Bien que la guerre lancée par Israël contre la bande de Gaza soit la plus violente depuis son retrait en 2005, l’Égypte - seul pays ayant des frontières avec l’enclave palestinienne - n’a pas haussé le ton dans ses déclarations, sauf lorsqu’il a été question du déplacement des Palestiniens vers le Sinaï. Ce changement a été perçu dans les milieux non officiels à l’approche du lancement d’une opération terrestre contre Rafah et de l’occupation de l’axe de Salah Al-Din – ou route de Philadelphie1.
Depuis le début des bombardements israéliens sur la bande de Gaza, l’Égypte a maintenu la même position qu’au cours de la décennie du régime du président Abdel Fattah Al-Sissi (voir l’encadré à la fin de l’article). Ainsi, les points de passage côté égyptien ont été fermés aux personnes et aux aides. C’est ce qu’a révélé le président américain Joe Biden, affirmant que son échange avec Sissi a conduit à l’ouverture de ces points de passage, chose que le président égyptien s’est empressé de démentir. En réalité, l’aide autorisée par Israël demeure extrêmement limitée. Elle ne suffit pas pour mettre fin à la famine dans la bande de Gaza, ni pour assurer les services sanitaires de base pour les malades et venir en aide aux déplacés.
UN « MÉDIATEUR NEUTRE »
De nombreux témoignages palestiniens ont fait état de sommes mirobolantes demandées par une société considérée comme une façade de l’appareil de sécurité égyptien, afin de permettre aux Palestiniens de passer la frontière et d’échapper à l’enfer des bombardements. Le montant demandé aux Gazaouis s’élèverait aux alentours de 9 000 dollars. Ces accusations ont été rejetées par Dia’ Rachwan, le chef du Service d’information de l’État, qui représente l’organe de communication officiel et des relations publiques de l’État.
Durant les années du président Hosni Moubarak, nous étions quelques milliers de personnes à préparer l’aide lors de chaque attaque israélienne contre la bande de Gaza, et à nous organiser pour accueillir les blessés dans les hôpitaux du Caire ou d’ailleurs, et permettre au public de leur rendre visite sans restriction. Malgré les critiques qui ont ciblé Moubarak concernant la relation de son régime avec les Palestiniens, la décision d’ouvrir le passage de Rafah a alors été une décision égyptienne, indépendante d’Israël.
Le général Nasr Salem, ancien chef du service de reconnaissance du renseignement militaire, explique ce changement de positions par le fait que « les États-Unis fournissent une couverture politique internationale à Israël, ce qui empêche tout pays de l’attaquer », illustrant son propos par les attaques américaines en Irak et au Yémen. Il estime ainsi que :
L’Égypte joue un rôle de médiateur neutre car si elle prend position, Israël empêchera l’aide d’entrer à Gaza, ou rejettera la médiation égyptienne. La perte sera donc plus importante pour les Palestiniens que pour l’Égypte. C’est pourquoi le Caire accepte de ne pas pouvoir en faire davantage, car l’alternative est la guerre, autrement dit combattre les États-Unis et l’OTAN.
Pour lui, le régime égyptien ressemble à « celui qui tient l’eau dans sa main : s’il ferme le poing, il perd tout ».
LE POIDS DES ACCORDS DE CAMP DAVID
L’Égypte a clairement annoncé par l’intermédiaire du porte-parole de son ministère des affaires étrangères que les relations avec Israël étaient tendues en raison des dizaines de milliers de Palestiniens tués et blessés depuis le début de l’offensive israélienne, en plus de l’intention de Tel-Aviv d’attaquer Rafah, où s’entassent près d’un million et demi de déplacés. Ceux-ci pourraient se retrouver coincés entre l’armée israélienne et le Sinaï, ce qui les obligerait à franchir le mur séparant la bande de Gaza de l’Égypte.
L’autre aspect du différend égypto-israélien concerne la menace brandie par Israël d’une réoccupation de la route de Philadelphie, qui s’étend sur une largeur de 13,5 km de Kerem Abou Salem à la mer Méditerranée. Conformément aux accords de Camp David (1979), il ne peut y avoir qu’un armement léger dans cette zone. Une opération militaire d’envergure constituerait donc une violation des accords de paix, ce qui devrait impliquer une réponse égyptienne.
