À l'occasion du 61e anniversaire du 17 octobre 1961, le président de la République a de nouveau dénoncé la répression sanglante de la manifestation pacifique d'Algériens à Paris. En Algérie, le président Abdelmadjid Tebboune a observé une minute de silence en hommage aux victimes.
"Des crimes inexcusables." C'est par un tweet posté lundi 17 octobre que le président Macron a choisi de dénoncer le massacre d'Algériens, le 17 octobre 1961 à Paris. Ce soir-là, des centaines de manifestants pacifiques avaient été battus, tués par balle ou jetés dans la Seine
"La vérité est le seul chemin pour un avenir partagé", a-t-il également écrit.
En 2021, Emmanuel Macron avait reconnu "une vérité incontestable" lors de la cérémonie officielle pour les 60 ans du massacre.
"Cette tragédie fut longtemps tue, déniée ou occultée", indique la présidence, qui qualifie cette soirée du 17 octobre 1961 de "répression sanglante". "Les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République", pouvait-on lire dans le communiqué de l'Élysée.
"La France regarde toute son Histoire avec lucidité et reconnaît les responsabilités clairement établies. Elle le doit d'abord et avant tout à elle-même, à toutes celles et ceux que la guerre d'Algérie et son cortège de crimes commis de tous côtés ont meurtris dans leur chair et dans leur âme. Elle le doit en particulier à sa jeunesse, pour qu'elle ne soit pas enfermée dans les conflits de mémoires et construise, dans le respect et la reconnaissance de chacun, son avenir."
En Algérie, le président Abdelmadjid Tebboune a observé une minute de silence à 11h au siège de la Présidence de la République.
À l'occasion du 61e anniversaire du 17 octobre 1961, le président de la République a de nouveau dénoncé la répression sanglante de la manifestation pacifique d'Algériens à Paris. En Algérie, le président Abdelmadjid Tebboune a observé une minute de silence en hommage aux victimes.
"Des crimes inexcusables." C'est par un tweet posté lundi 17 octobre que le président Macron a choisi de dénoncer le massacre d'Algériens, le 17 octobre 1961 à Paris. Ce soir-là, des centaines de manifestants pacifiques avaient été battus, tués par balle ou jetés dans la Seine
"La vérité est le seul chemin pour un avenir partagé", a-t-il également écrit.
En 2021, Emmanuel Macron avait reconnu "une vérité incontestable" lors de la cérémonie officielle pour les 60 ans du massacre.
"Cette tragédie fut longtemps tue, déniée ou occultée", indique la présidence, qui qualifie cette soirée du 17 octobre 1961 de "répression sanglante". "Les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République", pouvait-on lire dans le communiqué de l'Élysée.
"La France regarde toute son Histoire avec lucidité et reconnaît les responsabilités clairement établies. Elle le doit d'abord et avant tout à elle-même, à toutes celles et ceux que la guerre d'Algérie et son cortège de crimes commis de tous côtés ont meurtris dans leur chair et dans leur âme. Elle le doit en particulier à sa jeunesse, pour qu'elle ne soit pas enfermée dans les conflits de mémoires et construise, dans le respect et la reconnaissance de chacun, son avenir."
En Algérie, le président Abdelmadjid Tebboune a observé une minute de silence à 11h au siège de la Présidence de la République.
Massacre des Algériens du 17 octobre 1961 : que s'est-il passé lors de cette "sanglante répression" à Paris ?
Le contexte
En 1961, la guerre d'Algérie dure déjà depuis sept ans. Si on ignore à cette date que l'indépendance algérienne serait scellée six mois plus tard par les accords d'Évian, cette issue semble déjà inéluctable pour la plupart des acteurs, ainsi que l'historien Emmanuel Blanchard l'explique à l'AFP. "Chacun a le sentiment que l'Algérie va devenir indépendante", estime-t-il, et "le gouvernement souhaiterait que le FLN (Front de Libération Nationale) ne soit pas seul à la table des négociations. Il y a l'idée qu'il faudrait faire émerger une troisième force."
C'est dans ce contexte que la répression policière s'accroit fortement sur les militants pro-FLN en France. "À partir du début septembre", poursuit l'historien, "les arrestations, les passages à tabac se multiplient". La base armée du FLN réagit en reprenant les attentats contre des policiers : cinq d'entre eux sont tués à Paris le même mois. Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, décrète un couvre-feu à partir du 5 octobre, qui ne s'applique qu'aux seuls "Français musulmans d'Algérie". C'est contre cette mesure, et en solidarité avec ceux qui luttent en Algérie, que la fédération française du FLN décide alors d'une grande manifestation le 17 octobre.
Les faits
Pour faire face à cette manifestation, non déclarée mais attendue, la préfecture décide d'une stratégie très restrictive : il s'agit d'empêcher les Algériens d'entrer dans Paris, de tenir les ponts et les portes. Une foule de gens endimanchés et désarmés, souvent venus en famille, marche en cortèges successifs depuis les villes de la périphérie parisienne. "Ce devait être une manifestation pacifique", raconte Djamila Amrane soixante ans après. Cette ancienne militante FLN, aujourd'hui âgée de 87 ans, se souvient que "les organisateurs nous avaient dit de n'avoir rien sur nous, même pas une épingle à nourrice". "Certaines des femmes à qui j'avais demandé de venir s'étaient bien habillées, croyant aller à une sorte de fête", raconte celle qui avait manifesté ce jour-là avec son bébé de deux mois dans les bras.
Face aux manifestants, dès les ponts stratégiques comme celui de Bezons, la police ouvre le feu, frappe à coups de manche de pioche ou de ces longs bâtons noirs qu'on surnommait les "bidules". Et en plusieurs occasions jusqu'au milieu de la nuit, jette des personnes à la Seine ou les contraint à le faire. Le résultat est effroyable : des dizaines de noyés au moins, plusieurs morts par étouffement ou piétinées, d'autres directement sous les coups de la police. La plupart des blessés ne seront pas envoyés vers les hôpitaux : certains seront expulsés, d'autres internés et les derniers renvoyés chez eux sans soins.
La répression ne s'arrête pas là : 12.000 manifestants sont raflés ce jour-là, entassés dans des cars de police et emmenés en plusieurs points de rassemblement, comme le stade Coubertin ou le Palais des Sports. Des témoins parlent de violences inouïes perpétrées contre eux lors de ces transferts. De nombreux cadavres criblés de balles ou portant des contusions seront repêchés dans la Seine les jours suivants.
Un point aveugle dans la mémoire collective
Comment, avec un tel niveau de violence et autant de témoins et d'acteurs, cet épisode noir de l'Histoire a-t-il pu être "oublié" ? Pour l'historien Pierre Manceron, "avant d'oublier il faut d'abord connaitre. Le 17 octobre 1961 n'a pas été oublié, mais consciemment occulté par le pouvoir en place". Pour l'historien Emmanuel Blanchard, c'est dès le matin du 18 octobre que se met en place "un mensonge d'État", avec une "communication gouvernementale visant à incriminer le FLN, les Algériens". Des traces sont effacées, les archives sont longtemps inaccessibles, le bilan véritable est alors très difficile à évaluer.
Du côté du FLN, le souvenir de la répression d'octobre sera peu exploité : l'organisation redeviendrait rapidement l'unique interlocuteur des discussions, et les accords d'Évian seraient bientôt signés. Dans la mémoire collective française, et notamment à gauche, ce sont les neuf victimes du métro Charonne, lors d'une manifestation contre l'OAS en février 1962, qui s'imposeront comme un symbole. "Toutes les personnes tuées ce soir-là étaient des militants de la CGT", rappelle Emmanuel Blanchard, "des personnes encartées au PCF".
C'est à partir de la fin des années 80 que le souvenir d'octobre 1961 revient en force. La génération taiseuse de ceux qui avaient participé à la manif, est interrogée par celle qui suit, alors qu'émergent des mouvements antiracistes comme la "Marche des Beurs", puis SOS Racisme. Les langues se délient enfin, et les archives s'entrouvrent. C'est en 1991, 30 ans après les faits, que l'historien Jean-Luc Einaudi avance le chiffre de deux-cents morts, dans un ouvrage qui marque un virage : "La Bataille de Paris". La même année, le réalisateur Mehdi Lallaoui marque les esprits avec le Silence du fleuve, où il expose des faits nouveaux et la parole de témoins directs. Mais il faudra encore attendre 2012 pour qu'un président français rende "hommage à la mémoire des victimes" de cette "sanglante répression", ainsi que la nomme alors un communiqué de François Hollande.
