Choisie avec soin, la date de l’enclenchement de la Révolution algérienne marqua aussi bien la continuité d’une lutte que le début d’un embrasement généralisé qui aboutira, sept ans et demi plus tard, à l'indépendance.
A / Hatem Kattou
Durant la nuit du dimanche au lundi 1er novembre 1954, plusieurs dizaines d’actions armées, notamment dans les Aurès (est) ont été menées un peu partout en Algérie, à l’époque colonie française, pour être ainsi l’amorce de ce qui deviendra une des plus sanglantes et grandes insurrections et révolutions du XXe siècle. En effet, un quart d’heure avant l’heure « H », soit le dimanche 31 octobre à 23h45, une bombe artisanale a été posée sur la route reliant les villes de Boufarik et de Blida (à quelques dizaines de kilomètres au sud d’Alger) ainsi que sur la voie ferrée Ager- Oran, métropole de l’ouest du pays. N’étant pas fortuit, le choix de la date du 1er novembre, qui correspond à la fête catholique de la Toussaint (la fête des morts), est symbolique. Ce choix a vu surtout un peuple resusciter et se soulever pour aspirer à une vie digne, loin du joug de l’humiliation et de l’oppression coloniale venue prétendre civiliser des populations indigènes. Comme il est laborieux, difficile et délicat, voire impossible, de cerner en quelques lignes ou pages cet évènement déclencheur des « Évènements d’Algérie » (apprécions au passage l’amer euphémisme usité par la France), nous tenterons, dans le cadre d’un choix subjectif et d’un effort de synthèse de revenir sur quelques facettes de cet événement majeur et qui a inspiré tant d’autres luttes.
- L’Appel : ce texte fondateur pour accompagner la lutte armée
Les instigateurs de la lutte ne se sont pas contentés d’enclencher un combat armé contre un empire colonial mais ont montré de la hauteur d’esprit et un certain intellect en s’adressant à la conscience d’un peuple asservi et dominé. Ce texte n’est autre que « L’Appel du 1er novembre » diffusé le jour-même du lancement de la lutte armée. Deux éléments majeurs caractérisent cet Appel fondateur. Le premier est que dès le deuxième paragraphe, il évoque explicitement les décades de lutte, ne niant pas ainsi les combats passés, qui à vrai dire, ne se sont jamais arrêtés, voire très peu, depuis le début de l’occupation en juillet 1830. De plus, les rédacteurs de l’Appel qui évoquent ce « peuple uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action », admettent dans une phrase lapidaire mais ô combien illustrative et emplie de résolution et de détermination « qu’il est vrai, la lutte sera longue mais l’issue est certaine ».
- Le lourd tribut de la Guerre
Pas une famille algérienne n’a pas été endeuillée par la perte d’un être cher tombé au combat, ou pire encore, par la disparition de l’un de ses membres dont le sort est resté et reste encore méconnu, sans sépulture ni documents attestant sa mort ou son exécution. En effet, le nombre des disparus et des morts a avoisiné selon des sources algériennes les 1,5 millions de personnes. Dans le camp opposé, celui des autorités françaises ou des historiens de l’Hexagone, l’on « admet » que ce ne sont pas moins de 300 mille à 400 mille Algériens qui ont péri, contre 27 500 soldats et 2 800 civils parmi les Européens et les pieds-noirs. Cette guerre des chiffres, et indépendamment de l’exactitude des bilans, et de leurs manipulations à des fins propagandistes ou de glorification ou encore ou de dédramatisation, dénote que cette confrontation, inégale, au vu du rapport des forces, avait généré des déchirements humains et des plaies béantes qui sont restées ouvertes pendant de longues décennies, voire qu’elles ne se sont jamais refermées.
- La torture : une pratique institutionnalisée et une politique d’Etat
Pire que les exécutions sommaires et extra-judiciaires, et autres assassinats ciblant un militant de premier plan ou tout un village, ce sont les actes de torture qui ont ciblé les militants de l’Indépendance et les combattants de la liberté qui resteront gravés à jamais, telles des traces indélébiles sur le fronton de la République d’une France chantre de la démocratie et des…droits de l’Homme. En effet, la France avait érigé en Algérie un système institutionnalisé et loin d’être « une dérive ou un aléa de la guerre » comme certains le prétendaient. Il s’agit de la torture où la barbarie le disputait à l’horreur. De la baignoire et la corvée de bois à la gégène et au sérum de vérité en passant par les viols, les pendaisons, l’arrachage d’ongles et la guillotine, la France a doublé d’ingéniosité pour inventer et sophistiquer des méthodes de torture, aussi abjectes les unes que les autres, soulevant même des réactions au sein de la métropole où des intellectuels se sont élevés contre ces pratiques moyenâgeuses.
- Primauté du politique sur le militaire
En dépit de l’enclenchement d’une lutte armée sans relâche contre une armée coloniale et un pays membre de l’OTAN, les architectes du combat nationaliste algérien ont saisi, avec justesse et intelligence, la pertinence de l’action politique et son importance aussi bien sur le plan interne national que sur l’échiquier régional et international afin d’attirer les adhésions et les appuis au combat des Algériens. C’est au cours du congrès de la Soummam, tenu au mois d’août 1956, dans la vallée éponyme et plus précisément dans le village d’Ifri (dans la région de la Petite Kabylie), à la barbe et au nez de l’armée française, que les dirigeants du Front de la Libération nationale (FLN) ont organisé dans la clandestinité une rencontre majeure. Ce Congrès a permis de « structurer » et d’organiser la révolution algérienne, en soulignant la primauté du politique sur le militaire et en donnant à la Révolution les moyens d’avoir une assise nationale et de lui assurer une présence sur le plan international.
Nous avons survolé, dans ce qui précède, quelques-uns des multiples aspects de la Révolution algérienne, enclenchée en novembre 1954, bien que cet évènement charnière et fondateur, qui a été l’objet et le centre d’intérêt de dizaines de films (dont celui de la Bataille d’Alger, réalisé en 1966 par l’Italien Gillo Pontecorvo, ou encore l’Opium et le Bâton, Palme d’or à Cannes en 1975), de centaines de documentaires ainsi que de milliers d’articles scientifiques, de thèses, de livres et d’ouvrages en tout genre, mériterait beaucoup plus pour cerner la majeure partie de ces facettes. En effet, nous pouvons parler de la dimension diplomatique de la Révolution et de son action, amorcée déjà au Sommet des Non-Alignés à Bandung en 1955, jusqu’à acculer la France, à la faveur d’un travail acharné du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), dans l’antre même de l’ONU avec l’aide de quelques Etats arabes, tels que la Tunisie, le Maroc, la Libye et l’Egypte et le soutien aussi des pays du bloc de l’est en Europe et de la Chine. Nous serons en mesure aussi de mettre en avant le génie de certains responsables du FLN et de l’ALN (Armée de libération nationale), qui ont mis en place, alors que l’Etat algérien n’existait pas encore, un service de renseignement efficace et des plus redoutables. Un autre coup de génie fut celui de mettre sur pied une sélection nationale algérienne de football compétitive et composée de professionnels évoluant tous en championnat de France et dont certains évoluaient et étaient des titulaires indiscutables en équipe de France. Ce projet qui a tant porté la voix de l’Algérie et qui a tant apporté à la Révolution avec un impact psychologique et social certain en France et partout dans le monde, grâce aux prouesses techniques des « dribbleurs de l’Indépendances » mais aussi à leur maturité politique et à leur conscience nationaliste. Nous pouvons encore s’étaler davantage en revenant sur la dimension médiatique avec la création du journal Al-Moudjahid, porte-voix de la Révolution, à Alger dans un premier temps avant qu’il ne soit transféré à Tunis en 1957, ou encore le lancement de la « Voix de l’Algérie » (Sawt al Jazair) à Radio Tunis avec la voix envoutante au verbe mobilisateur de Aissa Messaoudi, le zeitounien. Autant de facettes et de d’aspects, nombre de femmes et d’hommes, épris de liberté et assoiffés de dignité, qui ont consenti de lourds sacrifices et qui ont gravé en lettres d’or et pour l’éternité leurs actes de bravoure dans le Panthéon du combat, pour que vive la Nation algérienne – dont certains lui dénient le droit d’exister, plus de six décades plus tard – et à qui la Patrie est reconnaissante. Toutefois, s’il y a un nom à retenir d’un seul combattant, ça sera celui du peuple algérien, unique héros, qui avec les mains nues, dans le dénuement et la misère matérielle la plus totale, a su se soulever et se dresser, en « aspirant vivre » dignement, pour « briser les chaînes » et voir « les ténèbres se dissiper », répondant ainsi à l’appel de son destin.
1Femmes combattantes et donc « rebelles », femmes suspectes, femmes au fond des mechtas ratissées : leur viol fut une violence et un acte de guerre perpétrés, là-bas, par des soldats français. Sur ce sujet si difficile que les historiens découvrent, voici une première mise au point, en prélude à des études plus complètes.
2La pratique systématique des viols pendant la guerre en ex-Yougoslavie, de 1991 à 1995, a placé en pleine lumière une violence spécifique, trop souvent considérée comme un dommage collatéral universel des guerres [1][1]Véronique Nahoum-Grappe et Beverly Allen, Rape Warfare : The…. Elle a aussi conduit à des avancées importantes du droit international qui ont contribué, à leur tour, à mieux identifier cette violence dans les conflits postérieurs. Le conseil de sécurité de l’ONU a qualifié d’« actes d’une brutalité innommable » les viols et les abus sexuels sur les femmes et les enfants en ex-Yougoslavie – particulièrement en Bosnie-Herzégovine – et le même jour son assemblée générale a défini les viols de femmes comme arme de guerre utilisée de manière délibérée à des fins de nettoyage ethnique, dans le cadre d’une politique génocidaire [2][2]Résolution 47/121 du 18 décembre 1992.. Quatre ans et demi plus tard, le 27 juin 1996, le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY) a qualifié de crime contre l’humanité les viols commis dans la ville bosniaque de Foca en avril 1992 et a inculpé un membre et un chef d’une unité paramilitaire d’élite serbe.
3Les études et les rapports des organisations internationales se sont multipliés sur cette violence spécifique qui reçoit désormais une plus grande attention de la part des observateurs des affrontements armés en cours. En est-il de même des historiens ?
5Longtemps ignorés ou occultés des histoires de la guerre, les viols sont des objets difficiles à saisir. Souvent tu par les victimes, le viol est peu repérable dans le cours des violences de guerre – à moins d’avoir fait l’objet de sanctions disciplinaires ou de condamnations judiciaires. Ces décisions, qui participent encore de la violence étudiée puisque la qualification, l’inculpation ou/et la réparation judiciaire sont autant d’étapes dans la reconstruction des victimes et dans le discours élaboré par les instances judiciaires ou disciplinaires sur ces violences, sont des sources particulièrement riches et précises [8][8]Jean-Clément Martin, « Violences sexuelles, étude des archives,….
6Pour la guerre d’Algérie, les archives du ministère de la Justice contiennent quelques rapports du procureur général d’Alger au garde des Sceaux à propos d’affaires de viols dénoncées à l’autorité judiciaire. Mais la répartition des compétences durant cette période a abouti à ce que ces affaires soient toujours instruites par la justice militaire : les dossiers d’action publique sont donc plutôt maigres [9][9]Sur la répartition des tâches entre justice militaire et…. Ils constituent néanmoins un premier gisement de sources pour cerner cette réalité. Au contraire, les dossiers de la justice militaire demeurent pour l’instant inaccessibles. En outre, l’amnistie corrélative des accords de cessez-le-feu, qui a rendu impossible toute poursuite à l’encontre de militaires français ou de combattants algériens, complique la situation [10][10]Pour l’aspect français, la déclaration du 19 mars 1962…. Elle a en effet effacé toute condamnation prononcée avant le 19 mars 1962 et empêche désormais de mentionner d’éventuelles condamnations ou poursuites. Les sources judiciaires sont donc aujourd’hui largement sous-exploitées.
7En leur absence, d’autres sources permettent d’approcher les contours de cette violence, au premier rang desquelles les archives militaires : des sanctions, des rapports mentionnent des viols, des notes de service aussi attestent, en creux, de leur récurrence. Manifestement, cependant, cette violence n’a pas intéressé les autorités politiques et militaires françaises. Elle n’a pas non plus été instrumentalisée par les nationalistes algériens pour dénoncer les méthodes de guerre françaises et n’a donc donné lieu à aucune enquête poussée ordonnée par le pouvoir politique. Les viols restent sans doute largement enfouis dans l’anonymat des violences, sous l’effet de ces deux aveuglements croisés.
8Or cette violence sexuelle faite aux femmes algériennes a de multiples spécificités qui permettent d’éclairer plus finement les enjeux de la guerre. On peut les saisir grâce aux sources privées. Depuis quarante ans, des témoignages écrits ou oraux d’anciens acteurs de la guerre évoquent ces viols ; pendant la guerre elle-même, des journaux de soldats, des rapports d’aumôniers en parlent et, en Algérie, des femmes et des hommes écrivent sur cette blessure. Malgré des silences parfois tenaces sur une violence triplement tue par les victimes, par les soldats et par leurs chefs, la variété des sources et des points de vue – les sources officielles venant éclairer et compléter les sources privées – permet une investigation scientifique.
? Des femmes dans la guerre
9Dès le début du conflit, les femmes sont victimes de la répression menée par les forces de l’ordre françaises. Elles sont aussi une cible de choix pour l’action psychologique de l’armée dont un des buts était de faire l’Algérie française par les femmes [11][11]Voir la thèse en cours de Diane Sambron sous la direction de…. En effet ce qu’on appelle alors les « événements d’Algérie » est une guerre dans laquelle la totalité de la population est impliquée d’une manière ou d’une autre et l’engagement des femmes dans la lutte pour l’indépendance, qui a pris des formes diverses, a été progressivement perçu par les militaires français [12][12]Le premier travail d’ampleur sur les femmes dans la guerre…. Les femmes combattantes dans les maquis n’ont été qu’une infime partie d’entre elles : Djamila Amrane estime leur nombre à environ 2 000 pour toute la guerre. Elles sont pour la plupart très jeunes, puisque plus de la moitié a moins de 20 ans et 90 % moins de 30 ans.