C’est le ministre des affaires étrangères Sameh Choukri qui a été le premier à réagir officiellement à ce sujet, lors d’une conférence de presse avec son homologue slovène Tanja Fajon, le 12 février 2024. Interrogé sur une éventuelle suspension par l’Égypte des accords de paix avec Israël - comme cela a été récemment évoqué dans certains médias -, il a indiqué :
L’Égypte a maintenu les accords de paix avec Israël au cours des quarante dernières années. C’est en vertu de ces accords que les relations entre les deux pays ont été établies. Notre pays tiendra toujours ses engagements, aussi longtemps qu’ils resteront mutuels entre les deux parties. Aussi, je me garde de tout commentaire sur ce sujet.
Il a toutefois ajouté :
Les politiques menées par Israël sur le terrain poussent vers le scénario du déplacement. Nous maintenons notre rejet total de toutes les manœuvres visant à déplacer les Palestiniens de leur territoire. Toute tentative de mise en œuvre d’un déplacement forcé et de liquider la cause palestinienne est illégale et ne sera pas acceptée.
Le général Ahmed Al-Awdi, président de la Commission de défense et de la sécurité nationale du Parlement égyptien a, pour sa part, déclaré que l’attaque contre Rafah conduirait simplement à la suspension du traité de paix entre l’Égypte et Israël, sans aucune autre réaction du côté du Caire, précisant que le Parlement ratifierait sa suspension si la question lui était soumise.
ISRAËL « EXPORTE SES PROBLÈMES »
Concernant cette éventualité, un ancien responsable du ministère des affaires étrangères a commenté : « Le droit international ne prévoit pas ce qu’on appelle la suspension des accords. Un accord est soit valide, soit il est annulé. Mais Israël peut accepter de geler temporairement le traité, avant de le "dégeler". »
Sur le plan juridique, l’ancien ministre adjoint des affaires étrangères chargé des questions juridiques internationales et des traités, l’ambassadeur Massoum Marzouk, confirme que :
L’intervention militaire israélienne sur la route de Philadelphie porte atteinte au traité de paix entre l’Égypte et Israël. Dans la zone D ainsi que dans toutes les zones divisées, les obligations sont partagées. Si l’équilibre est rompu à la suite du manquement d’une partie à ses obligations, cela donne à l’autre partie le droit de se dégager complètement de ses engagements.
Le général Nasr Salem a pour sa part minimisé l’importance de la présence israélienne sur la route de Philadelphie, dès lors que cette zone ne se situe pas à l’intérieur des frontières égyptiennes. Néanmoins, il estime que pousser les Palestiniens vers l’Égypte serait considéré comme une « ligne rouge », et l’attaque contre Rafah conduirait à un « massacre ». Il affirme en outre que l’Égypte fournira de l’aide, mais que :
la responsabilité première incombe à Israël car c’est un État occupant. Nous ne resterons pas silencieux si Israël exporte vers nous ses problèmes. D’autant plus que si elle déplace les Palestiniens, ils ne retourneront plus sur leur territoire. L’Égypte empêchera ce déplacement en renforçant le mur de séparation et en déployant plus de forces à cet endroit.
De son côté, Dia’ Rachwan a affirmé lors d’un passage télévisé que l’Égypte « a les moyens de se défendre ». Il assure que le pays « ne se contentera pas de rappeler son ambassadeur s’il existe une menace sur la sécurité nationale ou un plan d’éradication de la question palestinienne ».
DES POSITIONS CONTRADICTOIRES
Ce qui ressort des déclarations officielles et officieuses, c’est qu’il existe deux positions différentes : l’une ferme, l’autre diplomatique. C’est ce qu’explique une source gouvernementale de haut rang, préférant garder l’anonymat :
La diffusion de messages aussi différents peut être intentionnelle, tout comme il peut y avoir une vraie divergence dans les points de vue, comme cela existe partout dans le monde. Au début de la guerre, Emmanuel Macron a appelé à la formation d’une coalition internationale pour combattre le Hamas, et aujourd’hui il réclame un cessez-le-feu. Itamar Ben Gvir a aussi fait des déclarations qui contredisent celles de Benyamin Nétanyahou.
