortant de son palais de Meknès doit sa couleur et ses lumières au ciel du Maroc ; sa composition au Chancelier Séguier immortalisé par Le Brun sous un parasol, au cœur d'un ballet d'écuyers en pourpoints de soie brodée d'or. Son Héliodore chassé du Temple est une double citation du Miracle de l'esclave de Tintoret et des chambres de Raphaël.
Moulay Abd-Er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix, 1845, Musée des Augustins de Toulouse Wikimedia Commons
Delacroix professait que l'on pouvait marier entre elles les couleurs les plus vives, pour peu que l'on s'astreigne à les lier comme elles le sont dans la nature: «Donne-moi ce coussin bleu et ce tapis rouge, expliquait-il au fils de George Sand. Plaçons-les côte à côte. Tu vois que là où les deux tons se touchent, ils se volent l'un l'autre. Le rouge devient teinté de bleu ; le bleu devient lavé de rouge et, au milieu, le violet se produit. Tu peux fourrer dans un tableau les tons les plus violents ; donne-leur le reflet qui les relie, tu ne seras jamais criard. Est-ce que la nature est sobre de tons? Est-ce qu'elle ne déborde pas d'oppositions féroces qui ne détruisent en rien son harmonie? C'est que tout s'enchaîne par le reflet. On prétend supprimer cela en peinture, on le peut, mais alors il y a un petit inconvénient, c'est que la peinture est supprimée du coup.»
Comme en témoigne le décor peint par lui pour la galerie d'Apollon du Louvre, qui vit son art s'harmoniser naturellement à celui de Le Brun sans céder au pastiche, ce que restaurait en réalité la vitalité de ses formes, le ballet de ses figures, la splendeur de ses couleurs, c'est ce qui avait été l'essence du classicisme, tel qu'il avait triomphé au Grand Siècle dans toutes ses fantaisies, avant qu'il ne se fige, chez ses continuateurs, en sa caricature. Delacroix est moins romantique, peut-être, que baroque, comme l'avaient été avant lui, à Versailles, les fêtes de Louis XIV.
Pour une histoire de l'art qui a désormais renoncé aux catégories trop strictes de peur de sacrifier trop de contradictions, de subtilités, de nuances aux simplifications pédagogiques ; d'être obligée aussi de porter des jugements de valeur, de hiérarchiser, de choisir entre des écoles qu'on proclame toutes également légitimes dans le souci d'atteindre à une objectivité scientifique qui contraint à tenir la sensibilité et le goût en lisière (qui se condamne parfois, de peur de dire des bêtises, à ne rien dire du tout), Delacroix est aujourd'hui plus simplement considéré, pour son refus des conventions, ses affrontements avec la critique, son rejet de l'académisme, comme le père de l'art moderne.
Ce peintre touche-à-tout a tout peint, sauf la vie qui lui était contemporaine.
Le propos n'est guère plus heureux. Il est plus faux encore. Son Journal en atteste, Delacroix fut de tempérament profondément réactionnaire: «Je n'ai nulle sympathie pour le temps présent, écrit-il. (…) Toutes mes prédilections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d'œuvre des siècles écoulés.» «Si, imprudemment, on lançait devant lui la grande chimère des temps modernes, le ballon-monstre de la perfectibilité et du progrès indéfinis, témoigne Baudelaire, volontiers il vous demandait: “Où sont donc vos Phidias? où sont vos Raphaël?”»
Mais son éloignement à l'égard de la modernité se lit, surtout, dans sa peinture même. Jamais il ne songea à se faire, comme le préconiserait plus tard Baudelaire, et comme s'y efforceraient Manet, Monet, Degas, après Constantin Guys, «le peintre de la vie moderne». Ce peintre touche-à-tout a tout peint, sauf la vie qui lui était contemporaine.
S'il met l'actualité en scène, c'est à l'occasion de la guerre d'indépendance des Grecs, qui par ses paysages, ses costumes, ses pratiques, installe une distance qui la fait entrer dans l'Histoire. S'il croque sur le vif des scènes de la vie quotidienne, il le fait au Maroc, où la différence de ciel, de vêtements, de mœurs, permet de concilier l'observation de la nature avec un exotisme qui donne à cela même qu'on observe la poésie d'une œuvre d'imagination, la dignité d'une scène tirée de l'Antiquité gréco-romaine. S'il peint avec bonheur la Noce juive dans un patio baigné d'ombre et de lumière ou trois jeunes filles d'Alger fumant le narghilé sous le regard de leur esclave africaine, c'est justement parce que ces scènes lui permettent d'associer à la fraîcheur de la chose vue la puissance d'une allégorie intemporelle.
Plus encore: ce qui sépare Delacroix de l'évolution ultérieure de la peinture moderne, c'est l'importance du sujet lui-même. La rareté de ses paysages, qui ne sont chez lui la plupart du temps que des arrière-plans, des écrins, n'est pas le fruit des circonstances. Rien ne lui est plus étranger que le propos qui sera celui de Monet de peindre la vibration de la lumière. Celle-ci ne restera jamais pour lui qu'un auxiliaire. Ses toiles sont des narrations, elles nous racontent une histoire. Elles renvoient à un héritage, un trésor de références qui délivre le spectateur d'un silencieux tête-à-tête en lui offrant de partager, avec l'œuvre, un langage commun, et de sentir, derrière l'anecdote, le prétexte, ce qu'elles expriment de fécond, de transmissible, d'éternel. Qu'ils relèvent de la culture classique dont Delacroix s'était imprégné depuis l'enfance (Alexandre fait enfermer les poèmes d'Homère dans une cassette d'or) ou de l'observation des mœurs marocaines, après l'éblouissement de sa découverte de l'Afrique du Nord, de la littérature (Dante, l'Arioste, Shakespeare, Byron, Walter Scott) ou de l'Histoire, ses sujets ne s'attachent aux œuvres de l'esprit, aux souvenirs du passé, aux mœurs des terres lointaines ou aux guerres contemporaines que pour magnifier la beauté qui leur donne une dimension universelle.
