Dix ans après avoir expliqué que « Marine Le Pen [était] compatible avec la République », Nicolas Sarkozy propose désormais une gouvernance avec les « amis » d’Éric Zemmour. Malgré les défaites et les affaires, il continue de faire la leçon. Et poursuit son entreprise de normalisation de l’extrême droite.
Sept ans après avoir été balayé au premier tour de la primaire de la droite et du centre, on aurait pu imaginer que le message était passé : Nicolas Sarkozy est persona non grata jusque dans sa propre famille politique. Sans même parler des conséquences que cette défaite aurait dû entraîner sur quiconque possède un semblant de surmoi, les affaires qui touchent l’ancien président de la République auraient, elles aussi, pu lui inspirer une forme de discrétion.
Mais non. Aidé par une autolâtrie à tous crins et des médias amis, l’ex-chef de l’État continue de faire la leçon, à l’occasion de la sortie de son dernier livre, dans lequel il parle de lui, mais aussi de lui et également de lui. Mardi 29 août, Pascal Praud l’a encore accueilli pendant deux heures – ressenti : 3 jours – au micro d’Europe 1. Un entretien sans complaisance durant lequel il a été interrogé tour à tour sur sa femme, son amitié avec Johnny Hallyday et sa passion pour le PSG.
Par un tour de passe-passe dont seuls les médias français ont le secret, les affaires disparaissent dès lors que Nicolas Sarkozy est invité quelque part. Une petite question lui est parfois posée, mais seulement du bout des lèvres, parce qu’il faut bien le faire. La plupart des échanges portent sur sa « vision politique », laquelle se résume à distribuer des bons et des mauvais points, tout en laissant entendre que, de toute façon, personne ne sera jamais à sa hauteur.
Comme il le fait depuis plusieurs jours, il a aussi répété « détester la diabolisation » du Rassemblement national (RN) et de sa cheffe de file Marine Le Pen, dont il estime qu’elle a « progressé ». « Je trouve absurde qu’on dise que le Rassemblement national n’est pas dans l’arc républicain, a-t-il affirmé sur Europe 1. Un parti qui présente des élus à toutes les élections, dans toutes les circonscriptions, il est dans l’arc républicain, sinon la République l’empêcherait de présenter des candidats. »
L’arc Sarkozy, Zemmour, Le Pen
En fin de semaine dernière, dans les colonnes du Parisien, Nicolas Sarkozy indiquait cependant que l’élection de Marine Le Pen à la présidence de la République ne serait pas « une bonne chose ». Non pas parce que son programme est foncièrement xénophobe et contraire aux droits fondamentaux – de ça, il n’en est même pas question –, mais simplement parce qu’elle n’a « ni l’expérience ni l’entourage » lui permettant d’exercer les plus hautes fonctions.
« Quant à son projet, il fait penser à celui de la gauche dans les années 1970. C’est totalement démagogique et conduira à l’échec », a-t-il cru bon d’ajouter, alimentant davantage encore la normalisation du parti d’extrême droite. Rappelant que son ancienne majorité allait de Bernard Kouchner à Philippe de Villiers, l’ex-chef de l’État plaide aujourd’hui pour « trouver un leader qui soit capable de rassembler les amis de messieurs Zemmour, Macron et Ciotti ».
Nicolas Sarkozy ne parle plus seulement de la nécessité, pour la droite républicaine, d’aller chercher les électeurs et électrices tenté·es par l’extrême droite. Il va jusqu’à lui proposer de s’ouvrir aux « amis » d’Éric Zemmour, dont certains furent longtemps les siens puisque l’actuel vice-président exécutif de Reconquête, Guillaume Pelletier, qui travaille avec Marion Maréchal et Nicolas Bay, est resté l’un de ses plus fidèles soutiens longtemps après l’échec de la présidentielle de 2012.
Du ministère de l’identité nationale au tristement célèbre discours de Grenoble, il n’a cessé de reprendre à son compte les mots et les idées de l’extrême droite.
Ce faisant, l’ancien président de la République franchit un pas supplémentaire et brise la dernière digue de la droite classique, celle qui considérait encore, au début des années 2000, l’extrémisme comme « un poison » et refusait de débattre avec ses représentant·es. Car il ne se contente plus de dire, comme il l’avait fait en 2012, que « Marine Le Pen est compatible avec la République », il explique désormais que LR doit gouverner avec l’extrême droite d’Éric Zemmour.
On le sait aujourd’hui, mais il est toujours bon de le rappeler : Nicolas Sarkozy a joué un rôle déterminant dans l’extrême droitisation du débat public. Du ministère de l’identité nationale au tristement célèbre discours de Grenoble, il n’a cessé de reprendre à son compte les mots et les idées du parti de Marine Le Pen. Il a ainsi largement contribué au confusionnisme ambiant – ce qui lui permet aussi de qualifier, sans rougir, le JDD, dirigé par Geoffroy Lejeune, de « journal de centre-droit ».
De façon générale, l’ex-chef de l’État ne rougit pas beaucoup. Ni lorsqu’il juge « illusoire » un « retour en arrière » sur la Crimée, annexée en 2014 par la Russie, ni lorsqu’il parle de l’ancien dictateur égyptien Hosni Moubarak d’« homme de paix ». Dans un autre contexte – pour ne pas dire un autre pays – ce type de propos, tenus de surcroît par un ancien président de la République, auraient suscité de vives réactions parmi les responsables politiques qui le sont vraiment.
Mais lorsqu’il s’agit de Nicolas Sarkozy, tout glisse. Les affaires, comme les reproches. À l’image de Manuel Valls, cette autre personnalité dont les médias raffolent bien plus que les urnes, le retour incessant de l’ex-chef de l’État est avant tout le symptôme d’un climat délétère, qui fait la part belle aux crispations identitaires et au grand n’importe quoi. L’ex-chef de l’État peut parler de « crise d’autorité » tout en déniant celles des institutions, ou mettre en garde contre la montée de l’extrême droite tout en la nourrissant, personne ne voit le problème.
Il peut avoir été récemment renvoyé devant le tribunal correctionnel, dans l’affaire des financements libyens, avoir été condamné à de la prison ferme dans les dossiers Bismuth et Bygmalion – il s’est pourvu en cassation dans le premier ; le procès en appel du deuxième doit se tenir cet automne –, et être sous enquête dans l’affaire Mimi Marchand, dans celle de l’attribution de la coupe du monde au Qatar et pour ses financements russes, aucune question ne lui est posée sur le sujet.
Corruption, association de malfaiteurs, trafic d’influence... Il y aurait sans doute de quoi dire. Malheureusement, dans son émission de mardi, Pascal Praud n’a pas trouvé une minute pour questionner l’ancien président de la République. À peine lui a-t-il demandé en fin d’émission, après une chanson de Carla Bruni et des paroles de fans regrettant le « père de la Nation », de réagir sur ce qui ressemble fort, selon lui, à une vengeance de magistrats. L’intéressé a ainsi pu dérouler son discours rodé sur cette fameuse vérité qui éclatera bien un jour.
Quant à ses propos sur l’extrême droite – une expression qu’il semble d’ailleurs avoir bannie de son vocabulaire –, ils n’ont évidemment pas fait lever un sourcil à l’animateur, lui aussi habitué à rassembler les « amis » d’Éric Zemmour.
En 2012, l’Action française enterre René Resciniti de Says, l’homme qui a revendiqué le meurtre de Pierre Goldman, et lui paye sa sépulture. Trois ans plus tard, un livre dévoile ses aveux sur l’assassinat du militant tiers-mondiste Henri Curiel, le 4 mai 1978, provoquant la réouverture de l’enquête.
« Demain« Demain sur nos tombeaux, les blés seront plus beaux » : c’est par cette phrase anodine sortie d’une chanson antisémite écrite par Charles Maurras en 1908 (« La France bouge, Elle voit rouge »,« Le Juif ayant tout pris »)qu’un petit chef royaliste a salué la mémoire de René Resciniti de Says, le mercenaire qui a revendiqué l’assassinat de Pierre Goldman en 2010.
Une messe en latin donnée en l’honneur du tueur à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, puis son enterrement dans un village de l’Allier, le 24 avril 2012, ont rassemblé de nombreux royalistes de toutes obédiences, et des nationalistes de diverses chapelles. « Néné » était populaire en dépit de ses aveux. À moins que ces aveux ne l’aient rendu populaire. Car il avait aussi confié autour de lui, et à plusieurs journalistes, avoir exécuté Henri Curiel, le militant tiers-mondiste, un an avant Goldman.
Présent à la messe, Christian Rol, ancien collaborateur du Choc du mois et du Figaro, avait été à deux doigts de signer un livre avec lui, mais « Néné » s’était ravisé. Pour Rol, la disparition soudaine de René tournait la page du « contrat moral » entre eux. Il ferait ce livre tout seul, nourri de ses pages d’entretien avec lui, révélant les conditions de l’assassinat de Curiel. À condition « d’avoir le feu vert de certains amis ».
Les hommages pleuvent devant le cercueil de l’ancien mercenaire. « Adieu Néné, tu as rejoint les autres, ces phalanges de camelots qui nous attendent là-haut et qui nous regardent ici-bas », résume Frédéric Winkler, leader du Groupe d’action royaliste (GAR). « Néné est mort : il fut un camelot du roi exemplaire », salue Olivier Dejouy dit « Perceval », l’actuel secrétaire général de l’Action française (AF). Dejouy avait hébergé René, à court d’argent, pendant de nombreux mois. C’est d’ailleurs à son domicile que l’assassin de Pierre Goldman est décédé brutalement. Signe de son amitié, le chef de l’AF a laissé jusqu’à aujourd’hui un cliché de lui avec « Néné », lors d’une fête de Jeanne d’Arc, en couverture de son compte Facebook.
« À la fin de sa vie, René était pris en main, logé, nourri, blanchi et abreuvé par les réseaux royalistes, raconte son ami, l’ancien journaliste Grégory Pons. Et c’est la mouvance qui l’a enterré aussi. Qui lui a payé sa tombe. Il ne faut pas oublier ça. » René était un peu « le grand ancien, mystérieux et sulfureux de la mouvance royaliste », résume Grégory Pons. Il apparaît d’ailleurs sur des images des cérémonies royalistes, tiré à quatre épingles, ce qui rappelle qu’il était aussi surnommé « Néné l’élégant ». N’ayant pas d’autres proches, il a même été enterré dans le village de Bernard Lugan, l’ancien chef du service d’ordre de l’AF en 1968, qui avait apporté ses troupes au Service d’action civique (SAC) pour faire le coup de poing contre les gauchistes.
« À son enterrement, on a fait une apologie succincte, gentille, qui représentait bien la partie claire du personnage, mais aucune allusion aux affaires, relève un autre ami, Claude. Tout le monde savait qu’il avait flingué Goldman. Pour Curiel, c’était moins clair. »
On nous a situé Curiel comme un agent de la subversion internationale, ce qui était vrai [...]. Mais au profit de qui on l’a flingué, ça j’en sais rien.
René Resciniti de Says
L’assassinat d’Henri Curiel, René en parlait, mais moins. Ce meurtre, survenu le 4 mai 1978, un avant celui de Pierre Goldman, avait été une onde de choc à gauche. Juif communiste égyptien, devenu apatride, Henri Curiel s’était installé en France, et après avoir milité pour l’indépendance algérienne, au sein d’un réseau de « porteurs de valises », ce qui lui avait valu 18 mois de prison, il s’était consacré au soutien d’autres mouvements anticoloniaux, et à l’accueil de militants exilés comme lui. Il avait fondé un réseau, Solidarité, qu’il définissait lui-même comme un « mouvement clandestin » d’aide à la libération du tiers-monde. Le réseau Curiel.
En juin 1976, deux ans avant son assassinat, il avait été placé en résidence surveillée à Digne, après la publication par l’hebdomadaire Le Point d’un dossier qui le désignait comme le « patron des réseaux d’aide aux terroristes ». L’hebdomadaire publie une note interne de Solidarité à ses nouveaux membres leur expliquant « les risques » pris par l’organisation, et prétend surtout que des faux papiers saisis sur un militant de l’Armée rouge japonaise proviennent du réseau. L’article relie Solidarité à une vingtaine d’organisations, au premier rang desquelles l’African National Congress (ANC) sud-africain ou l’ETA indépendantiste basque, et soutient que Curiel est en « liaison constante » avec le KGB.
Curiel conteste, demande en vain un droit de réponse. « Je sais qu’on qualifie facilement les militants des mouvements de libération de terroristes [...] mais pour moi il y a une différence fondamentale, rétorque-t-il, à Antenne 2, en novembre 1977. Les mouvements de libération, si je peux les aider, je n’hésiterai jamais à le faire. Par contre, les terroristes, bien que je n’aie jamais dénoncé personne de ma vie, je me demande parfois si je ne le ferais pas, tellement je considère que ces gens-là ont une action sinistre. »
Aucune charge n’est retenue contre lui par les autorités françaises.
Son réseau par ailleurs a des convictions pacifistes. Il s’active en coulisses pour rendre possibles des rencontres israélo-palestiniennes, à l’insu des faucons des deux parties. En juillet 1976, Curiel réunit un conseiller de Yasser Arafat, le docteur Issam Sartaoui, et un général israélien, Matti Peled, dans un local du réseau, posant la première pierre de rencontres élargies, placées sous le patronage de Pierre Mendès-France.