10Au-delà de ces combattantes – le terme doit encore être précisé par l’étude des fonctions précises qui leur sont dévolues au sein des maquis, où il semble qu’elles n’aient que rarement eu le droit de porter une arme –, les femmes se consacrent essentiellement à des activités telles que les soins, le ravitaillement, l’hébergement. Leur relative discrétion amène aussi à leur confier des tâches d’agents de liaison. En effet, le Front de Libération Nationale, peu favorable à la présence de femmes parmi les combattants armés, les encourage en revanche à participer à l’organisation civile du peuple, au sein de laquelle les tâches de ravitaillement deviennent essentielles, au fur et à mesure que la lutte contre les maquis s’intensifie [13][13]Daho Djerbal, « Les maquis du Nord Constantinois face aux…. Sur ce point, Djamila Amrane montre que la guerre provoque une évolution des comportements puisque les courses, traditionnellement dévolues aux hommes, sont progressivement faites par les femmes chargées non plus seulement de cuisiner mais aussi d’acheter la nourriture.
11Ainsi la place des femmes dans la guerre fut croissante. De véritables cellules féminines sont constituées au sein du nizâm, l’organisation chargée d’encadrer la population algérienne. Elles sont bientôt démantelées elles aussi, cette structure devenant même, semble-t-il, l’ennemie prioritaire et privilégiée de la plus grande partie des troupes françaises. Au travers des archives militaires, on peut observer l’évolution du regard de l’armée sur elles : les femmes accèdent peu à peu au rang de sujets dans la guerre et elles sont dès lors, comme les hommes, mises en fiches, suspectées, arrêtées pour leurs propres activités. Une directive du général Massu incite ainsi toutes les troupes du corps d’armée d’Alger à ne « pas négliger les femmes, parmi lesquelles le rebelle fait actuellement un effort de recrutement » [14][14]Annexe à la directive du 24 février 1959. Annexe n° 1 sur la…. Dans les journaux de marche des unités, l’évolution est sans ambiguïtés : abattre une femme, encore présenté comme une bavure dans les premières années du conflit, devient un fait de guerre à partir de 1959-1960. Cette inclusion des femmes dans le groupe des ennemis de la France implique une généralisation des violences contre elles.
? Des ennemies à combattre
12L’ambiguïté des définitions des « rebelles » et des « suspects » données par les textes officiels français autorise dès le début de la guerre les interprétations les plus larges chez les soldats chargés de la répression de la « rébellion ». Si les femmes sont dans un premier temps relativement épargnées par les violences déployées au cours des « opérations de maintien de l’ordre », la méfiance vis-à-vis d’hommes profitant du vêtement féminin pour se dissimuler aux yeux des Français amène, dans certains endroits, à un contrôle du sexe des femmes. Ainsi à Collo, dans le Nord Constantinois, il est recommandé de « ne pas négliger les femmes musulmanes et de les fouiller ». C’est déjà ce souci qui avait poussé le commandant en chef en Algérie, le général Lorillot, à demander au ministre résidant le recrutement de personnel féminin « pour permettre la fouille immédiate des femmes musulmanes arrêtées comme suspectes » [15][15]Note du commandant du secteur de Collo en juillet 1958 (SHAT,…. Une assistante sociale d’Alger, Simone, se souvient ainsi avoir été convoquée au commissariat en mai 1956 et emmenée avec d’autres collègues dans la casbah pour fouiller les femmes ; elles furent, affirme-t-elle, très rares à refuser cette tâche [16][16]Entretien de l’auteur avec Simone, janvier 1999.. Néanmoins les effectifs féminins n’ont jamais été suffisants, a fortiori loin des villes.
13Les fouilles des Algériennes pouvaient aller d’une palpation sur les vêtements jusqu’à l’obligation de soulever leur robe. Vérifier le sexe des femmes s’entend alors au sens propre : il s’agit de s’assurer de leur pilosité. En effet, les femmes dont les maris sont au maquis sont suspectées de continuer à les voir et le pubis rasé est considéré comme une preuve irréfutable de relations sexuelles récentes. S’assurer de la longueur des poils pubiens devient dès lors une activité ressortant de la recherche du renseignement [17][17]Voir par exemple les témoignages de Louis Devred (Une certaine….
14D’abord simplement soupçonnées d’être des « femmes de », les Algériennes deviennent donc progressivement des ennemies à part entière. Elles sont de plus en plus nombreuses à être contrôlées, arrêtées, interrogées, torturées, emprisonnées, assignées à résidence ou exécutées. À la fin de l’année 1957, une section spéciale est ouverte au sein du centre d’hébergement de Téfeschoun pour les regrouper. Avant d’y arriver, elles ont souvent subi des violences, soit au moment de leur arrestation, soit durant leur détention dans les centres dépendants de l’armée. Ces violences présentent des caractéristiques sexuelles évidentes, brûlures sur les seins, électrodes placées sur le sexe.
? Faire souffrir
15Plus précisément, le viol est une méthode ordinaire de torture à laquelle on recourt pour faire parler une prisonnière ou un prisonnier, pour terroriser [18][18]Deborah Blatt, « Recognizing rape as method of torture »,…. La pénétration violente se fait souvent au moyen de morceau de bois, de bouteille, etc. Le sexe est le lieu d’application de la souffrance, comme lors de la torture à l’électricité où les parties sexuelles du corps sont particulièrement visées ; il est le lieu d’entrée de la douleur, qui marque définitivement, bien que de manière invisible, les victimes et leurs proches. Si hommes et femmes peuvent le subir, sa signification symbolique, partie prenante de son efficacité criminelle, est accentuée dans le cas des femmes car le viol attente directement à leur filiation.
16En outre elles sont aussi l’objet de la violence sexuelle directe de certains des hommes qui les détiennent. Cette pratique est attestée par de nombreux témoignages, que quelques récits décrivant des gestes explicites de protection ne viennent pas compenser, au contraire. Ainsi un infirmier dans le Sud algérien se souvient d’une très belle jeune femme qui avait cherché refuge auprès de son unité : « Il a fallu héberger la fille […]. Le seul moyen, ça a été de la mettre dans l’ambulance, d’accoler les portes de l’ambulance contre le mur pour que les militaires ne viennent pas rentrer dedans, et verrouiller les portes [19][19]Entretien de l’auteur avec Jean Suaud, février 2000.. » La protection laisse apercevoir ce qui était redouté alors par le médecin du régiment et son infirmier. Sensible à la frustration sexuelle de ses camarades de chambrée et à leur obsession du bordel, Ugo Iannucci décrit à plusieurs reprises la tentation puis la réalisation de réduire les « femmes de fellouzes » arrêtées en esclaves sexuelles. Tentant de discuter avec les autres soldats, il note dans son journal, dépité, ces bribes de conversation : « “On est bien d’accord avec toi, Ugo. C’est dégueulasse ce qu’on a fait. Mais c’est la guerre, et les femmes de fel, qui ont coupé les couilles à nos copains”. Toujours la même “logique”, commente-t-il. En réalité, racisme et couilles trop pleines [20][20]Ugo Iannucci, Soldat dans les gorges de Palestro. Journal de…. »
17L’évidence était apparemment répandue : les Algériennes étaient des femmes qui pouvaient être violées. C’est ce que notait par exemple un pasteur en 1956 à propos de secteurs où « le viol devient une manière de pacification » [21][21]Lettre du pasteur Muller au pasteur de Cabrol, le 6 juillet…. Le journal tenu par Mouloud Feraoun au cours de la guerre permet aussi de repérer à quel point le viol fut une pratique courante en Kabylie notamment au cours des grandes opérations engagées par le général Challe à l’été 1959. Sans atteindre ces extrémités, la plupart des viols commis pendant la guerre d’Algérie par des soldats français l’ont été de manière à la fois plus banale et moins systématique.
18On peut en distinguer deux grands types : les viols prémédités et les viols opportunistes. Les premiers sont souvent accomplis de nuit par un tout petit nombre de soldats et il est vraisemblable que ces crimes sont restés inconnus de leurs camarades, sauf, cas exceptionnel, plainte de la victime ou – quelques sanctions en attestent – abandon de poste corrélatif. Certains chefs ont pu autoriser, implicitement ou explicitement, leurs hommes à se rendre dans les villages, les mechtas, des régions considérées comme « rebelles », où le viol venait alors s’ajouter aux manières de faire la guerre.
19Mais la plupart des viols accomplis pendant la guerre d’Algérie sont surtout à mettre en relation avec la contingence des opérations militaires. Le contrôle de la population est ainsi l’occasion idéale pour les perpétrer. Se faisant l’écho du fatalisme issu de l’expérience, Mouloud Feraoun note que « lorsque les militaires délogent [les Kabyles] de chez eux, les parquent hors du village pour fouiller les maisons, ils savent que les sexes des filles et des femmes seront fouillés aussi » [22][22]Mouloud Feraoun, Journal. 1955-1962, Paris, Seuil, 1962 (rééd.…. Les viols sont commis de manière collective, les autres soldats surveillant pendant que le violeur agit. Les hommes, qui se succèdent sur le corps des femmes, utilisent la contrainte d’une arme, que ce soit la leur ou celle de leurs camarades. Les viols peuvent s’accompagner de violences sur les femmes elles-mêmes ou sur leurs proches.
20Cependant, de même que le caractère répandu des tortures ne doit pas amener à conclure qu’elles furent systématiques, de même toutes les femmes arrêtées n’ont pas été violées. La diversité des situations est un caractère récurrent de la guerre d’Algérie, véritable kaléidoscope où gestes d’humanité élémentaires et brutalités extrêmes peuvent voisiner à quelques kilomètres de distance, à quelques mois de décalage. Néanmoins le viol y est sans conteste une torture de prédilection infligée aux femmes, qu’elles soient convaincues d’être des « terroristes », des combattantes du maquis ou simplement suspectées d’un lien avec la « rébellion ». De fait, dans cette guerre qui vise, essentiellement, non pas les combattants des maquis ou de l’armée des frontières, mais la population algérienne, le viol occupe une place particulière.
? Conquérir, occuper, vaincre : les trois logiques du viol
21Le viol est un acte de violence dans lequel le sexe de l’homme est le moyen – mais un objet peut lui être substitué – et dont le sexe de la femme n’est pas la fin ultime. C’est la femme elle-même qui est visée. Le désir y est moins sexuel que volonté de possession et d’humiliation. À travers la femme, bousculée, violentée, violée, les militaires atteignent sa famille, son village, et tous les cercles auxquels elle appartient jusqu’au dernier, le peuple algérien. C’est ce dont témoignent les consignes données par les fellagha aux femmes de Kabylie : « Ils ont expliqué, note Mouloud Feraoun, texte du Coran à l’appui, que leur combat à elles consistait précisément à accepter l’outrage des soldats, non à le rechercher spécialement, à le subir et à s’en moquer. […] Au surplus, il est recommandé de ne pas parler de ces choses, de ne pas laisser croire à l’ennemi qu’il a touché la chair vive de l’âme kabyle si l’on peut dire, de se comporter en vrai patriote qui subordonne tout à la libération de la patrie enchaînée [23][23]Mouloud Feraoun, op. cit., 20 février 1959.. » « La chair vive de l’âme kabyle » : l’expression condense exactement la dimension psychologique ou mentale de la violence physique. En ce sens, le viol ressortit exactement de la même logique que la torture [24][24]Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre….
22Cependant le viol des femmes ajoute à cette souffrance intentionnellement infligée à des individus, dans le but d’atteindre leurs communautés d’appartenance, un attentat aux valeurs fondamentales de ces groupes, famille, clan, village ou quartier, etc. « C’est un fait, écrit ainsi Germaine Tillion à propos de l’espace méditerranéen, qu’une susceptibilité collective et individuelle exacerbée accompagne partout, aujourd’hui encore, un certain idéal de brutalité virile, dont le complément est une dramatisation de la vertu féminine. Ils s’intègrent l’un et l’autre dans un orgueil familial qui s’abreuve de sang et se projette hors de soi sur deux mythes : l’ascendance, la descendance [25][25]Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966,…. » De fait le viol porte atteinte à l’ordre de la sexualité, qui repose en Algérie sur la défense par les hommes de la virginité ou de la pureté des femmes, c’est-à-dire de la filiation [26][26]Sur ce point, voir les analyses de Véronique Nahoum-Grappe sur….
23Cet ordre est celui de l’islam, se pensant « tout entier dans la relation sexuelle, dans la régulation de cette relation » [27][27]Mohammed Hocine Benkheira, « Allah, ses hommes et leurs… ; le sexe bien réglé renvoyant à la fois aux relations humaines – par rapport aux bêtes – et aux relations sociales – dans un monde organisé politiquement. Il est aussi fondateur et central dans la culture kabyle, comme le signale Mohammed Hocine Benkheira et comme le souligne encore Mouloud Feraoun : « Tous ceux qui savent partagent leur honte et leur colère […] parce qu’ils considèrent cela comme le plus grand des crimes et que de tout temps leurs mœurs, leurs lois, leur raison d’être, en tant que Kabyles reposent sur cet interdit, ce sacro-saint respect qui doit préserver la femme [28][28]Mouloud Feraoun continue ainsi ce passage de son journal dans…. »
24Le viol, ce crime si particulier dont l’auteur se sent innocent et la victime honteuse, est non seulement une tache que les femmes algériennes taisent, mais une blessure que les hommes cachent aussi, puisqu’elle a signifié leur impuissance à protéger les femmes, pierre de touche de leur autorité et de leur honneur [29][29]Les analyses fondatrices sur ce sujet sont celles de Germaine…. Au-delà d’elles, le viol agit bien – pour reprendre les mots de Gerna Lerner – comme une castration symbolique des hommes [30][30]Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy, New York, Oxford…. Les viols accomplis pendant la guerre d’Algérie peuvent dès lors être qualifiés de violences politiques : ils sont, en dernière instance à cette époque, une affaire d’hommes. Dans ces départements officiellement français depuis plus de cent ans, les viols conservent la dimension symbolique des viols de conquête : il s’agit bien de rapts des femmes, « possession d’un corps devenue celle d’un être », « maintien du violé en situation de dominé » [31][31]Georges Vigarello, op. cit., p. 262.. Comme l’avait pointé Susan Brownmiller en 1975, le viol est l’acte du conquérant par excellence : le signe du vainqueur et, pour le pays vaincu, une humiliation profonde [32][32]Susan Brownmiller, Le viol, Stock, 1976. Paru en anglais en…. Cependant, en Algérie, les viols sont souvent perpétrés dans le confort matériel d’une armée d’occupation, largement supérieure en moyens à ceux contre qui elle se bat. Ils n’accompagnent pas une invasion mais une volonté politique de rester et de durer en Algérie.