Delacroix entendait prolonger, enrichir et transmettre pour souligner les permanences de l'aventure humaine.
Sa démarche est ainsi aux antipodes de la subjectivité moderne, qui demande à l'artiste de traduire sur la toile ses impressions fugaces, ses idées, ses concepts, comme une hypostase de lui-même ; qui célèbre comme un aboutissement la disparition du sujet au profit du seul jeu des couleurs et des formes abstraites. Delacroix s'inscrivit au contraire en homme de la Renaissance dans la lignée d'une culture, d'un héritage historique et littéraire qu'à l'école de Véronèse, de Rubens, il entendait prolonger, enrichir et transmettre pour souligner les permanences de l'aventure humaine.
«Quel dommage qu'un homme si charmant fasse de semblable peinture!» disait de lui, toujours extralucide, la bonne société qui le croisait dans les salons que, curieux de la conversation de ses contemporains, il arpenta sans se lasser pendant toute sa carrière. L'insignifiance de ses commensaux apparaissait à ce dandy au regard de fauve, pétillant d'ironie, comme une aubaine. Leur fréquentation lui était sans risque, parce qu'elle ne nuisait pas à sa concentration, comme auraient pu le faire les propos demi-savants des critiques d'art ou de ses confrères ; en laissant son esprit en repos, elle avait le mérite de garder vierges ses impressions, de lui permettre de les conserver intactes pour en rendre, sur la toile, la force et la fraîcheur. Il n'en avait pas moins ressenti la violence des critiques dont il avait été, tout au long de sa vie, la cible comme une injustice flagrante. Rien n'aurait plus amusé sans doute ce lecteur de Voltaire que la perspective d'être admiré, après sa mort, au prix d'un contresens.
Soldats de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, le 8 juin 1956. STF/intercontinentale/AFP
Le père de Marie-Aimée Lebreton, appelé en Algérie, lui avait adressé par la poste ses réflexions de soldat qu’elle ne reçut jamais : elle les réinvente sans peur et l’horreur resurgit.
En 104 brèves séquences, Marie-Aimée Lebreton donne corps à deux années de service militaire d’un appelé du contingent en Algérie. Le récit court de 1960 à la déclaration solennelle de l’indépendance, afin de mieux « cacher la partie honteuse d’une guerre qui ne disait pas son nom » ; le discours patriotique et l’hymne national suffisant à « ranger les années qui venaient de s’écouler parmi les autres souvenirs ». Les chapitres sont comme évidés, mangés de blancs. Ils composent la trame d’un récit qui se fait tout petit, pour mieux investir la page en ménageant des silences assassins. Le livre se greffe sur le journal tenu par son père dans le quotidien de la guerre, durant ses vingt-huit mois d’Algérie. Journal disparu, après qu’il l’eut envoyé à sa fille par la poste ! Pièces à conviction intimes, à tout jamais égarées. Sur ce silence contraint, la romancière a donc retissé, brin à brin, Jacques et la corvée de bois. Le titre reprend le nom donné aux « exécutions sommaires » de prisonniers ou de « simples suspects » emmenés dans les champs pour y effectuer, soi-disant, une corvée de bois et qu’on abattait là. Des appelés devaient se charger de ces basses besognes. On ne pouvait les y forcer, alors on choisissait des volontaires… Beaucoup se rétractaient au dernier moment.
Jacques, qui vient de Nîmes, est l’un de ces jeunes hommes aux « joues creuses » qui débarquent à Alger pour « accompagner la transition », selon les mots alors en vigueur. Son insouciance native confinerait quasiment à de l’indifférence. On le croirait presque jumeau du Meursault de Camus. Il a « une confiance naturelle face aux épreuves », ne se départit pas d’un certain « goût des autres ». D’extraction modeste, il a entendu dire qu’intégrer le 35e régiment représente « une chance » pour après. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, des personnages gravitent autour de lui, désignés par leur prénom : Dédé, le père ; François, le copain d’enfance « venu d’un milieu aisé » ; Jeanne, l’amoureuse ; la mère morte d’un cancer, alors qu’il n’avait que 14 ans, Jonas le compagnon de chambrée… Après l’arrivée dans le port d’Alger et sa casbah « à la blancheur énigmatique », les jeunes appelés vont déchanter. Jacques, gros fumeur de Balto, cigarettes alors à la mode, est plongé dans le bain. Tenu d’une main de fer par l’adjudant Rolles, le voici dans la Mitidja, « frontière entre la ville et la campagne ». La romancière décrit les exercices physiques, les opérations, l’insomnie. L’argot militaire assaille la prose : « faire la chasse aux merles » (les rebelles algériens), « les bicots », pour les Arabes et les « fells » pour les fellagas. La sale guerre se glisse entre les lignes, avec l’irruption du pire, cette « corvée de bois », sous la pression exercée sur les bidasses. Le soir, « plus personne n’osait évoquer la vie militaire ». On voit comment l’armée s’emploie à modeler un jeune cerveau. « Jacques ne se rappelait pas comment ça avait commencé. Un travail lent et régulier. »
Marie-Aimée Lebreton n’a pas besoin de s’attarder pour rappeler qu’ « il existait bien un marché de la torture avec ses cotes ». Jacques ne supportera pas ce rôle de « nettoyeur de guerre », destiné à « accompagner les fards d’un colonialisme finissant ». Il retournera son arme contre lui.
J’habite une ville si candide Qu’on l’appelle Alger la Blanche Ses maisons chaulées sont suspendues En cascade en pain de sucre En coquilles d’œufs brisés En lait de lumière solaire En éblouissante lessive passée au bleu En dentelle en entre-deux En plein milieu De tout le bleu D’une pomme bleue Je tourne sur moi-même Et je bats ce sucre bleu du ciel Et je bats cette neige bleue de mer Bâtie sur des îles battues qui furent mille Ville audacieuse Ville démarrée Ville marine bleu marine saline Ville au large rapide à l’aventure On l’appelle El Djezaïr Comme un navire De la compagnie Charles le Borgne
Pour René Char comme pour Anna Gréki, « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Cette immense poétesse algérienne a payé le prix fort de l’engagement dans la lutte de libération nationale, sans être reconnue à sa juste valeur.