Pour l’Ukraine, l’indépendance énergétique se joue dans les coulisses du conflit
Les affrontements entre Russes et Ukrainiens autour de la centrale de Zaporijia ont ravivé le spectre d’une catastrophe nucléaire, et conduit l’Agence internationale de l’énergie atomique à dénoncer une situation « intenable ». Dans son dernier ouvrage, le journaliste Marc Endeweld montre pourquoi le nucléaire représente dans ce conflit un enjeu énergétique autant que stratégique.
Au cours d’un échange téléphonique avec son homologue français le 11 septembre 2022, le président russe Vladimir Poutine renouvelle sa mise en garde au sujet de la situation de la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe, située près de la ville d’Energodar sur les rives du Dniepr, le fleuve qui partage à cet endroit la ligne de front. Le même jour, on apprend que l’ensemble des six réacteurs de mille mégawatts ont été mis à l’arrêt.
Tout au long de l’été, Russes et Ukrainiens se sont renvoyé la responsabilité des bombardements sur le site et autour. Ainsi, peu de temps après l’appel téléphonique entre les deux présidents, Moscou dénonce publiquement jusqu’à vingt-six bombardements ukrainiens sur la zone. De son côté, Kiev accuse son adversaire de positionner des armes lourdes au sein de la centrale et de procéder à des tirs vers la rive opposée du Dniepr, sous contrôle de l’Ukraine. Si début août le président Volodymyr Zelensky menace de répliquer à ces attaques russes, certains de ses soldats ne l’ont pas attendu. Le 19 juillet, au moyen de drones de petite taille, ils s’en prennent aux soldats russes présents sur le site : « L’armée ukrainienne harcèle les forces occupantes jusqu’à l’intérieur de la centrale », commente Le Monde (1). Le 19 septembre, un bombardement russe touche un bâtiment situé à trois cents mètres d’un des réacteurs d’une autre centrale nucléaire, « Ukraine du Sud », dans l’oblast de Mykolaïv.
La convention de Genève (protocole II), ratifiée en 1977 par l’Ukraine et la Russie (alors toutes deux dans l’Union soviétique), interdit pourtant les attaques contre des sites nucléaires : « Les ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales électriques nucléaires, ne doivent pas faire l’objet d’une attaque. »
L’occupation par l’armée russe de la centrale de Zaporijia intervient tôt dans la guerre opposant la Russie à l’Ukraine : le 4 mars. Dès le premier jour de l’invasion, qui a lieu le 24 février, les troupes aéroportées russes prennent le contrôle de la centrale de Tchernobyl, dont les réacteurs sont à l’arrêt depuis de nombreuses années — le site sera occupé jusqu’au 31 mars. Ce lieu symbolique (du fait de la catastrophe nucléaire de 1986) est hautement stratégique car il abrite de nombreux déchets nécessaires à la fabrication de bombes atomiques. Durant la même période, les forces russes mènent une offensive importante dans la région de Kherson pour tenter de prendre le contrôle de la centrale « Ukraine du Sud ». L’opération échoue. Dès le début de la guerre, M. Poutine fait donc des centrales nucléaires ukrainiennes (quinze réacteurs VVER à eau pressurisée de conception soviétique) un objectif majeur de son « opération militaire spéciale ».
Au printemps dernier, l’occupation de la centrale de Zaporijia suscite les inquiétudes de la communauté internationale. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) demande très tôt qu’une mission d’inspection accède au site. Dans un premier temps, l’Ukraine s’y oppose, de peur, officiellement, de voir l’occupation russe de l’installation légitimée par une institution internationale. Au cours de l’été, un accord est trouvé. Le gouvernement de Kiev obtient que la délégation de l’AIEA transite par les territoires qu’il contrôle pour accéder à la centrale. Tandis que le président Zelensky dénonce à de multiples reprises le « chantage russe » au sujet de la centrale de Zaporijia, le Kremlin convoque en urgence une réunion du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) consacrée exclusivement à cette question.
Un couplage avec le réseau européen
Les uns et les autres jouent avec la peur d’un « nouveau Tchernobyl », et l’AIEA fait l’objet de très fortes pressions des deux belligérants. Kiev veut imposer une « démilitarisation » de la centrale, quand Moscou souhaite que l’Ukraine soit dénoncée comme l’auteure principale des bombardements. Dans son rapport, l’agence internationale demande l’arrêt immédiat des bombardements (sans évoquer l’origine des tirs) et propose l’établissement d’une « zone de protection » autour de la centrale de Zaporijia (sans plus de précisions). Elle estime que la situation est « intenable » et constitue « une menace permanente pour la sûreté et la sécurité nucléaires car des fonctions essentielles à la sûreté du site, en particulier le refroidissement des installations (…), pourraient être touchées » (2). Les inspecteurs de l’AIEA ont constaté de nombreux dégâts à la suite des bombardements : le toit d’un bâtiment où sont entreposées des barres de combustible neuf ainsi que des déchets radioactifs a par exemple été éventré. Ils s’inquiètent aussi des conditions de travail des techniciens ukrainiens, soumis aux pressions de l’armée russe.
Zaporijia ne constitue pas uniquement un enjeu de sûreté nucléaire : la centrale représente un but de guerre à vocation géopolitique. Avant l’occupation russe, les six réacteurs fournissaient 20 % de l’électricité ukrainienne. L’indépendance énergétique de l’Ukraine se joue donc dans les coulisses du conflit, notamment autour de la question du raccordement électrique de la centrale. Lors de sa visite du site, l’AIEA a constaté que de nombreux bombardements avaient ciblé les lignes à haute tension en direction de l’est de l’Ukraine, en partie occupé par les Russes, ainsi que les stations de raccordement et les transformateurs électriques. Le 25 août, la centrale est déconnectée durant quelques heures du réseau ukrainien, et l’Ukraine craint que les Russes ne la raccordent à leur propre réseau. Un détournement d’énergie « inacceptable », dénonce le département d’État américain (3).
Les centrales ukrainiennes, héritées de l’Union soviétique, étaient jusqu’à récemment connectées au réseau électrique de la Russie et de la Biélorussie. L’information est passée sous les radars des grands médias mais, quelques heures avant l’invasion, l’Ukraine a procédé au découplage de son réseau avec la Russie, une phase de « test » décidée plus tôt, mais qui a perduré du fait de la guerre. L’opération a facilité le raccordement du réseau électrique ukrainien avec celui de l’Europe, via la Pologne, en mars 2022. L’idée d’une connexion avec l’Ouest remonte à 2015, quelques mois après l’annexion de la Crimée et le début du conflit au Donbass. Il reçoit le soutien de la France, qui mobilise son gestionnaire Réseau de transport d’électricité (RTE) pour aider les Ukrainiens ainsi qu’Électricité de France (EDF) Trading pour assurer une partie du financement (un total de 2,6 milliards de dollars (4) en partenariat avec les groupes polonais Polenergia et américain Westinghouse). À terme, l’Ukraine souhaite exporter de l’électricité bon marché aux pays européens.
L’une des motivations de M. Poutine pour lancer son « opération militaire spéciale » était en fait de mettre un coup d’arrêt à la volonté des Ukrainiens d’échapper à la tutelle russe sur leur parc nucléaire, un enjeu à la fois énergétique et sécuritaire. Longtemps après la chute de l’URSS, la maintenance et la sûreté des réacteurs VVER en Ukraine, la fourniture en combustible nucléaire et la gestion des déchets ont été assurées par les Russes (les pièces détachées des centrales proviennent de Biélorussie), comme pour tous les réacteurs de ce type en Europe. Jusqu’alors, le cycle nucléaire en Ukraine se décomposait ainsi : le Kazakhstan fournissait l’uranium, celui-ci était enrichi en Russie, qui l’envoyait en Ukraine. En 2010, TVEL, filiale de Rosatom, l’entreprise d’État russe du nucléaire, a vendu pour 608 millions de dollars de combustible à l’Ukraine. Cette dernière est alors le client le plus important de TVEL.
Dès les années 2000, l’Ukraine cherche à diversifier ses approvisionnements en combustible nucléaire et à mettre à niveau ses vieux réacteurs de conception soviétique. Les gouvernements issus de la « révolution orange » de 2004 se tournent alors vers le groupe américain Westinghouse. Pour ce dernier, les débuts en Ukraine sont difficiles. Le groupe connaît plusieurs défaillances. Au point qu’en 2012 un incident sérieux survient sur l’un des réacteurs de la centrale « Ukraine du Sud » équipé d’un assemblage américain de combustibles. Le cœur est gravement endommagé. Adapter des combustibles aux contraintes d’une technologie soviétique est une opération délicate, qui exige du temps. Après plusieurs essais infructueux, Westinghouse réussit néanmoins à alimenter six réacteurs ukrainiens. À la centrale de Zaporijia, quatre des six réacteurs fonctionnent à partir de combustibles fournis par Westinghouse.