? Les enfants du viol, fruits durables de la violence ennemie
25Les actions portées devant la justice par Mohamed Garne depuis quelques années ont révélé au public français la réalité des viols pendant la guerre d’Algérie. Kheïra Garne, sa mère, a été violée à l’âge de seize ans par les soldats chargés de la garde du camp de regroupement de Teniet-el-Haad dans l’Ouest algérois en 1959. C’est apparemment aux fins de déclencher une fausse couche, qu’ils l’ont ensuite battue à plusieurs reprises sur le ventre. La jeune femme a pourtant accouché et l’enfant a été pris en charge par des religieuses puis, au bout de six mois, placé en nourrice et définitivement séparé de sa mère [33][33]La précision exceptionnelle de ce cas est due à la plainte….
26Ce souci manifeste des soldats violeurs de provoquer une fausse couche est attesté aussi côté algérien. C’est le cas chez les Iflissen, au nord de Tigzirt, où l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin a mené une enquête en 1969 : « L’honneur kabyle, pourtant terriblement exigeant et strict quant aux femmes, ne tint pas rigueur aux femmes violentées dans cette guerre de terreur. On choisit l’oubli. Non seulement les maris n’ont pas divorcé et les jeunes filles ont été rapidement mariées, mais encore l’on s’efforça de faire avorter les victimes, de sorte qu’aucun enfant ne naisse de ces viols [34][34]Camille Lacoste-Dujardin, Opération « oiseau bleu ». Des…. » Lors d’un entretien avec Djamila Amrane, Mimi ben Mohamed, évoque même des propositions plus radicales : « Fahia [Hermouche] et moi avions posé le problème du viol. Les nôtres, au début, ils ne voulaient pas le croire. Bon après, ils savaient. Toutes ces grossesses qu’allons-nous en faire ? Alors le commandant Si Lakhdar, peut-être parce qu’il était jeune, a dit : “Bon, on tue les bébés”. Nous avons dit : “Non, ce n’est pas possible, on ne peut tuer des innocents. Les gosses n’y sont pour rien et les femmes non plus, puisqu’elles ont été obligées. Ce n’est pas possible de détruire un enfant comme ça, ce serait un crime”. Effectivement, ils ne l’ont pas fait, ils ont gardé tous ces enfants. Les maris n’en voulaient pas, mais finalement ils les ont gardés. Il y a eu des difficultés, mais chacun a compris… [35][35]Djamila Amrane, Des femmes dans la guerre d’Algérie, op. cit.,… » Grâce à ces témoignages et à d’autres, ce sujet est peu à peu éclairé. Il reste cependant encore obscur sur de nombreux points, car il fait écho au silence entourant les viols commis par les maquisards algériens eux-mêmes.
27En définitive des enfants ont sans doute été abandonnés ou recueillis par des institutions caritatives. D’autres ont été gardés au sein des familles et des villages, la communauté décidant de cicatriser collectivement la blessure infligée par cette violence. Mais cette acceptation n’a pas été sans peine et sans débat. Qu’en a-t-il été du côté des autorités françaises ?
? Les autorités françaises et les violeurs
28L’examen des modalités et des effets des violences sexuelles contre les femmes permet de dégager les logiques à l’œuvre dans leur accomplissement. Pendant la guerre d’Algérie, les viols participent d’une guerre qui mêle dimension de la conquête, volonté d’occupation durable et désir de vaincre définitivement. Mais il faut bien distinguer interprétation de l’historien et stratégie délibérée des acteurs. Il ne s’agissait pas, comme lors du récent conflit en ex-Yougoslavie, d’un usage systématique et planifié des viols à des fins officielles de « purification ethnique ». Autant que les archives permettent de le dire, aucun texte n’autorise à conclure à une volonté politique ou stratégique prônant les viols pour asseoir la puissance française en Algérie ; aucun document même ne tente d’en recommander l’usage ou de laisser les soldats s’y livrer. Contrairement à la torture, aucune justification n’affleure jamais dans les instructions. Le viol est totalement interdit dans l’armée française, puisqu’il est un crime au regard du code pénal. Si Grotius a pu écrire que certaines nations civilisées, bien que n’admettant pas le viol, pouvaient le juger « admissible » en cas de guerre [36][36]Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Bâle, 1746 (tome…, les temps ont changé et, pendant la guerre d’Algérie, aucun juriste n’a cette position. Les cas de viols signalés à l’autorité militaire semblent avoir été sanctionnés disciplinairement et leurs auteurs peuvent même avoir été déférés devant la justice militaire. En tout cas, les quelques enquêtes connues sur des viols aboutissent toujours à des sanctions et à des inculpations – ce qui constitue une différence importante avec la pratique de la torture.
29Mais rares sont en fait les viols qui arrivent à la connaissance des autorités supérieures. Outre le silence des Algérien-ne-s, les officiers ne sont pas toujours pressés de punir les militaires violeurs. Certes, nombreux sont ceux qui, dans l’armée, perçoivent la dimension transgressive de ces atteintes aux femmes et les témoignages des anciens d’Algérie, trente à quarante ans après les faits, révèlent un sujet douloureux, sur lequel il est malaisé de s’expliquer. Mais il est aussi évident que, pour les chefs de rang inférieur, directement aux contacts des violeurs et de leurs camarades, sanctionner ces violences n’est pas un souci prioritaire. Bien plus, l’importance des petites unités isolées dans cette guerre avant tout statique autorise à conclure à l’impunité presque totale des viols pendant la guerre d’Algérie.
? Le viol, la virilité, la guerre
30Au sein de ces groupes d’hommes, « lieux d’exacerbation des valeurs viriles » [37][37]Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 77., le viol permet en effet une confrontation violente mais sans danger entre image de soi et image de l’autre, d’où l’homme ressort viril et la femme conquise. Cette dimension essentielle de violence virile est en outre renforcée par le racisme ordinaire qui prévaut vis-à-vis des Algériens, a fortiori quand ils sont ennemi-e-s. À ceci s’ajoutent les lieux communs sur les viols en temps de guerre, voire sur le viol lui-même, que les militaires partagent avec la plus grande partie de la société française. Pulsion irrésistible, expression de la nature de l’homme, acte dont le caractère criminel ou transgressif ne serait pas évident dans tous les cas, le viol connaîtrait, dans le contexte désinhibant de la guerre, un terrain d’expansion privilégié et incontrôlable. Autant d’idées reçues qui limitent le viol au terrain du désir sexuel – le viol serait l’expression incontrôlée, voire incontrôlable, des pulsions sexuelles masculines – et en gomment précisément la dimension de domination, particulièrement signifiante en temps de guerre.
31Les hommes qui partent servir en Algérie ont grandi dans un monde où l’affirmation de l’identité virile passe largement par une sexualité dominée par une confrontation du féminin et du masculin au profit de ce dernier : être un homme s’éprouve entre hommes et face aux femmes. Partant pour l’Algérie, les appelés arborent ainsi fièrement sur leur poitrine des « Bon pour les filles » qui témoignent de la permanence de la fonction initiatique dévolue dans la société française au service militaire [38][38]Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la…. Assurément, la surenchère dans l’affirmation de l’identité virile permise au quotidien par la pratique de la violence dans la guerre, par la possession d’une arme, par l’exaltation de la force fournit un champ idéal à cette mise à l’épreuve.
32Pour la première moitié du 20e siècle, Anne-Marie Sohn a montré que les viols collectifs commis en temps de paix et arrivant devant la justice française bénéficiaient d’une indulgence certaine, donnant à penser qu’ils étaient considérés comme « un défoulement normal de la jeunesse, voire une démonstration de virilité » [39][39]Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l’alcôve. La sexualité des…. Ces viols collectifs – qui ne représentent que 9 % des viols jugés par les tribunaux – sont le plus souvent réalisés sous la direction d’un meneur qui peut être le seul à abuser sexuellement de la victime tandis que les autres font le guet ou participent à l’immobilisation de la femme : une structure qui est très proche de celle des viols commis pendant la guerre d’Algérie. Là aussi le viol collectif a pu contribuer à consolider la cohésion du groupe de jeunes hommes que la guerre a formés et qu’elle oblige à vivre ensemble pendant de longs mois [40][40]Ce rôle du viol collectif dans la cohésion des groupes de…. Cette dimension permet de comprendre que certains aient pu se vanter auprès de leurs camarades d’avoir violé des femmes, le crime devenant alors un acte de gloire, un brevet de violence revendiquée comme constitutive de l’identité virile.
33Certes les hommes qui servent en Algérie connaissent l’interdit social pesant sur le viol et la crainte d’une sanction a pu contribuer à limiter ces violences. Mais en même temps le contexte spécifique de cette guerre a conduit certains militaires à élaborer des normes comportementales, décalées de la vie civile ordinaire et affranchies de ses codes élémentaires. Sans ignorer forcément la valeur habituellement transgressive du viol, les soldats ont pu alors laisser faire ou accomplir eux-mêmes des violences sur des êtres qui, avant d’être leurs semblables dans l’humanité, leur apparaissaient avant tout comme différents : femmes, Algériennes et ennemies.
Véronique Nahoum-Grappe et Beverly Allen, Rape Warfare : The Hidden Genocide in Bosnia-Herzegovina and Croatia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
Anne Llewellyn Barstow (dir.), War’s dirty secret : rape, prostitution, and other crimes against women, Cleveland/ Ohio, Pilgrim Press, 2000, et Caroline O.N. Moser, Fiona C. Clark (dir.), Victims, perpetrators or actors ? Gendred, armed conflict and political violence, Londres et New York, Zed Books, 2001.
Rhonda Copelon, « Gendered War Crimes : Reconceptualizing Rape in Time of War », dans Julie Peters et Andrea Wolper (dir.), Women’s Rights Human Rights, New York, Routledge, 1995.
Stéphane Audoin-Rouzeau mentionne aussi Sylvana Tomaselli et Roy Porter (dir.), Rape, Oxford/New York, Blackwell, 1986 ; on peut ajouter Patricia Searles et Ronald J. Berger (dir.), Rape and society. Readings on the problem of sexual assaults, San Francisco/Oxford, Boulder, 1995.
Georges Vigarello, Histoire du viol, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1998. Voir aussi Ann J. Cahill, Rethinking rape, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
Sur la répartition des tâches entre justice militaire et justice civile en Algérie, Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001.
Pour l’aspect français, la déclaration du 19 mars 1962 précise : « Nul ne peut être inculpé, recherché, poursuivi, condamné ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque » pour des actes en liaison avec le maintien de l’ordre.
Voir la thèse en cours de Diane Sambron sous la direction de Jacques Frémeaux (Paris IV), « La politique d’émancipation du gouvernement français à l’égard des femmes algériennes pendant la guerre d’Algérie ».
Le premier travail d’ampleur sur les femmes dans la guerre d’Algérie est dû à Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, Paris, Plon, 1991 et « Les femmes face à la violence dans la guerre de libération » in Confluences. Méditerranée, 1996, 17, p. 87-96. En ligne
Daho Djerbal, « Les maquis du Nord Constantinois face aux grandes opérations de ratissage du plan Challe (1959-1960) », dans Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 195-218.
Annexe à la directive du 24 février 1959. Annexe n° 1 sur la technique policière, le 10 mars 1959, parue dans La Revue historique des Armées, 3, 1995, p. 52-54.
Voir par exemple les témoignages de Louis Devred (Une certaine présence. Au nom de l’épikié, Paris, ed. de la Pensée, 1997, p. 43) et de René Trouchaud (Haine et passion en Kabylie, en hommage à tous les combattants d’AFN, Nîmes, Lacour éditeur, 1994, p. 137).
Lettre du pasteur Muller au pasteur de Cabrol, le 6 juillet 1956 à propos du secteur de Bougie, 1K 625/31*, citée par Xavier Boniface, L’Aumônerie militaire française (1914-1962), thèse sous la direction de Yves-Marie Hilaire, université de Lille III, 1997, p. 486.
Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001. Les conclusions développées dans cet article y ont été en partie établies.
Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966, p. 67 ; Camille Lacoste-Dujardin et Marie Virolle (dir.), Femmes et hommes au Maghreb et en immigration. La frontière des genres en question : études sociologiques et anthropologiques, Paris, Publisud, 1998.
Sur ce point, voir les analyses de Véronique Nahoum-Grappe sur le viol comme « crime de profanation » et comme crime visant à « arrêter la transmission », « trancher le lien de filiation ». Ainsi dans CLIO. Histoire, Femmes et Sociétés, 5, 1997, p. 163-175.
Mohammed Hocine Benkheira, « Allah, ses hommes et leurs femmes : notes sur le dispositif de sexualité en islam », Peuples méditerranéens, 35, octobre-décembre 1983, p. 35-46.
Mouloud Feraoun continue ainsi ce passage de son journal dans lequel il se montre particulièrement ému : « Il est fort douteux qu’une intrusion aussi brutale dans des mœurs anachroniques pour mettre un peuple arriéré au diapason du monde moderne, aide à l’avènement de cette fraternité humaine à laquelle rêve M. Guy Mollet et que M. Lacoste s’efforce de réaliser » (8 janvier 1957).
Les analyses fondatrices sur ce sujet sont celles de Germaine Tillion dans Le harem et les cousins, op. cit. On peut lire aussi la contribution de Raymond Jamous, « Interdit, violence et baraka. Le problème de la souveraineté dans le Maroc traditionnel » dans Ernst Gellner (dir.), Islam, société et communauté. Anthropologies du Maghreb, Éditions du CNRS, 1981 et Monique Gadant, « Le corps dominé des femmes ou la valeur de la virginité », Le nationalisme algérien et les femmes, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 245-268.
La précision exceptionnelle de ce cas est due à la plainte déposée par Mohamed Garne contre l’État français, une fois découvertes, trente ans après les faits, les conditions ayant entouré sa conception et sa naissance. Cf. le rapport d’expertise sur Mohamed Garne, cité dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 22 novembre 2001.
Ce rôle du viol collectif dans la cohésion des groupes de jeunes a été repéré par les historiens, les sociologues et les anthropologues, comme le note Anne-Marie Sohn, op. cit., p. 301. Voir, par exemple, Andrea Parrot, Coping with date rape and acquaintance rape, New York, Rosen Pub. Group, 1999 et Sally K. Ward et al., Acquaintance and date rape : an annotated bibliography, Westport, Conn., Greenwood Press, 1994.