Et le désir me prit qui jamais ne me quitte De t’avoir au-dedans de moi où est le cœur Où bat le sang où se multiplie sans limite La joie – sans l’horizon sensible de la peau Même plus nue que l’eau
Méconnue, l’œuvre d’Anna Gréki, poétesse et militante communiste pour l’indépendance de l’Algérie, disparue à l’âge de 34 ans, est republiée par Terrasses. Cette nouvelle maison d’édition indépendante basée à Marseille s’inspire du nom et de la démarche de la revue fondée en 1953 par Jean Sénac (assassiné à Alger en 1973), juste avant le déclenchement de la guerre de libération algérienne. Elle ne connut qu’un seul numéro dans lequel le poète avait réuni des textes d’Albert Camus, Mohammed Dib, Francis Ponge, Kateb Yacine, Jean-Pierre Millecam, Jean Daniel, Albert Cossery, Abdelkader Safir, Jacques Lévy… Terrasses avait pour ambition de créer des échanges et des liens entre les divers intellectuels et écrivains de la Méditerranée et de faire connaître leur poésie et leur prose, inscrivant la littérature dans un projet politique de transformation des rapports de domination.
C’est ce projet que les éditions Terrasses veulent reprendre à leur compte. Outre ce premier volume d’Anna Gréki, Juste au-dessus du silence, paru en janvier 2020, elles annoncent également pour juin 2020 Le soleil sous les armes de Jean Sénac, et pour septembre 2020, une nouvelle version des trois romans de Serge Michel : Uhruru Lumumba (1962), Nour le voilé (1982) et Il n’y a plus de désert (jamais publié). Les jeunes éditeurs veulent proposer huit autres titres à leur catalogue en 2021, toujours dans une ligne éditoriale postcoloniale et internationaliste, afin de créer une « jonction entre exigence esthétique et engagement politique ».
Juste au-dessus du silence se présente comme la composition de poèmes choisis (en français et en arabe, traduits et introduits par une jeune poétesse algérienne, Lamis Saïdi), tirés de deux recueils qui ont jadis fait la courte notoriété de l’autrice, Algérie, capitale, Alger (1962) et Temps forts (1966). Audacieux, libres, puissants, ils rendent compte d’une pensée en actes :
Je n’écris pas pour moi mais pour nous tous Je dis je mais c’est « nous » qu’il faut lire J’écris pour réaliser une situation de fait, pour rendre à la vie ce qui est son dû
(« La poésie remet les choses en places »)
« LES REQUINS DE LA RÉVOLUTION »
A ces vers éclatants d’espérance qui renouvellent l’esthétique d’une poésie de combat, viennent s’ajouter des textes théoriques sur la littérature en contexte postcolonial et une série d’articles publiés dans Jeune Afrique et Révolution africaine, ainsi que le témoignage de ce qu’Anna Gréki et ses camarades ont vécu en prison et sous la torture, rapporté dans sa plainte publiée en 1958 dans la brochure L’affaire des enseignants d’Alger préparée par le Comité de défense des enseignants, regroupant 21 témoignages de personnes torturées pendant la bataille d’Alger en 1957. L’ensemble donne la mesure de l’engagement plein et entier d’Anna Gréki dans la lutte anticoloniale et de sa colère au lendemain de l’indépendance de l’Algérie contre « les requins de la révolution ».
En effet, cette intellectuelle qui vit, pense et écrit la révolution se verra disqualifiée parce qu’elle écrit en français alors que l’arabisation précipitée du pays est en marche forcée. Anna Gréki, née Colette Grégoire, ne se verra jamais tout à fait considérée comme algérienne à part entière, en dépit du prix payé dans son engagement pour l’indépendance :
Certains théoriciens nous suppriment purement et simplement parce que nous n’avons pas place dans le système de leurs théories, nous tous parce que nous nous exprimons en français, et certains parmi nous étant tués deux fois, car, outre ce défaut, ils possèdent le tort de n’être pas arabes.
Dénonçant « un nationalisme du langage qui ne bénéficie qu’à une seule classe sociale » et se soucie peu de l’éducation des classes populaires, en majorité analphabètes et de langue différente, amère et insoumise, elle s’insurge contre la vision de « l’écrivain (qui) doit illustrer la révolution » :
Il existe par ailleurs des textes à prétention artistique qui semblent sortir d’un cours élémentaire. Là on a voulu « faire » simple pour se mettre à portée du peuple. Le peuple, de la sorte, n’a droit qu’à des poèmes de fête patronale, de sous-préfecture du XIXe siècle français. Pour écrire national et révolutionnaire, on ne se permet que d’écrire, au mieux des éditoriaux de prose rythmée, médiocres, à la faveur de la confusion établie entre la propagande, vulgarisation et poésie par exemple. Le souci du peuple devient rapidement populisme, et donne le jour à une littérature du mépris qui n’a rien à voir avec une littérature populaire, et qui consiste à créer des œuvres mineures pour des hommes considérés comme mineurs.
Des considérations d’autant plus lucides que les « combattants de la dernière heure » sortent alors des abris et des frontières pour venir rafler des honneurs et des postes indus. Ces problématiques sont toujours à l’œuvre aujourd’hui dans le Hirak et les textes d’Anna Gréki résonnent particulièrement, juste au moment où la contestation du système par les classes populaires dans toute l’Algérie ne faiblit pas.
Juste au-dessus du silence. Poèmes et révolte d’Algérie
Juste au-dessus du silence. Poèmes et révolte d’Algérie
PUBLIÉ LE ANNA GREKI
Ana Greki, de son premier nom Colette Grégoire fut une poétesse et militante communiste algérienne engagée dans la lutte pour la libération de son pays. La toute jeune maison d’édition Terrasses publie Juste au-dessus du silence, une anthologie de ses textes poétiques et politiques et fait résonner sa voix lumineuse et révoltée.