S’il est vrai que ces divergences de discours existent dans de nombreux pays, ce n’est généralement pas le cas dans les régimes répressifs. Cela voudrait dire qu’il s’agit ici de changements de position dus à des évaluations différentes de la part des instances étatiques. À moins que ce ne soit des ballons d’essai pour voir les réactions que cela peut susciter.
On remarque cependant qu’il y a un dénominateur commun minimum dans les différentes déclarations : le refus de déplacer les Palestiniens. La divergence porte donc sur la réaction du Caire dans le cas où ce déplacement aurait lieu. Mais la source gouvernementale l’assure : « L’Égypte a des plans pour répondre à toutes les éventualités et ne les annoncera pas maintenant ».
LE POIDS DE L’ÉCONOMIE
Quelques doutes subsistent toutefois. Pour un ancien responsable des affaires étrangères :
L’Égypte a des accords gaziers ainsi que des accords économiques comme le QIZ avec Israël, qui permettent à nos exportations d’entrer sur le marché américain2. Étant donné que certains hommes d’affaires ont des liens avec Israël, la décision ne sera pas facile. Une position ferme doit cependant être adoptée, incluant notamment des manœuvres militaires préventives pour sécuriser les couloirs et l’espace aérien. L’Égypte pourra les justifier par les déclarations belliqueuses des dirigeants israéliens exigeant la réoccupation du Sinaï.
En outre, des informations israéliennes ont affirmé que l’Égypte participait au pont terrestre censé réduire la pression sur les Israéliens, suite aux opérations militaires des Houthistes qui empêchent le passage de navires à destination d’Israël dans la mer Rouge. La société israélienne Trucknet a en effet annoncé avoir signé un accord avec la société égyptienne WWCS, appartenant à l’homme d’affaires égyptien Hicham Helmi, afin de prolonger le tracé du pont terrestre (qui va de Dubaï jusqu’à Haïfa) à travers le territoire égyptien.
D’autres éléments corroborant le manque de sérieux des pressions égyptiennes sont soulignés par Samir Alich, l’un des fondateurs du Mouvement civil démocratique3 :
Le régime égyptien a des liens avec Israël, comme en témoignent l’absence de réaction lors du déplacement de la capitale israélienne à Jérusalem, ainsi que le soutien affiché par Abdel Fattah Al-Sissi à « l’accord du siècle ». Il faut donc le soumettre à la pression populaire afin qu’il réagisse.
Or, les demandes d’autorisation de manifestation présentées par le Mouvement civil ont été ignorées par le régime. Outre ses relations avec Israël, « la position de l’Égypte s’explique aussi par l’appartenance du Hamas à l’organisation des Frères musulmans ».
L’OMBRE DES FRÈRES MUSULMANS
Parallèlement à toutes ces déclarations, l’Égypte a commencé le lundi 12 février au matin, à construire une zone tampon confinée au nord entre le village d’Al-Massoura et un point sur la frontière internationale au sud du passage de Rafah, et au sud entre le village de Jouz Abou Raad et un point sur la frontière internationale au sud du passage de Kerem Abou Salem. Comme le rapporte la Fondation Sinaï pour les droits humains, les travaux ont démarré en présence d’officiers des services de renseignement militaire, mais aussi des membres de tribus armés affiliés à la milice Foursan Al-Haytham4 transportés à bord de véhicules tout terrain près de la zone Goz Abou Raad, au sud de la ville de Rafah. La fondation mentionne qu’un grand nombre d’entrepreneurs locaux étaient aussi présents, ainsi que de nombreux équipements et bulldozers.