Ces dernières années, les pressions russes se sont multipliées pour préserver le système nucléaire entre les deux pays. Le prédécesseur de M. Zelensky, M. Petro Porochenko, avait promis à Westinghouse une part majoritaire du marché du combustible, avant de se raviser et de lui accorder moins de contrats qu’envisagé. À partir de 2019, les Ukrainiens, bien décidés à éloigner les Russes de leur industrie nucléaire, changent de ton. Cette année-là, un nouvel accord prévoit une baisse des commandes de combustibles à la Russie. Energoatom, l’exploitant des centrales nucléaires en Ukraine, décide de se fournir principalement chez Westinghouse.
Deux ans plus tard, tout s’accélère : en août 2021, un accord de coopération américano-ukrainien prévoit la création par Westinghouse d’une usine de fabrication de combustible nucléaire. Un mois plus tard, la société américaine et Energoatom signent un protocole d’accord représentant 30 milliards de dollars pour la construction de quatre réacteurs AP1000 en Ukraine. En juin 2022, un nouvel accord est signé : Westinghouse construira en tout neuf réacteurs dans le pays. Discrètement, le groupe américain lance son offensive dès 2018 sous l’impulsion de l’administration Trump, qui souhaite que les États-Unis reviennent en force sur le marché du nucléaire civil mondial face à la Chine et à la Russie (5).
Le rapprochement entre l’Ukraine et les États-Unis préoccupe M. Poutine. À ses yeux, il s’agit non seulement d’un affront, mais aussi d’une menace. Le nucléaire est une technologie potentiellement duale : à la fois civile et militaire.
Préserver le contact avec les Russes
Pour appréhender la réaction de Moscou, il convient de revenir au mémorandum de Budapest de 1994, signé par l’Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni (ainsi, plus tard, que par le reste des puissances nucléaires déclarées, soit la France et la Chine). Le document avait amené les Ukrainiens à accepter le renvoi à Moscou de l’arsenal nucléaire présent sur leur sol, et hérité de l’URSS, contre des garanties strictes d’intégrité territoriale et de sécurité. Salué à l’époque comme un modèle de désarmement nucléaire (l’Ukraine signant en parallèle le traité de non-prolifération [TNP]), le mémorandum comporte pourtant une faille de taille : les garanties de sécurité ne sont accompagnées d’aucune obligation réelle de défendre l’Ukraine, et aucune sanction ou mesure contraignante n’est prévue en cas de violation du texte par l’un des pays. Or, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, une partie des élites ukrainiennes ne cesse de regretter publiquement le désarmement intervenu une dizaine d’années plus tôt (6).
Ce débat dépasse les frontières de l’Ukraine. En juin dernier, M. Radosław Sikorski, l’ancien ministre de la défense et des affaires étrangères polonais, a déclaré que la Russie avait violé le mémorandum de Budapest et que, par conséquent, l’Occident pouvait « offrir » des ogives nucléaires à l’Ukraine afin « qu’elle puisse défendre son indépendance ». Cinq jours avant l’invasion russe, le 19 février 2022, à la conférence de sécurité de Munich, M. Zelensky fait référence au mémorandum de Budapest de 1994 en expliquant que, si une renégociation ne s’enclenche pas rapidement entre les parties signataires, son pays considérera qu’il n’est plus tenu de respecter ses engagements historiques : « L’Ukraine a reçu des garanties de sécurité pour avoir abandonné la troisième capacité nucléaire du monde. Nous n’avons pas cette arme. Nous n’avons pas non plus cette sécurité. »
Fin mars, lors des négociations de paix entre Russes et Ukrainiens, sous l’égide du président turc Recep Tayyip Erdoğan, M. Zelensky se déclare prêt à la neutralité de son pays et promet de ne pas développer d’armes atomiques, comme l’écrit le Financial Times, si la Russie replie ses troupes et si Kiev reçoit des garanties de sécurité sérieuses (7) : « Le statut non nucléaire de notre État, nous sommes prêts à y aller… Si je me souviens bien, c’est pour ça que la Russie a commencé la guerre [NDLR : la Russie refusant que l’Ukraine se nucléarise à terme militairement] », explique le président ukrainien.
Tout en aidant les Ukrainiens dans le nucléaire civil, les Américains ont tenu à préserver le contact avec les Russes sur ce dossier. Le président Donald Trump avait mandaté un haut fonctionnaire, M. John Reichart, ancien patron du Centre d’étude des armes de destruction massive, pour évaluer l’ensemble de la situation nucléaire en Ukraine, lequel a discrètement rendu ses rapports. Et aujourd’hui, malgré la guerre, des négociations secrètes entre États-Unis et Russie sont en cours au sujet du futur partage du nucléaire civil ukrainien : « Ils savent qu’avant que les centrales AP1000 ne soient construites en Ukraine, pas plus qu’eux que les Ukrainiens ne pourront faire sans les Russes », commente en off un acteur de l’industrie nucléaire mondiale.
Marc Endeweld
Octobre 2022
Journaliste, auteur de Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien, Seuil, Paris, 2022.
Malgré leur reprise après l’élection de M. Joseph Biden aux États-Unis, les négociations entre les pays occidentaux et Téhéran au sujet du nucléaire iranien n’ont guère progressé. Persuadés que la République islamique cherche à se doter de la bombe, les pays de la région, Arabie saoudite en tête, développent eux aussi des programmes, dont rien ne dit qu’ils ne s’étendront pas au domaine militaire.
L’Arabie saoudite ne veut pas acquérir une bombe nucléaire. Mais, si l’Iran en développait une, nous lui emboîterions le pas dès que possible, sans aucun doute. » Ainsi s’exprimait en mars 2018 le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (« MBS ») dans une mise en garde claire au voisin et rival du royaume wahhabite (1). Quelques semaines plus tard, le président américain Donald Trump annonçait le retrait des États-Unis de l’accord de 2015 sur le programme nucléaire iranien, rétablissant les sanctions de son pays à l’encontre de la République islamique. En retour, cette dernière relançait son programme d’enrichissement de l’uranium. L’Arabie saoudite et l’Iran, tous deux en quête d’une hégémonie régionale, s’opposaient alors sur des théâtres variés, dont le Yémen. Aujourd’hui, ce contexte tendu n’a guère évolué. En matière de technologie nucléaire, Téhéran reste largement en tête, mais Riyad entend rivaliser avec lui.
Pourtant, les deux pays ont ratifié le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), qui les engage à renoncer à l’atome militaire. La majorité des membres des Nations unies y ont d’ailleurs souscrit — y compris les États-Unis, la Chine, la Russie, la France et le Royaume-Uni, qui disposent de la bombe. Tous s’engagent même à promouvoir à terme un désarmement nucléaire généralisé. Seuls manquants au concert des nations : l’Inde, le Pakistan et Israël (la Corée du Nord ayant annoncé son retrait en 2003 et le Soudan du Sud n’ayant pas non plus signé ce traité depuis son indépendance en 2011). C’est à la fin des années 1960 qu’Israël devint le premier pays du Proche-Orient, et le seul à ce jour, à se doter, en toute illégalité, de la bombe — et ce avec l’aide de Paris (2). Depuis, Tel-Aviv ne confirme ni ne dément cette possession. « Laisser planer le doute lui permet de ne pas donner prise à d’éventuels appels à négocier [un désarmement] », remarque M. Mycle Schneider, membre du Groupe international sur les matières fissiles (IPFM), qui réunit des experts indépendants agissant pour plus de sécurité dans le domaine du nucléaire (3). Ainsi les grandes puissances n’ont-elles jamais tenté de confronter Israël avec la réalité. « Aucune ne voit d’intérêt géopolitique à le faire », commente M. Schneider.