Parce qu’il est le premier livre d’une nouvelle maison d’édition et qu’il recueille des textes écrits il y a 60 ans, Juste au-dessus du silence est un livre à la fois ancêtre et nouveau-né, ce qui n’est pas courant et ouvre un espace protéiforme dans l’édition. Lorsque Terrasses fait le choix de publier les textes introuvables d’Anna Greki –peu connue en France- pour son premier livre, elle donne un coup de pied politique assumé dans la façon dont se fabrique et se partage la littérature. Le texte est précédé d’une longue préface dans laquelle les éditeurs partagent leur démarche. La maison d’édition a l’ambition de remettre au gout du jour des textes des écrivainEs internationalistes et révolutionnaires, des poètes.se.s voyous. Un terme qu’ils endossent eux aussi, et font, je crois, partager à leurs lecteur.ices qu’ils emmènent avec cette vision de la littérature dans une brèche de la normalité, un interstice critique. Car, nous disent-ils : « nous pensons qu’il faut bien être un peu voyou face à ce monde, pour ne pas seulement le vomir mais essayer d’y peser. »
Et c’est cette volonté de peser sur le monde avec la littérature qui traverse le recueil d’Anna Greki. Elle dont la préface nous dit qu’elle « fut surtout sur la ligne de crête, comme tant d’autres, entre d’un côté le temps colonial en train de convulser dans ses derniers sursauts de violence crue, et d’un autre, le temps décolonial en train d’ajuster sa ligne de mire. Un temps de conquête littéraire, de conquête de droits et de liberté mais aussi d’expérimentations pour dire et écrire les identités, et la vie populaire. » C’est ainsi qu’on rencontre entre les pages du livre des textes se faisant politiquement écho, nous partageant la pensée cohérente de l’intraitable jeune poétesse : un commentaire des Damnés de la terre de Frantz Fanon écrit pour Jeune Afrique ou encore un poème intitulé « j’écris pour nous » et qui affute les mêmes armes que le psychiatre martiniquais :
« Je parle pour ceux qui n’expliquent pas / la souffrance et la révolte des hommes / Mais qui souffrent et se révoltent /Je n’ai pas peur des mots / Je dis ce que je pense et fais ce que je dis / Mais je me sens saignée aussi rouge que ceux qu’on blesse ».
En réunissant à la fois des textes poétiques, politiques et des hommages rendus à Anna Greki par ses ami.e.s et intellectuel.le.s d’alors – Mouloud Mammeri, Jamel-Eddine Bencheikh, Claudine Lacascade, Mohamed Khadda, Jean Sénac – ce recueil met à jour le bouillonnement artistique et militant en œuvre lors de la guerre d’Algérie. Ce patrimoine littéraire et réflexif arrivent aux algérien.ne.s d’aujourd’hui, résonnant avec le hirak. Mais Anna Greki écrivait en français (c’est d’ailleurs l’objet d’un de ses articles) et transmettre son héritage implique une médiation par l’arabe. C’est pourquoi l’ensemble de ses poèmes sont traduits par la poétesse algérienne contemporaine Lamis Saïdi qui offre également une préface au recueil. Elle qui fait passer les mots de Greki du français à l’arabe dit de son aînée qu’elle faisait l’effort d’ « écrire dans un langage humainement sophistiqué, linguistiquement serein, et poétiquement dépassionné, un langage qui reflèterait l’image parfaite d’un peuple libre » et par là crée un trait d’union entre les préoccupations des révolutionnaires de l’indépendance et celles et ceux d’aujourd’hui. Traduire et éditer un texte bilingue c’est ainsi rendre une autrice à son lectorat.
Si Juste au-dessus du silence constitue un legs militant sa force réside dans la place qu’il accorde à la poésie à propos de laquelle Greki écrit qu’elle « remet les choses en place ». Ses mots lumineux, incisifs, trouvent des chemins simples pour dire la violence et les espoirs du moment révolutionnaire. On apprend dans l‘hommage de Jean Senac qui clôt le recueil qu’elle fut aussi peintre, et cela ne nous étonne pas. Certains des poèmes rassemblés ici formèrent le recueil Algérie, Capitale Alger, écrit à la prison Serkadji à Alger où Greki fut incarcérée entre mars 1957 et novembre 1958. Derrière les murs, elle continue à vivre, aimer, rire, souffrir et se révolter. Ses vers sont d’une délicatesse folle et ne sont pas sans résonnance avec les moments troubles que nous vivons aujourd’hui : « Je suis triste à cause de la couleur du ciel / Proche à tendre la main ». Ce ciel qui revient sous sa plume comme la métaphore d’un horizon à atteindre :
« Il ressemble tellement à mon pays/ Ce ciel persécuté ce ciel bleu comme la colère / Comme l’ombre de la mer bleu persévérant / Que j’en ai la tête haute — ciel nourrissant / Ciel oxygéné ciel directeur ciel tenace / Tel un parfum de paix de liberté d’amour ».
Anna Greki nous parle d’aujourd’hui depuis hier, et lorsque nous la lisons s’accroche en nous la certitude d’une utopie dans les mots, au moins ici, lorsqu’elle vacille ailleurs :
« Nous prendrons soin de laisser la clé sur la porte / Et que la rue entre par la fenêtre ouverte /La rue tout entière son soleil ses enfants / La rue riche d’amis étrangers et de passants / Fraternels notre maison est à qui la veut. »
À paraitre aux éditions Terrasses : Le soleil sous les armes, une anthologie des textes de Jean Sénac préfacé par Nathalie Quitane.
En 1957 paraissait chez l’éditeur Subervie Le Soleil sous les armes, Éléments d’une poésie de la Résistance algérienne, un texte de 60 pages de Jean Sénac. Les éditions Terrasses viennent de le rééditer dans un livre qui comprend également, outre plusieurs poèmes inédits, une série d’hommages et de témoignages au grand poète algérien assassiné à Alger un jour d’août 1973.
Jean Sénac, été 1951
Tony Ciolkowski/Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille
Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale française votait les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet pour « rétablir l’ordre » en Algérie. « La France doit rester en Algérie et elle y restera », avait déclaré Guy Mollet à Alger le 6 février, devant les manifestations d’hostilité des Européens lors de ce qui fut appelé la « journée des tomates ». Le mois suivant, le président du Conseil décidait l’envoi de rappelés et d’appelés du contingent dans les départements d’Algérie pour un effectif de 200 000 soldats.
