Ma vie, ma passion - Essai de Hamid Zouba (préface de Mustapha Dahleb). Anep Editions, Alger 2018, 207 pages, 700 dinars.
Il a raconté son parcours humain , sportif et citoyen (et militant) dans la mesure où, quelque part, dit-il, il a eu la chance de participer à une épopée unique en son genre dans l'histoire politique contemporaine du XXè siècle (et même à travers les siècles. D'ailleurs, l'« aventure » est citée en exemple de courage, d'engagement et d'abnégation, aujourd'hui encore, chez nous et ailleurs...en France même) ... la lutte de libération du pays et « de vivre un rapport particulier entre le sport et l'émancipation d'une nation et d'un peuple ».
Lui, c'est Abdelhamid Zouba. Une très riche carrière. exemplaire, malgré quelques obstacles dus à la bureaucratie sportive de l'époque et à l'incompréhension des compétences de certains décideurs trop « politiques », ce qui l'avait obligé parfois à s'exiler. Hamid Zouba est celui qui, de plus, a remporté avec le Mouloudia club d'Alger ( Mca), au stade du 5 juillet - après avoir remporté le Championnat , la Coupe d'Algérie (saison 76-77) - la Coupe d'Afrique des clubs champions (avec des joueurs aux noms encore lumineux : Draoui, Bencheikh, Betrouni, Bachta, Zenir, Mahiouz....) ...Les joueurs et le staff avaient alors reçu un cadeau des Autorités : un poste de télévision noir et blanc! Celui , aussi qui entraînait l'équipe du Mouloudia, invité alors à rencontrer en 1977 le Real à Madrid (75ème anniversaire du club) , un club et des joueurs qui avaient subjugué le public de Santiago Bernabeu.. Score 2-1 et le Mca sacré équipe la meilleure du tournoi; un tournoi qui comprenait aussi les équipes d'Argentine et d'Iran, alors qualifiées pour la Coupe du monde 78.
Ce fut un très bon joueur. Mais il fut aussi et surtout un grand coach qui avait fait d'énormes efforts pour être à la hauteur de la tâche et de sa passion...d'abord en apprenant (presque) seul à lire et à écrire. C'est tout cela qui a été démontré sur le terrain, en Algérie et à l'étranger, mais aussi montré à travers la deuxième partie de son écrit: un véritable manuel de l'entraineur. A lire, à relire et à faire lire par les entraineurs impétrants.
L'Auteur : Né le 2 avril 1934 à Saint-Eugène (aujourd'hui Bologhine). Joueur et entraîneur en France et en Suisse, il a rejoint l'équipe de football du Fln -Historique en 1958. Après l'indépendance, il devient entraîneur et, au Mca, il remporte plusieurs titres nationaux et internationaux. Décédé à Alger le 2 février 2022 à l'âge de 87ans
Table des matières : Préface/ Première partie (5 chapitres : Mon enfance. De l'autre côté de la Méditerranée. Football et révolution. Une aventure africaine. La formation: pour le renouveau du football national)/ Deuxième partie (2 chapitres : De l'entraineur en général et Observations et analyses techniques )/Conclusion/ Album photos (50)/ Bibliographie
Extraits : « Les footballeurs algériens ont rejoint le camp de leur choix, c'était une évidence. Leur départ n'avait surpris que ceux qui voulaient rester aveugles.Pour nous, puisque la France menait à notre peuple une guerre terrible, nous refusâmes de continuer à apporter de la joie au peuple français. Plaçant l'Algérie au-dessus de tout, nous avons voulu donner à notre jeunesse une preuve de courage et de sacrifice » (p37), « La plus grande erreur est de vouloir cacher notre réalité par l'utilisation des joueurs algériens formés en Europe, c'est là que commence notre égarement (nous avons oublié que nous avons un championnat à gérer)... » (p96), «L'entraîneur demeure le grand solitaire du sport en Algérie et il est le plus ignoré de tous, le moins valorisé et le plus malmené » (p128)
Avis : Une autobiographie sincère et humaine et un manuel du « bon joueur et bon entraîneur »
Citations : « Les souvenirs, comme les rides, ne s'effacent jamais » (p12), « Nous étions des hommes ordinaires plongés dans des situations extraordinaires » (p46), « Un homme ordinaire peut faire illusion sur ses mérites ; par contre, un sportif est immédiatement sanctionné par ses résultats, quels que soient ses efforts et ses connaissances » (p53), « Qu'est ce que bien jouer ? C'est trouver une solution dans chaque action » (p60), « Pour forger l'identité du football national, il faut deux choses : la discipline et l'organisation » (p77), « L'objectif n'est jamais mieux atteint que dans la certitude de l'échec. La beauté du sport, comme celle de la littérature, réside peut-être dans cette fabrique du déséquilibre » (p81), « L'éducation est inséparable de l'évolution sociale » (p97), « Etre entraineur professionnel , ce n'est pas simplement un statut, c'est d'abord un état d'esprit » (p105), « Le seul intérêt du jeu est le jeu lui-même » (p169), « Un football qui déserte le champ de l'autocritique sombrera tôt ou tard. A moins que la raison ne se fasse pas trop attendre! » (p173)
Mémoires d'un gardien de but - Témoignage de Mehdi Cerbah (par Sid Ahmed Bouaddou et préface de Hamid Tahri). Apic éditions, Alger 2021, 186 pages, 800 dinars (Pour rappel. Fiche de lecture déjà publiée)
Abdelhamid Zouba
Description
Abdelhamid Zouba est un entraîneur et ancien joueur algérien de football né le 2 avril 1935 à Saint-Eugène, en Algérie, et mort à Alger le 2 février 2022 des suites d'une longue maladie. Wikipédia
Cerbah témoigne et raconte .... Mehdi se livre et se raconte... Certes, on a déjà lu des ouvrages consacrés à des sportifs algériens de haut niveau (Rachid Mekhloufi, Abdelhamid Zouba et Hacène Lalmas les footballeurs, Salima Souakri la judoka, Abdelkader Ould Makhloufi, le boxeur...), mais, à mon humble avis de lecteur , mais aussi d'ancien (petit) footballeur, je n'ai jamais été autant ému.
Les raisons? Les faits d'abord, pour la plupart glorieux, en Algérie et à l'étranger, notre homme ayant été de bien des combats et ayant remporté avec ses co-équipiers bien des victoires et /ou des médailles (dont les historiques: Jm 1975, les Ja 1978 et la participation à la Coupe du monde en Espagne en 1982, pour ne citer que ceux-là) ... Puis, les épreuves traversées pour décrocher les victories (pas toujours, cela va de soi, les rencontres sportives étant faites aussi de défaites, souvent inattendues).... Mais aussi et surtout, la description des relations humaines, tissées au sein des collectifs. Pas facile pour un bonhomme au caractère un peu refermé, «austère ?», mais décidé (ses co-équipiers l'appelaient la «Grinta») dont les sens sont et doivent être constamment au service presque exclusive de sa «cage» qu'il veut garder inviolée. Il y a, par ailleurs, un patriotisme aiguisé, ayant pour exemple l'équipe nationale du Fln historique (et, avec Rachid Makhloufi comme entraineur, entre autres, cela rendait le rêve encore plus difficile à atteindre). D'autant, aussi bien en club (Rama, Usma, Jsk, Rck...clubs étrangers) qu'en équipe nationale (militaire ou/et civile), il avait, souvent, la lourde responsabilité du capitanat. Pas facile aussi, pour faire face à certains de ses co-équipiers qui aimaient le «taquiner» (Assad, Kouici...) Ah, une autre raison !Et, c'est peut-être celle que j'aimerais mettre le plus en exergue : le refus de se murer dans le silence, de se render complice d'un quelconque détournement de l'histoire du foot national ou permettre aux «fossoyeurs» de s'approprier des honneurs qui ne leur sont pas dus. Le football en particulier et le sport en général ont connu tellement de personnalités sportives de grande qualité... mais hélas, la plupart des hommages ne leur sont rendus qu'à titre posthume et le mouvement sportif national n'a pas su ou pu ou voulu en tirer profit . Il est vrai que cela ne concerne pas ce seul secteur. La culture de l'oubli! Après la mort physique, une seconde mort, celle-ci immatérielle, peut-être la plus importante.
L'Auteur :Né à Alger en 1953....un des plus remarquables gardiens de but du football algérien... et une carrière nationale et internationale très riche ayant marqué les générations des années 70/80
Table des matières : Préface/ Introduction/Mon enfance, mon premier club /Ma carriere senior en club /Ma carrier internationale
Extraits : « (Victoire aux JM 1975) Après les félicitations d'usage, on nous gratifia d'un carnet Cnep avec un montant de 2 000 Da. Sans commentaires. A ce jour, je n'arrive pas à trouver d'explications à ce «cadeau». La deception se lisait sur tous les visages...» (p 81), «La conception qu'Il (Rachid Mekhloufi) voulait adopter pour le développement du football algérien, basée sur la formation de base , était en parfaite contradiction avec celle des dirigeants de l'époque, dont la vision se limitait uniquement à des victoires et des qualifications à des joutes continentales, sans aucune perspective d'avenir» (p107), «La décennie noire qu'a connue l'Algérie durant les années 90 n'était pas sans affecter le football national, surtout dans le domaine sensible de la formation , laquelle a été complètement abandonnée par les clubs , au profit du résultat immédiat» (p158)
Avis : Des cris du cœur ! Et, droit au but. Prenant. Emouvant. Se lit d'untrait... par tous sportifs ou non, footballeurs ou non, jeunes et vieux... car la belle aventure d'un homme faisant et aimant (toujours) passionnément son... Métier.
Citations : «Se murer dans un long silence , c'est permettre aux fossoyeurs de s'approprier des honneurs qui ne leur sont pas dus, et au temps d'effacer et faire oublier les sacrifices et les exploits consentis par toute une génération» (Sid Ahmed Bouaddou), «Deux équipes nationales algériennes (de football) doivent rejoindre le panthéon de l'histoire et être considérées comme un patrimoine immatériel : la grande équipe du Fln et celle de 1982» (p 160), «Lorsqu'un compatriote censé vous défend et vous protége, vous dénigre et colporte des propos calomnieux à votre insu, il n'y a pas mieux qu'un étranger pour vous defendre et vous protége» (p 179)
Mehdi Cerbah
Footballeur international
Mehdi Cerbah, né le 3 janvier 1953 à Alger et mort le 29 octobre 2021, est un footballeur international algérien qui évoluait au poste de gardien de but. Il compte 62 sélections au sein de l'équipe d'Algérie entre 1975 et 1985. Wikipédia
« L'Algérie est une énigme. » Une énigme qui continue à hanter ceux qui l'habitent ou ceux qui l'ont quittée. Certains redoutent d'approcher son Histoire de trop près, comme si elle n'avait pas encore livré tous ses secrets. Ce n'est pas le cas de l'universitaire Alice Kaplan. Cette Américaine, enseignante à Yale, se situe à l'intersection de l'histoire et la littérature. Notamment des lettres françaises, auxquelles elle a consacré plusieurs essais. Aussi ne craint-elle pas de s'aventurer en terre étrangère. Telle est également l'esprit de la nouvelle maison d'édition Le Bruit du Monde, qui se lance avec ce premier roman sur l'identité, mémoriel, transgénérationnel, politique et passionnel.