À son retour de Digne, le militant avait repris une vie normale à Paris. Une vie de quasi retraité, en apparence, réglée comme du papier à musique : un emploi peu chronophage dans la maison d’édition d’un ami, quelques rendez-vous « politiques », et des cours de yoga. Après un retour chez lui pour déjeuner avec sa femme, Rosette, il en ressortait à heure fixe, tous les jours à 14 heures, pour rejoindre une amie, Joyce, une membre active de son réseau. L’heure précise à laquelle les tueurs sont entrés dans son immeuble, et l’ont attendu au pied de son ascenseur.
L’enquête judiciaire avait échoué à identifier les assassins, mais elle avait été rouverte à plusieurs reprises – contrairement à l’investigation sur le meurtre de Pierre Goldman.
L’écrivain Gilles Perrault, récemment décédé, en avait fait un livre monument de 600 pages, Un Homme à part (Fayard, 1984), détaillant les nombreux engagements de Curiel et les possibles commanditaires des tueurs. Une association avait été créée, et la famille Curiel était restée attentive au moindre fait nouveau, si bien que le délai de prescription avait été régulièrement repoussé.
Le livre de Christian Rol (1), qui paraît en avril 2015, révèle « pour la première fois » l’implication de René dans l’exécution d’Henri Curiel, signale la quatrième de couverture. Mieux, il expose que l’opération a été effectuée avec deux complices policiers, les mêmes, semble-t-il, qui l’avaient accompagné pour tuer Goldman.
Une cible politique à éliminer
Le 4 mai 1978, vers 14h, deux hommes assez jeunes, d’allure sportive, sont entrés sous le porche du 4 rue Rollin, dans le Ve arrondissement de Paris, et ont traversé la cour pour pénétrer dans le bâtiment où habite Henri Curiel. Un témoin voit l’un d’eux enfiler des gants avant d’entrer. Chose plutôt étrange car il fait chaud. À 14 heures, trois ou quatre détonations, sèches et rapprochées, résonnent soudain dans l’immeuble sur cour. Les deux individus repartent, retraversent la cour d’un pas rapide, et quittent l’immeuble. À sa fenêtre, le témoin qui les a vus entrer les entend échanger quelques mots avant de disparaître, côte à côte, vers la rue Monge.
Dans l’immeuble, les gens se sont précipités vers la cage d’escalier. Ils découvrent leur voisin du 7e étage, effondré dans l’ascenseur bloqué au rez-de-chaussée. Criblé de balles. Lorsque les pompiers arrivent, à 14 h 09, Henri Curiel, 63 ans, respire encore, difficilement, mais ne peut répondre. Il est blessé au visage, il a du sang sur le nez et la bouche, et il est aussi touché au thorax et à la clavicule. Les pompiers l’extraient de la cabine et l’allongent dans le couloir. Lorsque le Samu arrive à son tour, le blessé est en état de mort apparente. Il a fait un arrêt cardiaque. Les secours ne parviendront pas à le réanimer. Dans la cabine de l’ascenseur, les policiers ramassent trois douilles de 11.43.
Selon Rol, c’est René, « le Colt 45 bien en mains », qui a « tiré dans la cible, à bout portant ». Son complice assurait sa couverture. Sortant du 4, rue Rollin, les deux hommes ont pris l’escalier, qui dessert la rue Monge en contrebas, où les attendait un troisième homme, chargé de récupérer l’arme du crime. Le Colt aurait été extrait d’un stock d’armes saisies à la préfecture de police, selon le récit que René a livré au journaliste.
Comme va le montrer l’expertise balistique, Curiel a été abattu avec la même arme que Laïd Sebaï, le gardien de l’amicale des Algériens, cinq mois plus tôt. Le meurtre est revendiqué à l’AFP une heure plus tard au téléphone :
« Aujourd’hui à 14 heures, l’agent du KGB Henri Curiel, militant de la cause arabe, traître à la France qui l’a adopté, a cessé définitivement ses activités. Il a été exécuté en souvenir de tous nos morts. Lors de notre dernière opération nous avions averti. Delta. »
L’étiquette Delta, du nom des commandos de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, avait déjà été reprise pour signer plusieurs attentats à l’explosif commis depuis décembre 1977, contre deux foyers d’immigrés, une maison des syndicats, un local du Parti communiste, et surtout pour l’assassinat du gardien de l’amicale des Algériens en France, rue Louis-le- Grand à Paris. Delta est une signature d’extrême droite, sans ambiguïté. L’allusion « à nos morts », à la supposée « trahison » de la France, aussi.
« Comme toujours, le crime se nourrit d’imbécillité, souligne le journaliste Jean Lacouture. C’est en tant qu’“agent du KGB” que des assassins ont frappé Henri Curiel, ce Curiel que tous les appareils du stalinisme, celui des années 1950, comme ceux des années 1970, ne cessaient de dénoncer comme un dangereux franc-tireur, sinon comme une sorte de Trotsky de la vallée du Nil. »
Selon René, le commanditaire de l’opération est celui qu’il a dévoilé à Canal+ en 2010 s’agissant de l’assassinat de Goldman : Pierre Debizet, le secrétaire général du Service d’action civique. « On bosse pour Debizet. Point final », déclare René, qui n’exclut pas que l’assassinat ait été sous-traité pour un État étranger. « On nous a situé Curiel comme un agent de la subversion internationale, ce qui était vrai et l’article de Suffert dans Le Point était très clair là-dessus. Mais au profit de qui on l’a flingué, ça j’en sais rien », dit-il à Rol.
René dit qu’il « ne se pose pas de questions » : « Un agent de Moscou à refroidir, qui plus est traître à la France en Algérie, c’est dans le cahier des charges, poursuit-il. [...] Curiel, pour moi et les autres – nous sommes tous nationalistes –, c’est une cible politique à éliminer qu’on nous désigne. Il n’y a rien de personnel. »
Rien de personnel, c’est possible. « L’histoire Curiel ça me paraît être une mission de barbouzerie, opine son ami, l’ancien journaliste Grégory Pons. Une exécution à la demande d’un certain nombre de personnes. Je pense que le SAC a dû toucher un gros paquet d’enveloppes pour ça. Et Néné, des petits paquets, une petite enveloppe pour ça. Il fallait bien qu’il vive de quelque chose. Voilà. »
La question du mobile de l’assassinat reste ouverte. L’hypothèse que le crime ait été commandité par un État étranger, gêné par l’activisme du réseau Curiel, a souvent été formulée, sans jamais être précisée. Une chose est sûre, les amis de René, eux, se sont félicités de l’assassinat. « Curiel, moi, je ne regrette pas, je vous le dis franchement, dit l’ancien mercenaire Olivier Danet, qui a bien connu René. Il finançait quand même le terrorisme international. C’était pas un ange. Quelquefois, on joue et on perd. »
« Je sais beaucoup plus de choses »
Lors de la sortie de son livre Le Roman vrai d’un fasciste français, en 2015, Christian Rol donne quelques interviews. Le journaliste est prudent. Dans le récit, il a affublé de pseudos de nombreux proches de René, notamment ses deux amis policiers, qu’il surnomme Charly et Tango. Il y a aussi Philippe, le frère d’un futur député, Olivier Lenormand, un mercenaire bien connu, et Éléonore, sa petite amie, « une fasciste pure et dure », selon Rol.
« Je sais beaucoup plus de choses que ce je dis dans le livre, parce que ça mettrait en cause des amis, des gens que je connais, confie Christian Rol dans l’émission d’un petit média d’extrême droite, Radio Méridien Zéro. Il y avait un groupe d’une quinzaine de personnes qui travaillaient indirectement pour les services et qui étaient chapeautées par un ancien de l’OAS qui avait recruté dans les milieux nationalistes parmi les plus résolus. » L’animateur de Méridien Zéro rappelle que « Néné » n’a jamais été inquiété, et se demande « si le livre n’est pas dans une réalité un peu exagérée ». « J’ai bien peur que tout soit vrai, répond Rol. Et même qu’on soit en deçà de la réalité. René avait le profil, les relations, les connexions, la nébuleuse. René avait le profil pour ces choses-là. »
« Je marche sur des œufs », confie pourtant le journaliste. « Soyons clairs : il a tué Pierre Goldman, René me l’a dit, et les gens avec qui il était, dont je connais l’identité et que je ne cite pas, sont toujours de ce monde. Même chose pour Henri Curiel. »
Mais le livre donne des précisions sur la chronologie des rencontres, la biographie des uns et des autres. Charly, qui est flic à la DST, s’avère être « un condisciple de René au 9e RCP », en même temps qu’un « membre officieux du SAC ». Durant l’été 1976, René retrouve ce dernier au Liban, parmi le petit contingent de Français qui a rejoint les phalanges chrétiennes, tous des nationalistes attirés par l’odeur de la poudre. Au retour en France, après l’aller-retour de René au Bénin avec l’équipe de Bob Denard, Charly provoque selon Rol « la dérive meurtrière de René ».
Le journaliste rapporte une autre histoire cocasse survenue un mois après l’assassinat de Curiel. En juin 1978, René et Charly ont tenté de braquer un vieil antiquaire. Pris de court par les hurlements de leur victime, ils ont pris la fuite, mais Charly a été interpellé, mis en examen et écroué. Il est libéré au bout d’un mois mais sa carrière de flic est terminée.
Dans une note de bas de page, Rol précise qu’un article du journal local fait figurer « la véritable identité de Charly ».
Cet indice et quelques autres éveillent la curiosité de la famille Curiel et de ses avocats, William Bourdon et Vincent Brengarth, qui s’emparent du livre pour demander la réouverture du dossier Curiel. Le dernier acte d’enquête datant de 2009, le délai de prescription expire en avril 2019. Il est encore temps d’y voir clair. À la lecture du livre, les confessions de René Resciniti de Say « confirment l’existence de donneurs d’ordre », relèvent les avocats. L’attentat semble bien « le fait d’un groupe organisé » avec « des ramifications qu’il appartient à l’enquête de mettre au jour ». Le livre de Rol apporte « une base factuelle nouvelle » pour rouvrir l’instruction.
Trois ans plus tard, en septembre 2018, Christian Rol s’assoit dans un bureau de la brigade criminelle avec une seule idée en tête : démentir.
Pour être « honnête », René ne lui a « pas fait de confidence », à part avoir dit qu’il était « l’un des auteurs de l’exécution d’Henri Curiel », déclare-t-il.
Le policier : « Que vous a-t-il raconté précisément sur le déroulement et sur sa participation à l’assassinat d’Henri Curiel ? »
Christian Rol : « Il ne m’a rien dit du tout, il a juste dit : “Curiel, Pan dans l’ascenseur !” » Je ne suis pas en mesure de vous donner un quelconque détail quant au mode opératoire de l’assassinat d’Henri Curiel. »
« J’ai regroupé plusieurs éléments issus de maintes rumeurs, tente-t-il d’expliquer au commandant de police qui l’interroge. J’ai grossi le trait et j’ai pris un titre scandaleux pour tenter de le vendre. » René venait voir son frère aîné quand il était enfant. Il l’avait revu lorsqu’il était devenu journaliste au Choc du mois. « Je ne le rencontrais que très peu. On se voyait une fois tous les dix ans », dit-il. S’agissant des complices de René, Rol dit qu’il n’est « pas certain que ces deux policiers existent ». « Je me suis basé sur des rumeurs, et en plus c’est trop sensible. Je pense que ces personnes sont mortes », tranche-t-il.
Il a inventé des noms, créé des personnages. « Philippe J. n’existe pas, ainsi que Tango et Charly », assure-t-il encore.
Vraiment ? Le policier extirpe un extrait de son livre et questionne :
« Pour quelle raison faites-vous référence à l’agression d’un antiquaire à Marseille en indiquant que le complice de René était Charly tout en précisant que sa véritable identité est parue dans un article de la presse locale ?
– J’ai inventé tout cela afin de donner plus de relief anecdotique à un récit qui se perdait dans des barbouzeries parfois ennuyeuses. J’ai inventé des passages qui ont l’air d’être très sensibles pour donner une dimension mystérieuse.
– Qu’en est-il de cet article ?
– Il n’y a jamais eu d’article. »
Hélas pour Rol, l’enquêteur se plonge dans ses dossiers et lui en présente une photocopie.
Le policier : « Nous vous présentons cet article de Nice Matin, du 25 juin 1978, titré “Marseille : Un inspecteur de la DST arrêté à la suite d’une mystérieuse agression”, retrouvé à partir des références que vous indiquez dans votre livre en page 192. Ne trouvez-vous pas que vous allez un peu trop loin dans le côté invention ? Ne perdez-vous pas un peu en crédibilité ? »
L’article mentionne le nom du policier qui accompagnait René lors de son braquage, un certain Marc Ducarre.
Christian Rol : « Je ne sais pas quoi vous répondre. Je n’ai pas vocation à dénoncer les gens. Je n’ai jamais entendu parler d’un Marc Ducarre. L’article m’est complètement sorti de la tête. »
Le policier lui demande s’il a « quelque chose à ajouter ? »
« Je me protège et je protège certaines personnes, tente d’expliquer Christian Rol. J’ai une rectitude morale et une droiture. Ce n’est pas pour autant que je ferai obstruction à la justice. »
Le nom du complice présumé de René, le « Charly » du livre, est désormais dans l’enquête judiciaire.
(1) Le Roman vrai d’un fasciste français, Christian Rol, La Manufacture des livres, avril 2015.