Le soleil sous les armes est à l’origine le texte d’une conférence donnée à Paris par Jean Sénac le lendemain du vote des pouvoirs spéciaux — le 13 mars 1956 —, à l’initiative de l’Union des étudiants de la nouvelle gauche. Difficile de ne pas y voir une réponse à ce qui s’annonce comme le début d’une guerre, même si on évite soigneusement de prononcer le mot. Drôle de réponse cela dit, en forme d’essai, d’esquisse d’anthologie de la poésie de résistance algérienne, ou de manifeste poétique — ou les trois à la fois.
La résistance et le politique s’y jouent dans et au-delà des lignes imprimées. À l’époque déjà des discours guindés de prix Nobel1 , Sénac présente en effet son texte dans les petites salles aux jeunesses d’Algérie s’organisant dans l’exil, et devant les jeunesses de France sentant sans doute leur retard dans le train d’une histoire qui n’a pas le temps d’attendre lorsque les maquis grondent déjà2.
En 1957, le texte sera imprimé, puis censuré six jours après sa publication dans la revue Exigence ; puis repassera à l’oralité lors d’une présentation au siège de l’Union générale des étudiants musulmans algériens. Sénac le reprendra encore lors de deux conférences à Grenoble, en 1958 et en 1962.
POÉTIQUE DE LA RÉSISTANCE
L’incipit résume le message essentiel de ce texte d’une cinquantaine de pages : « Poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. » S’il peut être considéré comme une réponse aux bruits de bottes en ce début d’année 1956, c’est parce qu’il affirme (et profère) que la poésie est par nature résistante et que le poète est celui qui porte les aspirations communes du peuple à la liberté. Celui qui ne le fait pas trahit ; il est comptable des « désertions de l’espérance », dit Sénac, citant Léon Bloy. Son acte de résistance consiste à manifester une expression indépendante des diktats de l’« Administration », à parler librement de la liberté. En cela, et en revendiquant un droit à la poésie, il ne peut que rejoindre le militant révolutionnaire dans le combat pour l’indépendance.
À tel point que les deux ne font plus bientôt qu’un seul homme, écorcheur de ténèbres, persuadé de l’Unique Combat et de l’urgence d’un Front Unique.
La poésie comme forme de résistance a une longue histoire en Algérie, explique Jean Sénac. Au moins entre la prise d’Alger en 1830 et les terribles massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, à l’aube de l’éveil nationaliste algérien. Autant dire qu’elle fleurit sur le fumier de l’histoire coloniale, pour les mêmes raisons — le parallèle n’est pas innocent — que la France a connu, dix ou quinze ans auparavant, une poésie engagée dont celle de son ami René Char est sans doute le plus brillant exemple. Il cite des textes anciens tirés de l’oubli, traduits de l’arabe, dont certains remontent au XIXe siècle. Poèmes, chansons et contes populaires, « ces œuvres folkloriques contiennent en puissance les qualités motrices de l’esprit algérien ». Elles sont pour Sénac le terreau, la « matière d’appui » d’un courant littéraire qui naît dans les années 1930 et se développe après 1945, comme une « insurrection de l’esprit », écrira-t-il en 1971 dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne.
LA LANGUE EST UN DÉCHIREMENT PROVISOIRE
Pour l’heure, être un poète algérien et devoir exprimer en français l’appartenance à la communauté algérienne n’est qu’un « déchirement provisoire », puisque la langue imposée par le colonisateur — comme outil de dépersonnalisation, disait Kateb Yacine — devient sous le stylo du poète une arme dont on se saisit et qu’on retourne contre l’ennemi. À une condition cependant : il faut faire un effort de « transcréation » en s’affranchissant de la forte imprégnation culturelle occidentale induite par l’usage de cette langue coloniale :
Certes, nous sommes héritiers d’univers légués par Breton, Lorca, Eluard, Char, Faulkner, Maïakovski, Aragon, Valéry. Il nous appartient de rompre l’enchantement et de coller plus vigoureusement nos oreilles contre la terre natale. Nous y entendrons quelques bouleversantes complaintes et des chevauchées fabuleuses. […] et nous transmettrons fièrement le relais à nos frères, les poètes arabes de demain.
Sénac va plus loin que tous les écrivains algériens de cette génération — Kateb Yacine compris — quand il professe, non sans un certain courage intellectuel et avec lucidité, que cette littérature « de graphie française » est une littérature de transition, préparant l’avènement du « Grand Œuvre arabe ». Elle est vouée à s’effacer, c’est presque sa mission.
Les dix dernières pages du Soleil sous les armes sont pourtant un vibrant plaidoyer pour une Algérie future qui saura, assure-t-il, dépasser la haine entre les communautés européenne et « musulmane » et accueillir tous ceux (juifs, musulmans, Arabes, Berbères, Européens) qui en feront leur patrie. S’il en est si sûr, c’est parce qu’on peut lire dans les chants traditionnels traduits par Jean Amrouche3| que le peuple algérien est ouvert à la « fraternité universelle ».
Cette bonté, cette pureté, cet enthousiasme tenaces, grâce auxquels on avait cru pouvoir le déposséder et l’enchaîner, voici qu’il les verse au patrimoine commun des peuples.
ALGÉRIANITÉ SENTIMENTALE
La plate-forme politique du Front de libération nationale (FLN) à l’issue de son congrès du 20 août 1956 (Congrès de la Soummam) l’annonçait :
[…] L’Algérie libre et indépendante, brisant le cloisonnement racial fondé sur l’arbitraire colonial, développera sur des bases nouvelles l’unité et la fraternité de la Nation Algérienne dont la renaissance fera rayonner sa resplendissante originalité.