On part à la rencontre du clan Atlas, installé depuis un millénaire en Algérie. Lors de ses études à Bordeaux, dans les années 1990, le benjamin Daniel rencontre Emily, une charmante étudiante américaine. L'amour abolit d'emblée les frontières entre ces deux jeunes gens. Ainsi, Daniel lui fait découvrir la complexité de ses racines. « Nous n'étions pas des Français, mais des Arabes juifs. » Une double identité à l'histoire chaotique. La France conquiert l'Algérie en 1830. Elle octroie « la citoyenneté aux juifs, en 1870. Le colonisateur continue de diviser la population : les musulmans en sont les grands perdants. » Mais tous connaîtront les affres de l'oppression, la frustration, la violence ou la haine. « Nous sommes tous des ombres de nous-mêmes... » À l'heure où Emily et Daniel se rapprochent, l'Algérie se déchire dans une guerre civile. Dépité, Daniel rejoint les siens pour tenter de sauver un monde menacé. Comment trouver sa place dans un éternel entre-deux ? « En France, ils ne seraient pas des Atlas, ils seraient des pieds-noirs, des exilés dans leur propre pays. » Cette famille engagée décide de rester sur une terre en proie à la guerre. Chaque membre en sera marqué à jamais... Difficile pour Daniel et Emily de se retrouver, mais leurs cœurs semblent éternellement scellés. L'Histoire n'a pas fini de s'infiltrer dans nos corps, nos liens filiaux, sociétaux ou amicaux. Capable de tout détruire ou construire, elle constitue la colonne vertébrale de ce beau roman choral.
Alice Kaplan Maison Atlas Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Hersant Le Bruit du monde Tirage: 8 000 ex. Prix: 21 € ; 267 p. ISBN: 9782493206008
Par Kerenn Elkaim , Créé le 21.02.2022 à 11h19, Mis à jour le 02.03.2022 à 15h01
Rencontre avec Alice Kaplan, historienne de la Littérature dont le premier roman, Maison Atlas, paraît au Bruit du Monde
« Je suis imbue de littérature française »
Zibeline : On retrouve dans Maison Atlas une part importante de l’Histoire française, celle qui la lie à l’Algérie. Est-ce un pan qui vous intéresse tout particulièrement ?
Alice Kaplan : Bien sûr ! Même si je ne suis ni algérienne ni française. Depuis 1962, on ne fait que raconter le conflit entre la France et l’Algérie. Un chauffeur de taxi algérien m’a même demandé une fois : « Alors, comment les français se débrouillent, maintenant qu’ils sont indépendants de nous ? ». J’ai beaucoup ri. Je voulais casser ce cliché, m’éloigner de ce conflit qui dure entre la France et l’Algérie. Repenser ce couple autrement m’a semblé intéressant : substituer l’Amérique à la France, et faire de mon personnage algérien un des derniers juifs d’Algérie. Me déplacer vers les années de plomb pour évoquer une autre Histoire.
Vous aviez déjà évoqué l’Algérie à travers la figure d’Albert Camus, auquel vous avez consacré un essai…
Oui, et plus précisément à L’Étranger. L’idée était de suivre Albert Camus, de voir où il avait travaillé sur ce roman. Chemin faisant, je suis tombée amoureuse d’Alger. On le croise d’ailleurs dans Maison Atlas, le personnage de Becca passe devant chez lui ! Mais il n’intéresse pas du tout Becca, qui est venue pour une tout autre affaire. Ce que j’admire le plus dans Camus, dans son style, c’est sa retenue. On ressent une grande émotion parce qu’il ne se jette pas dedans. Il l’a dit, dans un journal : « dire moins pour dire plus ». Pour la notion de perte, j’aime également beaucoup Modiano. Il y a un lien entre ces deux penchants-là. Je suis imbue de littérature française. Je pense avoir écrit un roman français, ou même un roman algérien. Mais pas du tout un roman américain !
La question de la judaïté est au centre de votre récit.
En effet ! J’ai constaté qu’il y avait des traces d’une vie juive partout à Alger, des synagogues devenues mosquées… J’ai commencé à poser des questions, notamment à mon éditrice algérienne, Selma Hellal. Elle m’a répondu : « Cela se voit en vous lisant que vous rêvez d’écrire un roman. Plongez, n’hésitez plus. J’ai même un sujet pour vous : je connais la dernière famille juive d’Alger ! » Il s’agissait d’une famille de commerçants dont les enfants ont décidé de rester malgré l’assassinat de leur père dans les années 1990. Le moment le plus excitant des quatre à cinq années dédiées à ce moment a été quand l’un des fils m’a amenée à la Casbah pour montrer le bureau qu’avait tenu son grand-père jusqu’à la Bataille d’Alger. Ils m’ont donné la clef de ce bureau : je m’y suis installée, couverte de poussière, pour trier les papiers et m’en imprégner. J’avais terminé le roman mais quelque chose y manquait : c’était la profondeur de champ avec l’histoire du grand-père. Au lieu de faire une saga, j’ai ajouté les parties en italique qui sont très travaillées, mais qui ne sont pas narrées de la même façon que les parties fictives.
Vos personnages sont très riches. Comment les avez-vous développés ? Avez-vous envie de les accompagner plus loin dans leur parcours ?
J’ai voulu comparer deux topographies : le Midwest des États-Unis, tout plat avec ses grands lacs… Et puis cette ville d’Alger tout en montagnes russes, où la Mer fait de temps en temps une apparition. Chaque personnage a envie du paysage de l’autre. Daniel a envie de quitter son pays : il a une vision idéalisée de la vie américaine, où être juif serait facile. Et Emily fantasme sur le fait de vivre à Alger avec lui. Becca est elle aussi complètement américaine, mais elle veut également connaître ses origines. Ces personnages comptent beaucoup pour moi : ils ont tout simplement été mes meilleurs amis pendant le confinement… Et ils existent encore hors du récit. Toutes les parties en italique, je les ai imaginées comme rédigées par Becca, qui serait devenue historienne de l’Algérie. Comme sa vie l’y destine !
Votre français est excellent. Avez-vous pensé à écrire directement dans cette langue ?
J’ai signé un tract chez Gallimard, Turbulence USA. C’est une sorte de journal politique qui va de 2016 à 2020. Ça, je peux le faire, tout en étant relue -même si je suis également relue en anglais. Mais quand je vois la qualité de la traduction de Patrick Hersant, je me dis que je ne pourrai jamais en arriver là ! Je travaille directement avec lui. Pendant une semaine, nous lisons le roman à haute voix. Chaque fois que cela ne sonnait pas comme je me l’imaginais, on le réécrivait ensemble.
Vous avez donc participé à la traduction ! Milan Kundera avait commencé ainsi, avant d’écrire lui-même en français.
Oui bien sûr, toujours. Dans le processus de l’édition, j’ai même écrit de nouvelles scènes. J’ai rajouté des phrases… Mais je ne me fais pas d’illusions. Les textes de Kundera en français sont bons, mais il est meilleur dans sa propre langue, il me semble ! Le processus de la traduction me passionne. Certaines phrases me semblent intraduisibles, celle-ci notamment : « She was stalking a boy on Facebook ». Nous avons fini par dire complètement autre chose !
Le rôle de traductrice ne vous est pas étranger : vous avez traduit vous-même des ouvrages de Roger Grenier vers l’anglais.
Tout à fait, j’ai même fondé la Yale Translation Initiation : nous y réunissons toutes les énergies du campus dans ce domaine. C’est une discipline passionnante. C’est par Roger Grenier que j’ai fait la connaissance de Marie-Pierre Gracedieu (co-fondatrice du Bruit du Monde, ndlr). L’aventure du Bruit du Monde, tournée vers la Méditerranée, m’a tout de suite semblé formidable. Je suis très heureuse d’être la première éditée chez eux : d’ouvrir le bal, en somme !
La casquette de romancière est cependant pour vous une nouveauté. Comment passe-t-on de l’Histoire de la Littérature à la rédaction d’un roman ?
Depuis vingt ans, j’assiste à un atelier d’écriture avec des romanciers en Caroline du Nord. Ils m’ont admis par gentillesse en sachant que je faisais de la non-fiction. Toutes les semaines, quelqu’un lisait à haute voix pour recueillir les commentaires des autres. J’ai appris l’importance des images. Dans ma non-fiction, il y a beaucoup de narration. Mes essais n’ont jamais été scientifiques. Si vous lisez mes livres sur le procès Brasillach, par exemple, même mes histoires sur Jackie Kennedy, Angela Davis… Ce sont des récits, des histoires, avec ce qu’on appelle en anglais des « narrative arc ». J’ai toujours eu envie de passer en roman et Selma Hellal m’a donné le courage, enfin, de m’y mettre ! Il m’a fallu apprendre à écrire de nouveau. Même si le genre du roman ne m’est pas étranger : j’enseigne le roman moderne français à mes étudiants, de Stendhal à Duras, en passant par Camus et Céline, de façon beaucoup plus critiques. J’ai beaucoup réfléchi à toutes ces questions techniques, à celle des voix narratives notamment…
N’est-ce pas un peu paralysant ?
Edmund White disait : « Il faut être un peu bête pour écrire un roman ». Il a bien raison ! Il ne faut pas essayer d’être plus intelligent que son roman. Je suis une fille du Midwest : on est comme ça, on n’a pas peur d’être bêtes (rires) ! J’ai toujours été en rébellion contre mes professeurs trop théoriciens. La question qui m’a toujours passionnée, en bonne historienne, est celle de la mémoire. Et c’est aussi une des plus grandes questions du roman.
«Le vent a dit son nom». Roman de Mohamed Abdallah. Apic Editions, Alger 2021, 260 pages, 900 dinars
D'abord, le titre, assez original et démontrant une certaine recherche culturelle et historique, ce qui n'est pas rien en cette période : C'est, dit-il, «une référence aux vers de Rimbaud commençant par « Le vent a dit le nom d'un nouveau Jugurtha» et censés rendre hommage au célèbre roi numide tout en suggérant un possible parallèle avec l'Émir Abdelkader. En choisissant ces mots comme titre d'un roman parlant de l'engagement d'intellectuels, de militants algériens à la veille du déclenchement de la guerre de Libération nationale, je voulais reprendre possession de cette Histoire et du récit qui en est fait. J'ai cherché à la ramener à un contexte algérien, à montrer un monde où le discours sur l'Algérie revient progressivement entre les mains et sous les plumes de ses enfants».
Ensuite le contenu : Un quartier d'Oran, la Mauresque, l'Impasse des artisans, le café Mediouni... au cœur de la ville indigène. Et bien d'autres espaces symboles de tout un pays en agitation, avec des vies parfois sinon souvent difficiles qui avancent, de l'enfance innocente à la prime jeunesse avec ses doutes et ses interrogations jusqu'à l'âge adulte, celui de l'engagement. La fin des années 40 et le début des années 50, une période charnière de l'Histoire du pays, avec un monde ancien, en apparence soumis, qui se meurt et avec un nouveau monde qui, pour beaucoup, tarde à naître et qu'il faut renverser.
Une foule de personnages se rencontrant, se liant d'amitié, échangeant les idées et les expériences...Un enfant, un traducteur, un activiste, une exilée... Anir, Aomar, Shanez, Said, Aomar, Kamal, Noreddine, Abdou, Nanna la grand-mère, Tassadit, Damia... mais aussi le Père Clément, Edward, Roth, Simone, déjà des justes... toutes et tous aux vies et histoires s'entrecroisant et naviguant dans un océan d'éveil des consciences pour la liberté des hommes et du pays.