Un livre confession. Ce vendredi 28 octobre, Étienne Daho a publié l'ouvrage Étienne Daho, a Secret Book, dans lequel le chanteur lève le voile sur son enfance, sa famille et son parcours. Un livre riche de 400 pages, écrit par son amie de lycée, Sylvie Coma. Et à cette occasion, l'artiste a accepté d'accorder un entretien à Paris Match ce jeudi 27 octobre.
Étienne Daho est ainsi revenu sur ses huit premières années à Oran, au moment de la guerre d'Algérie. Une époque qu'il évoque aussi longuement dans son livre. "En Algérie, la vie était compliquée à cause de la guerre mais, enfant, on s'accommode de tout et l'on peut même jouer sous les bombes.Mes sœurs et moi devions éviter les cadavres dans la rue, nous baisser pour passer sous les fenêtres par peur de prendre une balle, s'allonger dans les voitures quand on circulait", a confié l'interprète de Week-end à Rome à nos confrères.
Étienne Daho : "je ne voulais pas être considéré comme l'immigré"
En 1960, alors qu'il était encore tout jeune, Etienne Daho et sa mère ont été abandonnés par son père, un militaire de carrière et musicien porté sur la fête. Et en 1964, à l'âge de 8 ans, le garçon quitte l'Algérie avec sa tante Francine, direction Reims dans un premier temps, puis Rennes. "Mon père avait disparu en France en 1960, ma mère comme moi ne pouvions pas quitter l'Algérie sans son autorisation. Donc je suis venu seul avec ma tante et mon oncle qui se sont occupés de moi", a (...)
Étienne Daho
Auteur-compositeur-interprète, acteur et producteur français
Mondafrique offre à ses lecteurs une photo récente du célèbre général Mohamed Mediene, dit Toufik, le patron des puissants services secrets algériens pendant un quart de siècle (1990-2015), qui apparait vieilli et diminué. Le cliché a été pris lors d’une réception, cet été, donnée à Alger en l’honneur d’un mariage. Les photos de cette incarnation du pouvoir algérien sont extrêmement rares, l’homme étant très secret.
À ses cotés, se trouve un général qui a appartenu en 2011- 2012 au cabinet du général Attafi, alors patron des renseignements extérieurs (voir la photo ci dessous). Diminué physiquement mais disposant de toutes ses facultés, le général Toufik se déplace avec peine en s’appuyant sur l’épaule d’un proche, jamais sur une cane. Lorsqu’il est sorti de sa résidence surveillée en janvier 2021, il n’avait pas souhaité être soigné à l’étranger comme beaucoup d’autres gradés et avait été pris en charge dans une clinique privée algérienne.
Le général Toufik habite désormais dans sa belle villa d’Hydra, le quartier le plus résidentiel d’Alger, pas loin de chez le général Nezzar, l’autre homme clé du pouvoir algériens durant les années de guerre civile, qu’il voit presque chaque jour. Malgré leur grand âge et leurs maladies, les deux hommes ont conservé une forte capacité de manoeuvre et une influence déterminante sur l’institution militaire, surtout depuis l’été dernier (voir l’article ci dessous en PJ)
Le général Toufik qui porte des lunettes se trouve à gauche de la photo
Cinquante ans après le procès de Bobigny, des archives inédites
Tribunal de Bobigny, 8 novembre 1972. L’avocate Gisèle Halimi appelle Paul Milliez à témoigner en faveur de Michèle Chevalier, accusée, avec trois autres femmes, d’avoir aidé sa fille Marie-Claire à se faire avorter. « Si Mme Chevalier était venue me trouver, je l’aurais sûrement aidée », annonce le célèbre professeur de médecine, catholique pratiquant et opposant à la légalisation de l’avortement. Dans les semaines qui suivent cette déposition — décisive dans le dénouement du procès qui contribuera, en 1975, à autoriser l’interruption volontaire de grossesse —, Paul Milliez reçoit des centaines de lettres. Des attaques de confrères, des messages de soutien, des commentaires philosophiques… Mais aussi des lettres de femmes désespérées, qui implorent son aide. Des archives inédites dont nous reproduisons ici des extraits.
29 novembre 1972
Docteur,
Je viens par ce petit mot vous faire part de mon problème.
Voilà, je suis enceinte de trois semaines. J’ai déjà trois garçons et je n’ai que 25 ans. Je ne voudrais pas le garder, car trois, j’estime que j’en ai assez. Mon mari ne le sait pas. Je viens vous voir [pour savoir] si vous ne pourriez pas m’avorter. Dites-moi combien vous prenez, car, vous savez, je ne suis pas bien riche. Dites-moi si vous pouvez m’avorter. Je vous remercie d’avance.
Petite ville de province, 4 février 1973
Monsieur le Professeur,
En lisant mon quotidien, je viens de découvrir un article de vous au sujet de l’avortement, c’est pourquoi je me permets de m’adresser à vous.
Je n’ai encore consulté aucun docteur, mais pas mal de symptômes me prouvent que j’attends un troisième enfant. J’en serais en cours de mon second mois, ce qui me met bien en peine.
J’ai déjà deux filles (…) et viens juste de reprendre mon travail. J’ai mon mari malade (…) qui exerce son métier avec difficulté. L’année passée, il est resté [plusieurs] mois sans travailler. De plus, nous avons une maison en construction, nous devrons cesser tous travaux si je dois arrêter mon travail. Tout cela me met le moral au plus bas, je ne cesse de penser à ce qui m’arrive.
Aujourd’hui, en vous écrivant, il me semble que je revis, car grâce à vous, j’espère être libérée de mes ennuis.
Que dois-je faire ? Prendre un rendez-vous avec vous ou pourriez-vous m’indiquer un docteur de votre avis pour me faire arrêter cette grossesse ? Je suivrai vos conseils !
Je vous joins une enveloppe timbrée pour la réponse que j’attends avec impatience. Mon mari est tout à fait d’accord.
Recevez, professeur, mes sincères salutations.
Madame A
M. Milliez. — Si Mme Chevalier était venue me trouver, je l’aurais sûrement aidée. Car, vivant depuis quarante ans le métier de médecin, j’ai eu connaissance d’un nombre de cas dramatiques comme le sien et je crois que j’ai toujours fait mon devoir, quelle que soit la loi. J’ai aidé les femmes qui se confiaient à moi.
J’ai fait personnellement un avortement à l’âge de 19 ans alors que j’étais externe des hôpitaux de Paris à l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne. Cette femme, qui avait fait une tentative d’avortement, est arrivée exsangue à l’hôpital. Elle avait quatre enfants, et venait d’être abandonnée par son mari.
Le président. — Cela n’est pas faire acte d’avortement, c’est réparer les conséquences.
M. Milliez. — Quand elle est arrivée, elle avait raté son avortement. Si je n’étais pas intervenu, sa grossesse se serait poursuivie. Je ne peux pas vous dire que j’ai fait cela sans troubles de conscience. Puisque vous me demandez de vous dire toute la vérité, je vous la dis. J’étais alors catholique pratiquant. Je suis encore militant d’Action catholique, mais j’ai considéré que mon devoir était d’aider cette femme, dans la situation difficile où elle se trouvait.
Depuis, j’ai favorisé, au cours de ma carrière, un certain nombre d’avortements, pas seulement des avortements thérapeutiques, mais aussi des avortements sociaux. J’ai toujours fait avorter les filles violées qui sont venues me voir. Il faut avoir vécu le drame d’une fille violée pour comprendre l’attitude que peut adopter un médecin qu’on vient voir dans des conditions semblables.
Sauf dans le premier cas que je vous ai rapporté, je n’ai pas fait personnellement d’avortements, mais j’en ai fait faire et, pour ne pas violer la loi, je les ai fait faire hors de France. Inutile de vous dire que j’ai fréquemment été conscient de l’injustice sociale devant laquelle je me trouvais. Il n’est pas d’exemple qu’une Française riche ne puisse pas se faire avorter, soit très simplement en France, soit à l’étranger. On a toujours assez d’argent dans ces cas-là pour un avortement fait dans de bonnes conditions.
Les femmes pauvres, je les voyais une fois qu’elles avaient fait leur tentative d’avortement. Mais quelle tentative et dans quelles conditions ! J’ai vu mourir des dizaines de femmes après des avortements clandestins et j’ai eu la chance et l’honneur d’être le premier à sauver des femmes atteintes de septicémie. En 1948, à Broussais, nous avons eu les premières exsanguino-transfusions. Là encore j’ai vu des femmes qui avaient approché la mort de près parce qu’elles ne voulaient pas avoir un enfant supplémentaire, elles ne le pouvaient pas. (…) Je ne me souviens que trop de la situation des ouvrières chez Renault qui donnaient deux mois de salaire à un médecin marron pour faire commencer l’avortement que je terminais douloureusement à l’hôpital sans anesthésie, parce que mon patron chirurgien, bien que socialiste très mondain, jugeait qu’il fallait que la femme s’en souvienne.Extrait du livre Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny. Sténotypie intégrale des débats du tribunal de Bobigny (8 novembre 1972), Gallimard, coll. « NRF », Paris, 1973 (réédition 2006).
Petite ville de province, 22 novembre 1972
Monsieur, Je m’excuse de vous déranger, mais peut-être êtes-vous mon salut, mon seul refuge. De vous dépend ma vie. Voici : je suis enceinte et ne veux absolument pas de cet enfant, en ayant déjà cinq et un mari malade du coeur. J’ai fait tout ce que je pouvais faire pour une fausse couche mais rien n’y fait. J’ai donc pris une assurance-vie et ainsi, je pourrai me suicider sans laisser mon mari et mes enfants dans le besoin, du moins dans l’immédiat car n’étant pas riche, je n’ai pu prendre une assurance-vie de plus de 3 200 000, j’écris en anciens francs. Mais ce qui m’ennuie le plus dans ce projet, c’est mon petit garçon de 3 ans. Il est toujours derrière moi et dès qu’il ne me voit plus, il m’appelle et me cherche partout. Même la nuit en dormant, il m’appelle, je lui fais deux ou trois chut et il se rendort paisiblement. Ce sera pour lui plus dur. J’ai longuement hésité pour lui. Mais il n’y a rien à faire, je ne veux pas de cet autre enfant. Aussi, je vous demanderai si vous pouvez quelque chose pour moi SVP, ou si vous ne pouvez pas, ce que je comprends très bien à cause de la loi, pouvez-vous me donner l’adresse et le montant d’une clinique en Angleterre SVP. Je vous en prie, Professeur, essayez. La 2e question serait même très bonne et je puis vous jurer que personne ne saura que c’est vous qui m’avez donné [cette adresse]. Seulement je vous demanderais de me répondre vite SVP, car la 24e semaine se termine le 10 décembre.
Je vous remercie à l’avance. En espérant que vous pourrez peut-être quelque chose pour nous.
Je vous prie de croire, Monsieur le professeur, à l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Petite ville de province, 26 novembre 1972
Docteur, Par l’intermédiaire d’une camarade, j’ai eu votre adresse. Elle a téléphoné chez vous et votre dame lui a répondu si je pouvais écrire.
Voici ma situation. J’ai 21 ans et je suis enceinte de cinq mois et demi, je travaille dans la ferme avec mes parents.
Je viens vous demander de me faire avorter, je ne voudrais pas avoir des inconvénients avec ma santé plus tard. Je puis vous dire que je suis en bonne santé et que je ne suis pas déclarée aux assurances. De plus, je n’ai passé aucune visite de maternité.
Si vous pouvez me pratiquer l’avortement, soyez bien aimable, Docteur, de me donner des renseignements. Si je dois être hospitalisée, je préférerais rentrer le lundi. S’il vous plaît [merci de] me dire le nombre de jours d’hospitalisation et le prix que je dois verser. Ou alors s’il y a un médicament à prendre pour me provoquer une fausse couche.
Dans l’attente d’avoir une réponse bientôt, recevez, docteur, mes salutations les plus respectueuses.
1er décembre 1972 (préfecture de province)
Monsieur le Professeur, Si je me décide à vous écrire, c’est que j’ai longuement réfléchi. Je vous expose mon cas. Je suis enceinte pour la cinquième fois et mon mari vient de me quitter. Mon médecin ne peut rien faire pour m’aider. Il m’a dit qu’il n’y avait qu’une solution : aller en Angleterre. Mais cela occasionne de très gros frais. Pour y aller, je serais obligée d’emprunter de l’argent. De plus, je supporte très mal mes grossesses. Le début, cela se présente bien, mais les sept derniers mois, il me faut garder le lit et me faire une série de piqûres. Jusqu’à présent, tout se passe comme je viens de vous le dire. Ne comptant sur aucun secours de ma famille, je vais être obligée de travailler. Mais si je garde le lit, je ne pourrai pas le faire, et mes enfants ont besoin de manger. De plus, Noël approche, je ne peux pas les priver de ce jour de fête. Et s’il n’y a aucune issue à mon cas, le désespoir me fera faire des bêtises, et mes enfants seront entraînés avec moi. Depuis que je sais mon état, je suis désespérée. J’ai déjà voulu mettre fin à mes jours deux fois. Et si je le faisais partir moi-même, je risque la prison. J’espère que vous me comprendrez. Si vous pouvez m’aider, ou me faire parvenir l’adresse d’un de vos confrères, ou mieux encore, me dire si vous connaissez une adresse en Angleterre, où on aide les gens dans ma situation. M. le professeur excusez-moi d’être aussi exigeante vis-à-vis de vous. Mais voyez-vous, quand vous vous trouvez seule sans aucune aide de qui que ce soit, cela est très dur.
J’ose espérer que votre réponse m’arrivera à temps… Veuillez agréer, Monsieur le professeur, mes salutations distinguées
Madame B
PS : je vous demanderai, après réponse, d’oublier mon nom et mon adresse. Je vous en remercie.
Petite ville de province, 8 mars 1973
Professeur, Je vous écris car j’ai lu un de vos articles dans Détective [sur] l’avortement et je suis de ce cas-là. Je suis fille-mère, j’ai déjà deux petites filles de 4 et 2 ans. Je ne veux pas du troisième que je porte. Je suis enceinte de 2 mois et demi. Professeur, pouvez-vous faire quelque chose pour moi ? Car je suis bien embêtée, je travaille en usine, mais je n’arrive pas assez à gagner ma vie pour moi et mes deux gosses. Pouvezvous me répondre Professeur, ou me donner un rendez-vous ? Faites quelque chose pour moi. Pouvez-vous me le faire passer ? Car d’après votre article, vous êtes pour. J’aimerais mieux vous voir pour parler plus librement.