Le FLN traduit ainsi, en termes politiques, un rêve que Sénac pense commun à plusieurs poètes et écrivains d’Algérie (et de France) : « si nous incendions des récoltes cruelles, c’est pour que monte à nouveau, de la terre brûlée, une moisson fraternelle où chacun trouvera sa gerbe et le sourire de l’accueil ». Ce lyrisme solaire, tout autant que la vision assumée d’une poésie par nature résistante, crée un pont entre la rhétorique politique et une poétique militante. Idéaliste, a-t-on dit. Mais une dizaine d’années seulement le sépare de Mai 1968 et de l’un de ses plus beaux slogans : « Soyez réaliste, demandez l’impossible ».
Dans Le Soleil sous les armes, ce pied-noir né à Béni-Saf le 29 novembre 1926 se définit lui-même — se choisit — comme algérien par l’écriture. Pour lui, « est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Mais d’origine catalane, il est officiellement français par les hasards de l’histoire coloniale, et le restera jusqu’à son assassinat à Alger le 30 août 1973. La bureaucratie algérienne lui avait refusé la nationalité algérienne.
Pour Hamid Nacer-Khodja, spécialiste de son œuvre, « son algérianité sentimentale ne pouvait s’enraciner dans la tradition du pays. […] Ayant tardé à demander sérieusement de son vivant cette citoyenneté, Sénac a cru que pour être algérien, il suffisait d’opter pour la nation algérienne. Son algérianité était fondée sur la naissance, la résidence en Algérie et l’action patriotique passée. »4.
L’action patriotique de Jean Sénac avait commencé en août 1954, quand il fut en quelque sorte « démissionné » de son poste à Radio Alger après une émission sur Mouloud Mammeri dans laquelle il avait employé l’expression « patrie algérienne ». Exilé à Paris, il rejoint les militants de la Fédération de France du FLN, participe à l’installation de l’imprimerie clandestine d’El Moudjahid, organise des rencontres et publie des textes engagés dans les revues qui les acceptent (notamment la revue Esprit). Il rentre en Algérie en octobre 1962 et poursuit ses activités littéraires, jusqu’à ce que le coup d’État de Houari Boumediene en 1965 y mette fin. Il tombe d’autant plus en disgrâce qu’il ne fait pas mystère de son homosexualité.
L’INTERNATIONALISME LIBÉRATEUR, AUJOURD’HUI COMME HIER
La mémoire de Jean Sénac doit beaucoup à la fidélité sans faille d’une poignée d’amis historiques, français et algériens, et ses œuvres ont continué à paraître d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée. Le livre contient d’ailleurs un grand nombre d’hommages et des témoignages de ces amis, avant de se terminer par un recueil de poèmes inédits.
Les éditions Terrasses se situent dans la continuité de cette fidélité, avec une ligne éditoriale voulue postcoloniale et internationaliste, en republiant, après Juste au-dessus du silence de la poétesse Anna Gréki, Le soleil sous les armes. Leur ambition est de faire renaître ce carrefour culturel et politique de la Méditerranée imaginé juste avant le début de la guerre de libération nationale algérienne par la revue du même nom, fondée parle poète en 1953 et dont l’unique numéro proposait alors des ponts entre écrivain. e. s engagé. e. s des deux rives de la Méditerranée pour « soutenir un internationalisme libérateur porté par la poésie et la prose ».
La note des éditeurs, qui se présentent comme un mystérieux « collectif informel », répond d’avance – et de façon plutôt convaincante — à la question de l’actualité de l’œuvre de Jean Sénac :
Les pistes critiques tout autant que poétiques qui naissent à l’écrit dans ce Soleil sous les armes doivent continuer à être explorées pour accompagner les théorisations de la littérature en Algérie, permettant par ricochet de déconstruire un peu les remparts fumeux de la langue française ici et dans le monde. Comment en effet ne pas s’inspirer des concepts de « littérature de graphie française » ou de « littérature de transition » en acceptant qu’une telle force théorique ait été pensée et développée ailleurs qu’en France, alors qu’elle nous concerne aussi de ce côté-ci de la Méditerranée ?
Choix délibéré, l’histoire du roman se situe juste après l’indépendance. “Une période que je n’ai pas suffisamment traitée dans mes textes, celle de l’euphorie, des grands espoirs, je suis revenu pour la raconter”, explique Khadra.
Le nouveau roman de Yasmina Khadra, Le Sel de tous les oublis, marquera certainement la rentrée littéraire de septembre prochain. Avant même sa sortie officielle prévue fin août 2020 aux éditions Julliard et Casbah, il fait déjà le tour du monde des médias et des plateformes de diffusion. Avec trente romans traduits dans une cinquantaine de langues, Yasmina Khadra est un immense écrivain dont le talent est reconnu aussi bien en Algérie qu’à travers le monde. Il présente son dernier livre dont l’histoire se déroule juste au tout début de l’indépendance algérienne. Adem Naït-Gacem est instituteur dans une petite école. Il est désespéré, car sa femme vient de le quitter. Il va errer sur les routes et croiser des personnages qui vont tenter de l’encourager. Comment ce personnage est-il sorti de l’imagination de l’auteur ? “C’est certainement le jour où j’ai rencontré des clochards sur une plage”, explique Yasmina Khadra.
“Je venais de rompre avec une amie très chère, et la seule façon de consommer mon chagrin était de m’isoler totalement.” De Koléa, il se rend à la plage de Fouka. “Là, j’ai rencontré des clochards magnifiques, pas des êtres damnés, mais des personnages fabuleux qui avaient peut-être échoué quelque part et qui ont renoncé à leurs rêves et accepté de se décomposer au soleil” : des professeurs d’université, des journalistes, des militants de la guerre de Libération. “Ils ont été tellement déçus et trahis dans leurs convictions qu’ils ont décidé de se marginaliser ; mon personnage est allé les rejoindre, c’est comme cela qu’il est né.” Adem est porté sur la lecture et a toujours un livre dans sa besace.