Mais aussi, une foule d'interrogations... sans conclusions définitives et absolues. Surtout des pistes de réflexion que les personages, en scène, cherchent à explorer pour mieux exploiter leur futur. Car novembre 1954 n'est pas loin, il est déjà là... disant son nom. Un bouleversement sec, abrupt, sans ambiguité. Liberté! Libération!
Au passage, le texte, en revisitant une période charnière de l'histoire algérienne, rend hommage à des symboles majeurs de la culture et de l'engagement dans notre pays. Ce qui donne au roman un air «dibien». En tout cas, la volonté y est. L'appréciation finale appartient aux lecteurs.
L'Auteur : Mathématicien de formation, né en 1997 à Tlemcen. Déjà auteur de trois romans: «Aux portes de Cirta» en 2019, «Souvenez-vous de nos sœurs de la Soummam» en 2018 et «Entre l'Algérie et la France, il n'y a qu'une seule page», en 2017. Il a même publié, en 2020, à l'occasion du centenaire de la naissance de Mohammed Dib, un roman sur l'auteur de «La grande maison», intitulé «Le petit Tlemcénien»
Extraits : «Taos n'avait que faire des théories élégantes et des nobles idéaux ; elle ne voyait que la réalité dure et injuste qui lui était imposée. Il n'y avait pour elle qu'un seul triptyque qui vaille la peine d'être défendu : liberté, liberté, liberté.» (p52), «La poésie n'avait pas à se préoccuper des gloires nationales, mais devait plutôt aider le poète à sonder ses entrailles, à pénétrer dans les plus intimes de ses sentiments, à formuler ses mots avec grâce avant de les offrir aux autres» (p65), «Si pour certains les événements du 1er Novembre sonnaient comme un coup de tonnerre, pour d'autres, ils annonçaient un aboutissement prometteur» (p165)
Avis : Au départ, on pensait qu'il était un «Ovni» dans le paysage littéraire national. En fait, c'est un jeune écrivain «hors du champ», réécrivant les pages de l'histoire (lointaine ou proche) du pays. Pour mieux expliquer le présent ? Un mélange des temps qui ne facilite pas la lecture.
Citations : «Lire, et encore plus écrire, c'est rentrer dans un monde qu'on fait sien, et ne pas avoir peur de le dire lorsqu'un géant est injuste» (p 40), «Le savoir est quelque chose que nous devons manier avec prudence, surtout lorsque des étrangers viennent y glisser leurs mensonges et les faire passer pour une innocente vérité» (p 45), «Les cafés... Remplis de monde. Tant de personnes ici mais, dans le pays, personne ! C'est le problème de notre pauvre Algérie. Comme nous perdons notre temps à palabrer...» (p100)
«Aizer, un enfant dans la guerre». Récit de Mohamed Sari, Editions Barzakh, Alger 2018, 800 dinars, 249 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel).
Aïzer, un village haut perché sur les hauteurs de Cherchell. C'est la guerre. Mohamed la raconte... sur la base de ses souvenirs de tout petit enfant (à peine 5 ans en 62...juste l'âge de souvenirs en flashes que le temps a effacé en bonne partie). En revenant sur les lieux de sa prime enfance, en compagnie de sa mère ; lieux auparavant défrichés, labourés et semés et, aujourd'hui, abandonnés, laissés en jachère... avec, pour seul habitant, un vieil homme, «le dos légèrement courbé... qui suivait un maigre troupeau vers l'oued aux quelques mares restantes... et aux illusions éteintes depuis belle lurette»
Mais, surtout, en faisant parler son père, un homme de la montagne, d'une témérité sans bornes, et ayant grandi à la «dure» (à quatorze ans, il était déjà parti travailler chez les colons, dans les fermes... pour gagner de l'argent et acheter ce qui manquait..«et Dieu sait que nous manquions de tout» !), qui va participer en tant que «moussebel» à la guerre de Libération nationale et que les risques, les emprisonnements, la torture, les blessures n'arriveront jamais à décourager. Au contraire... Ne dit-on pas qu' «à quelque chose malheur est bon» : ainsi, son enfermement au camp de prisonniers Paul Cazelles (Ain Oussera) lui avait «ouvert les yeux» sur bien des points jusqu'ici ignorés... et ce, «grâce aux frères lettrés» qui lui ont «appris bien des choses sur ce que serait le pays après l'indépendance»... et lui ont appris à déchiffrer les lettres de l'alphabet... et, surtout, la solidarité.
Il fait, aussi, parler sa mère... qui, elle, orpheline de mère assez tôt... et père remarié, avait appris auprès de son frère scolarisé, l'alphabet français et prononcé les premiers mots qui, dit-elle, «sont restés gravés dans ma mémoire».
Il fait parler la société environnante, faite de Berbères des montagnes et de citadins... se rencontrant à «Cherchell, la cité tant convoitée». Toujours des tensions latentes, qui, fort heureusement, restaient cantonnées dans la bonhommie de l'humour et du sarcasme linguistique.
Il fait «parler» aussi les camps de «regroupement» (d'abord Ben Yamna...en fait, un vaste amoncellement de gourbis et de baraques surveillé de loin par une caserne...puis, à Rivail, dans un endroit, cette fois-çi entouré de barbelés...et aux sorties sévèrement contrôlées), avec leurs harkis et leurs collaborateurs, les combats cachés et les résistances, des lâches et des héros... ainsi que les moudjahidine toujours là, malgré toutes les surveillances- souvent plus que rigoureux, après avoir été forcés de quitter le domicile familial et les terres.
Lui aussi, le petit Mohamed, devenu un peu plus grand, parle... de l'indépendance et de la liesse populaire...et, surtout, de la découverte de la grande ville, Cherchell, une certaine et inoubliable journée du 5 juillet 1962. Un autre lieu de vie, un autre homme, une autre vie. Mais toujours un passé présent.
L'Auteur : Né à Cherchell en 1958. Professeur de littérature moderne (Université d'Alger), traducteur (il a traduit, entre autres, Mohamed Dib, Yasmina Khadra...) et écrivain bilingue (arabe-français). Auteur de plusieurs ouvrages... Prix Escale littéraire d'Alger en 2016, avec «Pluies d'or» (Chihab Editions, Alger 2015), déjà présenté in Médiatic)
Extrait : «Dans nos montagnes, les gens étaient pauvres, mais généreux et partageaient tout, pas comme aujourd'hui. Les richesses de l'indépendance ont perverti toutes nos valeurs (p18).
Avis : Récit à la gloire de la famille, du père et de la résistance populaire (rurale) au colonialisme. On se perd un peu dans les (trop nombreux) détails. Il est vrai que les histoires de famille, avec leurs pointes de nostalgie et de fidélité mal retenues, sont toujours «envahissantes». Mais que de vérités sur un passé trop idéalisé !
Citations : «La ville, c'était le rêve tant souhaité, surtout après le départ des Français. Le pays était à nous, et nous avions payé cher pour avoir enfin la liberté» (p 61), «Je croyais que la vieillesse effaçait les souvenirs de jeunesse.Au contraire, il suffit d'une étincelle pour que tout s'enflamme, pour que toute notre vie, celle qu'on avait crue oubliée, défile devant nos yeux flétris» (p 68), «La vie en liberté et la ruée vers les biens abandonnés par les colons ont tout chamboulé :les hommes et les valeurs. On a vu les frères d'armes s'entre-tuer à coups de couteaux et les ennemis d'hier se transformer en amis de toujours pour gérer leurs intérêts communs. On ne distinguait plus le moudjahid du harki ou le chahid de celui qui avait été éliminé pour trahison et collaboration avec l'armée française»» (p 96).7
Kamila, un volcan de sentiments. Roman de Fella Andaloussia. Editions El Qobia 2022, 230 pages, 1000 dinars
Une jeune fille en fleurs, de bonne famille, logée Alger-centre, moderne et active (musique, poésie, lecture, sport), instruite (futur informaticienne , à l'Usthb, bien qu'ayant souhaité être médecin pour parcourir le monde et aider son prochain... mais toujours ce problème de moyenne et de quart de point qui, « par hasard », manque), bien sous tous rapports....qui raconte sa vie d'encore enfant, presque adulte, pas encore femme , heureuse en famille (entre un père protecteur et compréhensif, une mère protectrice mais aimante), un environnement familial accueillant et affectueux, sans problèmes financiers et matériels.... Tout se déroule dans le meilleur des mondes à la fin des années 80. L'Algérie encore « heureuse » ! Pardi, il y a même une maison de campagne. Le bonheur aurait été complet n'eussent été l'annonce d'Octobre 88 et ses suites (le roman ne sy attarde pas trop... sauf ces passages qui décrivant le soudain « port du foulard » au grand dam des parents et amis) et... patratas, l'Amour qui frappe à la porte -pourtant, croit-elle, bien cadenassée - du cœur de la belle brunette de 18 ans.
Tout s'annonçait bien et les fiançailles officielles des deux tourtereaux étaient en vue... Hélas, la catastrophe n'est pas loin, la famille du futur époux, elle aussi censée être « bien sous tous rapports » va en fait, en faire voir de toutes les couleurs à la jeune fille...En fait, une autre facette de l'Algérie...insensible, cruelle, monstrueuse même. Pour la suite, lecteurs sensibles, sortez vos mouchoirs pour essuyer vos larmes de compassion. Tout ne finira pas bien.....mais la vie (et les études) va continuer. Ainsi va la vie !
L'Auteure : Née en 1970 (Alger) diplômée de l'Usthb en informatique et licenciée en sciences économiques (économétrie). Premier roman, « fruit d'un long parcours passionnel avec la littérature »
Extraits : « A l'époque, certaines jeunes filles étaient destinées au mariage, et même si elles avaient fait des études ; en se mariant, elles restaient souvent à la maison, avec un diplôme classé dans un tiroir, avec plein de toiles d'araignée » (p 39), « La fille , dès sa naissance était formée et formatée pour devenir une bonne épouse, une future maman, puis une belle-mère autoritaire et dure comme un roc, presque sans cœur, juste un corps, un fantôme ambulant, terrorisant tout le monde sur son passage » (p 43), « Oui, tellement de jeunes étaient partis, sans jamais revenir au pays, laissant derrière eux, leurs dulcinées détruites, leurs parents, sans aucune nouvelle. Certains ont même changé de voie, de conviction, de religion, de principes, ne laissant que le désespoir et la déception à leur famille, incapable de comprendre leur changement subit » (p 61)
Avis : Un premier roman qui ressemble fort bien, presque toujours, au premier amour. Ce qui est sûr, à mon humble avis, c'est qu'il apporte de la fraîcheur au genre (le roman d'amour), à encourager, si méconnu mais si espéré....car il nous sort de l'ambiance généralement mortifère des thèses, mémoires, essais et autres ouvrages presque toujours « noirs » ou sombres. De plus, il raconte avec simplicité et précision la vie d' «avant ». Heureuse ?