Cette politique d’opacité, et son acceptation par la « communauté internationale », constitue néanmoins un précédent dommageable au Proche-Orient. Même si la normalisation entre Israël et une partie du monde arabe a fait des progrès depuis septembre 2020 — date à laquelle Tel-Aviv a signé les accords Abraham avec les Émirats arabes unis et Bahreïn, bientôt suivis de ceux avec le Maroc —, cela encourage ses voisins à développer eux aussi leur capacité nucléaire. Et pousse en retour les autorités israéliennes à maintenir coûte que coûte la suprématie de leur pays dans ce domaine. C’est ainsi que la menace régulièrement brandie d’une attaque aérienne contre les installations iraniennes — avec ou sans l’aval et le soutien américains — affecte la stabilité régionale. Pour mémoire, Tel-Aviv avait déjà bombardé en 1981 le générateur en construction d’Osirak, en Irak. Dix ans plus tard, la découverte du programme clandestin irakien conduira à augmenter les moyens de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’organisme vérifiant la mise en application du TNP. Un protocole additionnel au traité fut adopté en 1997, étendant le champ des activités soumises à déclaration et permettant aux inspecteurs de l’agence d’effectuer des contrôles après de courts préavis.
Projets turc et égyptien
De nombreux pays ne l’ont toutefois pas encore signé. L’Iran l’a fait en 2003, mais ne l’a appliqué qu’à titre provisoire. « À l’origine, l’Iran avait souhaité acquérir une capacité nucléaire pour faire face à Israël, rappelle Mohammed Alzghoul, chercheur à l’Emirates Policy Center, une boîte à idées établie à Abou Dhabi. Aujourd’hui, il s’agit également de démontrer sa puissance sur la scène internationale. » Téhéran assure pourtant se conformer au TNP. « Ce traité recèle des faiblesses : il n’interdit ni d’enrichir de l’uranium ni d’en séparer le plutonium », pense Sharon Squassoni, chercheuse à l’université George-Washington et ancienne haute fonctionnaire au département d’État américain. L’Iran est ainsi régulièrement accusé de transformer de l’uranium au-delà des besoins de son programme nucléaire civil.
« Une fois qu’un pays dispose de la matière fissile suffisante, il lui faut environ six mois pour construire une bombe », indique Squassoni, pour qui la possession d’une certaine quantité d’uranium enrichi permettrait donc à l’Iran d’être « une puissance du seuil », autrement dit de devenir une puissance nucléaire latente. Pour l’éviter, les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ainsi que l’Union européenne ont signé avec l’Iran, en 2015, un accord qui suspendait les sanctions économiques contre Téhéran en échange de l’arrêt de son programme militaire et de la réduction de ses stocks d’uranium enrichi.
« Dans l’intervalle, l’Iran a créé un modèle auquel d’autres pays aspirent : utiliser le nucléaire civil pour devenir une puissance du seuil et basculer rapidement vers le militaire si besoin », analyse M. Marc Finaud, ancien diplomate français, aujourd’hui professeur associé au Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP). Ce dernier rappelle ainsi que la maîtrise de la technologie nucléaire confère aux pays qui la possèdent un certain prestige. Et les candidats se multiplient. Au Proche-Orient, l’Égypte a annoncé un programme à El-Dabaa, tandis que la Turquie a lancé, en 2018, la construction d’une centrale à Akkuyu. Les deux puissances émergentes, qui font face à une hausse constante de leur consommation d’énergie mais dont les finances restent limitées, ont toutes les deux choisi le russe Rosatom pour développer leurs installations. « Soutenu directement par le gouvernement russe, Rosatom porte financièrement les projets et se rembourse ensuite sur la vente d’énergie », explique Ali Ahmad, chercheur à l’université Harvard. « Dans ce contexte, les principaux bénéficiaires sont toujours les pays exportateurs de technologie nucléaire, commente de son côté l’économiste spécialiste des questions énergétiques Carole Nakhle. Parce que les projets font généralement partie d’un ensemble plus large de coopérations, avec des liens économiques et politiques visant à s’étendre sur des décennies pour correspondre au long cycle de vie du projet », poursuit-elle.
Une nucléarisation croissante
Fanny Privat
N’ayant quant à eux aucun problème de financement, les pays du Golfe réfléchissent, depuis la fin des années 1990, à lancer des programmes nucléaires civils ; mais la catastrophe de Fukushima en 2011 a provisoirement gelé la plupart des projets. Seuls les Émirats arabes unis ont choisi de maintenir leur stratégie. Dotée d’une capacité totale de 5,6 gigawatts (GW), la centrale de Barakah, sur la côte du golfe Arabo-Persique, devra satisfaire 25 % de la demande en électricité des Émirats. Les travaux sont aujourd’hui bien avancés. Sur les quatre réacteurs prévus, deux ont déjà été mis en service. Le cas émirati illustre l’émergence de nouveaux acteurs dans le domaine de la construction nucléaire. À la fin des années 2000, et malgré l’implication du président Nicolas Sarkozy, qui défendait l’offre d’un consortium français, le projet est confié à la Société coréenne d’énergie électrique (Kepco) — sa proposition étant jugée plus compétitive et plus à même de garantir un achèvement rapide des travaux. « En Europe, on ne pourrait pas construire un réacteur coréen tel qu’il a été vendu [aux Émirats] », commente en 2010 devant l’Assemblée nationale Mme Anne Lauvergeon, alors présidente du directoire d’Areva. Auteur d’un rapport sur le sujet (4), le chercheur à l’université du Sussex Paul Dorfman critique les choix techniques faits pour Barakah, notamment l’absence d’un confinement supplémentaire des réacteurs — utile pour les protéger d’un crash d’avion ou d’une attaque aérienne. « En fait, un accident à Barakah serait désastreux parce que la centrale est située au bord du Golfe, dont les eaux sont peu profondes et se renouvellent très peu. De plus, une grande partie de l’eau potable consommée dans la région en est extraite via des centrales de désalinisation situées le long de la côte », souligne-t-il.
Signe que les dirigeants émiratis sont conscients de la fragilité de cette centrale, ils ont déboursé fin 2011 près de 2 milliards de dollars pour acquérir le système antimissiles Thaad de Lockheed Martin. Il faut dire que les réacteurs nucléaires proche-orientaux ont une longue histoire de bombardements derrière eux. Outre Osirak, Israël a aussi attaqué en 2007 l’installation presque terminée de Deir Ez-Zor en Syrie. Dans les années 1980, pendant la guerre Iran-Irak, la centrale encore inachevée de Bouchehr fut aussi visée par Bagdad. « Dans chaque cas, l’État attaquant craignait que du plutonium ou de l’uranium militaire puissent être produits », témoignait le chercheur Henry Sokolski lors d’une audience, le 21 mars 2018, à la Chambre des représentants sur les implications pour le Proche-Orient d’un accord de coopération nucléaire entre les États-Unis et l’Arabie saoudite. Selon lui, c’est cette crainte qui a poussé, en 2009, Washington à demander aux Émirats de signer un accord dans lequel ils s’engagent à renoncer à l’enrichissement d’uranium et au retraitement de plutonium. Abou Dhabi ratifie aussi cette année-là le protocole additionnel du TNP auprès de l’AIEA. En échange, les Américains déballent leurs marchandises. « Sur les 40 milliards de dollars de contrat (…), la part de [la société américaine] Westinghouse est estimée à 2 milliards », expose Squassoni. Certains restent toutefois sceptiques quant à la portée des accords. « Si l’enrichissement de l’uranium et les technologies de retraitement ne sont pas plus efficacement réglementés, les nouvelles centrales nucléaires pourraient servir de couverture pour développer des armes nucléaires », affirme Dorfman.
Mais les projets de l’Arabie saoudite inquiètent davantage que ceux des Émirats. Après avoir annoncé, au début des années 2010, des plans faramineux, Riyad a recentré en 2017 ses objectifs civils autour d’un projet national pour l’énergie atomique porté par l’entité gouvernementale King Abdullah City pour l’énergie renouvelable et atomique (KA-Care). Il comprend la construction de petits réacteurs modulaires et d’une centrale à deux réacteurs d’une puissance de 2,8 GW pour laquelle KA-Care a d’ores et déjà mandaté le groupe d’ingénierie français Assystem afin de conduire les études d’impact et de finaliser le choix du site. En parallèle, le royaume a lancé, en 2018, la construction près de Riyad d’un réacteur de recherche de faible puissance avec les Argentins de l’entreprise spécialisée dans les technologies de pointe Invap, déjà présents en Algérie.