Cet ancien inspecteur du contre-espionnage est soupçonné d’avoir fait partie du commando qui a tué les deux activistes d’extrême gauche à la fin des années 1970. Placé en garde à vue, il a nié sa participation aux faits mais a révélé avoir été proche du patron du Service d’action civique, désigné comme le commanditaire.
Cet ancien inspecteur du contre-espionnage est soupçonné d’avoir fait partie du commando qui a tué les deux activistes d’extrême gauche à la fin des années 1970. Placé en garde à vue, il a nié sa participation aux faits mais a révélé avoir été proche du patron du Service d’action civique, désigné comme le commanditaire.
26 août 2023 à 17h41
faut aller à Paris, j’irai à Paris, a répondu Marc Ducarre au policier qui lui disait qu’il serait peut-être déféré. Ça fait longtemps que je suis pas monté à Paris... Moi j’ai gardé en réserve certaines choses. Vous savez, remuer la boue, je sais pas si c’est une bonne chose... »
Soupçonné d’avoir été le complice de René Resciniti de Says, dit « Néné », lors de l’assassinat d’Henri Curiel, le militant tiers-mondiste exécuté en 1978, Marc Ducarre, 66 ans, a été interpellé au petit matin, le 21 octobre 2020, chez lui, dans un village proche d’Aix-en-Provence. Les flics de la brigade criminelle l’ont fait monter dans une voiture grise, direction Toulon, l’hôtel de police.
C’est lui qui, du vivant de René, avait gentiment prévenu les journalistes de Canal+ qu’il ne « fallait pas faire sortir le loup du bois ». C’était resté anonyme, mais René l’avait désigné comme membre du commando qui avait assassiné Goldman dans l’émission dans laquelle il avait détaillé le meurtre. Des détails figurant dans le livre de Christian Rol sur René ont permis par la suite d’identifier formellement l’ancien policier comme l’un des deux fonctionnaires proches du royaliste au moment des faits. Il est présumé innocent. En 2020, quarante-deux ans après les faits, l’affaire d’État reprend discrètement à Toulon. Sans que la presse n’en parle.
Ancien inspecteur de la Direction de la surveillance du territoire (DST, l’ancienne DGSI), Marc Ducarre est placé en garde à vue pour « assassinat, complicité d’assassinat et association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime » dans l’affaire du meurtre d’Henri Curiel.
« J’ai quand même été entendu de 11 heures du matin jusqu’à 2 heures le lendemain », raconte Marc à son frère Bruno, un ancien policier comme lui, le lendemain, alors qu’ils sont sur écoute.
« Sans interruption..., ajoute-t-il.
— Oui mais il n’y a pas eu de prolongation, ni de défèrement..., tempère Bruno.
— Et on a un peu crevé un abcès, tu vois, dit Marc.
— Ouais mais il ne faut pas qu’ils viennent t’emmerder sans billes, sans quoi ça sera toutes les cinq minutes, avertit son frère.
— Ouais voilà, il n’y avait pas de billes. »
Au téléphone avec Frédéric, un autre frère, Marc, commente :
« C’était vraiment le flic taciturne, très bon. Vraiment, il voulait me coincer, tu vois, me mettre dans une position embarrassante, il l’a fait, tu vois. Mais sans insister. Pour me montrer que c’était quelqu’un qui pouvait. D’un autre côté, j’ai montré que je pouvais embarrasser des gens, tu vois. »
Ducarre croyait exercer une pression sur les enquêteurs avec de vagues avertissements. Il fait le point avec Bruno sur les affaires évoquées.
« On a fait le tour de la question sur le principal truc qui pouvait m’incriminer, poursuit Marc. C’est toujours pareil, il y a une affaire. Je peux le dire, ils m’ont entendu sur Goldman.
— Oui, oui, on n’est pas en contact ni avant ni après, répond Bruno, qui semble connaître et partager la chronologie de ces affaires. Ils vont rester sur leur faim [...] dans leur connerie.
— À la fin, le flic est venu me voir,reprend Marc, et il m’a dit : “Bon, vous n’êtes pour rien dans cette histoire Henri Curiel.” Alors j’ai dit : “Je vous le fais pas dire...” “Par contre, pour l’affaire Goldman, je pense que vous êtes dans le coup.”
— Ils ont des...
— Bon, l’affaire Goldman est prescrite, hein, tranche Marc.
— Ouais.
— Mais bon, pour l’autre affaire, c’est plus emmerdant,poursuit Marc. Ils sont persuadés... Ils ont rien. Ils ont pas d’éléments. [...] Alors j’ai dit : “Mais en fait, la synthèse de toute cette histoire, c’est Les Tontons flingueurs croisés avec Les Pieds nickelés.” »
« Le shérif est en prison »
Les Pieds nickelés, c’est possible. Le 19 juin 1978, Marc et René s’étaient retrouvés à Marseille. Presque deux mois après l’assassinat d’Henri Curiel, le 4 mai précédent. Ils avaient sonné chez un vieil antiquaire, Jean Cherpin, rue de Belloi, deux valises à la main censées contenir « des tableaux à expertiser ». Ils avaient sur eux de quoi bâillonner l’antiquaire (sparadrap, ficelle et couteau) et, aussitôt entrés, ils l’avaient ceinturé et plaqué au sol pour le saucissonner.
Mais rien ne s’était passé comme prévu. Le temps que René aille fermer les fenêtres, Marc avait perdu le contrôle, Cherpin s’était mis à hurler, en cherchant à s’emparer du couteau, et la situation avait empiré, si bien que les deux agresseurs avaient précipitamment lâché l’affaire.
Le braquage aurait pu en rester là. Mais, dans sa fuite, Marc avait fait « une grosse connerie ». Et même deux. D’abord, il avait laissé chez l’antiquaire les clés d’une voiture de location. Puis il s’était rendu à l’agence, où l’attendait la police. René, lui, avait déjà pris le premier train pour Paris.
En garde à vue, Marc avait d’abord prétendu qu’il voulait faire « œuvre de policier », car il soupçonnait le vieil antiquaire de trafic de drogue. Puis il avait reconnu le braquage. D’après lui, René et Marc avaient été tuyautés par un de leurs camarades, ancien volontaire comme eux chez les Phalanges chrétiennes au Liban, et élève commissaire-priseur, Franck B., aujourd’hui patron d’un prestigieux hôtel de ventes. Ce dernier avait loué le véhicule.
Selon l’enquête, le groupe espérait faire main basse sur un autoportrait et deux terres cuites originales d’Honoré Daumier, un artiste graveur du XIXe siècle, ainsi que sur soixante reproductions en bronze, le tout valant plusieurs centaines de milliers de francs. Marc est inculpé et reste écroué pendant un mois. De même que René peu après lui.
L’histoire de Ducarre fait ricaner la presse. « Le shérif est en prison ou plus exactement l’inspecteur aux Baumettes », s’amuse L’Aurore dans un article titré « Drôle de contre-espion ». Mentionnée dans le livre de Christian Rol, cette histoire de braquage a permis aux enquêteurs de mettre la main sur le dossier de l’inspecteur aux Archives nationales à Fontainebleau : l’enquête de l’IGPN, la police des polices, sur le braquage et l’arrêté ministériel qui l’a révoqué, en janvier 1979. L’inspecteur radié a été condamné par la suite à deux ans de prison avec sursis.
À l’hôtel de police de Toulon, on revient brièvement sur cet épisode. « J’ai honte de cette affaire, concède Marc. Je n’étais pas fait pour être un truand... » Il explique désormais qu’il « voulait financer des actions pour le Liban », pour « la cause », avec ce butin. « Je le pensais sérieusement », dit-il. Aujourd’hui encore, il se définit comme « nationaliste » et « patriote ».
Curiel avait « trahi la France »
« René était un ami très proche, raconte-t-il aux enquêteurs. Il était mon témoin de mariage en 1995. Je l’avais rencontré au 9e RCP lors de mon service militaire, puis au Liban en 1976, quand je me suis engagé dans les milices chrétiennes de Gemayel. »
Marc se dit victime d’une « rumeur ». « La rumeur, c’est que René ou des proches de René auraient participé à l’assassinat d’Henri Curiel, et comme moi j’étais proche de René, on me met dans les proches qui auraient pu commettre les crimes avec lui. » Dès la fin des années 1970, d’autres rumeurs circulaient, selon Marc, « sur le fait que René participait à des actions criminelles de type enlèvement ».
Le policier lui demande ce qu’il sait précisément sur l’assassinat d’Henri Curiel le 4 mai 1978.
« Je pense qu’il est mort à cause de ses actions passées durant la guerre d’Algérie et celles qu’il avait encore en 1978, répond l’ancien inspecteur.
— Êtes-vous en mesure de dire où vous étiez et quelles étaient vos occupations en mai 1978, et le jour des faits, le 4 mai ?
— À l’époque, mes préoccupations tournaient principalement autour de mon boulot à la DST, je n’étais pas marié, je vivais seul, je faisais du sport. »
Même question concernant le 2 décembre 1977, jour de l’assassinat de Laïb Sebaï, gardien de l’amicale des Algériens en France, tué avec la même arme que Curiel.
« Je faisais la même chose », répond Marc.
Debizet, je ne l’ai pas caché, on était proches [...], je dirais qu’on était même amis.
Marc Ducarre
À la DST, Marc Ducarre opérait sous le pseudo de « Duchesne ». Il avait été inspecteur au sein de la « division B2 », basée au ministère de l’intérieur, rue des Saussaies, et chargée de suivre « les militants basques de l’ETA notamment ». Mais il s’était aussi occupé des « affaires palestiniennes », « notamment Abou Nidal, OLP, etc. ». « Mon travail consistait à faire des surveillances. Je me débrouillais pour trouver des postes d’observation, des lieux stratégiques pour surveiller les gens. »
« Est-ce que M. Curiel faisait partie de vos surveillances?,questionne l’enquêteur.
— Aucunement, répond Marc. Je n’ai pas mis en place de poste d’observation pour Curiel. »
Il ne connaissait pas non plus les collègues qui étaient chargés de suivre le militant. « Je pense qu’il était surveillé en permanence, ne serait-ce que par des écoutes, ajoute-t-il.
— Revenons au jour où M. Curiel a été tué, reprend l’enquêteur. Où étiez-vous ? Qui vous l’a annoncé ?
— Je pense qu’on en a parlé au bureau, mais je ne sais pas si je l’ai appris à ce moment-là ou si je le savais déjà. C’est très loin tout ça.
— Certes, c’est loin, mais Curiel était quelqu’un de suivi par la DST, et qui représentait des idéaux qui étaient à l’opposé des vôtres...
— Curiel n’était pas un type que je suivais en particulier dans mon groupe. Moi, en tout cas, je ne l’ai pas suivi dans mon travail, jamais. Personne ne l’aimait, à vrai dire, chez nous, mais je ne me suis pas spécialement réjoui de sa mort, même si je n’aimais pas ce qu’il représentait. Il avait trahi la France.
— Vous pensez qu’il a mérité son sort ?,rebondit l’enquêteur.
— Je pense qu’il méritait de rester plus longtemps en prison »,répond Marc.
L’enquêteur signale qu’un nouveau témoin s’est manifesté et qu’il fait lui aussi le lien entre lui, René et les homicides. Ce nouveau venu s’appelle Claude C., c’est un ancien de l’OAS et de Jeune Nation. Il a bien connu « Néné », qui lui a présenté Ducarre. Et ce dernier lui a beaucoup parlé, avant qu’une embrouille immobilière ne survienne entre eux.
Le policier : « [Selon ses déclarations] René aurait dit que vous faisiez partie du commando qui a tué Pierre Goldman et que vous avez tiré sur Pierre Goldman vous aussi ?
— Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, répond Marc.
— Ce n’est pas la réponse d’une personne qui n’a pas tiré sur quelqu’un, ça,signale l’enquêteur. Vous n’êtes pas d’accord sur quoi exactement ? Sur ce que dit le témoin ou sur ce qu’a pu dire René ?
— Je ne suis pas d’accord avec ce qu’a dit René.
— Pourtant, il y avait bien des raisons pour que vous lui en vouliez, à cet homme. Qui gênait-il ?
— Pierre Goldman n’était qu’un tueur de femmes [il a été accusé puis acquitté de l’assassinat de deux pharmaciennes lors d’un braquage en 1969 – ndlr]. Je pense qu’il gênait la France avec l’attirance qu’il a eue sur l’intelligentsia de la gauche à l’époque. »
L’ancien flic révoqué conteste son implication dans les meurtres. Mais sans énergie. Et il n’est pas loin de les approuver.
L’autre surprise des enquêteurs est qu’il se dit proche du commanditaire des assassinats désigné par René : Pierre Debizet, secrétaire général du Service d’action civique (SAC). Selon Ducarre, le chef du SAC avait été informé de l’affaire du braquage raté, et il avait même accepté de remettre 6 000 francs à René à sa sortie de prison.
« Quatre ans de bagarres contre les gauchistes »
Le policier : « Si Goldman gênait la France, est-ce que cela aurait pu être géré par Debizet, cette affaire ?
— Lui ou d’autres. Je ne sais pas,répond Ducarre.
— Debizet, je ne l’ai pas caché, on était proches, on a dit homme de confiance, je dirais qu’on était même amis, poursuit-il. Ce qui lui a plu, c’est ce que j’ai fait au Liban, et l’engagement à l’UNI, le syndicat étudiant dont j’étais proche à Toulon, c’était quatre ans de bagarres contre les gauchistes. Au Liban, j’ai été sniper sans chercher à le devenir. [...] En faisant ça, j’ai eu une certaine réputation. Debizet, bien que je pense qu’il le savait, ne m’en a jamais parlé. J’ai su, car il me l’a dit pas la suite, que M. Debizet m’appréciait vraiment.