Citations : « La distance est toujours l'ennemi de l'amour » (p 55), « L'amour est le plus noble des sentiments, surtout quand il est partagé par les deux amants, mais il a beaucoup de facettes, la peur, la jalousie, l'égoîsme, l'impatience, du désir, la possession » (p 69), « Boire du thé, dans un événement heureux ou triste est un vrai délice, son odeur nous hisse vers le ciel, on s'abandonne à lui sans aucune réserve, on en redemande toujours encore plus » (p 84), « Les histoires d'amour qui finissent bien ne sont que dans les livres de princesses, mais dans la vraie vie, l'amour a un prix : le chagrin ! » (p 85) « Quand on se marie, on n'épouse pas seulement l'homme mais on épouse aussi sa famille. Et un homme, même s'il aime follement sa femme, ne laissera jamais tomber sa mère, ses parents. C'est la règle humaine, même si sa mère est le diable en personne » (p 204), « Le cœur d'une femme/Un univers merveilleux, sublime, humain ! Sans début ni fin ! » (p 229.Extrait de l'épilogue)
Ecriture féminine : Réception, discours et représentations. Actes universitaires. Colloque international organisé à Oran, en novembre 2007(ou 2006 ?...erreur notée dans la page de garde et la page 3 en remerciements !). Sous la direction de Mohamed Daoud, Faouzia Bendjelid et Christine Detrez. Editions Crasc, Oran, 201, 284 pages en français et 260 pages en arabe, 350 dinars (Pour rappel. Fiche déjà publiée)
Quatre thèmes ou axes (Ecriture féminine : problématique et définition / Dominations masculines - Résistances corporelles / Autobiographie, mémoire et quête d'identité / L'univers romanesque d'Ahlem Mesteghanemi)... et trente-huit communications ... que l'on retrouve dans les deux langues, français (une en anglais) et arabe...et quinze auteures passées à la « casserole » de la critique académique à travers leur(s) œuvre(s). Pour la plupart, sinon la quasi-totalité, des Algériennes d'ici et (ou) d'ailleurs. Quelques exceptions avec deux « étrangères » : Simone de Beauvoir dont on sait l'influence de son engagement féministe et de son style sur nos écrivaines, et Fatima Mernissi... femmes remarquables aux affinités évidentes et dont la pensée théorique puise ses racines dans le vécu. Donc, en vrac ! Assia Djebar, Malika Mokaddem, Nina Bouraoui, Zahia Rahmani, Fadhma Aït Mansour, Fatima Bakhaï, Aïcha Lemsine, Hawa Djabali, Maïssa Bey, Saliha Khemir, Ahlem Mesteghanemi... et, bien sûr, Rachid Boudjedra, dont on sait que dans bien des pages de ses œuvres sont couchées des femmes. Globalement, la littérature féminine (au Maghreb) s'inscrit dans la problématique d'une écriture de la résistance et du combat. Toute « pacifique, sereine et responsable » ? Pas si sûr, pas complètement, à mon avis. Il est difficile de l'être lorsqu'on veut « briser l'enfermement, contrer les mentalités archaïques et retardataires, casser l'isolation et la claustration, anéantir l'effacement, sortir du mutisme ». Quand on ne veut plus subir le « destin fatal de l'éducation ».
L'écriture est particulière, prenant en charge les préoccupations d'un devenir lié à son peuple.
L'écriture est, enfin, porteuse d'un « regard » sur le monde, le sien et le reste. Hélas, elle reste « encore méconnue, inexploitée et inexplorée, comme il se doit, dans le champ de la critique littéraire ». Jugement rapide d'universitaires... constatant moi-même que la production littéraire féminine (nationale) est en expansion et s'en va même dominer et le marché et les pages consacrées à la présentation des œuvres et des carrières. Du moins dans la presse généraliste. Ce qui peut-être, ne plaît pas aux spécialistes. Il faudrait savoir qu'un journaliste n'est pas obligatoirement un critique littéraire au sens académique du terme. Ce ne peut être qu'un liseur-vulgarisateur... averti. Le reste est une autre histoire concernant l'Université... avec ses manques. Le Crasc vient, avec ce colloque et, surtout, grâce aux Actes édités et diffusés au grand public à un prix défiant toute concurrence, d'en effacer un.
L'Auteur: Centre national de recherche en Anthropologie sociale et culturelle (Division de recherche : Anthropologie de l'imaginaire et pratique signifiante).Avec le concours du Groupe de recherche France-Maghreb et l'Ecole normale supérieure des Lettres et des Sciences humaines de Lyon.
Avis : Très utile aux critiques littéraires, tout particulièrement les tout nouveaux... et à ceux qui souhaiteraient comprendre, à travers l'écriture féminine, encore mieux, le monde féminin.
Citations : « Agression ou transgression ? Violation ou rébellion ? Offensive ou insoumission ? Les interrogations et les lectures peuvent se multiplier indéfiniment » (p 9)
Prix Goncourt 2017, l’écrivain qui aime s’aventurer dans les coulisses de l’Histoire, explore cette fois la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable ». Entretien.
Eric Vuillard (DAMIEN MEYER / AFP)
Vuillard s’en va-t-en guerre. Encore une fois. Après la Première Guerre mondiale (« la Bataille d’Occident »), après l’Anschluss dans « l’Ordre du jour », prix Goncourt 2017, l’écrivain s’intéresse à la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable » (Actes Sud). Eric Vuillard ne se prend pas pour le Coppola d’ « Apocalypse Now ». Ce qui l’intéresse n’est pas le grand spectacle obscène des batailles, mais comme toujours, les coulisses, les tractations qui se jouent dans les salons feutrés, à l’Assemblée ou dans les conseils d’administration. C’est l’éternelle guerre des puissants contre les faibles que le romancier met en scène dans chacun de ses livres, avec une colère froide, méthodique et cette écriture si implacablement minutieuse. Dans cet entretien, il revient sur la colonisation, évoque Virginia Woolf et éclaire sa façon de travailler cette matière inflammable qu’est l’Histoire en la faisant entrer en résonance avec notre présent.
Après le génocide des Amérindiens, l’Anschluss ou encore la Révolution française, vous vous saisissez d’une autre page d’Histoire : la guerre d’Indochine et la défaite de Dien Bien Phu. Comment choisissez-vous les événements que vous mettez ensuite en récit ?
Il y a quelques années, on m’a offert un guide de voyage. Il datait de 1923, c’était un guide de voyage en Indochine. Ce guide commençait par un petit lexique à l’usage des touristes : « Va chercher un pousse-pousse, va vite, va lentement, relève la capote, monte la capote… » Ce petit lexique fait une impression pénible, on y entend une violence atavique, indiscutable. On n’y trouve pas un seul mot de politesse. C’était le vocabulaire de base du touriste français au Vietnam.
Je me suis alors dit que cela fournissait une indication, à la fois évidente et obscure. Ce que l’on entendait dans ce lexique pratique, brutal, c’était le bourdonnement de la vie coloniale. Il permettait aussitôt d’en saisir la violence ordinaire, très loin de la guerre et du travail forcé, là où nous sommes les plus détendus, gais, oisifs, curieux des autres, durant les vacances. Or, ce petit lexique est d’une rare violence. Une violence en partie muette, feutrée, et plus instructive que bien des archives.
C’est ainsi que naissent les livres, au gré de mes lectures, des films que je regarde, des conversations, des photographies. Il arrive soudain que quelque chose, un guide de voyage, un simple lexique, vienne bouleverser les connaissances que je croyais avoir. Mais il est avant tout nécessaire d’écrire, cette petite révélation a besoin de l’écriture pour prendre forme, elle ne se manifeste à moi qu’en écrivant. Ainsi, le petit lexique m’avait laissé une impression pénible, j’en avais bien sûr mesuré aussitôt la brutalité, mais ce n’est ensuite qu’en écrivant que j’ai saisi qu’il m’offrait une sorte de clé, au sens musical, pour interpréter la vie coloniale d’une manière intime, profonde, là où le roman lui-même, en général, ne se compromet pas.
Etrangement, la guerre d’Indochine est sans doute moins familière pour le public français que celle du Vietnam, surreprésentée dans les films américains notamment. Elle demeure peu racontée, comme nombre d’épisodes de l’Histoire coloniale française. C’est votre avis ?
Vous avez raison, elle occupe très peu de place dans nos bibliothèques. En réalité, son récit a été préempté par l’extrême droite. Elle forme le fond héroïco-sentimental de sa vulgate sur l’abandon de nos harkis, la grandeur passée, nos promesses trahies. Elle est également peu étudiée. Quant au cinéma américain, il raconte abondamment la douleur des GI durant la guerre du Vietnam, mais il ne raconte rien d’autre, ni la vie coloniale, ni les intentions politiques, ni les intérêts économiques. On dirait que les soldats américains vivent une sorte de tragédie isolée de tout, une catastrophe dénuée de cause, contre un ennemi insaisissable, abstrait. Leur geste douloureuse est l’une des formes ordinaires, contemporaines, du roman d’apprentissage, on y reconnaît une dénonciation généreuse de toute forme de guerre, une étape essentielle de la contre-culture. Pourtant, dans ces films, les Vietnamiens ne sont que des figurants, leurs souffrances apparaissent à peine, les causes de leur engagement sont absentes.
L’effacement du point de vue vietnamien est à la fois un prolongement culturel de la violence coloniale, et la forme narrative qu’adopte un anticommunisme primaire. On regrette tantôt Ferhat Abbas, tantôt le Việt-Quốc, on déplore la radicalité du FLN, du Vietminh, mais en réalité on ne voulait ni des uns ni des autres. Rappelons-nous qu’au plus fort du mouvement des droits civiques, William Faulkner recommandait aux noirs « la patience ». Ce n’est pas une position isolée. La révolte des opprimés ne s’illustre jamais comme il faut, ni au bon moment, ni de la bonne manière.
« La prose est un étrange moyen d’investigation »
Récemment, l’écrivain américain d’origine vietnamienne Viet Thanh Nguyen disait à « l’Obs » qu’il était pour le moins déconcerté par la façon « romantique » avec laquelle les Français abordaient cette période, dans des films comme « l’Amant » ou « Indochine ». Dans votre livre, on est très loin de cette vision romantique…
En effet, ce romantisme est une forme d’oppression, sa composante folklorique lui donne un air d’innocence, mais le folklore colonial est un discours politique. Les chapeaux pointus, les barges, c’est un folklore du pousse-pousse, une violence de carte postale bien réelle cependant. Il suffit d’ailleurs de jeter un œil aux véritables cartes postales, celles que l’on vendait alors au Vietnam, on y trouve un éventail qui va des monuments remarquables jusqu’aux têtes coupées.
Rien de plus triste, obscène, que ces cartes postales, où les mots ordinaires, l’émotion de l’absence, l’ivresse du voyage, sont associés à des photographies atroces. Nous avons tous écrit quelques phrases affectueuses sur un petit rectangle cartonné. Au dos d’une photographie rapidement choisie sur le tourniquet d’un bureau de tabac, nous avons tous désespérément cherché le petit poème de notre vie, un ton naturel, sincère, une phrase à la fois modeste et sensible, tendre et pudique. Saïgon, le 2 décembre 1925. Bien chère amie, nous voici enfin à Saîgon depuis le 15. A bientôt plus longuement. Signature illisible. Adressée à Madame Marcelle Braconi, 25 rue du Général Arnould, Bordeaux, Gironde. La carte représente le boulevard Charner. Un homme en tenue coloniale blanche traverse la scène. On aperçoit deux chaises à porteur. Saïgon, le 1 juillet 1953. Ma petite fille chérie, reçois de ton papa qui t’aime bien et qui languit des millions de bisous et de caresses. Ton petit papa. La carte postale représente une station de cyclo-pousses. Le laconisme même est émouvant.
Les premiers détachements du Vietminh arrivent à Hanoï par le Pont Doumer, le 12 Octobre 1954.