Je vous joins mon adresse.
Veuillez agréer professeur mes sincères salutations.
Réponse de la patiente
Petite ville de province, 16 mars 1973
Professeur, Je vous envoie cette lettre pour vous remercier de m’avoir répondu si vite et pour la convocation. Mais je suis hospitalisée depuis avant-hier soir, j’ai fait une fausse couche de 3 mois et ça m’est arrivé à mon travail en faisant un effort.
Je vous remercie. Veuillez agréer, Professeur, mes salutations dévouées.
Mlle A
Périphérie d’une grande ville, 9 janvier 1973
Monsieur,
Ne sachant vers qui me tourner et ayant lu que vous avez pris position en faveur de l’avortement lors du procès de Bobigny, je vous écris car je n’ose dire que je suis désespérée mais il s’en faut de peu.
Je suis en instance de divorce. J’ai six enfants (…). Je suis enceinte de quatre ou cinq semaines, mes dernières règles datant du 8 novembre et vivant maritalement, ce nouvel enfant est pour moi une catastrophe. Ayant déjà beaucoup de mal à élever les six enfants, je ne vois pas comment en avoir un septième. De plus, ayant été opérée (…) il y a six ans, j’ai eu des ennuis lors de mes deux derniers accouchements.
J’ai bien entendu parler d’un médecin, mais il m’est impossible d’y aller car je n’ai pas d’argent et pas les moyens d’en emprunter, car nous avons déjà des tas de traites à payer.
Je viens donc vous demander si vous ne pourriez pas faire quelque chose pour moi.
Dans l’espoir que vous ne serez pas fâché par ma lettre,
Et en espérant que vous voudrez bien me répondre,
Soyez assuré, Monsieur, de ma considération.
Afin d’en assurer la conservation, le professeur Paul Milliez a remis à Gisèle Halimi les lettres qu’il a reçues après sa déposition au procès de Bobigny. Huit grosses enveloppes kraft que l’avocate a rangées dans les bibliothèques de son association, Choisir, où elles furent oubliées pendant de longues années. Ce n’est qu’au moment du décès de Gisèle Halimi, en juillet 2020, que ces documents furent retrouvés, alors que l’association quittait ses locaux et choisissait de confier ses archives au Centre des archives du féminisme, à Angers. Nous remercions Mme Violaine Lucas, présidente de Choisir, et les membres de cette association de nous avoir permis de consulter et de reproduire une partie de cette correspondance.
L’accueil des réfugiés en Occident n’a jamais été exempt de contradictions, mais l’invasion russe de l’Ukraine et la fuite de quelque cinq millions de personnes ont rendu ces contradictions plus explicites. Les politiques gouvernementales créent partout un système de sélection des réfugiés basé sur l’origine ethnique et la religion.
Ahmed Akacha/Pexels
Les politiques gouvernementales occidentales mettent partout en place un système de sélection des réfugiés basé sur l’origine ethnique et la religion : accueil généralisé et accès rapide à la protection pour les « bons » réfugiés ; refus, camps et barbelés pour tous les autres, les « mauvais ». La mutation du droit d’asile semble si grave qu’elle augure de sa mort imminente.
L’ASILE POLITIQUE DANS LA TEMPÊTE MONDIALE
L’extrême instabilité politique, économique, sociale et environnementale qui a balayé le monde ces dernières années a entraîné une augmentation sans précédent du nombre de personnes contraintes de quitter leur foyer ou leur pays.
Selon les estimations du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), on dénombrait plus de 84 millions de personnes déracinées et déplacées dans le monde en juin 2021 (personnes déplacées internes, demandeurs d’asile et réfugiés). Ces données ne prennent donc pas en compte les 5 millions d’Ukrainiens qui ont fui après l’invasion russe de février 2022, ni les Afghans qui ont quitté leur pays après le retrait brutal de l’armée américaine et l’installation des talibans en août 2021, ni les Kurdes contraints de quitter leurs foyers par suite de l’intensification des violences militaires à leur encontre, ni évidemment les transfuges russes qui refusent de combattre en Ukraine depuis la mobilisation partielle des réservistes.
La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, composante fondamentale de la législation sur les droits humains et tout juste sortie des célébrations de son 70e anniversaire est perçue comme la boussole qui devrait guider les actions des États et des institutions supranationales en matière de protection des réfugiés. Son article 1, basé sur le principe universaliste, établit le devoir des États d’offrir une protection adéquate à toute personne fuyant son pays par crainte de persécution en raison de sa race, de sa nationalité, de sa religion, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. Le principe de non-discrimination est donc le fondement éthique et juridique de l’asile et la protection accordée aux réfugiés sert à réparer la condition discriminatoire qui a conduit à leur fuite. Sous peine de voir disparaître la Convention de Genève, le droit d’asile ne permet donc pas d’approches sélectives et discrétionnaires fondées sur des hiérarchies raciales, nationales, religieuses, sur des opinions politiques ou autres. Et malgré tout, retentit désormais de toutes parts le glas de la faillite de la Convention de 1951, notamment en Occident où elle a vu le jour.
LA POLITIQUE AMÉRICAINE SÉLECTIVE
Aux États-Unis, les groupes de défense des droits humains ont récemment dénoncé non seulement le nombre record de demandeurs d’asile détenus pendant la présidence Biden (plus d’un million de demandeurs d’asile détenus de novembre 2021 à avril 2022)1, mais aussi la violence policière brutale exercée contre les réfugiés d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud. Les opérations Lone Star de la Garde nationale au Texas et Vigilant Sentry des garde-côtes en Floride représentent les développements les plus inquiétants dans le long processus de militarisation de l’asile aux États-Unis. S’y s’ajoute la discrimination pratiquée selon l’origine des réfugiés : ceux qui viennent d’Haïti, du Mexique, de Cuba, du Venezuela et du Cameroun sont soumis à d’énormes restrictions, tandis que les réfugiés ukrainiens bénéficient d’un bien meilleur traitement, notamment d’un accès accéléré au statut de réfugié et même d’une exemption de l’application du titre 42 du code gouvernemental américain de 1944 qui permet aux autorités fédérales d’empêcher l’entrée dans le pays pour des raisons sanitaires. Cette règle était le plus souvent utilisée par les administrations précédentes, notamment l’administration Trump lors de la pandémie de Covid-19, pour empêcher les demandeurs d’asile d’entrer sur le territoire américain.
RÉFUGIÉS ET « FAUX » RÉFUGIÉS DANS LA SCHIZOPHRÉNIE EUROPÉENNE
De l’autre côté de l’Atlantique, le gouvernement britannique promet via Twitter de mener à bien la « politique du Rwanda » mise au point quelques mois plus tôt par le gouvernement de Boris Johnson. Il s’agit de l’accord conjoint signé avec le gouvernement du Rwanda en application duquel Londres pourra expulser vers le Rwanda des demandeurs d’asile en contrepartie d’une dotation de 120 millions de livres sterling (environ 135 millions d’euros). Cet accord est justifié par l’incapacité du Royaume-Uni à accueillir des réfugiés, comme l’a expliqué Boris Johnson lui-même le 14 avril dernier : « Notre compassion est peut-être infinie, mais notre capacité à aider les gens ne l’est pas. »2
Pourtant, les deux gouvernements conservateurs ont promis une aide de 350 livres sterling par mois (environ 400 euros) exonérée d’impôts, pendant un an, à chaque famille britannique prête à accueillir des réfugiés ukrainiens qui sont manifestement considérés comme méritant d’être accueillis. Il convient également de préciser que la « politique rwandaise » n’a pas encore été mise en œuvre, la Cour européenne des droits de l’homme ayant réussi à bloquer les vols aériens prévus. Sans grande originalité, l’ancien premier ministre italien Mario Draghi a répété la même (et fausse) litanie sur la limite de l’accueil italien, lors d’une rencontre bilatérale entre l’Italie et la Turquie le 5 juillet : « À un certain point, le pays qui reçoit ne peut plus faire face. Nous sommes peut-être le pays le moins discriminant et le plus ouvert possible, mais nous avons aussi des limites et nous les avons atteintes. »
Selon les données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), on décomptait au 30 juin 2022 : 5 856 arrivées en Italie en provenance de Turquie, contre 15 187 de Libye, 5 843 de Tunisie, 472 du Liban et 6 de Grèce. Par comparaison, il y a eu plus de 145 000 réfugiés d’Ukraine depuis le début de l’invasion russe. La limite invoquée par le premier ministre italien de l’époque ne concernait donc pas l’accueil des réfugiés ukrainiens. De même, le « blocus naval » promis pendant la campagne électorale par Giorgia Meloni et Matteo Salvini ne concerne pas les Ukrainiens, mais bien tous les autres. C’est à ces « autres » que le futur gouvernement italien s’apprête à déclarer la guerre : fermeture totale des ports, camps de rétention en Afrique, réduction drastique des fonds d’accueil et législation ultrarépressive. Le tout accompagné d’un déluge hystérique de hashtags, comme l’exige la « gouvernance des tweets » de l’époque.
Le pouvoir discrétionnaire des gouvernements italiens en matière d’asile s’étend également à d’autres domaines, faisant craindre de nouveaux abîmes de racisme institutionnel. Un décret du ministère de l’intérieur de mars 2022 indique que sont a priori « inaccessibles » les actes relatifs à la « gestion des frontières et de l’immigration », y compris la collaboration avec Frontex, intensifiant par là-même l’opacité de l’action institutionnelle en matière d’asile et d’immigration, et portant substantiellement atteinte aux droits des réfugiés, qui finissent par être considérés comme une menace pour la sécurité nationale. Ainsi, la transparence opérationnelle, déjà peu fréquente, des gouvernements et de la police dans la gestion des frontières — façonnée davantage par les circulaires et les accords (semi) secrets que par les lois en vigueur — est réduite à néant, faisant de la gouvernance de l’asile le domaine de l’arbitraire.
Désormais, pour savoir ce qui se passe en haute mer, dans les déserts ou les camps de réfugiés, il faudra se fier à ce que les officiers de service, y compris libyens ou turcs, voudront bien déclarer. Ces derniers, selon l’ultime accord signé entre Draghi et Erdoğan, seront désormais également présents sur les lieux de débarquement et dans les aéroports italiens pour « empêcher les arrivées ».
Le décret ministériel italien exclut également la possibilité de faire toute la lumière sur les innombrables tragédies que connaissent les réfugiés le long des routes méditerranéennes, les plus meurtrières au monde. C’est ce qu’écrit le HCR dans une déclaration datée du 10 juin 2022 :
Malgré la diminution du nombre de traversées, le nombre de morts a fortement augmenté. L’année dernière, environ 3 231 personnes ont été signalées mortes ou portées disparues en Méditerranée et dans l’Atlantique nord-ouest. En 2020, le nombre enregistré était de 1 881, 1 510 en 2019 et plus de 2 277 en 2018. Le nombre pourrait être encore plus élevé, avec des morts et des disparus le long des routes terrestres à travers le désert du Sahara et les zones frontalières éloignées.
Le gouvernement espagnol, en revanche, ne fait rien pour occulter l’information sur les morts violentes de réfugiés. Au contraire, il s’en fait presque une gloire qui vaut avertissement à tous ceux qui voudraient à l’avenir revendiquer le droit de demander l’asile en Espagne. Lorsque le 24 juin 2022, des centaines de réfugiés africains ont tenté de prendre d’assaut la forteresse Europe en escaladant les fils barbelés qui entourent Melilla, la Guardia civil espagnole et la gendarmerie marocaine ont réagi fermement, provoquant la mort de 37 personnes et faisant des centaines de blessés. Au même moment, le gouvernement espagnol et Sanchez lui-même accueillaient 134 000 réfugiés ukrainiens.
Même la politique « zéro asile et beaucoup de barbelés » de la Pologne et de la Hongrie, que nous avons douloureusement vécue ces dernières années, s’est dissoute dans les larmes et dans les appels à la solidarité pour accueillir les réfugiés d’Ukraine. Le gouvernement allemand, qui applique une politique d’asile très restrictive, allant jusqu’à expulser 6 198 réfugiés au cours des six premiers mois de 2022, a généreusement accueilli 900 000 réfugiés ukrainiens, auxquels il garantit une procédure administrative simplifiée, permettant l’accès aux prestations, au travail et au logement. Le même accueil semble être réservé aux transfuges russes, comme l’a récemment expliqué la ministre de l’intérieur Nancy Faeser dans une interview accordée au Allgemeine Zeitung. Le gouvernement français accepte également des milliers de réfugiés ukrainiens sans aucun problème alors qu’il ne cesse de pourchasser les réfugiés africains, asiatiques et du Proche-Orient qui tentent de franchir la frontière à Vintimille.
L’évidente schizophrénie qui est désormais la marque des politiques d’asile des États européens n’est pas étrangère aux institutions de l’UE. Pendant des années, les États ont respecté l’accord passé avec la Turquie, en contrepartie de millions d’euros, pour « libérer » l’Europe des réfugiés du Proche-Orient (principalement des Syriens). Ils ont aussi promu d’autres accords similaires avec des pays africains, mais lorsqu’il s’est agi de garantir la protection des Ukrainiens fuyant la guerre, ils ont décidé comme par magie d’appliquer une règle communautaire délibérément ignorée depuis 21 ans, à savoir l’article 5 de la directive 2001/55/CE qui garantit des droits et une protection temporaire immédiate en cas d’afflux massifs, c’est-à-dire sans bureaucratie inutile ni attente épuisante pour se présenter devant les commissions ou pour chercher un travail et un logement.
ENTRE POLITIQUE DE POUVOIR ET RACISME D’ÉTAT
Ce qui est le plus frappant dans cette tendance schizophrénique des politiques d’asile et d’accueil en Occident, ce n’est évidemment pas le traitement bienveillant réservé aux réfugiés ukrainiens, mais le fait de ne pas en faire autant pour les autres. Un droit d’asile sélectif, basé sur la race, la nationalité ou la religion, s’affirme progressivement, avec l’apparition d’une politique du « deux poids deux mesures » entre les réfugiés : camps, répression et refoulement pour les populations non blanches et non chrétiennes, et « accueil généralisé » pour les réfugiés blancs et chrétiens, dans le respect de l’État de droit et de la Convention de Genève. La politique de puissance des États en temps de crise peut expliquer en partie ce qui se passe. C’est Weber qui, le premier, a souligné qu’il n’y avait aucun lien entre l’État de droit et les intérêts de puissance des nations :
Les luttes de pouvoir sont finalement aussi les processus de développement économique qui sont les intérêts de pouvoir de la nation, où ils sont remis en question, les derniers et décisifs intérêts au service desquels leur politique économique doit se tenir […] Et l’État-nation est l’organisation laïque du pouvoir de la nation »3.