Pour concrétiser ce programme, les Saoudiens devront toutefois rassurer sur leurs intentions, car ils tardent à prendre les mêmes engagements que les Émirats alors que leur programme inclut aussi la gestion du cycle du combustible, enrichissement inclus. La fermeté de Riyad entrave ses projets civils : sans renoncement à l’enrichissement, le royaume ne peut aujourd’hui acheter aucune technologie américaine. Noura Mansouri, chercheuse au Centre d’études et de recherche sur le pétrole du roi Abdallah (Kapsarc), espère toutefois un traitement de faveur. « En 2005, les États-Unis ont fait une exception avec l’Inde, pour contrer la Chine. (…) Ils pourraient également faire une exception pour l’Arabie saoudite », écrit-elle dans une note (5). Reste à savoir si le timide réchauffement actuel des relations entre la Maison Blanche et le palais de Riyad va le permettre.
Le Pakistan comme fournisseur
Pour mener à bien ses projets atomiques, qu’ils soient civils ou militaires, le royaume a une autre carte : un potentiel accord avec Islamabad, dont Riyad a financé le programme nucléaire. « De nombreux observateurs pensent que le Pakistan est prêt à rendre la pareille en aidant les Saoudiens dans leur programme nucléaire, affirme la spécialiste en affaires étrangères Silvia Boltuc. Et, si aucun accord n’a été divulgué, les services de renseignement de plusieurs pays, dont Israël, estiment que les Pakistanais fournissent ou fourniraient des armements à Riyad en cas de besoin. »
Pour empêcher les tensions de croître et une course aveugle à l’atome, la réhabilitation de l’accord sur le nucléaire iranien est donc cruciale. « Ce texte est le plus complet de l’histoire de la non-prolifération. La généralisation de ses principes dans la région pourrait être la meilleure voie pour réaliser une zone exempte d’armes nucléaires », plaide M. Seyed Hossein Mousavian, ancien négociateur iranien, aujourd’hui chercheur à l’université Princeton. Quant à l’idée d’une conférence régionale sur la prohibition des armes de destruction massive au Proche-Orient, elle avait été lancée dès 1974 dans une résolution des Nations unies portée par l’Égypte et l’Iran. Mais sa première session n’a eu lieu qu’en 2019 et la seconde en 2021 en l’absence notable d’Israël et des États-Unis. « Pour le moment, cette conférence est totalement inefficace, regrette Finaud. Israël ne fera de concessions que lorsqu’il se sentira en sécurité. »
« Pourquoi ne pas commencer par des objectifs plus modestes, comme faciliter une coopération entre les pays du Golfe et l’Iran autour de la sécurité nucléaire civile ? », propose quant à lui M. Ahmad. Penser collectivement les effets d’une catastrophe nucléaire aux conséquences régionales pourrait peut-être conduire à apaiser les tensions dans le golfe Arabo-Persique.
Eva Thiébaud
Journaliste.
(1) CBS News, 15 mars 2018.
(2) Jean Stern, « France-Israël. Lobby or not lobby ? La gloire secrète du lobby militaro-industriel dans les années 1950 », Orient XXI, 20 janvier 2021.
(3) Cf. https://fissilematerials.org
(4) Paul Dorfman, « Gulf nuclear ambition : New reactors in United Arab Emirates » (PDF), Nuclear Consulting Group, décembre 2019.
(5) Noura Mansouri, « The Saudi nuclear energy project », King Abdullah Petroleum Studies and Research Center, janvier 2020.
Plusieurs figures de l’extrême droite française ont instrumentalisé ce crime pour s’attaquer à l’immigration.
Des fleurs exposées devant le collège Georges Brassens à Paris le 17 octobre 2022, où étudiait Lola, 12 ans, trois jours après la découverte de son corps dans une malle (AFP/Geoffroy Van der Hasselt)
L’horrible assassinat de la jeune Lola, 12 ans, à Paris, vendredi dernier, a ouvert la voie à un déchaînement de haine anti-immigration et anti-algérien de la part de l’extrême droite française.
Lundi, une femme de 24 ans, principale suspecte du meurtre de l’adolescente retrouvée dans une malle à Paris, a été inculpée pour « meurtre » et « viol commis avec actes de torture et de barbarie », puis écrouée, selon une source judiciaire, rapporte l’AFP.
D’origine algérienne, elle était connue des services de police comme victime en 2018 de violences conjugales.
Elle était entrée légalement en France en 2016 avec un titre de séjour d’étudiant.
En 2018, elle avait été victime de violences conjugales et c’est ainsi qu’elle s’était fait connaître des services de police.
Zemmour et Le Pen en pointe
Le 21 août dernier, elle avait été interpellée dans un aéroport français pour défaut de titre de séjour. Une obligation de quitter le territoire français (OQTF) lui avait alors été délivrée automatiquement.
Ses trois complices seraient aussi d’origine algérienne.
Ses origines algériennes et son statut de clandestine ont fait réagir plusieurs personnalités de l’extrême droite.
« De nationalité algérienne et en situation irrégulière, c’est officiel : l’assassin de Lola n’aurait jamais dû croiser sa route. Encore une fois », a twitté le candidat malheureux à la dernière présidentielle Éric Zemmour.
« Dahbia B., Amine K., Friha B. et Rachid N., ce sont les noms des quatre suspects algériens dans l’affaire du meurtre de Lola. Quand défendrons-nous nos enfants contre ces francocides qui sont toujours commis par les mêmes, toujours au détriment des mêmes ? », a encore twitté le polémiste d’extrême droite.
Marine Le Pen, ex-candidate à la présidentielle pour le Rassemblement national (RN), a également réagi sur Twitter : « Les révélations sur le profil de la femme suspectée du massacre de la petite Lola, qui on l’apprend, est en situation irrégulière, sont un cas d’école sur le caractère hors contrôle de l’immigration clandestine dans notre pays. Le débat doit s’ouvrir… enfin. »
Jordan Bardella, président du RN, s’est aussi mis dans le même mouvement : « Nous apprenons à l’instant, par TF1, que l’acte de barbarie commis contre Lola a été perpétré par une femme algérienne en situation irrégulière. La responsabilité de l’État, donc celle du gouvernement, est désormais engagée. »
D’autres se sont insurgés contre ces réactions, à l’instar de la journaliste Françoise Degois : « Les tortures sauvages infligées à Lola et son assassinat nous brisent le cœur. Le chagrin nous secoue collectivement. Et la colère quand on voit l’extrême droite écœurante faire son nid dans ce malheur. Quant au silence du gouvernement, il est inexplicable et indécent. »
« Les fachos qui sortent pour récupérer l’ignoble meurtre de la petite Lola sont les mêmes qui sont muets quand ce genre de crime est commis par leurs partisans qui ont violé une petite fille de douze ans à la sortie d’un meeting du FN [Front national] et ont fait croire qu’ils étaient maghrébins », a dénoncé une internaute.
« En plus du drame ignoble qui touche cette famille, il y a beaucoup d’indécence de la part de personnes qui transforment cette histoire en tract électoral », a fustigé le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sur la matinale de RTL.
« Pendant un instant, il faut que les responsables politiques, ou ceux qui se disent comme tels, réfléchissent aux conséquences de leurs mots, sur ne serait-ce que les familles qui voient les photos de leur fille circuler partout. »
Certains élus d’extrême droite ont même fait un rapprochement entre le meurtre de Lola et le tweet ce mardi du président Emmanuel Macron sur le massacre de manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961.
« Il s’agit d’un mélange des genres tout à fait inapproprié. Le meurtre de la petite Lola est abject, barbare. Aucun adjectif ne peut en effet le qualifier, mais parler de crime raciste, c’est aller trop vite en besogne. Faire une telle déduction à partir de la seule origine des meurtriers, c’est faire preuve de mauvaise foi », souligne le site d’information algérien TSA.
Le régime alaouite fait face au mécontentement des Sahraouis, qui dénoncent l’« expropriation de leurs terres au profit d’émirs du Golfe et d’investisseurs sionistes »
Pour la première fois, la contestation contre les expropriations est cautionnée par les chefs des grandes tribus sahraouies qui, pourtant, soutiennent la monarchie (AFP/Fadel Senna)
Au Maroc, dans la culture de la cour, il est d’usage que le sultan chérifien décide de récompenser ses fidèles en leur octroyant des terres, comme il peut aussi déposséder ceux tombés en disgrâce.
De tout temps, les sultans alaouites ont veillé à contrôler le droit des tribus à bénéficier des terres collectives. Ces terres sont soumises à un régime juridique datant du protectorat français, codifié par le dahir (décret) de 27 avril 1919, toujours en vigueur, qui régit le « droit de propriété des tribus, fractions, douars ou autres groupements ethniques sur les terres de culture ou de parcours dont ils ont la jouissance à titre collectif ».