— Vous a-t-on demandé de faire des choses, des actions que vous regrettez à cette époque ?,reprend le policier.
— Pas vraiment.
— M. Debizet vous a-t-il demandé de commettre des crimes ?
— Pas exactement, mais il m’a dit de faire des vérifications pour un homme qui avait à l’époque volé de l’argent à Omar Bongo, et dont il fallait s’occuper. J’ai reçu un contre-ordre le même jour pratiquement. Je crois que le gars en question a été pris en charge officiellement.
Dès que M. Debizet pouvait faire prendre les choses officiellement, il le faisait. C’était un homme qui avait le sens de l’État et le sens du devoir. C’était un homme d’appareil, il contrôlait environ 5 000 personnes, du légionnaire au chef d’état-major. Il était efficace. S’il avait voulu faire des choses malsaines, il aurait pu le faire sans problème. Il ne faisait que ce qui lui paraissait bon pour l’État et ce que le chef de l’État lui demandait. Moi j’étais fidèle à Debizet mais pas au SAC. L’affaire de la tuerie d’Auriol [l’assassinat par le SAC d’une famille entière à Auriol, en 1981 – ndlr], ce n’est pas le système Debizet, c’est quelque chose qui lui a échappé et qui a mené à cette tuerie. Il a tout fait pour arranger les choses. »
L’enquêteur signale un autre meurtre lié à la légende noire du SAC, celui de l’amant de Marie-Joséphine Bongo, la femme du président gabonais Omar Bongo, un certain Robert Luong, le 27 octobre 1979.
« Vous connaissez cette affaire ?
— Oui, répond Marc. Robert Luong avait été averti de cesser de voir Mme Bongo, mais il a continué et il a été assassiné. Je ne sais pas qui l’a tué, je ne dis aucunement que c’est le SAC qui l’a fait. »
Selon l’ancien inspecteur, son activité principale, « c’étaient des surveillances et de la sécurité », « ce n’était pas de l’ordre de l’homicide ». « On sortait avec toute une armée pour surveiller Mme Bongo ou le frère d’Omar Bongo, c’était ridicule. Cela n’a pas empêché l’histoire de se terminer tragiquement par l’élimination de l’amant de Mme Bongo. Cela n’avait rien à voir avec nos surveillances. »
René Resciniti de Says connaissait aussi « des mecs du SAC », poursuit Marc. Mais d’après l’ancien inspecteur, « Debizet n’aimait pas trop René ». Marc, lui, avait gagné sa confiance, jusqu’à assurer « la sécurité de sa propriété, de lui-même et de sa famille » au début des années 1980, « car il était menacé » et il avait « entièrement confiance » en lui.
Par la suite, Marc avait fait une formation de bûcheron et s’était installé au Pays basque, où il avait vécu entre 1985 et 1987. « Il avait appris le métier de bûcheron pour pouvoir approcher les gars de l’ETA, dénonce Claude C. Il a éliminé des crapules de l’ETA, des cibles que l’État français lui donnait. »
Ducarre, lui, conteste vivement avoir « fait quoi que ce soit » avec les Groupes antiterroristes de libération (GAL) qui ont multiplié les assassinats d’exilés et de sympathisants d’ETA à l’époque, comme l’a aussi écrit le biographe de René, Christian Rol.
« On vient parler des Basques aussi parce que j’étais dans une division à la DST qui s’occupait des militants ETA, mais c’est de la construction pure et simple », se défend-il.
Une fois son audition fleuve terminée, Ducarre est remis en liberté, sans poursuites. Dès le lendemain, il débriefe son audition avec deux de ses frères.
« Marc Ducarre, méfiant de nature, avait sans doute envisagé que sa ligne serait placée sur écoute », commentent les enquêteurs. « Cette ironie sur les dossiers criminels évoqués semblait néanmoins cacher une gêne réelle sur son éventuelle implication », relèvent-ils.
Revenant sur son activité de bûcheron au Pays basque, il s’amuse d’un de ses échanges avec le policier :
« Il m’a dit : “Monsieur Ducarre, il y a quelque chose qui me gêne quand même parce que, vous comprenez, partout où vous vous installez, il y a des problèmes...” [Rires de Marc et de son frère Bruno.] Alors il me dit : “Et vous comprenez, les deux années où vous êtes bûcheron dans les Pyrénées-Atlantiques, nous déplorons 30 décès.” [Rires de Marc et de son frère.] Alors je lui dis : “Vous savez, je suis quelqu’un qui travaille jour et nuit [rire de Bruno Ducarre]. Je suis un excellent abatteur, et je travaille jour et nuit.” »
Marc et Bruno rigolent encore.
Ils peuvent être soulagés, car les enquêteurs sont passés à côté d’un indice important.
Le nom de Bruno apparaît lui aussi dans le dossier judiciaire de l’affaire Curiel. Il a été soupçonné d’avoir pris part à deux opérations signées « Delta » – signature des meurtres d’Henri Curiel et Laïd Sebaï –, en mars 1978, avec un ancien parachutiste membre du Parti des forces nouvelles (PFN).
Ces attentats commis contre le siège du Parti communiste à La Garde-Le Pradet, le 25 mars, et celui de l’amicale des Algériens à Toulon, le 14 mars, n’avaient fait que des dégâts matériels. Mais le procès-verbal de la garde à vue de Bruno Ducarre dans ces affaires par la brigade des recherches de gendarmerie de Toulon était rapidement joint à la procédure Curiel du fait de la signature « Delta ». La vie de Bruno allait reprendre son cours. Il allait devenir policier, passer par la brigade criminelle de Paris, puis revenir diriger des unités à Toulon et à La Garde, pour finir, en 2022, retraité, et brièvement attaché parlementaire d’un député Rassemblement national.
Questionné par Mediapart, Bruno Ducarre a mis fin à la conversation. Son frère Marc n’a pas répondu.
En 2005, Jean Bataille, un ancien inspecteur des Renseignements généraux, racontait dans un roman autobiographique la constitution d’un « commando Île-de-France » pour lutter contre la subversion dans les années 1970. Il s’agit du contact de René Resciniti et Marc Ducarre aux RG.
Une deuxième barbouze gravitait autour de René Resciniti de Says lorsqu’il a commis ses crimes. Un deuxième policier que le biographe de René avait baptisé « Tango ». L’enquête judiciaire ne l’a pas identifié, et pourtant cet homme s’est lui-même signalé en faisant paraître un roman autobiographique, Commando Sud (In octavo Éditions, 2005). Jean Bataille est l’ancien policier des Renseignements généraux qui a frayé avec « Néné ». Sur Amazon, il a illustré sa notice biographique d’une photo de lui portant un fusil à lunette.
Jean Bataille y est présenté comme « un spécialiste de la contre-subversion à la fin de la guerre froide pour la période 1971-1996 », ancien inspecteur aux RG de la préfecture de police (RGPP) de Paris « chargé de la surveillance des menées terroristes », ancien « volontaire » à Beyrouth aux côtés des phalanges chrétiennes en 1976. Lié à un groupe d’extrême droite qui venait de commettre un mitraillage en plein Paris, il a été incarcéré en 1980, et radié de la police, comme avant lui, pour d’autres raisons, l’inspecteur Marc Ducarre, l’autre ami de René, qui émargeait au contre-espionnage.
« Ce roman relate certains épisodes de la guerre secrète livrés par une poignée de garçons pour délivrer un message de fermeté aux tenants de la révolution mondiale », explique la quatrième de couverture du livre de Bataille.
Plusieurs proches de René Resciniti de Says ont confirmé à Mediapart l’identité de « Tango », sans toutefois pouvoir préciser son rôle exact aux côtés de René. Dans les affaires Curiel et Goldman, Jean Bataille est présumé innocent. « La connexion Néné, Ducarre, Bataille, s’est faite dans le réseau des anciens du Liban, explique Grégory Pons, l’ancien journaliste proche de René. Néné est arrivé sur Debizet [l’ancien patron du Service d’action civique – ndlr] par Bataille et Ducarre. Lequel des deux je ne sais pas, mais ils fonctionnaient en binôme permanent, les deux. »
Grégory Pons se souvient d’avoir déjeuné avec eux jusqu’au début des années 1980. « Je n’ai jamais su s’ils étaient allés [au Liban] en mission, ou par patriotisme pro-libanais, mais à mon avis ils étaient déjà mouillés dans des barbouzeries, ça se voyait, ça se sentait. Ils avaient ça dans le sang. »
« Un noyau de notre police »
Le roman autobiographique de Bataille commence par l’assassinat à la machette d’un apparatchik est-allemand. Il se poursuit au Liban, par l’enrôlement de son personnage principal dans les phalanges, le voyage initiatique de nombreux nationalistes français, tous courants confondus, à l’époque. Selon les services de renseignement, près d’une centaine s’y sont rendus entre 1975 et 1976, avec un pic à l’été 1976. Lorsqu’ils n’avaient pas d’expérience militaire, leur séjour débutait dans un camp d’entraînement par une formation au maniement des armes et des explosifs, et se poursuivait dans le quartier d’Achrafieh, à Beyrouth.
Sur place, René avait retrouvé l’inspecteur Ducarre, parti sur ses congés, sans prévenir sa hiérarchie, à l’été 1976.
« Je suis allé à Athènes, puis de là à Larnaca à Chypre dans un couvent qui servait de liaison pour aller ensuite vers Beyrouth, a expliqué Ducarre aux policiers. On faisait des actions de type reprise de bâtiments sur la ligne de front. Il y avait René, que je n’avais pas revu depuis le 9e RCP. On est devenus amis au Liban. Il y avait mes deux frères, Bernard et Patrick. Il y avait les frères Pochez, l’un d’eux a été blessé. Il y avait Titi dit “le Chinois”, très connu. Il y avait pas mal de royalistes de Paris, dont René. » Ducarre se flattait d’être devenu un bon sniper à Beyrouth.
Volontaire au même moment, Olivier Danet, ancien d’Ordre nouveau et du Parti des forces nouvelles (PFN) qui marchera sur les pas du mercenaire Bob Denard aux Comores, côtoie le groupe au Liban. René a d’ailleurs failli le « flinguer » accidentellement d’un tir de kalachnikov. « À mon avis, il ne faut pas trop chercher dans nos milieux politiques, avance l’ancien mercenaire, s’agissant des exécutions de Curiel et Goldman. C’était plutôt une barbouzerie. Un noyau de notre police qui déconnait... » Lorsqu’on évoque le binôme de policiers proche de René, Danet répond qu’il ne « confirme rien ». « Mais c’est dans ces coins-là qu’il faut chercher », concède-t-il.
« Je ne crois en rien à cette hypothèse selon laquelle cette fraternité [des volontaires français au Liban – ndlr] serait concernée par ce dossier », juge aussi un autre volontaire proche de Denard, Patrick Klein, qui a également connu les frères Ducarre à Beyrouth et qui a consacré un chapitre de son autobiographie à l’engagement libanais(1).Selon lui, Ducarre, René et Bataille « formaient un groupe indépendant car ils avaient été militaires au préalable », explique-t-il.
Dans son livre, Jean Bataille raconte son séjour chez les milices chrétiennes, en octobre et novembre 1976. Il y rencontre Pierre, un corse, « qui avait un grand passé de chevalier à la barre de fer à Nice », et s’était déjà illustré à Beyrouth, dans de nombreux combats de rue. Il fait ainsi apparaître Pierre Bugny-Versini, un jeune militaire d’extrême droite, formé chez les paras du 1erRPIMa, qui deviendra une figure du milieu, et son grand ami. Les volontaires « formaient une équipe de choc qui pouvait intervenir rapidement à peu près partout dans la ville », écrit Bataille. En regagnant Paris, son héros se dit « un peu déçu par l’intensité des combats », mais « rassuré sur sa conduite au feu ».
Au retour, le double de Bataille crée une « petite organisation » avec un groupe de camarades, autour de « Pierre », avec l’objectif de résister à une insurrection communiste, voire à l’Armée rouge. Ce « Commando Sud » se met à réaliser des opérations extérieures en Afrique, commanditées par un mystérieux colonel. Ponctuelles. Contre des forces cubaines, vraisemblablement en Angola ; puis en Rhodésie, pour contrer les mouvements nationalistes zimbabwéens. Et d’autres actions, en France, celles-là.
« La plus grande partie des actions étaient impulsées par le colonel [...]. De temps à autre, exploitant leurs propres sources de renseignement, ils s’accordaient un petit plaisir en liquidant une équipe plus proche du banditisme que de la politique. C’était un accord tacite avec le colonel, une contrepartie au fait qu’ils n’étaient pas rétribués, pas décorés, et encore moins reconnus. Cette forme de paiement en nature leur donnait l’illusion d’être libres. »
Ils étaient « obligés de laisser s’échapper du beau gibier par manque de temps, de moyens », « et parce que la désignation des objectifs n’était théoriquement pas de leur niveau ». Il fallait créer une « équipe supplémentaire », et « sous-traiter des objectifs ».