Un spécialiste du Sinaï explique que ces travaux visent à « préparer le lieu avant le début des constructions dans la zone vidée par l’armée sur 5 km à partir de la frontière avec la bande de Gaza en 2014, puis sur 10 km lors de l’opération globale Sinaï 2018. Mais ceux qui travaillent là-bas ne savent rien de tout cela ; ils nivellent les terres sans savoir pourquoi ils le font. »
Citant des sources sécuritaires égyptiennes, le Wall Street Journal a révélé que « la zone peut accueillir plus de 100 000 personnes. Elle est entourée de murs en béton, et se trouve loin de toute zone d’habitation »5. Citant des responsables égyptiens, le journal poursuit : « Dans le cas d’un exode massif de Palestiniens de Gaza, l’Égypte cherchera à limiter le nombre de réfugiés à un niveau très inférieur à la capacité de la zone, soit idéalement entre 50 000 et 60 000 personnes. »
Ce chiffre renvoie à la proposition de « l’accord du siècle », qui stipulait que :
Tout réfugié palestinien qui ne jouit de droits de citoyenneté dans aucun pays a trois options : soit retourner dans le nouvel État palestinien, selon les capacités disponibles, soit obtenir le droit de s’installer dans le pays où il réside sous réserve de l’approbation du pays en question, soit demander à être inclus dans le programme de répartition des réfugiés palestiniens sur les États membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), entendu que chaque pays accepte d’accueillir cinq mille réfugiés chaque année sur une période de dix ans.
L’Égypte sera encouragée à accueillir un tel nombre via des aides financières qui s’élèveraient jusqu’à 9,1 milliards de dollars.
Malgré le déni officiel égyptien, le régime Sissi penchera sans doute vers l’acceptation des demandes israéliennes. Aucun président égyptien n’a interagi avec un tel degré de complicité avec les Israéliens et d’hostilité à l’égard des factions palestiniennes, comme cela a été le cas au cours de la dernière décennie. La position égyptienne face aux restrictions israéliennes sur la sortie des blessés et l’entrée de l’aide suffit à clarifier le parti pris du régime de Sissi, considéré par Benny Gantz comme un partenaire dans les discussions préalables à l’opération militaire prévue à Rafah, visant à transférer les Palestiniens « vers des lieux protégés ».
Après le coup d’État de Sissi à l’été 2013, sa proximité avec les Israéliens est apparue très tôt, lorsqu’un drone israélien a lancé un raid dans le nord du Sinaï le 9 août 2013, tuant cinq personnes, présentées comme des djihadistes. En septembre 2013, l’ancien ministre égyptien des affaires étrangères, Nabil Fahmi, a menacé d’une éventuelle intervention militaire dans la bande de Gaza « si nous estimons que certains membres du Hamas ou d’autres parties tentent de nuire à la sécurité nationale égyptienne ». Aucune déclaration d’une telle force n’a cependant été émise face aux violations israéliennes. Le président Mohamed Morsi a par ailleurs été accusé de collaboration avec le Hamas. Les activités de ce mouvement ont été interdites en Égypte le 4 mars 2014, et il a été listé comme « organisation terroriste » en janvier 2015. La qualification de terrorisme a ensuite été retirée par décision judiciaire, mais la citoyenneté égyptienne d’un des leaders du mouvement, Mahmoud Al-Zahar, et de onze membres de sa famille a été révoquée. En avril 2017, Sissi s’est présenté aux côtés de Trump pour annoncer son plein soutien à ce qu’il a lui-même appelé « l’accord du siècle », inventant ainsi le terme. Moins de trois ans plus tard, le projet final de ces accords a émergé, incluant la création d’un État palestinien démilitarisé, ainsi que l’annexion de plus d’un tiers de la Cisjordanie et de Jérusalem par Israël. Le ministère égyptien des affaires étrangères a aussitôt appelé les parties israélienne et palestinienne à étudier les termes de cet accord. Le site indépendant Mada Masr a alors révélé, citant des responsables égyptiens, que la présidence égyptienne avait supprimé de la déclaration du ministère des affaires étrangères la phrase « l’État palestinien sur les territoires occupés de 1967, avec Jérusalem-Est
pour capitale ».
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