Accepter certains réfugiés et en rejeter d’autres est l’expression d’une politique d’État qui a pour objectif premier la réalisation de son propre pouvoir sur la scène internationale, c’est-à-dire l’affirmation de ses intérêts économiques et géopolitiques particuliers. Dans ce cas précis, cela pourrait coïncider avec la nécessité de soutenir le gouvernement ukrainien dans une perspective antirusse, ou avec le positionnement privilégié des entreprises nationales dans la compétition internationale pour la reconstruction de l’Ukraine dans l’éventuelle prochaine après-guerre.
La politique de pouvoir des nations, pour se réaliser, doit nécessairement mettre en jeu le racisme institutionnel, fondé sur un traitement différentiel et arbitraire entre les groupes et les populations. Ce faisant, elles mettent à nu le rôle des États dans la propagation du racisme, qui, comme l’écrivait Jean-Paul Sartre, n’est pas seulement une idéologie, mais une violence qui se justifie d’elle-même :
Le racisme doit se faire pratique : ce n’est pas un réveil contemplatif des significations gravées sur les choses ; c’est en lui-même une violence se donnant sa propre justification : une violence se présentant comme violence induite, contre-violence et légitime défense »4.
L’émergence récente de la schizophrénie occidentale en matière d’asile dévoile le (vieux) caractère raciste des politiques migratoires visant à créer des hiérarchies entre les populations et les individus. La construction sociale des races selon un ordre hiérarchique, explique Satnam Virdee, a toujours pour fonction de mettre en mouvement, partout, « un processus de différenciation et de réorganisation hiérarchique du prolétariat mondial » [[Satnam Virdee (2019). « Racialized capitalism : An account of its contested origins and consolidation »]. Les guerres, la violence, les persécutions et les catastrophes écologiques ne produisent pas seulement la destruction et la mort, elles forment aussi des tsunamis de travailleurs pauvres et désespérés bons à être jetés aux quatre coins du marché mondial du travail qui les préfère évidemment divisés et hiérarchisés.
Dans son film "Octobre à Paris", le cinéaste Jacques Panijel interpellait les consciences : "Tous des youpins, tous des bicots ?"
La répression d'octobre 1961 a d'abord fait l'objet d'un puissant déni, et d'occultations habiles. 60 ans plus tard, faut-il cibler Papon ? Rouvrir les archives ? L'histoire de la plus violente répression d'une manifestation de rue en France est aussi celle d'un silence.
Emmanuel Macron n’a finalement pas reconnu un “crime d’Etat” à l’occasion du soixantième anniversaire du massacre du 17 octobre 1961. Mais “des crimes inexcusables pour la République”, “commis sous l’autorité de Maurice Papon”. Son communiqué a été diffusé après sa venue, le 16 octobre, sur le pont de Bezons d’où précisément, parmi d’autres ponts de la capitale, des Algériens ont été jetés à la Seine, il y a soixante ans. Un jour de manifestation pacifique organisée par le FLN contre le couvre-feu imposé aux Algériens. Il ne mentionne ni le rôle central de la police, ni l’ampleur de la rafle sanglante, dont le bilan funèbre a fait pendant un demi-siècle l’objet de controverses importantes. Il pointe en revanche “des responsabilités clairement établies” que “la France regarde avec lucidité”. Comme une flèche invisible qui achèverait sa course d‘un raccourci en piqué sur Maurice Papon, préfet de police à Paris à cette époque-là. Une démarche de funambule, sur cette ligne de crête dont s’était déjà revendiqué Emmanuel Macron sur la guerre d’Algérie, et conforme à la politique des petits pas affichée par l’Elysée. Ces mots survenus quelques jours après des propos au lance-flammes sur la “rente mémorielle” sur laquelle spéculerait l’Algérie, laissent toutefois des centaines de personnes engagées dans la reconnaissance du 17 octobre sur leur faim.
Car la labellisation de ce massacre qui fit entre 200 et 300 morts, le 17 octobre 1961, à six mois de la fin de la guerre d’Algérie et en plein Paris, est en fait une question ancienne. Et le combat pour obtenir qu’il soit nommé ”crime d’Etat”, une offensive de longue haleine. Dès les mois qui suivront le 17 octobre, l’idée d’un “crime d’Etat” habitait déjà Octobre à Paris, le grand film de la répression de 1961 et, en même temps, l’une de ses toutes premières traces. Toujours cruciale, soixante ans plus tard.
Ce film a été tourné entre octobre 1961 et mars 1962, à Paris, pour reconstituer les faits et donner la parole aux victimes, aux témoins. Et aussi, pour confronter le reste de la France. Derrière la caméra, on trouve Jacques Panijel et une équipe de cinéastes amateurs et militants. Panijel, la quarantaine à peine à l’époque, était biologiste de métier, mais il avait déjà co-réalisé un film remarqué. Il racontera avoir d’abord cherché un cinéaste pour filmer cette histoire. Truffaut par exemple avait décliné, et répondu que ce serait aussi saugrenu que de lui demander “un film sur la déportation”. À l’époque, le monde des arts et les intellectuels se mobilisaient pourtant contre la guerre d’Algérie, dont la fin semblait poindre : la très violente répression du 17 octobre s’ébranlera alors que les Français, en métropole, avaient déjà plébiscité à plus de 74% l’indépendance algérienne dans un référendum. En octobre 1961, des négociations étaient en cours, entre l’Etat français et le FLN.
L’issue n’avait jamais été aussi proche après plus de sept ans de guerre, et pourtant, ce soir-là, les manifestants qui protestaient contre le couvre-feu de la préfecture de police de Paris, essuieront une violence rare. Rare, c’est-à-dire extrême, mais pas inédite pour autant : depuis plusieurs semaines, déjà, dans les milieux algériens en région parisienne, on déplorait des disparitions dont certaines avaient fait l'objet d’une déclaration à la police. Et puis, déjà, des hommes avaient été poussés par-dessus les parapets, au bord de la Seine. Et même si les autorités laissent croire que les Algériens s'entre-tuent entre coreligionnaires, ces noyés repêchés un peu plus loin, un peu plus tard, sont de bien des conversations, alors que les contrôles d’identité rythment le quotidien. Ils sont souvent synonymes de brimades, et parfois suivis d’interrogatoires et de tortures qu’on délègue facilement à des harkis. Le 17 octobre cependant, nombreux sont ceux qui défileront en famille, pour beaucoup en habits du dimanche.
Le film "Octobre à Paris" est désormais exploité par Les Films de l'Atalante, à qui le fils de Jacques Panijel a cédé les droits à la mort de son père, en 2010.
Ce défilé pacifique, le FLN l'avait voulu si ample qu’il aurait forcé le respect, et parlé au monde entier : le parcours du cortège, de République à Opéra, avait justement été choisi parce qu’il passait à proximité de grands journaux français, mais aussi des bureaux de la presse étrangère. Il s’agissait ainsi d’abord de faire la démonstration d’une dignité. Et depuis la hiérarchie de la Fédération de France du FLN jusqu’aux militants de base dans les bidonvilles en lisière de Paris, on avait passé la consigne : ni armes, ni couteau, pas même un caillou. Faire défiler femmes et enfants, c'était engager une image respectable, celle d'une mobilisation non-violente.
Pendant plus de trente ans, le bilan officiel restera de trois morts. Le tout premier chiffre avancé par Maurice Papon était : deux.
Les flaques de sang n’avaient pas encore séché sur l’asphalte du parcours qu’on parlera aussitôt de “ratonnade”. Une poignée de semaines passeront et, en novembre, l’historien Pierre Vidal-Naquet dira rapidement “pogrom”. Le bilan officiel est de deux morts, bientôt rectifié à trois, loin des 200 à 300 morts que compteront bien plus tard les historiens. Mais déjà des militants s’activent pour ne pas laisser dire. Très vite, on cible l’impunité de la police parisienne, chauffée à blanc par Maurice Papon après des attentats meurtriers du FLN dans ses rangs. On pointe en même temps la dissimulation. Vidal-Naquet et le Comité-Audin (fondé quatre ans plus tôt pour faire la lumière sur la disparition de Maurice Audin en Algérie), se laissent convaincre : parce que justement, ils avaient réunion tous ensemble ce soir-là, Panijel, le 17 octobre, avait traversé les Champs-Elysées, marché dans les rues humides où erraient des Algériens aux os fracassés, des blessés par centaines, des femmes qui avaient perdu leurs chaussures et cherchaient leur mari. Ils seront quelque 12 000 à être arrêtés, parqués dans plusieurs lieux de la capitale, comme le Parc des expositions. Quelques jours plus tard, on les déplacera pour que le public venu écouter le concert de Ray Charles n'entende ni leurs cris ni leurs râles : certains qui ont le crâne ouvert et des plaies aiguës mourront dans les jours qui suivent. D’autres, enfin, sont emmenés dans une cave de la Goutte d’or, où l’on matraque les testicules, où l’on enfonce des bouteilles dans l’anus. Il s’agit de blesser et de déshonorer tout à la fois.
Pour évoquer un sous-sol de la Goutte d'or, où les interrogatoires violents avaient lieu, "Octobre à Paris" procédera par reconstitution : ces scènes n'ont pas été tournées dans la même cave.
"Mais moi je sais nager"
À l’époque, déjà, les arrestations n’étaient pas rares, et les centres de tri où l’on embarquait les Algériens à l’issue de contrôles d’identité, l’ordinaire du petit quotidien. Mais du 17 octobre, c’est l’ampleur qui frappera, et aussi la violence extrême : tout de suite, ont utilisera le mot “rafle”. Et dans son film, Jacques Panijel, l’ancien résistant, Croix de guerre à la Libération, ne cesse de confronter l’opinion publique : il dresse un constant parallèle avec Vichy et la Shoah, vingt ans en arrière. Octobre à Paris est un film pour interpeller, et un film pour témoigner. Ce soir d’octobre 1961, Jacques Panijel n’avait pourtant pas de caméra, et il existe très peu d'images filmées du 17 octobre. Mais durant six mois, lui et ceux qui travaillent avec lui vont reconstituer l’histoire de cette date-là, en interrogeant, face caméra, des victimes et des témoins qui racontent les assauts, les humiliations, qui montrent leurs cicatrices, et aussi des enfants qui expliquent aux cinéastes qu’ils ont vu des policiers passer des hommes à la Seine. L’un d’eux a survécu, il est là, il nous fait face au centre de l’image, bien mis en cravate et pull en V, à expliquer qu’il a d’abord nagé des dizaines de mètres, avant de rester planqué dans l’eau jusqu’au petit matin. Il était blessé, il était bleu, oui - “mais moi je sais nager”.
Souvent, l'équipe du film interrompra le tournage, pour planquer le matériel lors de perquisitions de la police dans les bidonvilles.
Ce film est resté comme une toute première pierre à la mémoire de cette histoire-là. Pour cela, sa trajectoire nous renseigne aussi sur le sort fait à cet épisode de la guerre d’Algérie. Sa trace nous aiguille jusqu'au récit assourdi des faits, devant lequel on se bouchera soigneusement les oreilles durant plusieurs décennies. Intercalées entre les entretiens filmés dans les bidonvilles où parfois on entend le bruit d’un hélicoptère qui surveille encore, des photos d’Elie Kagan nous font pénétrer dans le 17 octobre, à hauteur de bitume, et au ras des silhouettes étendues sur la chaussée. Avec la pluie qui traîne, on voit du sang qui ruisselle. Le photographe, qui avait vécu l’Occupation et Vichy, caché dans Paris, sera l’un des seuls avec Georges Azenstarck, pour L’Humanité, à documenter le 17 octobre. Ils laisseront Jacques Panijel utiliser comme bon lui semblera les clichés du jour J.
Aujourd’hui, les images d'Elie Kagan sont conservées aux archives de La Contemporaine (avec l'inventaire ici). Mais il a fallu, entre-temps, que s’écrive une histoire contrariée. Et c'est cette histoire qui a affleuré par secousses, comme un puzzle de preuves, de témoignages et d’évidences exhumées par une poignée d’acteurs opiniâtres et décisifs - jusqu'à aujourd'hui, et cette quête de reconnaissance.
Ce sera long : si le tournage de Octobre à Paris démarre dès le lendemain de la répression, pour se dérouler jusqu’au mois de mars 1962 juste après le massacre de Charonne, toute l'équipe autour de Jacques Panijel échappe à la saisie durant cinq semaines de montage au secret d’un studio camouflé. Mais le film ne rencontre guère d’écho une fois achevé. Des projections clandestines sont pourtant organisées par le Comité-Audin, qui assurera qu'il a auto-financé le film et refusé l’argent du FLN. Parfois, la police débarque en pleine projection et la copie est saisie. D’autres fois, la visite des forces de l’ordre est éventée et on fait mine de projeter Le Sel de la terre de Herbert Biberman. Venus les beaux jours et le Festival de Cannes 1962, les accords d’Evian ont eu raison de la guerre d’Algérie en avril, mais le film n’est toujours pas autorisé. Jacques Panijel et le Comité-Audin louent une salle à Cannes, rue d’Antibes, et continuent de projeter Octobre à Paris, comme ils n’ont cessé de le faire, à des journalistes triés sur le volet, des politiques et des intellectuels, depuis plusieurs mois déjà. Chou blanc : seul le magazine Variety s’en fera l'écho.
Pédagogie du "crime d'Etat"
Non seulement les autorités continuent d’interdire le film en lui refusant un visa d’exploitation mais les journalistes s’en désintéressent, se désespérait encore Jacques Panijel en 2001 dans un entretien à Vacarme, venu le chercher pour le quarantième anniversaire du 17 octobre. Le cinéaste, qui mourra en 2010, était encore, alors, l'un des acteurs majeurs du décillement quand il s'agissait de percer le silence.