C’est alors, page 133 de son livre, que le double de Jean Bataille rencontre le double de Marc Ducarre :
« Parmi les gars qu’il avait contactés, il y avait un ancien du Liban dont la conduite au feu avait été semble-t-il irréprochable. Il semblait désireux de s’engager dans la lutte antisubversive avec son groupe de camarades. On l’aurait cru sorti d’une affiche de propagande pour les T.A.P. [troupes aéroportées parachutistes – ndlr]. Même lorsqu’il était en civil, on avait l’impression qu’il revenait de manger du mess des officiers. Il se la jouait “bête de guerre” au repos et portait en permanence un foulard sous sa chemise et des lunettes de soleil même lorsque le ciel était gris. »
L’alias de Bataille lui avait proposé « une sorte de prestation clefs en main du contre-terrorisme », ainsi qu’une « aide logistique et technique ». Le para qui « ne lâchait pas plus de cinq mots à l’heure » s’était dit d’accord sur le principe.
Mais ses camarades étant « également des pisse-froid, d’un naturel soupçonneux »,il avait fallu « sous-entendre que les plus hautes autorités étaient dans le coup », et leur rendre quelques menus services. Ils étaient friands de notes de renseignement. Un jour, l’un d’eux a demandé un coup de main pour protéger une prostituée qui exerçait « dans une galerie des Champs-Élysées » – coïncidence, René Resciniti de Says vivait au-dessus de la galerie du Lido –, une faveur fermement refusée.
« Ce projet avançait vite, car ce commando, appelons-le Île-de-France, était un clone du leur », écrit Jean Bataille.
Le roman n’en dit pas plus sur la destinée du mystérieux commando et ses actions en Île-de-France.
Un mitraillage à Paris
C’est que la carrière de l’inspecteur Jean Bataille a été stoppée net, le 2 juin 1980, après l’interpellation de Pierre Bugny-Versini, son ami corse, dans l’enquête sur le mitraillage de l’ambassade d’Iran, le 14 mai précédent. Cet attentat, qui blesse plusieurs gendarmes en faction devant l’ambassade, est revendiqué par le FLNC, dont certains leaders, notamment Alain Orsoni, sont liés à l’extrême droite – Bugny-Versini et Orsoni ont frayé avec le GUD à l’université d’Assas quelques années plus tôt. À Paris, les policiers perquisitionnent un box situé impasse de l’Église, dont Bugny-Versini a la clé. Ils découvrent les armes utilisées pour le mitraillage, des pistolets mitrailleurs, des pistolets automatiques, mais aussi des explosifs, des cagoules, et même des perruques. Ils mettent la main également sur des notes des Renseignements généraux sur des personnalités et des mouvements de gauche et d’extrême gauche, ainsi qu’une photocopie de la carte de policier de Jean Bataille – Jean-Pierre de son état civil.
Le policier est inculpé et écroué en même temps que Bugny-Versini. Puis il est révoqué le 19 septembre suivant. Lorsqu’il comparaît au tribunal, en décembre, Jean Bataille tente vainement d’expliquer qu’il n’a été « guidé que par la recherche de renseignement ». L’inspecteur est condamné à deux ans de prison, dont neuf mois avec sursis. Quant à Pierre Bugny-Versini, il meurt déchiqueté avec un camarade, en novembre 1985, par l’explosion de sa voiture, dans le parking George-V aux Champs-Élysées. Il avait fait partie des chefs du groupe action du PFN.
La vie de Jean Bataille devient en apparence plus tranquille, comme attaché d’administration dans une université du sud de la France. Après l’écriture de Commando Sud, il publie un livre et un article sur la « cryptie » (un rite de passage des jeunes guerriers à Sparte) dans la revue Sparta animée par Philippe Baillet, l’ancien secrétaire de rédaction des revues du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), auteur de textes favorables aux théories raciales du Troisième Reich, et Jean Plantin, un révisionniste convaincu.
À l’occasion de la sortie de son livre, Kryptie, les services secrets de Sparte (Dualpha, 2022), Bataille explique qu’assez jeune il a été, « dans le cadre de la défense de [ses] idées, un spécialiste de la contre-subversion ». « À l’époque, 1970-1985, le danger était bien réel et après quelques aventures, je me suis retrouvé en prison, reconnaît-il, et c’est pendant mon incarcération que j’ai vraiment pu me consacrer à la lecture des textes de Platon, Plutarque, Xénophon et d’autres auteurs de la Grèce antique. »
L’ancien inspecteur signale « l’histoire du jeune Spartiate qui se laisse dévorer le ventre par un renard plutôt que de parler ». « La Kryptie implique, sur le plan mental et physique, un don total de sa personne, la conservation absolue du secret, et une résistance stoïque allant jusqu’au sacrifice de sa propre vie », souligne-t-il. Joint via son éditeur Philippe Randa, le patron des éditions Dualpha, Jean Bataille a fait savoir qu’il ne souhaitait « pas entrer en contact avec Mediapart ». Il n’a donc pas répondu à nos questions.
L’amie qui « savait »
Dans cette affaire, le secret, d’abord brisé par René, continue de s’effriter. Après le nom de Marc Ducarre, l’ancien contre-espion dont il était proche, l’enquête a révélé l’identité de plusieurs personnes de l’entourage de René Resciniti de Says qui figuraient sous pseudonyme dans le livre de son biographe et ami Christian Rol.
La femme qui partageait la vie de René, baptisée Éléonore dans ce livre, s’avère être Catherine Barnay, une figure de la droite radicale, membre du comité national d’Ordre nouveau en 1973, puis de celui du Parti des forces nouvelles en 1976. « Une fasciste pure et dure » comme le signale Rol, qui fera carrière dans les médias d’extrême droite, Le Choc du mois et Minute, dont elle reprendra le titre en 1999, avant d’entrer dans le groupe Causeur (voir ici l’enquête de René Monzat sur le contrôle de ce groupe de presse). Catherine Barnay est à l’époque partie prenante de plusieurs officines (L’Institut européen de recherches et d’études politiques, l’IREP, qui fait paraître la revue Confidentiel, en 1979), liées aux radicaux italiens et espagnols, dont certains sont activement recherchés.
Selon ses propos rapportés par Christian Rol, elle a été informée de l’attentat contre Goldman deux jours avant les faits, mais elle dit n’avoir rien su de l’assassinat de Curiel. Catherine Barnay n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
« Pour Goldman, je savais,raconte-t-elle au journaliste d’extrême droite. Il [René] m’a prévenue deux jours avant de commettre l’attentat. Je me suis toujours tue évidemment [...]. Tout ce que je sais c’est que, lorsqu’ils sont revenus à la maison, ils étaient comme en état d’hypothermie, tremblants. Je ne sais pas si René a tiré comme il l’assure, en tout cas, il était de l’opération. Quant à Curiel, je ne sais rien. Pour la bonne raison que je n’ai jamais entendu parler de cette opération quand nous vivions ensemble. »
Elle confie aussi qu’elle a présenté le néofasciste italien Stefano Delle Chiaie à René. Ce dernier est d’origine italienne par ses deux parents, et il se fait une joie de servir d’agent de liaison au terroriste activement recherché par la police italienne. « René avait l’habitude de dire : “Je suis monarchiste en France et fasciste en Italie” »,va d’ailleurs expliquer Christian Rol, sur Radio Courtoisie, pour justifier le titre de son livre, inapproprié de l’avis des royalistes, Le Roman vrai d’un fasciste français.
Via Catherine Barnay, le tueur s’est aussi rapproché, épisodiquement, de l’équipe du Choc du mois, puis de certains membres de Jalons, un groupe parodique animé par un conseiller de Charles Pasqua, Bruno Telenne, alias Basile de Koch. René avait ainsi raconté ses actions à Pierre Robin, représentant de l’aile nationaliste de Jalons, « Nazisme et dialogue », et ils avaient réfléchi ensemble à un projet de livre. Une idée finalement concrétisée par Christian Rol.
Mais Rol a fini par regretter d’avoir écrit cette biographie qu’il « traîne comme un boulet »,raconte-t-il sur sa page Facebook. Il espérait raconter les exploits de René, sans éclabousser ses proches et sa mouvance. C’est raté. « Bon, je ne vais pas faire le malin outre mesure et jouer les cadors alors que j’ai gentiment collaboré pour me sortir de ce piège à con et pour absoudre tous les protagonistes de ce livre qui eurent à déplorer parfois ma légèreté coupable », écrit-il, après sa deuxième audition par les policiers de la brigade criminelle. Sur Facebook, le journaliste laisse libre cours à ses haines, en gratifiant au passage la famille Curiel de remarques antisémites. « En fait, la famille Curiel et les héritiers spirituels du macchabée ont le bras très long,écrit-il. Essentiellement parce qu’ils appartiennent à la fameuse Kommunauté [sic], comme Curiel lui-même, et qu’ils comptent bien faire payer l’État français pour les barbouzeries fatales au cher grand homme. »
Sur une écoute judiciaire, l'ancien journaliste du Choc du mois s’inquiète d’en avoir trop dit aux policiers. « Est-ce qu’il est encore dangereux machin là, Ducarre ? » demande-t-il à un ami de René. « Il bougera pas,lui répond ce dernier. C’est un flic, donc il est quand même solide. S’il ne se sent pas menacé, il bougera pas. »
Devant les policiers, Rol précise qu’il a demandé à Catherine Barnay de l’introduire auprès de Marc Ducarre pour la préparation de son livre, mais que « cela faisait vingt ans – depuis le milieu des années 1990 – qu’elle ne l’avait pas vu ». Ducarre, lui, s’était souvenu de Barnay comme d’une femme « sympa », au « caractère bien trempé ».
La cellule « Néné, DST, Poulets »
Un autre ami a su, mais bien plus tard, ce que René avait fait. Ancien militant de Jeune Nation, et ancien de l’OAS, Claude C. avait rencontré René en 1994, et Marc Ducarre peu après. Les deux hommes lui avaient confié qu’ils étaient responsables de l’exécution de Pierre Goldman.
« Les deux me l’ont dit,a exposé Claude aux policiers. Chacun à leur tour. Marc Ducarre m’avait dit que c’était lui qui avait monté l’opération et que c’est lui qui avait tiré le premier, et que René l’avait achevé. C’était une affaire commanditée en haut lieu [...] Marc Ducarre travaillait pour Debizet entre autres, qui était la courroie de transmission du pouvoir. »
Joint par Mediapart, et obsédé par un long conflit immobilier qui l’oppose à Ducarre, Claude C. exhume en vrac toutes les confidences de René et de Marc. D’abord sur l’assassinat d’Henri Curiel. « Quand René m’a présenté Marc, il m’a dit : “Ça va te faire plaisir, il m’a aidé à flinguer un porteur de valises”,dit-il. Parce que René me reliait à l’affaire algérienne. Pendant cette action [contre Curiel] Ducarre avait fait la protection. Pour eux, c’était très facile. »
Les deux hommes avaient parlé à Claude d’autres opérations. René lui avait confié qu’il avait « donné le coup de grâce » à Pierre Goldman. « René m’a dit : “Quand je l’ai donné, il m’a bien regardé en face.” Goldman avait été touché par les premiers tirs, donc il est tombé, et c’est René qui est arrivé, et boum, qui lui a mis une balle en plein cœur. Goldman l’a bien regardé dans les yeux. »
Ils lui parlent aussi de l’assassinat de Mahmoud Ould Saleh. Palestinien d’origine mauritanienne, cet ancien représentant de l’OLP a été exécuté devant sa librairie, par deux balles de 11.43 dans la tête, par deux inconnus, rue Saint-Victor à Paris, le 3 janvier 1977. « Le libraire, Ducarre m’a dit comment il l’avait flingué, poursuit Claude. Il avait ouvert un volet, et l’autre, boum. Il m’avait dit que c’était un libraire gauchiste. » Grégory Pons, l’ancien journaliste proche de René, confie à Mediapart qu’il avait lui aussi « relié cette affaire à Néné », mais « sans avoir de vraie preuve ». « J’avais toujours mis ça du côté de la cellule Néné, DST, Poulets », dit-il.
La « cellule terroriste », comme l’appelle aussi Grégory Pons, se disperse en 1980. À peu près au moment où Jean Bataille est incarcéré dans l’affaire du mitraillage de l’ambassade d’Iran. René s’envole pour l’Amérique centrale, pour former des « Contras » à la frontière du Guatemala et du Salvador, recruté par Jean-Denis Raingeard de la Blétière, un ancien d’Aginter, l’agence de contre-subversion basée à Lisbonne jusqu’en 1973.
Marc Ducarre, occupé par les derniers soubresauts du SAC, est chargé de la sécurité de son patron, Pierre Debizet, dit « Gros sourcils ». L’assassinat de la famille d’un membre du SAC à Auriol, en juillet 1981, provoque la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’organisation parallèle, puis sa dissolution en août 1982. Mais des soupçons subsistent sur les raisons de l’arrivée de Ducarre au Pays basque, après sa formation de bûcheron, en 1984. Il s’installe à Hasparren et à La Bastide, où il passe deux ans, de 1985 à 1987. « Il a appris le métier de bûcheron pour flinguer les mecs de l’ETA, témoigne encore Claude C.. Il m’a raconté qu’il en avait buté un qui faisait son footing dans les bois. »
« C’est délirant cette histoire de GAL [Groupes antiterroristes de libération – ndlr], a démenti Ducarre devant les policiers. Alors oui j’ai habité au Pays basque. Je vous rappelle qu’en 1984, j’ai tout lâché pour faire une formation de bûcheron. Ce n’est pas pour me retrouver dans les GAL. »
L’enquête sur l’assassinat d’Henri Curiel déborde d’indices et de faits nouveaux. Elle est désormais entre les mains d’une juge du pôle dédié aux affaires non élucidées et aux crimes en série à Nanterre.