Les formules toutes faites sont un gage de sincérité. Ainsi, au dos d’une carte postale tout à fait ordinaire que j’ai brocantée voici quelques années, on peut lire ceci, Très affectueusement, signé Raimund Herrsch. Elle est adressée à un soldat en garnison dans le Var. En soi, la carte est innocente, c’est un petit mot caractéristique, semblable à tant d’autres. Mais de l’autre côté, au revers de ce signe de sympathie, si simple, si anodin, on tombe sur une vignette que l’on met un instant à comprendre. La carte postale montre une rangée de têtes, mais ce sont des têtes coupées, ce sont des Asiatiques décapités, dont les têtes ont été jetées pêle-mêle. On retourne la carte, on relit le petit mot : Très affectueusement, on cherche fébrilement une indication, un signe, quelque chose ! Mais cette carte postale n’est peut-être pas envoyée par Raimund Herrsch, et elle n’est peut-être pas adressée à un soldat en garnison dans le Var. Elle est peut-être envoyée depuis le passé jusqu’à nous. Oui, c’est à nous, sans doute, que cette carte postale est destinée, précisément parce que nous ne pouvons plus la comprendre, et que, pour cette raison, nous en saisissons toute l’horreur.
Comment travaillez-vous ? Quel genre de recherches effectuez-vous avant d’écrire ? Peut-on parler d’une « méthode » Vuillard, cette façon de retourner les faits pour en montrer l’envers…
Le livre vient en écrivant, à partir d’une chose anodine, une carte brocantée, un guide de voyage que l’on m’offre et qui déclenche le désir d’écrire. C’est après qu’il faut aller aux archives, feuilleter le journal officiel, lire les correspondances des parlementaires, parcourir les procès-verbaux de la Banque d’Indochine, approfondir la scène, enquêter sur ses protagonistes. Mais c’est en écrivant que je crois saisir quelque chose, comme si le fait d’écrire nous plongeait dans un élément étranger, nous libérait un peu de nos préjugés, pas entièrement, bien sûr, mais assez pour nous livrer à la rumeur de l’universel, au jugement des autres, dans la solitude relative, et cependant réelle, de l’écriture, cette scène assise, physiquement étriquée, où tout semble un instant possible.
C’est cela qu’on appelle la prose, apparue avec Balzac, et qui est un étrange moyen d’investigation, l’écriture, mais une écriture séculière, tournée vers le monde, qu’elle retrouve autrement dans le pli des mots. Cet instant où tout est possible, où l’on pourrait enfin tout dire, où, selon la très belle formule de Victor Hugo, l’Histoire pourrait passer aux aveux, il me semble que c’est cela le véritable travail, une sorte de transmutation, irréductible à la simple réflexion, qui est la part des mots, et où nous sommes tous un peu plus et un peu moins que nous-même.
Comme Forster, le grand romancier anglais, parvient à nous faire éprouver un conflit de classes, l’incommunicabilité des êtres, en mettant en scène trois familles à l’époque édouardienne, autour d’une maison, « Howards End ». Et c’est au creux des mots, lorsque se dessine, sur notre rétine intérieure, cette maison, à la fois fantasme, utopie, nostalgie de l’enfance, et simple patrimoine de la bourgeoisie, que la société édouardienne apparaît, dans l’épaisseur du langage, comme si Forster était enfin parvenu à interviewer le passé.
Quelles ont été vos sources principales pour ce livre ?
Archives, mémoires, correspondances, photographies, elles sont nombreuses, d’autant plus que c’est un livre sur lequel j’ai travaillé plus de dix ans, et qui est donc composé de diverses sédimentations. Mais chaque chapitre s’enroule autour d’une archive. Par exemple, le livre commence par le récit d’une inspection du travail sur une plantation d’hévéas. Cette archive, ce rapport de l’inspection du travail, est tout à fait incroyable, très détaillé, avec des bouts de dialogues, des descriptions précises. Mais en écrivant la scène, en épousant les événements décrits, la narration, le fait de raconter, vous aventure, vous expose. L’attitude des protagonistes, les incidents qui se produisent, une fois pris dans ce composé de vocabulaire, de grammaire et de subjectivité que l’on appelle l’écriture, parce qu’ils vous exposent en même temps que vous les exposez, manifestent quelque chose.
Ainsi, le moment où le directeur de la plantation découvre un coolie attaché, presque nu, le dos couvert de plaies, et se rue sur lui en criant : « Pourvu qu’il ne se soit pas mutilé ! », ce moment peut, à la simple lecture, heurter, étourdir, mais c’est en le reprenant par l’écriture que j’ai cru saisir à travers lui, non seulement le simulacre odieux qui fonde la vie coloniale, mais peut-être aussi la mauvaise foi inhérente au pouvoir, à toute position prépotente. Cette façon de nous leurrer, de se jouer de nos émotions, dont abusent trop souvent ceux qui se qualifient de « responsables », et qui, en réalité, lorsque les problèmes arrivent ne se sentent jamais responsables de rien, qui toujours se défaussent, introduisant profondément, dans les manières et dans le langage, une forme de duplicité.
Pour prendre un exemple que tout le monde aura à l’esprit, rappelez-vous combien le président Sarkozy se drapait dans la responsabilité, affirmant sans cesse qu’il n’était pas le genre d’individu à se cacher derrière un autre, à ne pas assumer ses responsabilités, à grand renfort de mimiques et de gestes. Aujourd’hui, la liste de ses condamnations, le tableau judiciaire de ses collaborateurs, de ses proches, prouve à quel point il mentait, et cependant il invoque encore la responsabilité, il se drape dans la même toge. Et si son parcours judiciaire est exceptionnel, son irresponsabilité n’est pas inédite. Pendant la guerre d’Indochine, Mauriac écrivait très justement dans son Bloc-notes : « Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable. » C’est ce que j’entends dans le cri du directeur de la plantation ; même face au coolie torturé, même devant l’évidence, il continue de nier, de tricher, de mentir.
« La caricature est un chemin vers la vérité »
Vous faites preuve d’un talent de caricaturiste qui rappelle un peu le trait de Daumier, notamment lorsque vous décrivez les parlementaires, députés cacochymes, souvent en place depuis des décennies. Se pose, derrière ce tableau pathétique, la question de la légitimité de la représentation…
Daumier nous livre une vérité décisive, irrécusable même. Ce que l’on nomme la caricature est un chemin vers la vérité. Ses trente-six petits bustes de terre crue sont une branche des sciences humaines. Les célébrités du juste milieu, les doctrinaires, ces monarchistes libéraux, sont davantage que des parodies, ce sont des vérités accentuées.
Ainsi, sur Guizot, son buste nous enseigne bien davantage que le célèbre portrait de Jean-Georges Vibert, qui ne nous apprend rien. Vibert est certes précis, réaliste, mais il peint pour les Vanderbilt et les Astor, ses clients sont de grands bourgeois et des milliardaires américains. Daumier travaille pour tout le monde. Dans le visage qu’il pétrit à Guizot, on voit l’ennemi irréductible du suffrage universel, une sorte de folie obnubilée, le ministre de l’intérieur, amer, déterminé. Reprenant Pascal, Lacan écrivait « le style, c’est l’homme à qui l’on s’adresse ». Daumier s’adresse à tous les hommes, à chacun. C’est un peu comme la publicité des débats, chacun en devient l’examinateur et le destinataire. Avec Daumier, l’art devient un moyen de la démocratie. Et tandis que Guizot ne parle que pour quelques-uns, veillant à assurer le pouvoir du petit groupe des privilégiés, Daumier s’adresse à n’importe qui. Cette adresse générale, ouverte, est le gage de la vérité qu’il peint, modèle. Tout le monde peut en sentir palpiter quelque chose en soi et, aujourd’hui encore, jugez si l’on apprend davantage sur les parlementaires en observant les figurines de Daumier ou en assistant à un colloque à Sciences-Po !
Les militaires ne sont guère mieux traités. Vous faites des portraits pour le moins cruels de De Lattre qui se ridiculise à la télé américaine, de Castries et de ses frasques sexuelles, de Navarre et de ses erreurs stratégiques. Des commentaires moqueurs se glissent parfois comme un « pauvre chou » au sujet de De Lattre. On sent votre écriture portée par une certaine colère. Est-ce le cas ?
Pour s’en tenir à la description d’individus aimables, bienséants, en somme, pour écrire des moralités, il faudrait faire partie d’une élite qui s’observe, traque aimablement ses faiblesses, ses fragilités. Une partie inoffensive du cinéma français s’est d’ailleurs vouée à ça, la vie sentimentale des intellos, leurs déboires sans conséquence. La littérature a toujours eu, elle, d’autres projets. Les monologues intérieurs de « Mrs Dalloway » sont une longue variation féminine, où le désir, la sensualité, les regrets, viennent contrarier une représentation très approximative et phallocrate du monde. C’en est fini de la femme rédemptrice à la Dostoïevski, cette femme qui n’était que le reflet des fantasmes de l’homme, de son rôle.
Et après tout, peut-être y a-t-il de la colère dans l’écriture de Virginia Woolf. Dans son très bel essai, « Une chambre à soi », elle déclare que les femmes pourront enfin véritablement écrire lorsqu’elles ne connaîtront plus d’obstacle à vivre, et que leur écriture ne sera plus entravée par la domination de l’homme. Or, non seulement la domination est toujours présente, mais elle n’est pas subie que par les femmes. L’écriture doit donc repartir de là sans cesse, une écriture qui oublierait cela, qui négligerait les réalités de la vie sociale, pour ne décrire que les mœurs d’un petit groupe, autour d’enjeux puérils, frivoles, serait un simple auxiliaire du pouvoir, un pur divertissement.
A ce titre, si l’ironie de Voltaire fut efficace contre la religion, en revanche, son ton léger, mondain, contraste avec le sérieux de Rousseau, ses angoisses, sa colère. Mais il me semble que les protestations de Jean-Jacques, son effervescence, nous sont plus proches, plus intimes, sonnent plus vrais, et nous ont apporté davantage que les bons mots de Voltaire.
Les généraux Henri de Navarre, René Cogny et le colonel De Castries, avant l’opération Castor, en 1953.
Au milieu de ce triste spectacle, deux hommes font figure d’exception : Abderrahmane-Chérif Djemad, député kabyle de Constantine, et Pierre Mendès-France…
On exalte sans cesse le mérite, on s’est beaucoup extasié sur la trajectoire de notre président, ce fils d’un couple de médecins, venu de province, et propulsé au sommet ; il y a pourtant pas mal de fils de médecin en politique, cela n’a rien d’exceptionnel, au contraire. Abderrahmane-Chérif Djemad était fils d’un paysan immigré en France, il fut lui-même terrassier, et fut élu député. Cela le signale. Mais ce n’est pas tout. Député à la Constituante, il fut un parlementaire très actif, déposant de nombreuses propositions. En 1947, il réclame la nomination d’une commission d’enquête sur les responsabilités des événements de Sétif, il réclame que soit réglementée la détention des armes de chasse en Algérie, il dresse un tableau sans fard du retard de la scolarisation et réclame des améliorations de l’enseignement primaire, il réclame encore le vote des femmes algériennes dans le cadre du nouveau statut. Il lance donc des débats de première importance, avec courage et détermination. Réglementer les armes de chasse en Algérie, cela était de toute première importance pour la population arabe, cela avait eu son importance dans les massacres de Sétif, c’est donc une réclamation fondamentale, ce n’est pas une réforme symbolique, mais efficace, intelligente. Idem, pour le vote des femmes, c’est à la fois un principe et une nécessité pratique, les Françaises voteraient désormais, et pas les femmes arabes ? Et pourtant, ce sera peine perdue, le droit de vote des algériennes doublerait le corps électoral. On voit que le souci obsessionnel que nous avons de l’égalité des sexes dans le monde arabe est une marotte récente.