C’est une référence claire aux écrivains que l’auteur pense avoir négligés dans ses livres : “J’avais besoin de me souvenir que c’est grâce à eux que je me suis construit.” Entré à 9 ans dans la vie militaire, il estime que ce n’était pas la meilleure façon d’être heureux. “Tout le reste de ma carrière militaire est un parcours du combattant et non un repos du guerrier.” Les écrivains – la lecture – vont l’accompagner et le soutenir “quand il fléchissait”. Mais, contrairement à Yasmina Khadra, Adem lisait beaucoup, mais n’avait pas écouté les écrivains. “À quoi cela lui a-t-il alors servi ?” interroge l’auteur qui délivre un message : “Faites du livre votre meilleur compagnon, mais écoutez-le, ce n’est pas un objet, c’est peut-être la clé de votre destin ; la littérature est très importante.” Choix délibéré, l’histoire du roman se situe juste après l’indépendance : “C’est une période que je n’ai pas suffisamment traitée dans mes textes, celle de l’euphorie, des grands espoirs ; je suis revenu pour la raconter.
C’était la naissance d’une nation, avec ses naïvetés, ses espoirs, l’idéal de l’Algérie (…) Mon personnage va rencontrer toutes les mentalités et les préjugés.” Adem Naït-Gacem serait-il un antihéros ? “Il y a une part de nous-mêmes dans ce personnage, celle de notre fragilité, notre désillusion parfois. On est très naïf, on croit en des choses qui n’ont peut-être jamais existé et qui deviennent réalité dans nos têtes : ce sont des convictions et non des vérités.” Adem se laisse aller, ce qui déplaît à l’auteur qui rappelle aux gens : “Quelles que soient vos désillusions, ne lâchez pas, continuez de croire, ne faites pas comme Adem.” Il faut pour cela avoir la capacité d’écouter le monde quand il nous parle et nous dit : “Aucun échec n’est une mort définitive, il y a toujours une vie après l’échec, y compris le bonheur, il faut chercher.” L’image de Don Quichotte sur la couverture du livre symbolise “la recherche névrotique de la vérité, de la réponse aux questions que l’on se pose”. En définitive, suggère l’écrivain, même au creux de la vague, on peut trouver le bonheur, et s’il n’existe pas il faut l’imaginer pour qu’il devienne “presque une réalité”.
Le Sel de tous les oublis, de Yasmina Khadra, éditions Julliard et Casbah, 256 pages, parution fin août 2020.
Lorsqu’une femme claque la porte et s’en va, elle emporte le monde avec elle. Adem Naït-Gacem l’apprend à ses dépens. Ne supportant pas le vide laissé par le départ de son épouse, l’instituteur abandonne ses élèves et, tel un don Quichotte des temps modernes, livré aux vents contraires de l’errance, quitte tout pour partir sur les chemins. Des rencontres providentielles jalonnent sa route : nain en quête d’affection, musicien aveugle au chant prophétique, vieux briscards, galériens convalescents et simples d’esprit le renvoient constamment aux rédemptions en lesquelles il refuse de croire. Jusqu’au jour où il est rattrapé par ses vieux démons. À travers les pérégrinations d’un antihéros mélancolique, flanqué d’une galerie de personnages hors du commun, Yasmina Khadra nous offre une méditation sur la possession et la rupture, le déni et la méprise, et sur la place qu’occupent les femmes dans les mentalités obtuses.
Humains, mes cousins; après vous avoir côtoyés quelques temps je retourne où me mènera le vent; je n'ai pas compris vos paroles de paix vous qui, indéfiniment, réinventez la guerre je n'ai pas compris vos blasphèmes alors que vous discourrez de poèmes; pourquoi fuyez-vous la lumière et préférez-vous, à la vérité, les secrets ?
Humains, mes cousins; je vous laisse à votre destin et je reprends mon chemin
que votre Dieu vous protège de vos sacrilèges
Fanon, Amrouche et Feraoun Trois voix brisées qui nous surprennent Plus proches que jamais Fanon, Amrouche, Feraoun Trois source vives qui n’ont pas vu La lumière du jour Et qui faisaient entendre Le murmure angoissé Des luttes souterraines Fanon, Amrouche, Feraoun Eux qui avaient appris A lire dans les ténèbres Et qui les yeux fermés N’ont pas cessé d’écrire Portant à bout de bras Leurs oeuvres et leurs racines Mourir ainsi c’est vivre Guerre et cancer du sang Lente ou violente chacun sa mort Et c’est toujours la même Pour ceux qui ont appris A lire dans les ténèbres, Et qui les yeux fermés N’ont pas cessé d’écrire Mourir ainsi c’est vivre.
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KATEB YACINE
POUSSIERES DE JUILLET
Le sang Reprend racine Oui Nous avions tout oublié Mais notre terre En enfance tombée Sa vieille ardeur se rallume
Et même fusillés Les hommes s’arrachent la terre Et même fusillés Ils tirent la terre à eux Comme une couverture Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir
Et sous la couverture Aux grands trous étoilés Il y a tant de morts Tenant les arbres par la racine Le cœur entre les dents
Il y a tant de morts Crachant la terre par la poitrine Pour si peu de poussière Qui nous monte à la gorge Avec ce vent de feu
N’ enterrez pas l’ancêtre Tant de fois abattu Laissez-le renouer la trame de son massacre
Pareille au javelot tremblant Qui le transperce Nous ramenons à notre gorge La longue escorte des assassins. .
En hommage posthume à Aissani Mohand Said secrétaire de la wilaya 3 qui fut capturé le 28/3/1959 lors de la bataille de Djebel Tameur et transféré à Alger où il fut achevé sommairement, mais comment…?