(1) Patrick Klein, Par le sang des autres. Coup d’état d’âme, éditions du Rocher, 2013.
(Genève, le 29 août 2023) – L’ancien ministre algérien de la Défense Khaled Nezzar sera jugé en Suisse pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Après presque douze ans d’une procédure tumultueuse, l’annonce d’un procès fait renaître l’espoir pour les victimes de la guerre civile algérienne (1991–2002) d’obtenir enfin justice. M. Nezzar sera le plus haut responsable militaire jamais jugé au monde pour de tels crimes sur le fondement de la compétence universelle.
Une photo prise le 9 janvier 2016 montre l’ancien ministre algérien de la Défense Khaled Nezzar s’exprimant lors d’une conférence de presse à Alger. (Photo Ryad KRAMDI / AFP)
Le Ministère public de la Confédération (MPC) a transmis le 28 août 2023 au Tribunal pénal fédéral (TPF) un acte d’accusation à l’encontre de Khaled Nezzar. Les faits reprochés à l’ancien général algérien sont lourds : ils font état de crimes de guerre sous forme de torture, de traitements inhumains, de détentions et condamnations arbitraires ainsi que crimes contre l’humanité sous forme d’assassinats qui se seraient déroulés de janvier 1992 à janvier 1994, durant les premières années de la guerre civile. Le conflit qui a opposé le gouvernement algérien et divers groupes armés islamistes a fait près de 200 000 morts et disparus, ainsi que de multiples victimes de tortures, de violences sexuelles et d’autres violations massives de la part de l’armée algérienne autant que de ces groupes armés. Le procès à venir marque une étape historique dans la lutte contre l’impunité des crimes commis durant la « décennie noire », une loi d’amnistie garantissant en Algérie une impunité complète pour les atrocités commises par toutes les parties au conflit.
TRIAL International avait déposé en 2011 une dénonciation pénale contre Khaled Nezzar, menant à son interpellation rapide et à l’ouverture formelle d’une procédure à son encontre. Cette mise en accusation est accueillie positivement par l’organisation, qui plaide pour une ouverture du procès à bref délai. «Durant les presque douze années de procédure, l’état de santé du prévenu s’est dégradé et il ne serait pas concevable pour les victimes que leur droit d’obtenir justice leur soit maintenant nié», explique Benoit Meystre, conseiller juridique chez TRIAL International, avant de poursuivre : «le Tribunal doit rapidement faire la lumière sur les crimes commis en Algérie et la responsabilité que porte M. Nezzar, si l’on veut éviter un déni de justice».
Le combat des parties plaignantes pour mener Khaled Nezzar devant la justice a en effet été extrêmement éprouvant. Encore dernièrement, une victime a retiré sa plainte à la suite de pressions exercées sur sa personne depuis l’Algérie. Une autre plainte a été classée en 2023 du fait que la victime, vivant en Algérie, n’était plus joignable, laissant craindre le pire en ce qui la concerne. Une troisième victime est décédée récemment sans connaître l’issue du combat judiciaire qu’elle avait entamé en 2011.
Abdelwahab Boukezouha, l’une des cinq parties plaignantes, qui a fait preuve d’un courage indéfectible tout au long des presque douze années d’instruction, explique : «je ne me bats pas seulement pour moi, mais pour toutes les victimes de la décennie noire de même que pour les plus jeunes et les générations futures. Jamais plus un Algérien ou une Algérienne ne devra subir ce que j’ai moi-même vécu !».
L’instruction pénale et le futur procès contre Khaled Nezzar sont possibles en application du principe de compétence universelle, qui permet et parfois impose aux États d’enquêter et de poursuivre les personnes suspectées d’avoir commis des crimes internationaux, et ce, quel que soit le lieu où les crimes ont été commis et peu importe la nationalité des suspects et des victimes. TRIAL International souligne que le Général Nezzar deviendra le plus haut responsable militaire jugé où que ce soit dans le monde sur le fondement de ce principe. Il sera également le troisième accusé à comparaître devant le TPF pour répondre de sa participation dans des crimes internationaux.
Benoit Meystre conclut : «aucune autre poursuite concernant la décennie noire n’aura lieu, où que ce soit dans le monde. Ce procès est dès lors l’unique – mais aussi la toute dernière – opportunité de rendre justice aux victimes de la guerre civile algérienne».
Le général algérien Nezzar prêt à être jugé en Suisse
Accusé de crimes contre l’humanité, le célèbre général algérien devra passer devant le Tribunal pénal fédéral. Mais le temps presse.
-Ancien homme fort du pouvoir algérien, le général Khaled Nezzar, ici en 2001.
AFP
Lundi 28 août, Le Ministère public de la Confédération (MPC) a transmis au Tribunal pénal fédéral (TPF) un acte d’accusation à l’encontre de Khaled Nezzar, général algérien arrêté en 2011 à Genève suite à une dénonciation de l’organisation Trial International. La décision du MPC marque une nouvelle étape importante dans l’enquête ouverte contre ce général impliqué dans la guerre civile qu’a connu l’Algérie au début des années 90.
Né en 1937, le général Nezzar est très connu en Algérie, où il réside actuellement. En 2019 encore, il a fait parler de lui après avoir appelé à un soulèvement de l’armée avec d’autres anciens militaires. Il a été accusé de complot et d’atteinte à l’ordre public et condamné par contumace à 20 ans de prison. Mais finalement, il a pu rentrer en Algérie en décembre 2019 et n’a pas été autrement inquiété depuis.
Torture et traitements inhumains
Dans les années 90, les faits reprochés à l’ancien général algérien sont graves, note Trial International: «Ils font état de crimes de guerre sous forme de torture, de traitements inhumains, de détentions et condamnations arbitraires ainsi que crimes contre l’humanité sous forme d’assassinats qui se seraient déroulés de janvier 1992 à janvier 1994, durant les premières années de la guerre civile».
Maintenant que l’acte d’accusation a été transmis au Tribunal pénal fédéral, Trial International espère que le procès pourra se tenir rapidement en raison de l’état de santé du général, qui n’a cessé de décliner depuis l’ouverture de l’enquête en 2011. En cas de décès, le procès n’aurait évidemment pas lieu. Pour son conseiller juridique Benoit Meystre: «Ce ne serait pas concevable pour les victimes que leur droit d’obtenir justice leur soit maintenant nié».
Viendra-t-il à son procès? «Nous l’espérons, répond-il. Jusqu’ici, il a répondu aux convocations de la justice suisse, la dernière fois en 2022. Selon ses avocats, il a fait savoir qu’il tenait à s’expliquer devant le tribunal».
Un combat pour tous les Algériens
En douze ans d’enquêtes du MPC, certaines parties plaignantes ont dû abandonner pour diverses raisons, l’une étant même décédée. Mais le procès reste très attendu pour celles qui se battent depuis si longtemps pour obtenir justice: «Je ne me bats pas seulement pour moi, déclare l’une d’entre elles, mais pour toutes les victimes de la «décennie noire» de même que pour les plus jeunes et les générations futures. Jamais plus un Algérien ou une Algérienne ne devra subir ce que j’ai moi-même vécu!»
La dernière opportunité
Rappelons qu’entre 1992 et le début des années 2000, l’Algérie a connu une guerre, où la population civile a énormément souffert. On dénombre environ 200 000 morts, 20 000 disparus, des centaines de milliers de gens déplacés, des dizaines de milliers de torturés et de déportés. Ces violences impliquaient des groupes armés se réclamant de l’Islam, mais les principaux responsables de cette «sale guerre» ont été les forces spéciales de l’armée, les services de renseignements, des milices ou des escadrons de la mort. De 1992 à 1994, Khaled Nezzar a été l’un des cinq membres du Haut Comité d’État, la junte militaire qui avait pris le pouvoir et prenait les décisions.
Pour Benoît Meystre: «Aucune autre poursuite concernant la «décennie noire» n’aura lieu, où que ce soit dans le monde. Ce procès est dès lors l’unique, mais aussi la toute dernière opportunité de rendre justice aux victimes de la guerre civile algérienne». Dans quel délai le procès pourrait-il se tenir devant le Tribunal pénal fédéral: «Pour nous, vu son état de santé, le plus vite possible. Nous avons peu d’expérience dans ce type de procédures. Ce ne sera pas demain, mais probablement dans quelques mois».
Un précédent rwandais
Trial International précise que le droit suisse autorise la poursuite de certaines infractions au droit international, notamment les violations des Conventions de Genève, dès lors que le suspect se trouve sur le territoire suisse.
Par le passé, un ressortissant rwandais a ainsi été condamné en Suisse à 14 ans de prison pour sa participation au génocide.
L’enquête sur le tir de LBD fatal à un jeune homme de 27 ans, à laquelle Mediapart et « Libération » ont eu accès, montre comment cette unité d’exception a été mise au service d’un rétablissement de l’ordre spectaculaire alors qu’elle n’avait ni l’équipement, ni les compétences, ni le raisonnement adaptés à cette situation d’émeute.
Le 2 juillet, à 00 h 58, au niveau du 73, rue de Rome à Marseille, Mohamed Bendriss, au guidon de son scooter, est atteint par deux tirs de lanceur de balles de défense (LBD). Il remonte alors le long d’une colonne de véhicules du Raid, déployés pour « rétablir l’ordre » à Marseille. Le jeune homme de 27 ans parvient à continuer sa route et s’effondre deux minutes plus tard devant chez sa mère, cours Lieutaud.
Mohamed Bendriss est le seul mort recensé lors de ces nuits d’émeutes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, tué par un tir policier à Nanterre. L’un des deux impacts de LBD, au thorax, a provoqué une crise cardiaque ayant entraîné sa mort. L’autre a laissé une marque sur l’intérieur de sa cuisse droite. Sous l’effet d’un troisième projectile, un « bean bag » tiré à trois ou quatre mètres, le phare de son scooter a éclaté.
Le 10 août, soit six semaines après les faits, trois policiers du Raid soupçonnés d’être à l’origine de ces tirs sont mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». L’information judiciaire, qui se poursuit, vise à déterminer s’ils ont agi dans les règles et de manière proportionnée. L’enquête confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et à la police judiciaire (PJ), à laquelle Mediapart et Libération ont eu accès, permet d’éclaircir dans quelles conditions le Raid est intervenu ce soir-là à Marseille et pourquoi il a décidé d’ouvrir le feu.
Les dépositions des mis en cause et d’une trentaine de témoins (policiers ou non), ainsi que l’exploitation de nombreuses vidéos, révèlent que cette unité d’exception au sein de la police, particulièrement peu préparée à assurer des missions de maintien de l’ordre, obéit à des logiques à part. Elles montrent aussi que très tôt, le Raid a eu conscience de sa possible implication dans le décès de Mohamed Bendriss et a préféré en discuter collectivement, en interne, plutôt que d’en référer à la justice.
« Mohamed a été tué par une balle de LBD 40, tirée avec une arme non adaptée et illégale, par une unité spéciale inadaptée au maintien de l’ordre, couverte par la hiérarchie du Raid qui a dissimulé le crime en connaissance de cause », affirme Arié Alimi, l’avocat de la veuve de Mohamed Bendriss.
Au soir du 1er juillet, comme les deux jours précédents, le Raid est déployé à Marseille pour faire face à des émeutes et pillages de magasins. Sur décision de Gérald Darmanin, c’est la première fois que cette unité d’élite, spécialisée dans les prises d’otages et les interventions antiterroristes, est ainsi employée à lutter contre des violences urbaines en métropole.
« On se demandait ce qu’on foutait là », résume en garde à vue Alexandre P., un des policiers mis en examen. « C’était ma toute première nuit d’émeute dans ma carrière, ajoute son collègue Jérémy P. Nous ne sommes pas du tout formés pour ce genre d’émeute, nous ne sommes pas habitués à cela. Nous n’avons même pas de protection adaptée. »
Dans les rues de Marseille, le Raid se déplace en convoi de sept véhicules. À sa tête, le « PVP » (« petit véhicule de protection »), un blindé très reconnaissable avec un opérateur du Raid juché sur une tourelle. Ce soir-là, c’est Alexandre P. qui s’y colle. Son rôle : « signaler aux autres des faits suspects » et « assurer la protection du convoi ». Pour ce faire, il dispose d’un LBD multicoups, approvisionné par six munitions.
« Nous devions suivre le PVP où qu’il aille, sans jamais nous séparer ni changer la position de la colonne », explique un opérateur assis dans un autre véhicule. Le convoi est là pour impressionner, mais aussi pour interpeller si nécessaire, ou disperser un attroupement.
Si les fonctionnaires du Raid sont novices en maintien de l’ordre, ce sont de bons tireurs : habilités à toutes les armes, ils s’entraînent plus souvent que les autres policiers. Signe qu’ils appartiennent à une unité à part, chacun d’entre eux peut choisir ses armes et les embarquer en mission sans formalités particulières. Au point que leur hiérarchie est incapable de déterminer, a posteriori, qui a pris quoi.