En 1973, quand le film, enfin, reçoit son visa d’exploitation après une grève de la faim du cinéaste et résistant René Vautier, on n’entendait plus guère parler du 17 octobre. Les autorités s’engageaient bien à ne plus censurer un film pour “raisons politiques”... mais à vrai dire, il n’y avait plus grand monde pour fouiller le souvenir de cet épisode-là. Surtout, Jacques Panijel, lui-même, s’opposait désormais à sa projection : le film passera l’essentiel de sa vie dans un placard avant sa sortie en salles, en 2011. En effet, le cinéaste exigeait dorénavant de pouvoir y adjoindre une postface filmée. Une coda, en somme, destinée à faire de la pédagogie sur la notion de “crime d’Etat”, justement. Cette coda ne sera jamais filmée par Panijel, qui cachera dans le faux-plafond de sa cuisine une copie, et laissera le film comme endormi.
Après les années 80 et jusqu'à la mort de Panijel, le film "Octobre à Paris" dormira dans un faux-plafond de sa cuisine, et tous ses rushes dans un placard, chez lui.
En 1968, Octobre à Paris avait pourtant été projeté, en mai, au Quartier latin – en alternance avec La Bataille d’Alger. C’est encore à l’extrême gauche qu’on avait conservé la trace la plus vivace de ce qui s’était passé, ce soir-là d’octobre 1961 dans Paris. Une transmission malgré tout, mais une mémoire encore un peu inerte. Presque fossilisée sous les couches du discours officiel, qui très vite était venu assourdir l’écho de l’événement. Le vrai bras de fer attendra les historiens.
Immédiatement après le 17 octobre, des voix s'étaient pourtant élevées. Pour dire l’ampleur de la rafle, la systématicité du contrôle au faciès, et la carte blanche aux forces de l’ordre qui, à la vue de tous, incorporaient, à Paris, des pratiques de répression en cours sur le sol algérien. Saisi chez l’imprimeur, Paulette Péju avait écrit Ratonnades à Paris, publié dès l’automne 1961 chez Maspero (il faudra attendre 2000 pour le voir réédité, à La Découverte). Au même-moment, François Maspero connaissait le même sort, avec un texte publié dans le numéro de novembre-décembre de la revue Partisans, saisi lui aussi chez l’imprimeur à l'heure du brochage. Pourtant, il serait faux de dire qu’on n’a rien su du 17 octobre. L’événement n’a pas été enfoui immédiatement. D'autres échos allaient déjouer la censure, dans les semaines suivantes : des entrefilets dans les journaux, évoquant des corps d’Algériens repêchés à la Seine, plusieurs jours après la manifestation sanglante ; ou Témoignage Chrétien publiant, le 27 octobre 1961, un numéro explicite rehaussé d’une photo de Elie Kagan en Une. En parallèle, des médias moins téméraires saisissaient l’occasion pour envoyer leurs journalistes dans les bidonvilles : c’est beaucoup à ce moment-là que la presse française se met à regarder l'immigration algérienne.
Pourtant, le fond de l'air est trouble : dans bien des rédactions, on croit savoir que des Algériens se sont entre-tués. C’est une des rumeurs véhiculées par les autorités dès le lendemain de l’événement. Une autre rapporte que des Algériens ont fait feu sur la police française. Elle aura la vie longue. C’est faux, mais ça crée un écran de fumée en même temps que ça laisse planer un doute. Et puis dans Le Monde, Jacques Fauvet met en garde dans un édito contre l‘exploitation des “sanglants incidents de Paris” par le FLN. Il faudra plusieurs jours pour que Le Monde, grâce au travail du journaliste Pierre Viansson-Pontet, infirme finalement sa version. Au même moment, des graffitis surgissent sur les murs de Paris, qui crient à bas bruit : "Ici on noie les Algériens". Mais à la télévision, immédiatement après les faits, le ministre de l’Intérieur est venu dire qu’il ne s’est rien passé. Interpellé à l’Assemblée nationale, le 30 octobre, Roger Frey assurera à Eugène Claudius-Petit, député centriste, qui l'interpelle :
Je n'ai pas eu entre les mains le début du commencement d'une ombre de preuve.
"Youpins et bicots"
À la sortie du premier conseil des ministres après l'épisode, Louis Terrenoire, porte-parole du gouvernement depuis deux ans, avait pourtant confirmé l’arrestation de 11 500 personnes. Mais Maurice Papon, qui ce soir-là dirigeait les opérations, n’est pas sous pression de l’exécutif. Bien au contraire : il paraît hors d'atteinte. Interpellé le 27 octobre au Conseil de Paris par l’élu Claude Bourdet, qui dirigeait alors France Observateur, et qui affirme que des policiers en service et en tenue sont venus à la rédaction, l’alerter au beau milieu du drame, Maurice Papon se contente d’un grand blanc. La police n’aurait fait que son devoir. La chape de silence retombe peu après. Celle-là même que Octobre à Paris, parmi les premiers, cherchera à fendre. Dans le film, une voix trouble la (bonne) conscience du spectateur sur fond de musique concrète. Elle harangue presque, intime d’ouvrir les yeux :
La porte va se rouvrir. C’est sur nous qu’elle se rouvre. Sur nous qui ne sommes pas des bicots. Qui n’étions pas des youpins il y a vingt ans.
Le film, qui avait démarré sur un panneau précisant que “les personnages, les lieux, les faits sont tous vrais”, s’achève sur ces mots :
Qu’est-ce qu’il faut donc encore pour que tout le monde comprenne que tout le monde est un youpin, que tout le monde est un bicot? Tout le monde. D’accord, Kader ?
Oui c’est d’accord.
Comme Claude Bourdet de France Observateur, qui de surcroît bénéficiait du prestige d’un grand résistant de la Seconde Guerre mondiale, Jacques Panijel avait placé au centre de son récit de contre-offensive des témoignages bruts. Leur force et leur présence, mais aussi leur valeur.
Face caméra, des victimes du 17 octobre racontent, et montrent.
Or le poids de ces témoignages n'y suffira pas. Et le souvenir du 17 octobre s'estompera dans les brumes d'un déni commode et parfois d'une occultation habile. L'oubli autour du 17 octobre est faite de ces deux oblitérations-là. Entre-temps, le gaullisme au pouvoir aura cédé sur l’indépendance algérienne, avec les accords d’Evian en avril 1962, mais soigneusement évité de rouvrir ses lignes de fracture interne. Or, l’histoire du 17 octobre se révèlera être, aussi, celle d’une rupture au sein de l’exécutif. Michel Debré, Premier ministre, perdait certes la main sur le dossier algérien, mais le voilà qui allait se rattraper, peu avant le 17 octobre, et obtenir la tête des ministres de l’Intérieur, et de la Justice. Ce sera décisif : non seulement parce que Maurice Papon aura eu, ce soir-là, les coudées franches ; mais, de surcroît, parce que les signalements et les déclarations de disparitions seront vite enterrées, classées sans suite, et dissimulées sous le simulacre d’enquêtes bâclées. Et qui dit procédure judiciaire dit absence d’enquête parlementaire.
Mais celui qui, justement, réclamait une telle enquête parlementaire s’appelait Gaston Deferre. Or, une fois la gauche arrivée au pouvoir, dans les années 80, le même Deferre devenu entre-temps ministre de l’Intérieur, se gardera de rouvrir le dossier du 17 octobre. Dans l'intervalle, la gauche avait fait de l’événement un objet d’évitement tenace. Pour mieux forger le récit de ce qui restera comme “Charonne” - et éclipsera le 17 octobre. La répression à la station Charonne a lieu le 8 février 1962 alors que le Comité-Audin travaille encore à son film. L'équipe l’intègre dans son récit, et surligne, même, deux fois plutôt qu'une : c’est bien "la même police” qui œuvre ces deux jours-là. Siamois_._ Mais voilà : venu l’enterrement des neuf morts de Charonne (tous Français, tous blancs, morts dans une manifestation organisée par les partis de gauche, contre l’OAS et pour la paix... mais pas pour l’indépendance), seul le responsable de la CFTC, syndicat chrétien, parlera du 17 octobre dans son discours.
Le FLN aussi
Hormis le PSU, à l’époque, il ne se trouvait guère de parti à relayer la cause du FLN à gauche. Jacques Huybrecht, un chef opérateur autodidacte et communiste que Panijel avait embauché s’était même vu répondre par sa section du PCF que sa contribution au film était néfaste à l’image du parti. Depuis, des historiens ont mis en lumière que le FLN n’avait pas non plus été tout à fait étranger au faible écho du 17 octobre, dans les trois décennies qui suivront l’événement. En novembre 1961, alors que ses dirigeants négociaient l'indépendance à l’ONU avec Paris, ils accepteront de ne pas mettre le massacre de plus de 200 manifestants sur la table.
Mais, des rangs gaullistes jusqu’aux travées diplomatiques, ces éclairages viendront beaucoup plus tard (par exemple dans la récente postface que Gilles Manceron vient de signer à l’occasion de la réédition du livre de Marcel et Paulette Peju, Le 17 octobre des Algériens, qui vient de reparaître à La Découverte). C’est-à-dire, une fois le dossier du 17 octobre rouvert.
Libération y consacrera bien un dossier spécial en 1980, puis, de nouveau, en 1981. Mais pour l'essentiel, il faudra attendra 1991 pour une vraie onde de choc, avec un livre tiré à l'époque 20 000 exemplaires au Seuil. Ce livre est celui de Jean-Luc Einaudi : La Bataille de Paris. Publié avec (encore) une photo d'Elie Kagan en couverture, c'est l’ouvrage qui rouvrira fondamentalement l’enquête sur le 17 octobre. Et c'est à lui, éducateur de métier et historien dit “amateur” à la publication, qu’on doit d’avoir percé un silence étourdissant.
Le livre de Jean-Luc Einaudi avait paru en 1991 avec ce visuel de Elie Kagan, qui remonte à la nuit du 17 au 18 octobre 1961.
Sylvie Thénault a montré en effet le peu d'écho que des travaux précédents avaient eu, comme par exemple un livre de Michel Lévine, qui avait paru en 1985 chez Ramsay. Intitulé Les Ratonnades d'octobre, il n'avait valu à son auteur que six lettres de lecteurs, et fait les frais d'une réception un peu estropiée... jusqu'à sa reparution (chez Jean-Claude Gawsewitch), en 2011 et à l'occasion des 50 ans. Cette année-là, Octobre à Paris sortait enfin en salle, sous les couleurs des films de l'Atalante, à qui le fils de Jacques Panijel et sa veuve avaient cédé les droits, moyennant un avant-propos filmé de Medhi Lallaoui, qui entre-temps avait créé avec d'autres l'association "Au nom de la Mémoire". C'est cette version du film de 1962 qui est désormais projetée en salle.
Les anniversaires au chiffre rond ont décidément beaucoup fait pour la notoriété du 17 octobre : c'est aussi en 2011, qu'un autre documentaire, Ici on noie les Algériens, par Yasmina Adi, avait redonné de l'écho à l'événement après d'un nouveau public. Or ce film doit lui-même beaucoup à Jean-Luc Einaudi. Toute son enquête, en effet, révèle ce déni, et aussi les stratégies du pouvoir en place pour assourdir l’événement, euphémiser le récit, et exonérer les protagonistes. Il revient aussi sur ce que les acteurs de l’époque ont fait de ce silence. Rien, le plus souvent : c’est chez Einaudi qu’on est confronté, par exemple, au puissant déni d’un Edgar Pisani, ministre de l’Agriculture au moment des faits, qui affirmera au bout de deux rendez-vous à l’historien qu’il a beau fouiller sa mémoire, plus rien ne lui reste. C’est pourtant lui qui avait cédé sa place, à la tribune à l’Assemblée nationale, à Roger Frey, sommé de s’expliquer dans la foulée des violences. Ce passage est sidérant, parce qu'il montre toute la puissance du déni, et autant de faits tragiques dont on ne s'encombrera guère.
Edgard Pisani reverra Jean-Luc Einaudi après quinze jours de réflexion comme il l'avait proposé. Pour finalement lui dire : "Au fond de ma mémoire, je n’ai rien trouvé."
Trente ans plus tard, c’est toujours le livre de Jean-Luc Einaudi qu’il faut lire, et aussi celui de Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, pour accéder à une lecture vive de l'événement. C’est en effet dans cet ouvrage (qui vient aussi de reparaître au Passager clandestin, actualisé et enrichi, pour le 60e anniversaire du 17 octobre) que l’historien revient sur l’enquête de Einaudi, et tout ce qu’on lui doit dans la mise au jour de la répression inouïe du 17 octobre. C’est-à-dire, sa violence et son impunité, mais aussi ses ressorts. En fait, ce qui l’a rendue possible.
Car depuis Einaudi, qui publiait son livre à une époque où par exemple l’historienne Sylvie Thénault ne recensait guère que trois mémoires universitaires dont le sien, les historiens dialoguent désormais autour du 17 octobre. Au-delà même de la bataille des chiffres dont a pu faire l’objet cette manifestation : Jim House et Neil MacMaster, grands historiens du 17 octobre et auteurs de Paris 1961 (qui vient aussi de reparaître chez Folio) considèrent que c’est la plus grande répression d’une manifestation de rue de toute l’histoire de l’Europe occidentale. Plutôt, en envisageant carrément, comme le fait par exemple l’historien Emmanuel Blanchard, fin connaisseur de la police française en situation coloniale, en quoi il a bien pu s’agir d’une rafle organisée. Comprenez : un dispositif explicitement raciste, façonné autour d’un objectif de répression à grande échelle.
Dévoiler les ressorts du 17 octobre 1961 passe aujourd’hui par la mise en lumière de ces mécanismes-là, et le détail des noyades. Au cimetière de Thiais, dans le Val-de-Marne, par exemple, où se trouve un carré musulman, on a bien consigné en octobre et novembre 1961 un afflux hors de proportion de 38 “X-FMA” - c’est-à-dire ces "Français musulmans d'Algérie" inconnus. Des cadavres en fait, parmi ceux jetés à la Seine. L’état actuel de la recherche sur le 17 octobre reste tributaire de l’accès aux archives, qui s’est rétréci avec une loi passée à l’été 2021. Or les archives existent. Et cela aussi, c’est à Jean-Luc Einaudi qu’on doit d’en avoir la certitude. À une époque où les témoignages filmés par Jacques Panijel faisaient encore figure d’exception, l'historien est ainsi reparti à la source. Il a compilé des centaines d’heures de récits, auprès d’Algériens, victimes ou témoins, qu’il est parfois allé rencontrer en Algérie, le temps d’un voyage un été. Mais aussi, et c’est crucial, auprès de policiers en activité ce soir-là (ou d’un séminariste auprès des forces armées). Ce sont eux qui lui ont notamment raconté les consignes, et le laisser-faire. Et qui lui ont finalement permis d’étayer sa démonstration. Par exemple, en mettant en évidence que les bus de la RATP, réquisitionnés une fois les cars de police saturés, étaient revenus au dépôt tellement maculés de sang que des pétitions avaient circulé, les jours suivants, dans le personnel.