Placées sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, ces terres tribales se distinguent par leur caractère inaliénable, indivisible, imprescriptible et insaisissable. Elles sont gérées par une assemblée de délégués représentant la collectivité qui a le droit d’utiliser les terres en question. Selon les chiffres officiels, les terres collectives représentant près de 15 millions d’hectares (ce qui correspond à environ 21 % de la superficie totale du Maroc).
Des tribus marocaines refusent d'être expulsées par les sociétés immobilières
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Durant son règne, Hassan II procéda à des réappropriations massives par l’État de terres collectives occupées par des tribus (loi de 1963 sur la nationalisation), à des expropriations et redistributions de propriétés au profit de ses affidés afin de garantir leur loyalisme.
On évoquait à l’époque un million d’hectares de terres collectives dont près de 600 000 distribués aux serviteurs de la monarchie.
Le roi Mohammed VI n’a pas dérogé à la tradition, comme en témoigne la décision des autorités marocaines en 2016 d’accorder, arbitrairement, à des hauts commis ou serviteurs de l’État des terrains de choix à des prix dérisoires.
Dans son discours de 2020, le roi a appelé par ailleurs à la mobilisation d’un million d’hectares de terres collectives à vocation agricole pour « le mettre à la disposition d’investisseurs ayants droit et privés ».
À cette fin, les autorités n’hésitent pas à dessaisir les ayants droit de leurs terres tribales par voie d’expropriation pour cause d’« utilité publique ».
Sahraouis et terres tribales
La distribution de la rente, notamment à travers le foncier, permet ainsi au pouvoir de domestiquer les élites. De plus, la dépossession semble avoir contribué à l’enrichissement du roi et de ses proches.
Citons en exemple le groupe immobilier Addoha, dirigé par Anas Sefrioui, un proche de Mohammed VI. Les deux hommes auraient bénéficié des terrains constituant un village, situé à Rabat, au bord de la mer, pour construire des résidences de luxe dans le cadre du projet « Plage des nations ». Une affaire révélée en 2006 par le journaliste Omar Radi et corroborée par l’enquête publiée le 19 septembre 2022 par Forbidden stories.
Depuis 2010, les autorités marocaines se déploient pour l’expropriation de milliers d’hectares de terres collectives partout dans le pays.
En 2019, le royaume a adopté la loi 62/17 et son décret d’application pour consolider la tutelle du ministère de l’Intérieur sur les terres collectives, disant « vouloir promouvoir le développement du monde rural et faire bénéficier les femmes soulaliyates (en référence à la soulala, qui est le lien qui unit les membres d’une collectivité ethnique) au même titre que les hommes des terres tribales ».
Le journaliste marocain Omar Radi a été condamné en mars 2022 à six ans de prison pour « viol » et « espionnage ». Mais le quotidien belge Le Soir, partenaire de Forbidden Stories, rappelle que les ennuis du journaliste ont commencé lorsqu’Amnesty International a révélé, en juin 2020, que le téléphone du journaliste était espionné par le logiciel espion Pegasus – alors qu’il travaillait, précisément, sur le dossier des expropriations foncières (Amnesty International)
Or, en réalité, cette loi a contribué à limiter le recours aux us et aux traditions dans la gestion et l’exploitation des biens de ces communautés, notamment en restreignant le rôle des nouabs (représentants des communautés). Ces derniers n’avaient plus le droit d’intervenir pour appliquer les règles coutumières dans la résolution des conflits qui surgissent lors de l’exploitation des terres collectives.
En 2020, les autorités auraient même profité de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire pendant la pandémie de covid-19 pour accentuer le mouvement d’expropriation des terres collectives pour cause d’« utilité publique ». Pour preuve, la publication au bulletin officiel de dizaines de décisions d’expropriation nominatives des terres tribales se situant dans les différentes régions du royaume.
Tout récemment, le royaume a décidé d’intensifier l’expropriation des terres collectives dans l’ensemble du royaume y compris dans certaines zones non contestées du territoire sahraoui, lequel est administré par les autorités marocaines. L’opération d’expropriation pourrait toucher ainsi des terres collectives occupées par des tribus sahraouies qui, malgré leur allégeance à la monarchie, se trouveraient menacées d’être dépossédées des terres de leurs ancêtres.
Une manœuvre politique qui risque d’attiser les tensions entre les autorités et les populations sahraouies qui revendiquent un droit historique sur leurs terres tribales.
Les chefs des tribus sahraouies ont du mal à concevoir l’intensification de l’expropriation des terres collectives au nom de « l’intérêt général » dans des zones désertiques et difficilement exploitables.
Les activistes sahraouis dénoncent ce qu’ils considèrent comme une « tentative de l’État marocain de resserrer l’étau sécuritaire sur les territoires sahraouis qui existaient avant même la colonisation française et espagnole »
Les protestataires sahraouis dénoncent ce qu’ils considèrent comme une « tentative de l’État marocain de resserrer l’étau sécuritaire sur les territoires sahraouis qui existaient avant même la colonisation française et espagnole ».
À en croire les déclarations de certains activistes sahraouis, issus notamment des régions de Tan-Tan et de Guelmim – en territoires contestés administrés par le Maroc – dans un communiqué signé par la Coordination des trois rivières (Oued Eddahab, Oued Noun et Sakia El-Hamra) le 8 septembre, les autorités marocaines n’auraient pas le droit de conduire une si grande opération d’expropriation pour cause d’utilité publique alors qu’elle serait en réalité menée au profit d’« émirs du Golfe et d’investisseurs sionistes ».
Malgré les tentatives de réglementation des terres collectives, ayant abouti fin 2019 à l’adoption d’un dispositif juridique, qui promeut leur privatisation (melkisation) et favorise l’investissement agricole par les ayants droit et les investisseurs privés, force est de constater qu’un flou juridique persiste encore quant au statut de ces terres qui demeurent soumises au pouvoir discrétionnaire du ministère de l’Intérieur.
Il faudrait admettre que le statut juridique de la propriété collective permettait de sceller la relation de domination entre l’État central et le monde rural. Seul l’État et les collectivités territoriales pouvaient acquérir ces terres, en indemnisant les ayants droit qui pouvaient continuer de bénéficier de leurs terres, mais sans pour autant en acquérir la propriété individuelle.
Un risque de récupération
Dans le cas des terres tribales sahraouies, l’expropriation semble encore plus difficile à justifier, et ce pour des raisons culturelles et historiques. Les délimitations de ces territoires n’ont jamais été figées et l’histoire du Sahara peut se décliner sous la forme d’une incessante recomposition des cultures, des communautés et des espaces.
Mais qu’en est-il vraiment de l’ampleur de cette mouvance embryonnaire de contestation qui traverse les communautés sahraouies et menace d’ébranler le Palais royal ?
Pour le moment, les chefs des tribus sahraouies semblent conscients de l’enjeu politique d’une telle opération, à savoir le contrôle des modes de propriété et d’exploitation de la terre qui tendent vers une transformation de l’ordre social et politique.
Au Maroc, les femmes des tribus veulent en finir avec les inégalités
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L’objectif non déclaré du pouvoir serait une reconfiguration politique et sécuritaire des territoires sahraouis de manière à mieux réguler l’évolution démographique, l’encadrement des masses rurales, la fabrique d’un leadership local contestataire, le transport et le trafic des biens et marchandises, ainsi que la mobilité et les coalitions ethnico-tribales des communautés sahraouies, notamment celles qui soutiennent le Front Polisario, mouvement indépendantiste sahraoui.
Toutes les grandes tribus sahraouies semblent déterminées à défendre leurs terres collectives historiques.
Certaines tribus – Lahmidat, Al-Mahbass et Mhamid al-Ghizlane – ont déjà commencé à organiser, début septembre, des actions de protestation.
D’autres tribus, dites « royalistes », préfèrent garder leurs distances face aux revendications des protestataires. Les tribus sahraouies ne sont pas toutes enclines à défier le régime alaouite et certaines souhaitent négocier avec les autorités marocaines une sortie de crise.
Ceci étant, pour la première fois, la contestation est cautionnée par les chefs des grandes tribus sahraouies. Pourtant, la plupart de ces derniers soutiennent la monarchie, qui défend la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, arguant de l’existence de « liens historiques d’allégeance entre ces chouyoukh [chefs] et les sultans alaouites ».
Alors qu’habituellement, ce sont plutôt les jeunes qui protestent pour défendre des revendications sociales, une mobilisation massive des activistes sahraouis autour de la question des terres collectives est à craindre pour le Palais royal.