Quant à Mendès, c’est autre chose. Lorsqu’on l’observe, qu’on l’écoute parler, s’adresser aux Français ou à ses collègues députés, son ton de voix, son langage, ses arguments, l’enchaînement de ses raisonnements, tout semble indiquer qu’il s’adresse aux autres, leur parle, comme s’il voulait les convaincre, comme si un examen sérieux et un débat étaient soudain possibles. Il semble croire en la démocratie représentative, il semble convaincu qu’un discours clair, argumenté, prononcé sans mépris, et véritablement adressé à son auditoire, qu’un discours écrit avec l’aide de ses collaborateurs, certes, avec le souci légitime de ne rien oublier, de ne rien occulter, d’être limpide, sans effet oratoire, mais pas armé du seul souci de plaire, de biaiser, il semble croire qu’un tel registre de discours politique existe. Et pourtant, Mendès est un véritable homme politique, il n’est pas chaste en politique, ce n’est pas l’homme que l’on nous représente, le parangon de vertu, celui qui refuse le pouvoir pour ne pas corrompre ses idées, comme si le pouvoir était par essence empoisonné, comme s’il valait mieux pour lui rester vierge plutôt que de gouverner et ne pas pouvoir appliquer son programme à la lettre. Comme s’il n’était pas un animal politique, lui, plus jeune avocat de France, plus jeune député, plus jeune ministre. Alors ? Qui est donc Pierre Mendès France ? C’est cela que je voulais essayer de comprendre. Son visage décidé, un peu triste, ses sourcils relevés, son sourire séduisant, et cette profondeur dans le regard qui ne trompe pas.
Djemad insiste sur la présence des tirailleurs dans l’armée qui combat en Indochine. Les soldats coloniaux représentaient le gros des troupes…
Oui, ils représentaient déjà le gros de nos troupes durant la Seconde Guerre mondiale, nous leur devons la libération de notre territoire. Puis, il y a eu les massacres de Thiaroye, de Sétif, de Madagascar. Le soldat le plus inconnu est un Indochinois, un Arabe et un Noir.
« Le racisme dans l’armée n’est un secret pour personne »
Vous montrez aussi le racisme qui sévit en particulier dans l’armée.
Ce n’est un secret pour personne. Le racisme dans la police, non plus. On peut bien sûr faire semblant de croire le contraire. C’est cependant devenu difficile depuis la scène filmée où l’on voit un producteur de musique, noir, se faire allègrement tabasser. Puis, à l’arrivée de renforts, de jeunes musiciens, noirs eux aussi, venus à la rescousse, se font plaquer au sol et tabasser à leur tour aussitôt. Ils ne sont pas très rigoureux non plus les renforts, ils ont dû rater quelques cours de déontologie. Dans son très beau « Traité du style », Aragon écrivait : « […] j’ai bien l’honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l’armée française dans sa totalité. » Il écrit cela en 1928, ce qui en fait l’exact contemporain de l’inspection du travail que je raconte au début de mon livre, et où l’on découvre le travail forcé des coolies au Vietnam. Cette phrase est d’ailleurs provoquée par le contexte colonial, la guerre du Rif, où l’on retrouve Pétain, Franco, et malheureusement de Lattre.
Mais Aragon est alors adossé à tout un mouvement collectif, à un élan de protestation qui ne s’arrêtera qu’après les années 1970. Et peu importe ce que l’on pense, au fond, de cette déclaration, l’important est qu’il faut une somme de colère collective très grande pour qu’un écrivain, seul, du haut de sa pauvre chaise, puisse avoir le courage et la liberté d’écrire une telle phrase.
On a l’impression que vous prenez un certain plaisir à distiller des références à notre présent. Par exemple, quand vous parlez de Maurras comme d’un « polémiste », de la générosité de la Revue des deux mondes ou de la perspective d’un « conseil d’administration pour diriger la France ». Qu’est-ce qui vous semble, dans cet épisode historique, le plus résonner avec aujourd’hui ?
Le présent résonne sans cesse dans le passé tout entier. C’est même leur vocation réciproque, le temps perdu, le temps retrouvé. Les photographies posées sur nos cheminées nous font souvent pleurer. C’est pourquoi toutes ces références au présent me semblent, au fond, liées entre elles : l’ambiguïté morale, la corruption endémique, le goût pour l’entreprise. Voyez Fillon, l’ancien premier ministre en est désormais à travailler dans la pétrochimie, pour l’un des hommes les plus riches de Russie. Pas besoin de la Banque d’Indochine pour s’enrichir. Pas besoin de Daumier pour être ridicule.
On pense aussi à l’Afghanistan, aux armées occidentales défaites par les talibans comme les Français puis les Américains l’ont été par le Vietminh considéré comme une armée de paysans.
A peine avais-je terminé mon livre, que les bulletins d’information se sont mis à parler de la chute de Saïgon à tout bout de champ à propos de celle de Kaboul, et, en effet, les médias avaient raison, c’était un nouvel épisode de nos sorties honorables. Il y a un an, le président Macron annonçait que la France allait « ajuster son effort » au Sahel, je crains que ce ne soit une nouvelle version, un autre élément de langage, destiné à dire, mais doucement, aimablement, que, désormais, nous cherchons là-bas aussi une sortie honorable. Et en Kanaky, on ne pourra pas se montrer tranchant jusqu’à la fin des temps, refuser le report d’un référendum si capital parce que la situation sanitaire serait désormais acceptable, le référendum était un accord politique, pas la clause d’un contrat de travail. Je crains donc qu’un jour, nous ayons là-bas aussi à trouver une sortie honorable.
Comme dans vos livres précédents, vous insistez sur les intérêts économiques qui motivent ces conflits - ici les plantations de Michelin, les mines de charbonnage… - et vous montrez les dominés se soulever contre les dominants. Diriez-vous que vous avez une approche marxiste de l’Histoire ?
Pas un journal libéral qui ne prône le primat de l’économie. C’est même ce qu’on appelle être réaliste. Il faut, nous dit-on, s’adapter à la mondialisation, et il ne s’agit de rien d’autre que de réalités économiques. Cette vérité est aujourd’hui admise par tout le monde. Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que si François Fillon travaille à présent dans la pétrochimie, à cause d’un soi-disant « coup d’Etat judiciaire », ce n’est pas pour ses compétences techniques, ni pour son élégance vestimentaire, mais parce que son carnet d’adresses est susceptible de rapporter. Quant à ses motivations, elles ne peuvent pas être d’ordre patriotique. Pas besoin d’être Virginia Woolf pour les imaginer. D’ailleurs au début de ce très bel essai que je citais au début de notre entretien, évoquant les prestigieuses universités où les femmes ne sont, à l’époque, toujours pas admises, à propos de ces lieux vénérables, imaginant les fondations véritables de ces lieux, elle se demande : « qu’est-ce donc qui repose sous ses magnifiques briques rouges ? », puis « pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? », et elle répond « De ces deux choses, du vote et de l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de loin la plus importante. »
Quelles sont les réactions des historiens à votre travail ?
Virginia Woolf n’était pas économiste et elle écrivit pourtant sur l’argent. Je ne sais pas ce que Keynes pensait d’« Une chambre à soi », mais il aimait certainement ce livre. Si Hayek [Friedrich Hayek, économiste britannique et penseur du libéralisme] l’avait lu, il ne l’aurait sans doute pas aimé, mais Hayek n’aimait pas la littérature. Keynes, lui, à sa manière, écrivait.
Sept ans après sa disparition, Assia Djebar, icône universelle de la littérature francophone, dont différents ouvrages ont été repris dans plusieurs langues, continue de fasciner et susciter l'admiration des lecteurs, à travers une plume profondément attachée à la culture ancestrale et à la mère patrie, qui éclaire et prône le progrès de l'individu, tout en mettant à nu les travers des sociétés aux conservatismes aveugles.
Après toute une vie au service de la littérature algérienne et à travers une œuvre riche et variée, la célèbre romancière algérienne, disparue le 6 février 2015, était également investie par la noble mission de défendre la cause de la liberté en général, et l`émancipation de la femme en particulier.
Née le 30 juin 1936 à Cherchell non loin d`Alger, Fatma-Zohra Imalayène, de son vrai nom, avait exprimé sa sensibilité de femme et de militante de la cause nationale dès 1957, à l'âge de 21 ans, en publiant son premier roman "La soif", puis un second, "Les impatients", dans la même période.
Elle enchaînera ensuite avec une vingtaine de romans à succès, traduits en autant de langues, tout en exerçant sa passion pour l'enseignement de l'histoire et de la littérature, à Alger et à l'étranger, et en s'essayant, non sans succès, au cinéma avec la réalisation de deux films consacrés au combat des femmes, notamment, "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (1978), qui a obtenu le prix de la critique internationale à Venise en 1979.
Avec "La Zerda ou les chants de l`oubli" (1982), elle remportera le prix du meilleur film historique au Festival de Berlin en 1983 et son roman "Loin de Médine" (1991) symbolisera longtemps sa lutte permanente pour les droits de la femme.
En 2005, elle devient la première femme arabe et africaine à entrer à l'Académie française, élue parmi "les immortels" au cinquième fauteuil, quelques années seulement après avoir investi l'Académie royale de Belgique.
"J'écris, comme tant de femmes écrivains algériennes, avec un sentiment d'urgence, contre la régression et la misogynie", disait la romancière.
A l'histoire de son pays qu'elle n'a jamais vraiment quitté, celle que l'on attendait pour le Prix Nobel de littérature quelques années avant sa disparition, aura dédié plusieurs de ses romans où elle évoque, selon les œuvres, l'Algérie sous la colonisation, l'Algérie indépendante et jusqu'à l'Algérie de la décennie tragique du terrorisme.
"Les enfants du nouveau monde" (1962), "Les alouettes naïves" (1967), ou encore "Femmes d'Alger dans leur appartement" (1980), et "L'amour, la fantasia" (1985), "Le Blanc de l'Algérie" (1996) et "La Femme sans sépulture" (2002), sont parmi les titres où se mêlent tous les combats libérateurs qu'elle voulait mener et incarner.
"Prolixe, Assia Djebar concentrait ainsi en elle tous les genres de la création littéraire, cinématographique et même du théâtre avec une recherche perpétuelle de l'innovation mise au service d'une vision humaniste de la vie sur Terre", s'accordent à dire ceux qui l'ont lue, connue et côtoyée.
Elle obtiendra des prix internationaux pour la plupart de ses romans dont "Nulle part dans la maison de mon père" (2007) , un récit autobiographique qui fera l'objet de nombreux articles dans des publications spécialisées d'Europe et du Moyen-Orient, la mettant régulièrement à l'honneur en tant que "voix unique et rare" dans le monde de la culture. Son attachement indéfectible à son pays, elle l'exprimera à sa façon en demandant à être inhumée dans sa ville natale de Cherchell.
Aimé Fernand David Césaire, est un poète et homme politique français de Martinique, né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe et mort le 17 avril 2008 à Fort-de-France. Il est l’un des fondateurs du mouvement littéraire de la négritude et un anticolonialiste résolu.