Ces témoignages font toute la trame du livre La Bataille de Paris. Il ne passera pas inaperçu : Fabrice Riceputi recense pas moins d’une soixantaine d’évocations dans la presse à sa parution - à quoi il faut ajouter encore de nombreux ricochets, depuis lors. Autant dire, un événement en soi, qui frappe d‘autant plus les esprits que, le soir du 17 octobre 1961, le préfet de police à Paris s’appelait Maurice Papon. Or justement Maurice Papon est jugé, en 1997, devant une cour d’assises à Bordeaux, et un avocat de la partie civile a l’idée de génie de faire comparaître Einaudi. Qui expliquera plus tard qu’il a accepté parce qu’il se sentait ”en sympathie avec les victimes juives” de Papon. Et qui livrera un récit impeccable et terrible à la fois de ce qui s’est passé ce soir-là à Paris : on a noyé des Algériens, on en a mutilés, et tout cela sous la responsabilité de Maurice Papon.
À l’occasion du soixantième anniversaire du 17 octobre, et via le blog collectif "Histoire coloniale et post-coloniale", sur Mediapart, Fabrice Riceputi a mis en ligne un extrait du procès Papon. Où l’on voit précisément Jean-Luc Einaudi livrer son récit implacable des faits, sous les yeux du président de la cour d’assises, et devant la caméra en contre-plongée. L'extrait dure 23 minutes (sur une déposition de 2 heures 30 au total), et c’est un document exceptionnel pour prendre la mesure de ce à quoi Jean-Luc Einaudi nous aura permis d’accéder.
Toutefois, à mesure que son travail gagnera en visibilité, Jean-Luc Einaudi s’exposera davantage aussi. En déclarant dans une tribune dans Le Monde que le 17 octobre 1961 fut un “massacre” qui avait bien eu lieu à Paris “sous les ordres de Maurice Papon”, il sera attaqué par Papon lui-même, pour diffamation. Ce procès-là, véritable affaire dans l’affaire, aura lieu en 1998. Mais fin mars 1999, la 17e chambre du tribunal estimera finalement qu'on peut exonérer Einaudi depuis sa bonne foi :
Dès lors que l'on admet que la version officielle des événements de 1961 semble avoir été inspirée largement par la raison d'Etat admissible, au demeurant, au regard de la situation de l'époque et que l'extrême dureté de la répression d'alors doit appeler, de nos jours, des analyses différentes, qui n'excluent pas nécessairement l'emploi du mot "massacre", on ne saurait faire grief à un historien, auquel on ne conteste finalement pas le sérieux et la qualité de sa recherche, d'avoir manqué de circonspection lorsque, dans une formule conclusive [...], il qualifie rudement les faits et désigne sèchement un responsable.
Sans doute Emmanuel Macron ne dit-il pas autre chose. Entre-temps, Einaudi avait armé sa défense, et bénéficié du parrainage de Brigitte Lainé et Philippe Grand, deux archivistes, chartistes, qui paieront de leur carrière le soutien à cet historien autodidacte dont ils étaient venus étayer les affirmations depuis leur connaissance des archives. Lui permettant de faire la preuve, ainsi, de toute la minutie de son travail d’enquête.
Personne toutefois n’avait eu accès aux cassettes audio qu’Einaudi avait pourtant méthodiquement enregistrées tout au long de ces années à travailler sur le 17 octobre. Plusieurs mètres cubes, en vérité, qui dormaient dans la maison d’une vieille tante. Ce sont ces archives-là que le documentariste Tristan Thil est allé exhumer à l’occasion des 60 ans du 17 octobre, cette année. Et c’est sur Binge audio, dans l’émission Programme B de Thomas Rozec et sous la forme d’un podcast en trois épisodes dont le dernier vient d’être mis en ligne ce 20 octobre, qu’on peut entendre quelques extraits du travail de recueil entrepris par Jean-Luc Einaudi.
Ces archives audio, montées ici à la façon d’une mosaïque un peu trépidante peut-être, et parfois saturées d’une musique de fond qui met à distance la source brute, sont extrêmement précieuses. Elles représentent la pièce manquante qui vient compléter les traces visuelles scénarisées par Jacques Panijel trente ans plus tôt. Elles redonnent une voix aux protagonistes d’un jour d’automne dont François Maspero, qui ce soir-là circulait à moto dans Paris, dira dans Le Silence du fleuve, le film d’Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, en 1991 : “Dans ma mémoire, je n’entends qu’un seul bruit, celui des bâtons sur les crânes.”
Journalistes, documentaristes, et chercheurs en histoire ou en sociologie de l’action publique, nombreux seront ceux qui devront à Tristan Thil d’être allé chercher ces cassettes, et d’avoir convaincu Christine Einaudi, la veuve de l’historien mort en 2014, de laisser diffuser ces archives personnelles. Elles feront bientôt, à leur tour, l’objet d’un dépôt aux archives de La Contemporaine. Pour ceux qui réclament une reconnaissance au-delà de la responsabilité de Maurice Papon, c'est aussi la promesse de nouvelles investigations, à l'heure où l'accès aux archives de police semble se rétrécir.
La Diaspora algérienne et de nombreuses organisations de Perpignan se sont réunies ce samedi 29 octobre a la place Molière à Perpignan. Le maire RN Louis Aliot souhaite rebaptiser l’esplanade au nom de Pierre Sergent, un ancien chef de l’OAS
Selon France 3, plus de 30 associations se sont donné rendez-vous ce samedi à place Molière pour dénoncer ce projet. Au total, 200 personnes se sont réunies pour demander de « baptiser symboliquement l’esplanade Maurice Audin ».
Pour Valentin Stel, militant de l’association SOS Racisme, le projet de Louis Aliot prouve que sa famille politique d’extrême droite « n’a toujours pas digéré la guerre d’Algérie ». Il y voit même une forme de « nostalgie de l’Algérie française coloniale » et « du système d’oppression, du cortège de violence qui allait avec ».
De son côté, Hakim Addad, de l’association Josette et Maurice Audin, s’est indigné de ce baptême qu’il qualifie de « honteux » car « c’est le nom d’un assassin, d’un antirépublicain » qui va être attribué à cette esplanade.
Ce samedi, les associations mobilisées ont plaidé pour une réflexion générale et globale en France « sur ce qu’a été l’ensemble de la colonisation ».
Une dénomination qui divise
à Perpignan (Pyrénées-Orientales). Celle d’une esplanade que le maire Rassemblement national Louis Aliot veut baptiser du nom de Pierre Sergent, un ancien chef de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, qui a combattu violemment pour le maintien de l’Algérie française. Un projet qui fait polémique : ses détracteurs s’y opposent fermement, plus de 30 associations ont appelé à la mobilisation place Molière ce samedi 29 octobre pour refuser cette nouvelle dénomination.
200 personnes se sont réunies dès 11 heures, pour dénoncer ce nouveau nom. A la place, ils ont souhaité baptiser symboliquement l’esplanade Maurice Audin, du nom de ce militant de l’indépendance algérienne tué par l’armée française à 25 ans, en juin 1957.
« Un autre nom que celui, honteux, que le Conseil municipal et son maire ont décidé de donner », explique Hakim Addad, de l’association Josette et Maurice Audin, « puisque que c’est le nom d’un assassin, d’un antirépublicain, qui a même attaqué le président de la République d’alors Charles de Gaulle. »
La résolution appelle à « une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable » dans la perspective d’une « autodétermination » du peuple sahraoui.
Des combattants sahraouis dans le camp de réfugiés de Tindouf, en Algérie, en janvier 2022. RAMZI BOUDINA / REUTERS
Le Conseil de sécurité de l’ONU a appelé les « parties » au conflit du Sahara occidental à « reprendre les négociations », jeudi 17 octobre, pour permettre une solution « durable et mutuellement acceptable ». Les Etats-Unis, qui ont rédigé le texte de la résolution, ont regretté l’absence d’unanimité lors de ce vote qui a recueilli treize voix pour, avec les abstentions du Kenya et de la Russie, qui a dénoncé un texte « pas équilibré ».
La résolution appelle « les parties à reprendre les négociations sous l’égide du secrétaire général sans préconditions et de bonne foi », avec l’objectif de parvenir à « une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable » dans la perspective d’une « autodétermination du peuple du Sahara occidental ». Le Conseil avait lancé ce même appel il y a un an, au moment où le nouvel émissaire de l’ONU, l’Italien Staffan de Mistura, prenait ses fonctions. Il s’est depuis rendu plusieurs fois dans la région pour rencontrer les différents acteurs.
Mais dans son rapport annuel publié récemment, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, s’est dit « vivement préoccupé par l’évolution de la situation ». « La reprise des hostilités entre le Maroc et le Front Polisario marque un net recul dans la recherche d’une solution politique à ce différend de longue date », a-t-il insisté, évoquant des « frappes aériennes et des tirs de part et d’autre du mur de sable » qui sépare les deux parties.
Le mandat de la Minurso renouvelé pour un an
Le Sahara occidental, ex-colonie espagnole, est considéré comme un « territoire non autonome » par l’ONU, en l’absence d’un règlement définitif. Il oppose depuis des décennies le Maroc au Front Polisario, soutenu par l’Algérie. Rabat, qui contrôle près de 80 % de ce vaste territoire, prône un plan d’autonomie sous sa souveraineté. Le Polisario réclame pour sa part le référendum d’autodétermination sous l’égide de l’ONU qui avait été prévu lors de la signature en 1991 d’un cessez-le-feu mais jamais concrétisé.
L’ambassadeur du Maroc à l’ONU, Omar Hilale, a salué la résolution, estimant qu’elle « conforte le soutien massif de la communauté internationale en faveur de l’initiative d’autonomie marocaine ». Le représentant du Polisario, Sidi Omar, a quant à lui dénoncé « l’inaction continue » du Conseil de sécurité face aux tentatives du Maroc « d’imposer un fait accompli dans les territoires occupés de la République sahraouie [RASD, autoproclamée par le Polisario] ». Cela « ne laisse d’autre option au peuple sahraoui que de continuer et d’intensifier la lutte armée légitime pour défendre son droit non négociable à l’autodétermination et à l’indépendance », a-t-il déclaré, regrettant que les Etats-Unis, rédacteurs du texte, aient « dévié de leur position de neutralité ».
La résolution adoptée « ne reflète pas la situation » au Sahara occidental et « il est peu probable qu’elle permette de faciliter les efforts de Staffan de Mistura pour une reprise des négociations directes entre le Maroc et le Front Polisario », a de son côté commenté l’ambassadeur russe adjoint à l’ONU, Dmitry Polyanskiy. La résolution adoptée jeudi appelle également les parties à « coopérer pleinement » avec la mission de l’ONU, la Minurso, dont le mandat a été renouvelé pour un an, jusqu’au 31 octobre 2023.
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La guerre d’Algérie n’en finit pas d’alimenter les polémiques en France. La mairie de Perpignan (sud) s’apprête à réaliser une esplanade en hommage à Pierre Sergent, fervent défenseur de l’Algérie française et fondateur de la branche de l’OAS (organisation de l’armée secrète) en France métropolitaine.
Un geste dénoncé par plusieurs syndicats et associations de défense des droits de l’homme et de lutte contre le racisme.
Pierre Sergent était capitaine de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Fervent défenseur de l’Algérie française, il a pris part au putsch avorté des généraux en 1961 puis à la création de l’OAS.
Il a été le chef de cette dernière sur le territoire français, où elle a commis quelque 70 assassinats, dont celui du maire d’Évian, ville près de la frontière suisse où ont été signés les accords éponymes ayant mis fin à la guerre. L’organisation est aussi responsable de la tentative d’assassinat contre le général De Gaulle en 1962.
Après le démantèlement de l’organisation, Pierre Sergent a poursuivi son activisme politique dans la clandestinité. Condamné à mort par contumace, il a été gracié après la promulgation de la loi d’amnistie en 1968. En 1986, il a été député du Front national. Il est mort en 1992, à 66 ans.
C’est le même parti, devenu le Rassemblement national, qui s’apprête à lui rendre hommage. La mairie de Perpignan est dirigée par un personnage bien connu de cette formation politique, Louis Alliot.
Une initiative dénoncée par une trentaine d’organisations, principalement de gauche, qui ont appelé à manifester ce samedi 29 octobre à Perpignan. « C’est comme si on créait une place Pétain ou Hitler », explique Michel Chabasse, responsable du syndicat CGT.
Louis Alliot a tenté de défendre son initiative en mettant en avant le fait que Pierre Sergent était aussi « un résistant » français pendant la seconde Guerre mondiale. Mais Pierre Sergent reste avant tout un chef de l’OAS et l’hommage qui lui est rendu ne passe pas.
Torpiller la réconciliation franco-algérienne
« Pierre Sergent, c’est ce monsieur qui a créé l’OAS, responsable de 70 assassinats sur le territoire national, dont celui du maire d’Evian », rappelle SOS Racisme, qui juge l’initiative « hallucinante ».
Louis Alliot défend encore sa décision en affirmant qu’elle a été prise « en accord avec toutes les associations de rapatriés » et un « certain nombre d’associations d’anciens combattant ».
Ces initiatives répétées de l’extrême-droite visent à contrebalancer la politique du président Emmanuel Macron qui a entrepris de « réconcilier les mémoires » de la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron a multiplié les gestes, reconnaissant notamment la responsabilité de l’Etat français dans la mort de résistants algériens, comme Maurice Audin et Ali Boumendjel, ou la répression des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris, qualifiée de « crime inexcusable »…
Le Rassemblement national, malgré la volonté de « diabolisation » qu’on lui prête, demeure droit dans ses bottes concernant tout ce qui a trait au passé de la France en Algérie. Un de ses élus aux dernières législatives, en juin, a exprimé sa nostalgie de l’Algérie française dans le discours inaugural de la nouvelle législature qu’il a prononcé en sa qualité de doyen de l’assemblée.
C’est l’action de ces lobbies qui est régulièrement dénoncée par le président algérien Abdelmadjid Tebboune comme un frein à la bonne entente entre l’Algérie et la France.
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