Jouer la carte de la dépossession des Sahraouis de leurs terres tribales risque de favoriser une escalade du conflit sahraoui
D’où le risque pour le royaume de voir le Front Polisario récupérer le mécontentement des tribus sahraouies, surtout celles qui reconnaissent la marocanité du Sahara, en incitant leurs jeunes notamment à s’insurger contre les autorités marocaines.
Cela pourrait nuire à la diplomatie marocaine, qui tente de convaincre la communauté internationale de l’engagement du royaume à respecter les droits des Sahraouis dans le cadre de la proposition marocaine d’autonomie élargie.
En s’attaquant aux terres collectives des Sahraouis, le régime de Mohammed VI fait fausse route s’il pense miser sur une diplomatie disruptive : les conséquences d’une polarisation et d’une confrontation pourraient se révéler désastreuses sur la stabilité politique dans toute la région.
Jouer la carte de la dépossession des Sahraouis de leurs terres tribales risque de favoriser une escalade du conflit sahraoui, mettant en jeu une identité collective à même de susciter des violences extrêmes.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
Dans un débat animé sur le réseau social Meta, l’écrivain Yasmina Khadra répond à une interpellation d’un internaute en déclarant : « La longévité du système repose exclusivement sur ce patriotisme de pacotille qui dresse les néo-héros contre les vraies consciences de la nation ». La réponse de l’auteur est tranchante. Courageuse.
« Yasmina Khadra, aucun mot sur ce qui se passe actuellement en Algérie ? Presse muselée, militants emprisonnés, droits de l’homme bafoués… et la liste est longue. Un peu de courage Monsieur l’écrivain touriste », écrit un internaute qui incitait l’auteur de Les Vertueuxà faire de sa plume une arme et de son talent un instrument au service de la cause du peuple.
La salve est rude. Elle est adressée presque en « live » et en temps réel à l’écrivain qui s’attendait à un échange matinal plutôt tranquille avec ses lecteurs sur sa page Facebook. Il ne put donc se dérober à son devoir de réagir à ce qui est une assignation à quitter sa tour d’ivoire, à se départir de « la posture superbe du purisme esthétique » à descendre dans l’arène. A s’indigner.
Il faut dire que depuis un certain temps, Yasmina Khadra est soumis, à chacune de ses sorties publiques (virtuelles ou réelles), à une salve ininterrompue d’injonctions venant des milieux intellectuels et politiquement orientés. On reprochera au célèbre écrivain son engagement « tiède », ses silences « confortables » et son retrait « coupable » des affaires d’un pays qui s’enfonce dans la répression, la démagogie et la manipulation des opinions. L’interpellation adressée au célèbre écrivain a fait mouche, l’obligeant à sortir du bois.
Et sa réplique fût incisive. Tranchante. Une véritable philippique. Bien ciselée.
S’il fait preuve d’indulgence à l’égard de son contradicteur du jour, c’est pour le prendre à témoin. Un prétexte pour dire ce qu’il pense avec les mots qui sont les siens sur ce qu’il nomme « le désarroi algérien ».
Avec un lyrisme toujours vibrant, la métaphore à fleurs de mots, Yasmina Khadra sort l’arme de la polémique. Ses mots sont un véritable jaillissement de colère saine qui filent droit pour débusquer « les vauriens (qui) sont splendides de zèle et de médiocrité ».
C’est sa plume rageuse, sa conscience chevillée à la terre Algérie que l’auteur convoque pour répondre à son contradicteur pour lui ouvrir les yeux.
Explication de texte dans ce qui suit :
« Ce qui se passe aujourd’hui en Algérie, dit-il à celui qui a osé lui apporter la contradiction sur Facebook, est tellement écœurant que le simple fait d’y penser donne envie de vomir jusqu’à ses tripes. Jamais, au grand jamais, l’Algérie n’est allée aussi profondément dans les abysses de ses infortunes. La corruption a atteint son paroxysme, la bêtise et le manque de discernement aveuglent jusqu’aux astronomes, la discorde a trouvé son meilleur vivier, et les vauriens sont splendides de zèle et de médiocrité. Ce que j’avais à dire sur le désarroi algérien, je l’ai écrit à maintes reprises, dit sur tous les plateaux, condamné dans toutes mes prières. Si vous ne l’avez pas aperçu quelque part, c’est parce que vous êtes totalement étranger à ce que vous déplorez.
Aujourd’hui, on me reproche de ne pas faire trop de vagues, de ne pas parler des abus, des injustices, de la hogra tentaculaire, des détenus que l’on enferme arbitrairement pour avoir crié leur douleur, du Hirak torpillé par les inconscients. Pourtant, je n’ai fait que cela depuis des décennies. Je m’étais même présenté aux élections présidentielles en 2014 pour appeler les Algériens à sortir la tête du sable. On m’a ri au nez, traité de lièvre et de guignol. J’ai appris une chose, cependant. La longévité du Système repose exclusivement sur ce patriotisme de pacotille qui dresse les néo-héros contre les vraies consciences de la nation.
Pourtant, il suffit de consulter Haj Google pour s’instruire et s’empêcher de dire des effronteries. L’Algérie, mon cher frère, a perdu une part de son âme dès lors que ceux qui militent sur le Net accusent ceux qui se battent sur le terrain de désertion. À l’usure, le sage comprend que la fausse donne est une réalité que la Vérité négocie à perte pour ne pas renoncer à l’ensemble de ses valeurs.
La cacophonie n’est pas seulement un chahut, elle est surtout le chant vaillant des vaincus. Le jour on l’on apprendra à ne pas se tromper d’ennemi, tous les mirages se transformeront en oasis. Ceux qui ne savent pas se tairont et on n’entendra que la parole juste et l’hymne des rédemptions. Bien à vous, mon frère de terre et non de lait. »
Les deux écrivains et la juriste alertent, dans une tribune au « Monde », sur le gâchis que représente, notamment pour la jeunesse, la « non-intégration » entre les pays du Maghreb, alors qu’ils pourraient bâtir tant de projets communs.
De quoi seront faits nos lendemains ? Nous vivons dans un monde en crise. Un monde fracturé, piégé entre les radicalités, les populismes et les désespérances. Un monde où l’impensable, la guerre aux portes de l’Europe, est pourtant arrivé, rappelant la fragilité de la paix et des nations. Les générations futures vont devoir relever des défis que nous ne pouvons même pas imaginer : réchauffement climatique, immigration massive, crise démographique, effondrements populistes. Nous vivons des temps dangereux. Et c’est dans ce contexte anxiogène que nous percevons plus que jamais le gâchis que représente la non-intégration des pays du Maghreb, le risque faramineux et invisible que cela fait peser sur cette région.
Depuis quelques années, nous voyons les tensions grandir. Pas une semaine ne passe sans qu’un nouvel incident, une nouvelle polémique, ne vienne assombrir les relations entre nos pays. Nous nous désolons à l’idée que les futures générations de Marocains, d’Algériens, de Tunisiens, de Libyens, vivent en se tournant le dos, sans se connaître, sans se rencontrer, victimes de propagandes ou de préjugés. Ces générations sont prises en otage des différends politiques, ceux de l’histoire ou des géographies. On voudrait nous faire croire que le Maghreb n’est qu’une utopie, un horizon abandonné et que nous devrions accepter de vivre comme des îlots isolés, des tranchées d’indifférences.
Nous le savons tous, la non-intégration coûte cher à nos pays. La Commission économique pour l’Afrique des Nations unies considère qu’une union du Maghreb ferait gagner aux pays l’équivalent de 5 % de leurs produits intérieurs bruts cumulés. Mais, au-delà des chiffres, c’est une inquiétude bien plus large et profonde qui nous taraude. Celle de la violence, des conflits hérités et nourris. Celle de l’étincelle qui nous entraînerait dans un engrenage de destruction.
Prendre les mains qui se tendent
Nous avons pourtant beaucoup de choses en partage qui peuvent atténuer nos orages : des langues, une religion, notre histoire, des paysages, des combats et des solidarités ancestrales, et même un certain art de vivre. Nous ne sommes pas naïfs et nous savons aussi que nous avons nos spécificités, nos caractères propres et que des conflits longs et douloureux nous opposent. Mais il nous semble qu’il faut prendre toutes les mains qui se tendent et soutenir toutes les initiatives en faveur d’une meilleure intégration, d’une construction réaliste et lucide. Aujourd’hui, les irresponsabilités et les imprudences, les vanités et les désinformations ne font qu’attiser les tensions. On nous fabrique des guerres et nous sentons qu’il y a urgence à alerter, à donner voix à l’espoir et à la maturité. A se désolidariser du désastre. Aurons-nous le courage d’assumer nos erreurs et nos égoïsmes face aux générations à naître ?