Aimé Césaire faisait partie, d’une famille de sept enfants ; son père était fonctionnaire et sa mère couturière. Son grand-père fut le premier enseignant noir en Martinique et sa grand-mère, contrairement à beaucoup de femmes de sa génération, savait lire et écrire ; elle enseigna très tôt à ses petits-enfants la lecture et l’écriture. De 1919 à 1924, Aimé Césaire fréquente l’école primaire de Basse-Pointe, dont son père est contrôleur des contributions, puis obtient une bourse pour le lycée Victor Schoelcher à Fort-de-France. En septembre 1931, il arrive à Paris en tant que boursier pour entrer en classe d’hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand où, dès le premier jour, il rencontre Léopold Sédar Senghor, avec qui il noue une amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier.
Au contact des jeunes africains étudiant à Paris, notamment lors des rencontres au salon littéraire de Paulette Nardal, Aimé Césaire et son ami guyanais Léon Gontran Damas, qu’il connaît depuis la Martinique, découvrent progressivement une part refoulée de leur identité, la composante africaine, victime de l’aliénation culturelle caractérisant les sociétés coloniales de Martinique et de Guyane.
En septembre 1934, Césaire fonde, avec d’autres étudiants antillo-guyanais et africains (parmi lesquels Léon Gontran Damas, le Guadeloupéen Guy Tirolien, les Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Birago Diop), le journal L’Étudiant noir. C’est dans les pages de cette revue qu’apparaîtra pour la première fois le terme de « Négritude ». Ce concept, forgé par Aimé Césaire en réaction à l’oppression culturelle du système colonial français, vise à rejeter d’une part le projet français d’assimilation culturelle et à promouvoir l’Afrique et sa culture, dévalorisées par le racisme issu de l’idéologie colonialiste.
Construit contre l’idéologie coloniale française de l’époque, le projet de la Négritude est plus culturel que politique. Il s’agit, au-delà d’une vision partisane et raciale du monde, d’un humanisme actif et concret, à destination de tous les opprimés de la planète. Césaire déclare en effet : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ».
Ayant réussi en 1935 le concours d’entrée à l’École normale supérieure, Césaire passe l’été en Dalmatie chez son ami Petar Guberina et commence à y écrire le Cahier d’un retour au pays natal, qu’il achèvera en 1938. Il lit en 1936 la traduction de l’Histoire de la civilisation africaine de Frobenius. Il prépare sa sortie en 1938 de l’École normale supérieure avec un mémoire : Le Thème du Sud dans la littérature noire-américaine des USA. Épousant en 1937 une étudiante martiniquaise, Suzanne Roussi, Aimé Césaire, agrégé de lettres, rentre en Martinique en 1939, pour enseigner, tout comme son épouse, au lycée Schœlcher.
La situation martiniquaise à la fin des années 1930 est celle d’un pays en proie à une aliénation culturelle profonde, les élites privilégiant avant tout les références arrivant de la France, métropole coloniale. En matière de littérature, les rares ouvrages martiniquais de l’époque vont jusqu’à revêtir un exotisme de bon aloi, pastichant le regard extérieur manifeste dans les quelques livres français mentionnant la Martinique. Ce doudouisme, dont des auteurs tels que Mayotte Capécia sont les tenants, allait nettement alimenter les clichés frappant la population martiniquaise.
C’est en réaction à cette situation que le couple Césaire, épaulé par d’autres intellectuels martiniquais comme René Ménil, Georges Gratiant et Aristide Maugée, fonde en 1941 la revue Tropiques. Alors que la Seconde Guerre mondiale provoque le blocus de la Martinique par les États-Unis (qui ne font pas confiance au régime de collaboration de Vichy), les conditions de vie sur place se dégradent. Le régime instauré par l’Amiral Robert, envoyé spécial du gouvernement de Vichy, est répressif. Dans ce contexte, la censure vise directement la revue Tropiques, qui paraîtra, avec difficulté, jusqu’en 1943.
Le conflit mondial marque également le passage en Martinique du poète surréaliste André Breton (qui relate ses péripéties dans un bref ouvrage, Martinique, charmeuse de serpents). Breton découvre la poésie de Césaire à travers le Cahier d’un retour au pays natal et le rencontre en 1941. En 1943 il rédige la préface de l’édition bilingue du Cahier d’un retour au pays natal, publiée dans la revue Fontaine (n° 35) dirigée par Max-Pol Fouchet et en 1944 celle du recueil Les Armes miraculeuses, qui marque le ralliement de Césaire au surréalisme.
Surnommé « le nègre fondamental », il influencera des auteurs tels que Frantz Fanon, Édouard Glissant (qui ont été élèves de Césaire au lycée Schoelcher), le guadeloupéen Daniel Maximin et bien d’autres. Sa pensée et sa poésie ont également nettement marqué les intellectuels africains et noirs américains en lutte contre la colonisation et l’acculturation.
En 1945, Aimé Césaire, coopté par les élites communistes qui voient en lui le symbole d’un renouveau, est élu maire de Fort-de-France. Dans la foulée, il est également élu député, mandat qu’il conservera sans interruption jusqu’en 1993. Son mandat, compte tenu de la situation économique et sociale d’une Martinique exsangue après des années de blocus et l’effondrement de l’industrie sucrière, est d’obtenir la départementalisation de la Martinique en 1946.
Il s’agit là d’une revendication qui remonte aux dernières années du XIXe siècle et qui avait pris corps en 1935, année du tricentenaire du rattachement de la Martinique à la France par Belain d’Esnambuc. Peu comprise par de nombreux mouvements de gauche en Martinique déjà proches de l’indépendantisme, à contre-courant des mouvements de libération survenant déjà en Indochine, en Inde ou au Maghreb, cette mesure vise, selon Césaire, à lutter contre l’emprise béké sur la politique martiniquaise, son clientélisme, sa corruption et le conservatisme structurel qui s’y attache. C’est, selon Césaire, par mesure d’assainissement, de modernisation, et pour permettre le développement économique et social de la Martinique, que le jeune député prend cette décision.
En 1947 Césaire crée avec Alioune Diop la revue Présence africaine. En 1948 paraît l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, préfacée par Jean-Paul Sartre, qui consacre le mouvement de la « négritude ».
En 1950, il publie le Discours sur le colonialisme, où il met en exergue l’étroite parenté qui existe selon lui entre nazisme et colonialisme. Il y écrit entre autres choses :
« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les arabes d’Algérie, les colonies de l’Inde et les nègres d’Afrique [...] »
S’opposant au Parti communiste français sur la question de la déstalinisation, Aimé Césaire quitte le PC en 1956, s’inscrit au Parti du regroupement africain et des fédéralistes, puis fonde deux ans plus tard le Parti progressiste martiniquais (PPM), au sein duquel il va revendiquer l’autonomie de la Martinique. Il siège à l’Assemblée nationale comme non inscrit de 1958 à 1978, puis comme apparenté socialiste de 1978 à 1993.
Aimé Césaire restera maire de Fort-de-France jusqu’en 2001. Le développement de la capitale de la Martinique depuis la Seconde Guerre mondiale est caractérisé par un exode rural massif, provoqué par le déclin de l’industrie sucrière et l’explosion démographique créée par l’amélioration des conditions sanitaires de la population. L’émergence de quartiers populaires constituant une base électorale stable pour le PPM, et la création d’emplois pléthoriques à la mairie de Fort-de-France furent les solutions trouvées pour parer à court terme aux urgences sociales de l’époque.
La politique culturelle d’Aimé Césaire est incarnée par sa volonté de mettre la culture à la portée du peuple et de valoriser les artistes du terroir. Elle est marquée par la mise en place des premiers festivals annuels de Fort-de-France en 1972, avec la collaboration de Jean-Marie Serreau et Yvan Labéjof, puis la mise en place d’une structure culturelle permanente grâce à l’installation au Parc Floral de Fort-de-France et dans les quartiers, pour la première fois en Martinique d’une équipe professionnelle autour de Yves Marie Séraline missionné pour cette tâche, à partir de août 1974. En 1976, à partir des fondations de l’équipe de l’office de la culture provisoire, ce sera la création officielle du Service Municipal d’Action Culturelle (SERMAC) dirigé par Jean-Paul Césaire, qui par le biais d’ateliers d’arts populaires (danse, artisanat, musique) et du prestigieux Festival de Fort-de-France, met en avant des parts jusqu’alors méprisées de la culture martiniquaise.Le Sermac est dirigé depuis quelques années par Lydie Bétis.
Son Discours du colonialisme fut pour la première fois au programme du baccalauréat littéraire français en 1994, avec le Cahier d’un retour au pays natal.
Aimé Césaire s’est retiré de la vie politique (et notamment de la mairie de Fort-de-France en 2001, au profit de Serge Letchimy), mais reste un personnage incontournable de l’histoire martiniquaise jusqu’à sa mort. Après le décès de son camarade Senghor, il est resté l’un des derniers fondateurs de la pensée négritudiste.
Jusqu’à sa mort, Aimé Césaire a toujours été sollicité et influent. On notera sa réaction à la loi française du 23 février 2005 sur les aspects positifs de la colonisation qu’il faudrait évoquer dans les programmes scolaires, loi dont il dénonce la lettre et l’esprit et qui l’amène à refuser de recevoir Nicolas Sarkozy. En mars 2006, Aimé Césaire revient sur sa décision et reçoit Nicolas Sarkozy puisque l’un des articles les plus controversés de la loi du 23 février 2005 a été abrogé. Il commente ainsi sa rencontre : « C’est un homme nouveau. On sent en lui une force, une volonté, des idées. C’est sur cette base-là que nous le jugerons. »
Durant la campagne de l’élection présidentielle française de 2007, il soutient activement Ségolène Royal, en l’accompagnant lors du dernier rassemblement de sa vie publique. « Vous nous apportez la confiance et permettez-moi de vous dire aussi l’espérance ».
Rétrospectivement, le cheminement politique d’Aimé Césaire apparaît étrangement contourné, en contraste avec la pensée de la négritude qu’il a développée par ailleurs. Tour à tour assimilationniste (départementaliste), indépendantiste et autonomiste (sans que l’on sache précisément ce qu’il entendait par là), Césaire semble avoir été davantage à la remorque des initiatives prises par les gouvernements métropolitains (en matière de décentralisation tout particulièrement) qu’un élément moteur de l’émancipation de son peuple. Il restera sans doute dans les mémoires comme le « nègre fondamental » et comme l’un des grands poètes de langue française du XXe siècle, mais non comme un chef politique ayant véritablement influencé son époque.
Le 9 avril 2008, il est hospitalisé au CHU Pierre Zobda Quitman de Fort-de-France pour des problèmes cardiaques. Son état de santé s’y aggrave et il décède le 17 avril 2008 au matin.
Dès l’annonce de sa mort, de nombreuses personnalités politiques et littéraires lui ont rendu hommage comme le président Nicolas Sarkozy, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf ou l’écrivain René Depestre.
Reprenant une initiative de l’écrivain Claude Ribbe, Ségolène Royal, Jean-Christophe Lagarde, Christine Albanel, appuyés par d’autres élus, ont demandé son entrée au Panthéon et une pétition a été mise en ligne pour qu’il soit inhumé au Panthéon le 10 mai 2008.