Au total, dans la nuit du 1er au 2 juillet, les 22 opérateurs composant la colonne ont tiré 107 « bean bags » (des projectiles en petits sacs compacts remplis de billes), 30 munitions de LBD, 10 grenades lacrymogènes et 4 grenades de désencerclement. Ils n’ont rempli aucune « fiche TSUA » (traitement et suivi de l’usage des armes), obligatoire après chaque tir pour les policiers classiques, en gage de traçabilité. Ils ne sont pas non plus équipés de caméras-piétons et leurs échanges radio, en circuit fermé, ne font l’objet d’aucun enregistrement.
Un premier tir depuis la tourelle
Lors du « briefing », la hiérarchie du Raid a appelé ses troupes à faire preuve d’une vigilance particulière sur les deux-roues, qui pourraient leur tourner autour et s’attaquer à elles. « Nous avions la sensation que les scooters étaient les leaders d’une guérilla urbaine, explique l’un des policiers placés en garde à vue, puis relâché sans suite. Nous avions la crainte de recevoir des cocktails Molotov comme les collègues de Strasbourg, qui se sont même fait tirer dessus à la kalachnikov… Les collègues de Nîmes se sont fait tirer dessus au 9 mm. »
C’est dans ce contexte que les policiers assistent, peu avant 1 heure du matin, à une scène qui attire leur attention. Alors qu’ils sont requis en centre-ville, pour sécuriser un magasin Foot Locker pillé, ils voient un piéton courir vers eux, tenant à la main un sac de marchandises volées. À sa hauteur, un scooter semble le suivre et se livrer à un étrange manège : il pourrait être son complice ou essayer d’arracher son butin. Dans tous les cas, « il y a matière à interpeller », estime Alexandre P. depuis sa tourelle.
Alors que certains de ses collègues mettent pied à terre, le policier tire au LBD à deux reprises. Il vise d’abord le piéton, puis se retourne vers le scooter de Mohamed Bendriss, qui « continue d’avancer alors qu’on lui demande de s’arrêter ».
« J’ai considéré son geste d’accélérer en direction du convoi comme un geste d’agression », explique Alexandre P., estimant sa distance de tir à dix mètres. « Je n’ai pas visé la tête, je voulais arrêter ce putain de scooter », qui « fonce sur nous », « met en péril notre capacité opérationnelle » et pourrait représenter « une menace », ajoute-t-il. « Je me protégeais et je protégeais les personnels du convoi à terre. »
Le policier constate que le scooter continue sa route. Sur le moment, il n’aurait même pas été certain de toucher Mohamed Bendriss. Les images, qu’il a visionnées par la suite, le lui confirment : « On voit mon projectile sortir de la veste du scooter du conducteur. […] C’est ma balle de défense qui sort de sa veste et qui vient tomber par terre. » C’est probablement ce tir qui a atteint Mohamed Bendriss en pleine poitrine.
« J’ai toujours fait mon travail dans les règles de l’art ; je ne veux pas la mort des gens », a indiqué Alexandre P. aux enquêteurs. « J’ai jamais été aussi stressé alors que j’ai vécu l’Hyper Cacher. C’est le ciel qui me tombe sur la tête. » Contacté par Mediapart et Libération, son avocat, Dominique Mattei, n’a pas souhaité s’exprimer.
Un « bean bag » dans le phare
« Au départ, c’est le monsieur du fourgon qui était sur le toit qui tirait et ses collègues se sont mis à faire pareil », indique à l’IGPN une riveraine, témoin de la scène. Une fois le scooter hors de portée d’Alexandre P., d’autres fonctionnaires prennent effectivement le relais : ils sortent du deuxième véhicule de la colonne, un multivan Volkswagen.
Les agents « E » et « F » (désignés ainsi dans l’enquête pour préserver leur anonymat) tirent chacun un « bean bag » en direction du piéton, touché dans le dos, et parviennent à l’interpeller. Nabil B. sera condamné à quatre mois de prison ferme pour le vol de deux paires de Nike.
Au même moment, Jérémy P., le passager arrière gauche du multivan, se retrouve face au scooter. Celui-ci n’est plus qu’à une dizaine de mètres et fait « des embardées de droite à gauche ». Depuis leur fenêtre, des riveraines en déduisent que « le conducteur a dû être touché » et tente de garder l’équilibre. « Je me suis senti clairement en danger […] car je ne parvenais pas à comprendre ses intentions », avance de son côté Jérémy P. Il crie « stop » et met en joue Mohamed Bendriss avec son fusil « bean bag ».
« Le scooter n’a jamais ralenti, j’ai vu qu’il n’avait pas les mains sur les freins car il se rapprochait de plus en plus. À trois mètres de moi, je me suis rendu compte qu’il était trop près pour que je lui tire dessus, alors j’ai visé la calandre. […] Je l’ai impacté au phare, qui était éclairé et qui a explosé. Il a volé en mille morceaux, il y avait des éclats au sol. »
Quatre jours après les faits, c’est bien une munition « bean bag », fichée dans le phare du scooter, qui met les enquêteurs sur la piste du Raid. « Je suis certain d’avoir tiré en direction de son scooter et non de sa personne », répète Jérémy P. face à la juge d’instruction qui le met en examen. Son avocate, Chantal Fortuné, n’a pas souhaité s’exprimer.
Le troisième mis en examen soupçonné du tir à la cuisse
Malgré ce nouveau tir, le scooter continue à remonter le convoi. Grâce aux vidéos récoltées au fil de l’enquête, l’IGPN établit qu’en quelques secondes, six détonations – des tirs de LBD ou de « bean bags » – retentissent. Ils ont du mal à attribuer la dernière, mais considèrent qu’il pourrait s’agir du tir de LBD qui a touché Mohamed Bendriss à la cuisse.
Un fonctionnaire fait office de suspect privilégié : Sylvain S., conducteur de la Laguna en troisième position dans le convoi. Sur certaines images, le canon de son LBD dépasse de sa fenêtre. « Je n’ai pas fait usage de cette arme », faute de « fenêtre de tir » satisfaisante, assure pourtant ce policier. « Le tir éventuel qui m’est reproché, c’est une blessure au niveau de la cuisse et c’est improbable au niveau de l’angle de tir », ajoute-t-il. Il est tout de même mis en examen. Son avocat, Nicolas Branthomme, n’a pas souhaité s’exprimer.
Comment comprendre que le Raid ait vu Mohamed Bendriss comme une menace ? Par des réflexes propres à son fonctionnement, mais inconnus du grand public. « Tout ce qui s’approchait de notre bulle de protection était considéré comme dangereux », résume l’un des opérateurs lors de sa garde à vue. « Il faut vraiment être stupide pour forcer un barrage de convoi du Raid », complète un autre, pour lequel « on ne pouvait pas se retrouver avec des émeutiers au milieu [du] convoi ».
Tous le répètent : au sein de leur colonne, deux médecins sont là pour prendre en charge d’éventuels blessés. Ils ont d’ailleurs porté assistance à Nabil B., le voleur de baskets. S’ils ne se sont pas inquiétés du sort de Mohamed Bendriss, c’est parce qu’il a continué sa route sans encombre et paraissait en bonne santé.
Vingt-six jours pour envoyer une vidéo
Pour aboutir à la convocation de toute la colonne du Raid les 8 et 9 août, le placement en garde à vue de cinq fonctionnaires susceptibles d’avoir tiré et la mise en examen de trois d’entre eux, les juges d’instruction et les enquêteurs de l’IGPN ont mené un énorme travail de collecte et de recoupement d’indices pendant un mois.
La nuit des faits, le scooter de Mohamed Bendriss, abandonné devant chez sa mère et volé dans la foulée, est retrouvé par un équipage de la brigade anticriminalité (BAC) à 3 heures du matin. Coïncidence : deux des trois policiers qui contrôlent et interpellent le voleur seront mis en examen, trois semaines plus tard, pour des « violences aggravées » contre Hedi R. la même nuit.
À la recherche du deux-roues, l’IGPN apprend le 6 juillet qu’il est stocké dans un commissariat marseillais et découvre qu’un « bean bag » est resté encastré dans le phare. Comprenant alors que le Raid pourrait être impliqué, la « police des polices » envoie une série de réquisitions à cette unité pour connaître l’équipement de ses membres, la chronologie de ses interventions au cours de la nuit et la composition de ses équipages. Elle obtient des réponses rapides, mais pas toujours complètes.
En parallèle, la géolocalisation téléphonique de Mohamed Bendriss montre qu’il se trouvait au 54, rue de Rome à 00 h 57, puis sur le cours Lieutaud une minute plus tard. L’IGPN lance aussitôt une enquête de voisinage, récupère les images issues de caméras de la ville et de plusieurs commerces. Certaines retracent le trajet de Mohamed Bendriss, d’autres la progression de la colonne du Raid dans le centre-ville.
Une vidéo amateur de 25 secondes, tournée par une habitante de la rue de Rome depuis sa fenêtre, s’avère même cruciale. Elle montre l’interaction entre les policiers et le scooter, et permet aux enquêteurs de distinguer, à l’oreille, six détonations. Auditionnée par l’IGPN, la vidéaste prête un étrange serment sur procès-verbal : « Conformément à vos instructions, je m’engage à ne pas diffuser ce film à qui que ce soit ou à le montrer. Je prends acte qu’en cas de diffusion je pourrais être poursuivie par la justice. J’ai compris ce que vous me dites, je m’engage à respecter la loi. » La loi n’impose pourtant rien de tel.
Le 11 juillet, au détour d’un courrier sur la géolocalisation de ses véhicules, la patronne locale du Raid mentionne l’existence d’une caméra sur le « petit véhicule de protection », filmant en continu la progression du convoi. « Je vous précise que je tiens à votre disposition les enregistrements », indique la commissaire divisionnaire qui coordonne les antennes de l’échelon zonal sud du Raid (Marseille, Nice, Montpellier et Toulouse).
Cette vidéo n’est finalement transmise à l’IGPN que le 28 juillet, deux jours après une nouvelle réquisition formelle et presque un mois après les faits. Ce sont pourtant ces images de bonne qualité qui montrent, le plus clairement, le tir probablement fatal à Mohamed Bendriss.
Comme l’écrit l’IGPN dans son exploitation, « alors que le scooter progresse face au convoi, la veste de Mohamed Bendriss fait un mouvement soudain et s’étire de manière brusque du côté gauche. Au même instant, un objet rond et noir de petite taille se détache de la silhouette de Mohamed Bendriss semblant provenir du pan de la veste qui vient de sursauter et chute au sol ». Cet objet, qui tombe sur les rails du tram, « ressemble au projectile tiré par un LBD ».
Un visionnage collectif
Pourquoi le Raid n’a-t-il pas, de lui-même, transmis cette vidéo ? Si l’on se fie à leurs dépositions, les policiers de l’unité, dont le chef de l’antenne marseillaise et la coordinatrice zonale elle-même, craignaient pourtant depuis plusieurs semaines que le Raid soit impliqué dans le décès de Mohamed Bendriss.
Le 4 juillet, les premiers articles de presse évoquent le décès d’un conducteur de scooter touché par un tir de LBD à Marseille, dans des circonstances encore floues. A posteriori, les policiers du Raid expliquent s’être posé la question d’un lien avec leur intervention, mais l’adresse où a été retrouvé le jeune homme a tendance à les rassurer : ils ne se sont pas rendus cours Lieutaud. « L’adjoint au chef d’antenne a dit que nous n’étions pas concernés », affirme Alexandre P., pour qui « l’information était classée ».
Le doute persiste cependant, raconte leur chef d’antenne. « Des sources internes à la police semblent insister en pensant que le tir pourrait être celui d’une personne de la colonne. Avec mon adjoint, nous décidons par acquit de conscience de questionner les gars de manière globale. Certains nous font remonter qu’un scooter a traversé le dispositif au moment de l’interpellation rue de Rome et certains disaient qu’en traversant le dispositif, il a certainement essuyé des tirs. Ces déclarations ont motivé chez nous le souhait de visionner les images du PVP. »
Plusieurs opérateurs du Raid confirment qu’un débriefing ou une « réunion de crise » a eu lieu pour clarifier la position de chacun, regarder ensemble les images et identifier les potentiels tireurs. Si aucun ne donne la date de ce visionnage collectif, la coordinatrice zonale la situe « avant » la réception des réquisitions de l’IGPN, c’est-à-dire entre le 4 et le 6 juillet. Alexandre P., lui, estime qu’elle a eu lieu « suite aux réquisitions IGPN ». « Ça fait à peu près un mois qu’on sait qu’on est reliés à la mort de ce jeune homme », résume-t-il.
Selon ses dires, la coordinatrice a déjà connaissance des images lorsqu’elle rédige sa première réponse à l’IGPN, le 6 juillet, dans laquelle elle relate les événements marquants de la nuit du 1er au 2. Et semble s’appuyer dessus quand elle décrit, avec précision, « l’interpellation d’un individu sortant du magasin Foot Locker un sac à la main ».
« Un individu en scooter venait à sa rencontre. Les deux individus prenaient la fuite, le scooter forçait le passage de la colonne du Raid et parvenait à s’enfuir malgré l’usage de MFI [moyens de force intermédiaires – ndlr]. L’auteur du vol était interpellé rue de la Palud, en état d’ébriété et impacté par un tir de MFI. » Pour autant, dans son courrier, la commissaire divisionnaire ne propose pas à l’IGPN de lui transmettre la vidéo du PVP.