Le temps qui passe... Le temps s'est écoulé comme une rivière, je ne l'ai pas vu passer ! J'ai compté mes années et j'ai découvert que j'ai moins de temps à vivre ici que je n'en ai déjà vécu. Je n'ai désormais pas le temps pour des réunions interminables, où on discute de statuts, de règles, de procédures et de règles internes, sachant qu'il ne se combinera rien... Je n'ai pas le temps de supporter des gens absurdes qui, en dépit de leur âge, n'ont pas grandi. Je n'ai pas le temps de négocier avec la médiocrité. Je ne veux pas être dans des réunions où les gens et leur ego défilent. Les gens ne discutent pas du contenu, à peine des titres. Mon temps est trop faible pour discuter de titres. Je veux vivre à côté de gens humains, très humains. Qui savent sourire de leurs erreurs. Qui ne se glorifient pas de victoires. Qui défendent la dignité humaine et qui ne souhaitent qu'être du côté de la vérité et de l'honnêteté. L'essentiel est ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. Je veux m'entourer de gens qui savent arriver au coeur des gens. Les gens à qui les coups durs de la vie ont appris à grandir avec des caresses minces dans l'âme. Oui... J'ai hâte... de vivre avec intensité, que seule la maturité peut me donner. J'exige de ne pas gaspiller un bonbon de ce qu'il me reste... Je suis sûr qu'ils seront plus délicieux que ceux que j'ai mangé jusqu'à présent. Personne n'y échappe riche, pauvre intelligent, démuni ...
ANDRE GIDE
QUAND J'ETAIS DE CE MONDE...
Quand j'étais de ce monde
au Passage des Brumes
il me fallait un fou pour atteindre mon corps
je vivais sous les feuilles
au pied d'un Sacré Coeur
rouge du sang des Communards
quand j'étais de ce monde
au Passage des Brumes
j'habitais aussi loin de possible de moi
et je changeais de nom dans le sommeil des autres
j'entraînais les enfants dans les fêtes anciennes
en tirant de mes poches des bulles de savon
en ce temps-là
je descendais des hommes
et je brouillais mes traces avec une arme blanche
quand j'étais de ce monde
sur les sentiers battus
il y avait des hiboux crucifiés aux portes des usines
et des cortèges de chiens dans les parcs à ossements
j'allais dans les mirages
repeindre à l'encre rouge les oiseaux foudroyés
quand j'étais de ce monde
je serrais sur mon coeur des poignées de mains ivres
des bouquets de couteaux et des épingles d'eau
je lançais des paillettes
à des sources magiques
et mes mille ans tout neufs à des orgues fanées
en ce temps-là
je descendais des hommes
et je buvais des grands verres de mémoire
aux tables d'arsenic où les lois sont inscrites
en ce temps-là
il m'arrivait d'avoir quelques faiblesses
pour toucher le cou gris de tous les ciels d'automne
quand j'étais de ce monde
je jouais au miracle des animaux savants
j'attendais de m'abattre au carrefour des voiliers
et je roulais parmi les bouées dormantes
avec de vieux acteurs pleins de bijoux barbares
quand j'étais de ce monde
je grandissais avec les maîtres à tuer
je remontais le feu vers les ces bêtes voyantes
qui mangeaient leurs phalanges à l'abris des regards
et je perdais du ciel
en jouant mortellement à des jeux noirs et jours
parfois je m'attardais dans une chair promise
j'avais organisé l'évasion des lumières
dénoncé les serrures posées contre les nuits
pour me retrouver seul
avec une grande plaie
en ce temps-là
je n'ai pas eu le temps d'être un enfant dans la femme
en ce temps-là
j'habitais en silence dans les siècles à venir
je me couchais sous les orages
je me couchais sous les trains fous en serrant mon amour
j'étais un romantique
j'avais l'âme incomplète
on m'appelait Matthias du château des Carpathes
j'avais les bras plus plus grand que les révoltes
j'étais le roi d'un monde absent
cherchant l'homme à abattre
dans la grande maladie des hommes désemparés
et je portais ma chair à l'épaule du jour
vêtu d'une autre peau
volée un soir de de fête dans le vestiaire d'un bal
quand j'étais de ce monde
je descendais des hommes
j'habitais cette rue
où naissent les organistes en deuil
au pied du Sacré Coeur
les couleurs tenaient mal sur ma peau
je semais sur la neige des yeux de fleurs fanés
et je fuyais les maladies de ma naissance
en cherchant une tombe où passerait la mer
en ce temps-là
je cachais sous la terre mes vieux doigts de sourcier
des oiseaux morts tombaient du ciel
et les arbres tombaient de sommeil
je serrais sous l'eau blanche un enfant échoué
avec au fond du coeur
un grand soleil de fin du monde
en ce temps-là
je cherchais l'or du rêve
le cadavre du feu
et je cherchais mes morts dans la mémoire des puits
je déchirais la peau des torches
en jouant du piano pour des vagues défuntes
j'allais aux chambres délirantes
boire des fleurs d'acacia en costume de larmes
et les soirs de veuvage
j'allais dans les éclipses
des veines dans les miroirs avec de longues ophélies
et puis j'allais m'abattre à des portes de sable
quand j'étais de ce monde
j'ouvrais des veines dans les miroirs
pour voir couler le sang sur des livres anciens
je mimais les aveugles pour qu'il me vienne des yeux
et quand venaient les équinoxes
je me couchais devant les vagues
en refermant les yeux pour continuer la nuit
je ne quittais la mer
qu'à l'heure de recevoir une pierre de lumière
entre les deux épaules
quand j'étais de ce monde
j'avais un corps habitable
et je saignais sur les places publiques
parmi les enfants fous qui s'aimaient sans vieillir
et alors je rêvais
qu'on me fixait un rendez-vous
dans un château de contrebande
quand j'étais de ce monde
je cachais des oiseaux dans la seule de mes poches
qui avait une doublure
et sous les feuilles éblouies
je buvais ces absinthes qui enveinent les mains
quand j'étais de ce monde et quand le soir tombait
je portais un poignard sous mon grand habit noir
j'étais un vagabond émerveillé d'enfance
depuis que je suis mort
les couleurs tiennent sur ma peau
et je ne descend plus des hommes
j'habite les ruines du Sacré Coeur
rouge du sang des Communards
et je joue du piano sans jamais m'arrêter
je joue du Brahms et je joue Rose de Picardie
parmi ces races grises qui hantent le gay Paris
dans le Passage des Brumes je suis seul à mourir
je vais de vie en vie à travers les déluges
et je m'attends ailleurs sur des feuilles de sang...
TRISTAN CABRAL
Montmartre – Passage des Brumes – 1984
(Poème paru dans le n° 10 de la revue Le Fou parle – 1979)
Version corrigée et annotée pour La Voix des Autres
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