Des obsèques nationales ont été célébrées le 20 avril 2008 à Fort-de-France, en présence du chef de l’État. Un grand discours a été prononcé par Pierre Aliker, son ancien premier adjoint à la mairie de Fort-de-France, âgé de 101 ans. Le président de la République n’a pas donné de discours mais s’est incliné devant la dépouille, devant plusieurs milliers de personnes réunies au stade de Dillon. Il est inhumé au cimetière La Joyaux près de Fort-de-France. Sur sa tombe sont inscrits des mots choisis par Aimé Césaire lui-même et extraits de son Calendrier lagunaire :
« La pression atmosphérique ou plutôt l’historique Agrandit démesurément mes maux Même si elle rend somptueux certains de mes mots »
Les rêves échoués desséchés font au ras de la gueule des rivières de formidables tas d'ossements muetsles espoirs trop rapides rampent scrupuleusement en serpents apprivoiséson ne part pas on ne part jamais pour ma part en île je me suis arrêté fidèledebout comme le frère Jehan un peu de biais sur la meret sculpté au niveau du museau des vagues et de la fiente des oiseauxchoses choses c'est à vous que je donnema folle face de violence déchirée dans les profondeurs du tourbillonma face tendre d'anses fragiles où...
Z'hor Zerari (1937-2003) est une combattante pour l'indépendance de l'Algérie, arrêtée et torturée par les soldats du général Schmidt, déshabillée et violée devant des prisonniers de l'ALN, elle est aussi poète. Après l'indépendance, déçue par le sort fait aux femmes condamnées à rester à la maison, elle tenta de se battre, comme journaliste, pour la promotion des femmes.
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison coloniale de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire algérien, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle trainait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier l'opprobre, l'horreur, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Elle est la sœur de ces Françaises qui ont soutenu la lutte pour l'indépendance. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil. Tout lui rappelle ces sinistres généraux tortionnaires Shmidt et Aussaresses. Elle faisait bien la différence.
Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida (combattante)-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. "C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu'on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale.
Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte au journaliste algérien Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l'ont « jeté » sur le seuil de la porte. C'était la première fois que j'avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m'a dit : « Tu sais ma fille, c'est dur, c'est très dur, lorsqu'ils me torturaient j'avais l'impression de t'entendre à côté de moi ».
Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA (Parti du Peuple Algérien, structure nationaliste du temps de la colonisation) ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 : « Qu’importe le retour ; Si mon père ; N’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau.
Comme beaucoup d’autres militantes, Louisette Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d'armes, de munitions et d'explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement.
Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J'en profite pour dire que c'est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l'indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l'ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd'hui général à la retraite de l'armée française, je n'ai pas cessé de souffrir. Il m'arrive de m'effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ».
Elle ne comprenait pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprenait pas. Elle savait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas... C'est ça qui nous a sauvés et nous a maintenus en vie ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice, elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait. Une fois, l'indépendance acquise, les femmes ont été exclues des postes de responsabilité, elles étaient effacées, inexistantes.
Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaître un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, Poèmes de prison . Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, Machado, Alberti, mais également de l'écrivain algérien, Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle.
Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa Amazit : « D'abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n'y a pas les autres sans l'une. C'est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme... ».
Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
Née à Beyrouth, Sonia Nigolian débute en 1974 une carrière journalistique consacrée aux arts, aux lettres et à tout ce qui touche la communauté arménienne et la politique de la République d'Arménie. Poète et écrivaine, elle est l'auteure de quatre ouvrages dont J'ai jeté l'encre en terre sacrée en 1993. Le poème que nous publions est extrait d'une lettre adressée à sa fille lors de son décès le mois dernier.
Poème posthume
Ne va pas dans ce jardin de fosses de l’oubli
Dans ce carré de terre recouvert
De plaques de marbre blanc et noir
Ne va pas dans ce lieu
Où sur des croix s’entassent des dormeurs de l’oubli
" Ils ne sont plus là pour me protéger de mourir, pour porter sur leurs épaules le fardeau du temps.
…
Ils ne sont plus là pour me protéger de moi-même.
Il ne s’agit d’abord que d’accepter cela : ne plus jamais être aimé par quelqu’un comme on l’avait été par une mère. Cette sorte d’amour qui fut le premier, le plus nécessaire, n’existe plus ; on ne peut plus l’attendre ; il ne pourra jamais revenir.
...
J’aurai laissé derrière moi des couronnes de coquelicots aux pétales fragiles posées sur des têtes d’enfants, des marguerites et des bleuets au cœur de l’été, des herbes coupées, tant de papillons et de petits papiers pliés en quatre, des seaux en fer-blanc pleins de mûres quand déjà survient l’automne, de cageots de pommes, de champignons, de rires, d’insouciances et de commencements, de brouillards et d’odeurs fortes de feuilles mortes qui font un tapis où traîner les pieds
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Je vais chercher mon cœur dans le cœur de la nuit : ne faut-il pas en passer par là pour que le jour conserve une chance de se relever de son ombre ? Je traverserai autant de rivières d’encre qu’il sera nécessaire. Et je m’en irai loin dans la neige, avec mon cartable de cuir, ma plume d’or et mes anciens cahiers d’école.
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Lorsque gèlent les horloges, quand cesse de battre le cœur du temps, on voudrait ne plus compter sa propre vie en années ou en jours, mais en poèmes, en chapitres de prose, en fables, en aveux, en souvenirs, et sortir à grands frais sur le papier une panoplie de rires, de gestes tendres et de baisers…
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La présence nous est donnée, et c’est une joie qui pourrait suffire : celle d’être là, seul ou avec d’autres, en ce monde, une fois, une fois seulement, tenu en vie par notre souffle! Mais il y faut encore tous les mots de la langue pour en dire la teneur. Changer en voix, en chant peut-être, le souffle de notre vie. Dire, dire encore cela, avec plus de force et de justesse.
Le premier paragraphe du roman est une petite merveille d’écriture tant la phrase coule avec un rythme à la fois léger et grave : « Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort. Les vacances d’été sont depuis longtemps oubliées, la nouvelle année est encore loin ; la proximité du néant est inhabituelle. »
Dans Anéantir, de Michel Houellebecq, l’histoire commence avec ce pessimisme mâtiné de nihilisme qui est la marque de l’auteur. Démarrage plutôt réussi, avec, au cœur de l’intrigue, le personnage de Paul Raison, un inspecteur du Trésor de 47 ans, bien dépressif, qui travaille auprès du ministre de l'Économie et des Finances, Bruno Juge, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Bruno Le Maire, lequel occupe la même fonction dans l’actuel gouvernement d’Emmanuel Macron, au point que l’on se demande ce qu’il ne lui a pas emprunté – peut-être sa vie sentimentale et sexuelle, espérons-le. Paul est marié à Prudence, mais entre eux l’idylle est finie. Pire, elle est devenue une vague indifférence, chacun faisant chambre, sinon appartement à part. Mais voilà que le père de Paul, un ancien des services secrets, qui réside non loin de Lyon, est victime d’un grave AVC, qui risque de lui être fatal. Cet accident va mobiliser toute la famille, la faire descendre à son chevet dans les monts du Beaujolais, dans cette France en voie de disparition, et nous permettre de découvrir les uns et les autres.
Bien sûr, d’autres histoires, avec notamment des attentats terroristes numériques, l’apparition de mystérieuses inscriptions inspirées de Lovecraft et une campagne électorale présidentielle qui commence – nous sommes en 2027 – viennent ajouter d’autres ingrédients à l’intrigue principale. On navigue donc à vue entre chronique familiale, roman de politique fiction, thriller d’espionnage, avec, pour compléter ce cocktail éclectique, un zeste de science-fiction et quelques cuillerées de mysticisme bon marché. On suit les personnages dans leurs relations, leurs petits et grands malheurs et leurs états d’âme. Il y a la sœur bigote de Paul et son mari, un notaire raté – tous deux campent à l’extrême droite – ; son frère, un tapissier besogneux, plutôt apolitique, époux d’une journaliste politique d’extrême gauche hystérique, d’autant plus qu’elle est passée elle-aussi à côté de sa carrière ; et Madeleine, la très dévouée compagne du père paralysé. Cela permet à Houellebecq de nous dépeindre un monde de « petits blancs », comme on dit aujourd’hui, nouveaux bourgeois ou prolétaires, plats et médiocres mais aussi attachants à leur manière.
Mais, vers la 350e ou la 400e page, on commence à vraiment s’ennuyer. Le roman semble s’être enlisé. Et, au fil des pages, il l’est de plus en plus. Il faut dire que l’auteur n’épargne rien à ses lecteurs. Au point de nous décrire par le menu les nombreux rêves de Paul qui finissent par devenir aussi harassants qu’une nuit sans sommeil et qu’à les voir sans cesse s’étaler tout au long du récit, sans apporter grand-chose à l’histoire, on finit par sauter des pages.
Bientôt c’est le charme du roman qui se délite, tant il ne se passe plus grand-chose. Heureusement, un nouvel événement, un kidnapping plutôt surprenant, relance l’intrigue au deux-tiers du livre – ouf ! Il était temps. La fin du roman sera cependant abracadabrante.
Houellebecq nous raconte assez justement le mal-être et le mal-vivre de ces générations sans passion, sans grand horizon, sans étoile pour les guider depuis le triomphe du capitalisme financier et la fin des illusions politiques, sans grand naufrage non plus faute de grandes espérances, que l’on voit peu à peu aspirées par le vide existentiel, prélude à leur anéantissement. Non sans une lucidité souvent un peu amère, les personnages découvrent la vie qui passe et les laisse peu à peu de côté, l’amour qui n’est pas ce qu’ils en attendaient, l’érotisme devenir mou.
L’écrivain parle aussi avec justesse de nombre des hantises de ses contemporains : le chômage, le déclassement, la misère sexuelle malgré la libération des mœurs, ou peut-être à cause d’elle, le vieillissement du pays, son islamisation rampante, visible même au cœur du Beaujolais. Et il nous touche quand il évoque ses obsessions qui sont celles de son âge : la fin de vie, le délabrement des corps dans la vieillesse, la peur de la mort, l’égoïsme de ses contemporains qui laissent mourir à petit feu et dans la solitude ses anciens dans ces maisons de retraite que l’on désigne par l’affreux sigle d’Ehpad (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) quand on ferait mieux de les appeler asiles de vieux. C’est même là qu’il est le plus juste, en particulier dans ses descriptions : « Les rectangles de verre qui composaient la façade de Saint-Luc avaient certainement pour objectif d’améliorer le moral des familles, de leur suggérer l’idée d’un hôpital pour rire, un hôpital de Lego, un hôpital jouet. L’effet n’était que très partiellement atteint, le verre était terne et sale par endroits, l’impression de gaieté douteuse ; mais de toute façon, dès qu’on pénétrait dans les couloirs et dans les chambres, la présence des moniteurs de contrôle, des appareils d’assistance respiratoire vous ramenait à la réalité. On n’était pas là pour s’amuser ; on était là pour mourir, la plupart du temps. »
Mais Anéantir est-il pour autant le grand livre, vendu avec toutes les tactiques du marketing comme une voiture électrique, que nous a promis l’ensemble de la critique française, à l’exception de quelques titres (L’Obs, Mediapart, France Culture...) qui, à l’inverse, l’ont carrément cloué au pilori ? Mérite-t-il les trois pages que Le Figaro lui a consacrées et l’interview sur trois pages également de son auteur dans Le Monde des livres ?
Assurément, Anéantir est un bon roman, certainement mieux écrit que les sept précédents et avec, enfin, des personnages féminins moins caricaturaux. Mais à la condition d’accepter que la paresse – la paresse dans la façon de dérouler l’histoire, la paresse dans le style de l’auteur, la paresse dans ses réflexions comme dans ses ambitions – ne soit plus considérée comme un péché capital en littérature. Et que l’ennui que provoque sa lecture, à partir du mitan du roman, soit considéré comme une vertu.
Anéantir de Michel Houellebecq, Flammarion, 2022, 730 p.
OLJ / Jean-Pierre Perrin, le 03 février 2022 à 00h02
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