De nombreux exemples, et l’Union européenne en est un, prouvent qu’aucun conflit n’est indépassable. Il y a tant à imaginer, tant à rêver pour les jeunesses du Maghreb ! Nous avons mieux à leur offrir que la mer pour cercueil. Imaginez qu’ils puissent exprimer ensemble les rêves qui les animent, et qu’ils puissent trouver des solutions communes aux préoccupations qui les touchent. Ce rêve maghrébin nous l’avons pour la culture, le sport, l’agriculture, les échanges commerciaux, les liens de sang…
Est-il si absurde, six décennies après les indépendances, de rêver d’une Coupe du monde au Maghreb, d’un TGV transmaghrébin, d’un Erasmus maghrébin ? Nos dirigeants ont une responsabilité historique, et ils se doivent de tout faire pour que les générations qui suivent vivent dans la paix et la prospérité, qu’elles ne soient plus prisonnières des rancunes d’autrefois. Cela ne pourra se faire sans avancer dans la voie de la démocratisation, sur les chemins des acceptations mutuelles et du dialogue. Nous nous devons, dans un monde de plus en plus concurrentiel, de retrouver un poids face à une Europe qui se referme. Nous devons nous protéger face à des menaces qui grossissent, notamment au Sahel. Dans nos propres pays, en crise de confiance et d’imaginaires, comment justifier ce non-Maghreb qui va appauvrir plus encore nos enfants ?
Alors que des voix appellent à la division, nous, premiers signataires de ce texte ouvert à tous, appelons à la raison, à la responsabilité et à la maturité. Cessons de cultiver nos haines plutôt que nos terres pour que ce Maghreb qu’ont rêvé nos ancêtres redevienne un horizon pour tous, au-delà des doutes de chacun.
Sana Ben Achour est professeure de droit public à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis ; Kamel Daoud est écrivain et journaliste ; Leïla Slimani est autrice, prix Goncourt 2016 pour « Chanson douce » (Gallimard, 2016). Cette tribune doit être publiée le 18 octobre en arabe dans trois quotidiens du Maghreb : « Assabah » (Maroc), « El Watan » (Algérie) et « El Maghrib » (Tunisie).
Dans une tribune au « Monde », Sylvie Thénault, spécialiste de la colonisation française en Algérie, explique pourquoi le projet de création – pour l’instant inabouti – d’une commission d’historiens français et algériens travaillant à la « réconciliation » entre les deux pays est une « fausse bonne idée ».+
Sylvie Thénault(Historienne)
Au menu de la visite de la première ministre, Elisabeth Borne, en Algérie [les 9 et 10 octobre] : bien des sujets aux conséquences très concrètes dont les enjeux surpassent de loin ceux de l’écriture de l’histoire. Pour autant, et même en fin de liste, le projet d’une commission d’historiens français et algériens travaillant à la « réconciliation » semble rester d’actualité, bien qu’il n’ait pas abouti depuis son annonce en août. Rencontrerait-il des difficultés ? Probablement, pour une raison simple : il a tout de la fausse bonne idée, même s’il relève du bon sens, en apparence. Pourquoi ?
D’abord parce que nous, historiens et historiennes, n’avons pas attendu les Etats pour travailler. Non seulement nous avons, de très longue date, consulté les archives accessibles – elles abondent – mais nous avons interrogé les témoins, recueilli leurs documents, utilisé des images, des films et toutes les sources imaginables. Nous en avons tiré des articles et des livres en si grand nombre que l’Algérie coloniale, aujourd’hui, domine dans les bibliothèques quand les autres colonies de l’ex-empire français intéressent largement moins. Nous avons même documenté tous les sujets, y compris les plus sensibles. Il reste et restera toujours à faire, mais c’est incontestable : qui veut connaître cette histoire a de quoi s’informer.
Fausse bonne idée, surtout, car la nationalité ne fait pas l’historien. Certes, chacun hérite d’une vision du passé dépendante de l’enseignement qu’il reçoit, de la famille dans laquelle il grandit, de la société dans laquelle il vit… Les formations universitaires divergent aussi d’une nation à une autre, donnant naissance à des façons de faire et de penser l’histoire différentes. Impossible pourtant de rattacher les travaux et leurs auteurs à une nationalité.
Internationalisation de la recherche
Il existe des binationaux qu’il est indécent de renvoyer publiquement à une nationalité plutôt qu’à une autre – sauf à adhérer à une conception réactionnaire des identités, tout à fait dans l’air du temps, ignorant la souplesse et la complexité des appartenances. Le projet supposerait – comment l’oser ? – de demander à un historien de double nationalité de dire s’il est français ou algérien quand il écrit l’histoire. Il existe en outre des trajectoires professionnelles défiant les frontières. Ainsi, par exemple, des Algériens viennent faire leur thèse ou des séjours de recherche en France car – c’est l’essentiel – l’écriture de l’histoire est internationalisée. Les débats historiques ne se plient pas aux appartenances nationales. Ils les transcendent.
Pour être claire : de profonds clivages peuvent opposer des chercheurs d’un même pays, tandis que des chercheurs de divers pays peuvent parfaitement s’accorder ; et les pays concernés dépassent le binôme France-Algérie. L’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Etats-Unis… fournissent à cette histoire quelques-uns de leurs spécialistes. Contrairement à une idée reçue, du reste, ils n’abordent pas ce passé avec plus de distance ou moins de préjugés, même si l’argument selon lequel l’étranger apporte une plus-value à cette histoire en raison de sa seule nationalité fonctionne si bien dans l’espace public ! Il ne faut pas être dupe : eux aussi travaillent avec des visions de ce passé déterminées par les contextes scolaires, sociaux, familiaux et universitaires dans lesquels ils ont grandi et ont été formés. Et puis ils circulent en dehors de leurs frontières, de même que leurs travaux. Nous nous connaissons toutes et tous.
Une nuance à cette internationalisation, toutefois. Elle demeure très déséquilibrée. Ses inégalités sont celles de notre monde. Elle laisse trop en marge les chercheurs des pays ex-colonisés, et si projet il devait y avoir, c’est là qu’il devrait se situer : délivrer des visas pour faciliter les circulations et puis aussi multiplier les traductions pour que nous puissions nous lire et échanger plus encore que nous ne le faisons.
Un non-sens
Quelles que soient ses limites, cette internationalisation a une conséquence majeure : les débats de la recherche échappent aux cadres nationaux. Ils portent – notamment – sur les sources utilisées (sources coloniales ou des colonisés ?), sur la langue de travail (français, arabe, autre ?), sur les temporalités retenues (entre 1830 et 1962 ou plus largement ?), sur les espaces à considérer (Algérie, France, Algérie et France, Maghreb, Afrique ou au-delà encore ?). Bref. Le classement des chercheurs et de leurs travaux selon le critère de la nationalité est un non-sens.
L’idée d’une commission franco-algérienne repose sur une ignorance – édifiante – des conditions de l’écriture de l’histoire aujourd’hui et des débats qui animent la recherche. Elle procède d’une conception dépassée et démocratiquement dangereuse de ce qu’est l’histoire. Dépassée et dangereuse, car considérer que la nationalité fait l’historien, c’est imaginer que ce dernier ne peut produire autre chose qu’un récit national, strictement antithétique à celui des historiens d’autres nationalités. Dépassée et dangereuse aussi par le but affiché : un récit servant une « réconciliation », qui est celle des Etats et de leurs chefs.
Un récit bilatéral officiel, donc, conçu comme un juste milieu, écartant les sujets qui fâchent ou se fixant sur le plus petit dénominateur commun possible ? Un récit consensuel, aseptisé ? Et ensuite ? Ce récit établi, satisfaisant les princes, faudra-t-il le figer ? Quelle aberration. C’est de tout le contraire qu’a besoin l’écriture de l’histoire : ouvrir tous les dossiers sans interdit, poser toutes les questions sans tabou, débattre sans entraves, jusqu’à la polémique s’il le faut. Ainsi la recherche avance, toujours et encore, tant notre métier est de réinterroger sans cesse le passé, à travers de nouvelles thématiques, de nouvelles questions, de nouvelles documentations. L’écriture de l’histoire ne se conçoit qu’en mouvement, et elle est impossible sous injonction. Elle requiert liberté et démocratie. En Algérie, en France, comme de par le monde.
Sylvie Thénault est historienne, directrice de recherche au CNRS, au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle a publié « Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial » (Seuil, 336 pages, 23 euros).
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