D’après elle, plusieurs agents « se sont signalés rapidement » à leur hiérarchie, « beaucoup pensant avoir tiré, sans certitude cependant ». Mobilisés plusieurs nuits de suite sur les émeutes à Marseille, ils ne se souviennent pas de tous leurs faits et gestes et confondent parfois les scènes entre elles. Le 26 juillet, le Raid transmet finalement à l’IGPN une liste de cinq fonctionnaires « se trouvant sur le flanc gauche » du convoi – donc « susceptibles d’avoir utilisé » leurs armes contre Mohamed Bendriss. Au moment de se rendre à la convocation de l’IGPN, ils ont eu plus d’un mois pour préparer leurs réponses.
L'historien Gilles Manceron s'est exprimé sur franceinfo dimanche à propos d'un décret publié au Journalofficiel le même jour qui assouplit l'accès aux archives sur la guerre d'Algérie.
Le président Emmanuel Macron tient le rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie par l’historien français Benjamin Stora, à l’Elysée à Paris le 20 janvier 2021. (CHRISTIAN HARTMANN / POOL)
"Cela devrait permettre de faire davantage la lumière sur la période de la fin de la guerre d'Algérie", a salué dimanche 27 août sur franceinfo l'historien Gilles Manceron, alors qu'un décret publié au Journal officiel le même jour assouplit l'accès aux archives sur la guerre d'Algérie, en autorisant la consultation des dossiers impliquant des mineurs.
Ce geste de la France était réclamé par les historiens et les familles. "C'est quelque chose de positif", selon Gilles Manceron. "Cela vise les tribunaux spéciaux qui ont été mis en place à la fin de la guerre, durant la période où l'OAS avait continué le combat", explique-t-il. "Des attentats ont été commis en grand nombre, y compris par de très jeunes hommes qui étaient alimentés en armes et explosifs par les réseaux de l'OAS".
Selon l'historien, "cela devrait permettre de faire davantage la lumière sur la période de la fin de la guerre d'Algérie, au moment où les tribunaux ont travaillé sur des dossiers impliquant de très jeunes hommes".
Ce nouvel assouplissement s'inscrit dans la politique d'apaisement décidée par Emmanuel Macron durant son premier quinquennat, après les recommandations du rapport de Benjamin Stora sur le conflit mémoriel entre l'Algérie et la France sur le passé colonial.
SOURCE : Guerre d'Algérie : l'assouplissement de l'accès aux archives va permettre de "faire davantage la lumière" sur la fin de la guerre, selon l'historien Gilles Manceron (francetvinfo.fr)
Par micheldandelot1 dans Accueil le 29 Août 2023 à 07:25
Après les émeutes, place au débat. De plus en plus de voix s’élèvent en France pour réclamer de faire payer aux familles les coûts des dégâts occasionnés pendant les émeutes qui ont suivi la mort du jeune Nahel, et même de supprimer les programmes de développement débloqués chaque année pour les quartiers défavorisés.
C’est par exemple l’avis d’Eric Zemmour qui a saisi l’opportunité de la violence des émeutes pour appeler à la fin de l’immigration et des prétendus avantages dont bénéficieraient les familles d’origine étrangère.
« Les Français n’ont pas à payer pour réparer les dégâts des émeutiers », a-t-il clamé, proposant des sanctions financières contre les émeutiers, des travaux d’intérêt général pour les « casseurs » et des sanctions contre les familles des émeutiers mineurs.
Selon lui, l’Etat français dépense chaque année 10 milliards d’euros pour financer les banlieues dans le cadre de la politique de la ville.
Si ce chiffre n’est pas erroné, il est toutefois à relativiser et il ne saurait cacher les difficultés des quartiers abritant les populations d’origine étrangères.
Sur le plateau de RMC, des chiffres de divers organismes crédibles ont été dévoilés. Ils tordent simplement le cou à l’idée reçue qui veut que les banlieues difficiles bénéficient de la générosité de l’État plus que le reste des quartiers, villes et villages de France.
Selon la chaîne de télévision, 7,5 % de la population française vivent dans les banlieues et leur condition sociale n’est pas enviable.
Le taux de chômage des jeunes y est de 45 %, soit trois fois plus élevé que dans le reste du pays, 40 % des habitants n’ont aucun diplôme (2 fois plus que le reste de la France) et le taux de pauvreté est trois fois plus élevé dans les banlieues que dans les autres quartiers français.
Certes, au moins 10 milliards d’euros par an sont dépensés ces dernières années pour les banlieues (on parle de 100 milliards sur 40 ans) mais, tempère RMC, le montant n’est pas très élevé proportionnellement au budget de l’État.
D’autant plus que d’autres chiffres révèlent que l’Etat français dépense moins pour les habitants des banlieues que pour le reste de la population (6.100 euros par an contre 6.800 euros de moyenne nationale selon l’Institut Montaigne).
Émeutes en France : propos racistes et nouveau crime
Dans les banlieues, il y a 2 fois moins de personnels de santé, indique RMC, citant l’Observatoire national de la politique de la ville.
Aussi, 40% de ces quartiers n’ont pas une seule crèche, alors qu’ils abritent deux fois plus de familles monoparentales, il y a 3 fois moins de bibliothèques et d’équipements sportifs par rapport aux autres quartiers.
Les habitants des banlieues bénéficient certes des transferts sociaux mais « ce sont des aides nationales », ce qui fait conclure à RMC qu’il est erroné de considérer ces quartiers comme « prioritaires« .
Le débat post-émeutes n’est pas aussi dénué de propos ouvertement racistes, y compris en dehors de l’extrême-droite. Bruno Retailleau, sénateur des Républicains, n’a pas hésité à faire le lien entre la violence des émeutes et les origines ethniques des révoltés.
« Bien sûr que si, il y a un lien avec l’immigration », a-t-il déclaré sur Franceinfo. « Pour la deuxième, la troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques », a-t-il insisté.
La réponse lui est venue de la journaliste et femme politique Audrey Pulvar. « Pour Retailleau, si on est français depuis 3 générations, on ne l’est pas tout à fait et on «remonte à ses origines ethniques». Mais encore ? Peut-on être noir et français ? À partir de quand ? », a tweeté l’élue à la mairie de Paris.
Le brasier de la mort de Nahel n’est pas totalement éteint que la France est secouée par une autre affaire de meurtre commis sur un homme d’origine immigrée.
Mohamed B. a été tué dimanche 2 juillet au cours de la cinquième nuit d’émeutes à Marseille. Il serait mort après avoir reçu un projectile de type flash-ball au thorax.
Le parquet et l’inspection générale de la police (IGPN) ont été saisis, mais nul ne sait à ce stade qui est à l’origine du tir ni l’endroit exact où il a eu lieu.
La femme de la victime est formelle quant au fait que son mari de 27 ans, qui travaillait comme livreur, n’a pas participé aux émeutes. Des chaînes de télévision françaises ont diffusé ce mercredi les dernières images filmées par la victime quelques instants avant sa mort. Mohamed B. filmait des policiers en train de maîtriser à terre un émeutier.
L’ancien président des États-Unis Donald Trump sera jugé à partir du 4 mars 2024. Il est accusé d’avoir tenté d’inverser le résultat de l’élection de 2020, qu’il a perdue. Ce procès aura lieu en pleine campagne dans laquelle le magnat de l’immobilier est favori.
L’ex-président américain Donald Trump sera jugé à partir du 4 mars 2024 par un tribunal fédéral à Washington pour ses tentatives d’inverser le résultat de l’élection de 2020, en pleine campagne pour reprendre la Maison-Blanche.
La juge Tanya Chutkan, qui présidera les débats, a tranché lundi sur cette date lors d’une audience consacrée aux propositions des deux parties.
Le procureur spécial Jack Smith souhaitait que le procès de Donald Trump à Washington débute le 2 janvier 2024, un délai trop court selon elle pour lui permettre de se préparer, tandis que la défense réclamait une échéance lointaine, en avril, « bien au-delà de ce qui est nécessaire », selon la juge.
Cette date n’a aucun caractère hâtif, a ajouté la magistrate, soulignant que le procès s’ouvrirait exactement trois ans, deux mois et six jours après le 6 janvier 2021. Elle faisait référence à l’assaut du Capitole, siège du Congrès, par des centaines de partisans de Donald Trump chauffés à blanc pour y empêcher la certification de la victoire de son adversaire démocrate Joe Biden.
Il s’agira donc du premier procès au pénal pour le favori des primaires républicaines, qui doit également être jugé à partir de fin mars 2024 dans l’État de New York pour des paiements suspects à une ancienne actrice de films X, en mai 2024 par un tribunal de Floride (sud-est) pour sa gestion négligente de documents confidentiels après son départ de la Maison-Blanche.
La date de son procès dans une quatrième affaire, celle de pressions électorale en Géorgie en 2020, inculpation qui lui a valu la semaine dernière sa prise de photo d’identité judiciaire, un cliché déjà historique pour un ancien président, n’a pas encore été fixée.
« Crimes historiques »
Sans surprise, la juge Chutkan a balayé la plupart des arguments de la défense qui réclamait deux ans et demi, soit l’équivalent de la durée de l’enquête, pour examiner les documents de l’accusation.
L’avocat de Donald Trump, John Lauro, s’est indigné avec véhémence contre la proposition de date de l’accusation, en janvier 2024. « Vous demandez un procès spectacle, pas un procès rapide », a-t-il lancé à l’audience. « Vous n’allez pas avoir deux ans de plus, cette affaire ne sera pas jugée en 2026 », a-t-elle déclaré lundi.
Pour l’accusation, la procureure Molly Gaston a invoqué « l’intérêt public extraordinaire pour un procès rapide », compte tenu du fait que « le prévenu est accusé de crimes historiques » pour un président en exercice au moment des faits.
La juge avait déjà mis en garde Donald Trump contre toute « déclaration incendiaire susceptible de polluer la sélection du jury », qui ne pourrait qu’encourager la magistrate à fixer une date rapprochée pour le procès.
« Crapule »
Cela n’a pas empêché le milliardaire républicain d’accuser sans preuves lundi le président Biden d’être responsable de ses inculpations, qualifiant à nouveau le dirigeant démocrate de « crapule ». Les deux hommes pourraient une nouvelle fois être opposés lors de la présidentielle de novembre 2024.
Il n’était pas clair dans l’immédiat quelles conséquences cette nouvelle date pourrait avoir sur le calendrier judiciaire chargé de Donald Trump, bien que la juge Chutkan ait indiqué avoir avisé de sa décision sa collègue en charge du procès à New York.
« Je suppose que les quatre juges en charge de ces dossiers ont tenté de coordonner l’ordre des procès et que les procureurs de New York et de Géorgie reporteront les leurs par déférence pour les affaires fédérales », avait expliqué avant l’audience Carl Tobias, professeur de droit à l’université de Richmond.
Pour Whit Ayres, un consultant politique républicain, un acquittement de Trump à son premier procès à venir, quel qu’il soit, contribuerait à rendre son avance dans les primaires républicaines irréversible. « Je ne vois pas comment il serait possible de l’arrêter » dans sa course à l’investiture, a-t-il dit dans une interview en ligne. « Mais s’il est condamné pour une accusation grave, je ne sais pas comment les gens réagiraient », a-t-il poursuivi, « parce que nous n’avons jamais connu de situation qui ressemble de près ou de loin à celle-ci ».
De nombreuses autrices algériennes portent aux nues Assia Djebar pour ce qu’elle a révolutionné et apporté dans le paysage littéraire, ainsi qu’au cinéma. Toutes regrettent qu’elle n’ait pas été davantage célébrée et reconnue dans son pays natal.
AssiaAssia Djebar a toujours ressenti un manque. L’autrice se sentait dépourvue de généalogie littéraire, souffrait de l’absence d’une lignée nourrie de femmes écrivaines et algériennes, « des guides, des ancêtres, des repères culturels », dans laquelle s’inscrire. Elle s’en est souvent ouverte à son amie et professeure de littérature Mireille Calle-Gruber. À elle de défricher et d’éclairer le chemin. À elle de transmettre par ses écrits. « Elle avait l’impression qu’elle posait par ses œuvres les premières pierres de quelque chose », raconte la spécialiste.
En effet, dans le paysage littéraire algérien, difficile de trouver une figure de cette ampleur. Pour Sofiane Hadjadj, éditeur et cofondateur des éditions Barzakh à Alger, Assia Djebar est « la seule » ou presque à occuper cette place de premier ordre. « Il y a peut-être Taos Amrouche qui peut se prévaloir d’être une grande figure mais elle est différente, évidemment. Socialement, religieusement et sur le plan littéraire. Mais son chef-d’œuvre, La Solitude, ma mère, c’est immense. » Assia Djebar, elle-même, apprécie Taos Amrouche. Elle lui rend hommage dans Le Blanc de l’Algérie.
Aujourd’hui, le vœu d’Assia Djebar, décédée en février 2015, semble avoir été exaucé. Des femmes algériennes ont pris la plume à sa suite pour raconter leur monde. Ces autrices contemporaines, de Kaouther Adimi à Maïssa Bey, en passant par Hajar Bali, se sentent toutes redevables à Assia Djebar d’avoir ouvert la voie, mais elles lui sont aussi reconnaissantes d’avoir construit une œuvre magistrale innervée par l’histoire sanglante de l’Algérie presque toujours incarnée par des femmes.
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey ne se considère pas comme une héritière d’Assia Djebar. Nuance. Elle se considère « de sa lignée ». Fin novembre, elle publiera un livre sur le lien sans équivalent qui la lie à cette « artiste dans le sens le plus complet du terme » et à laquelle elle voue une admiration depuis sa tendre enfance : « Je la connais presque par cœur. » L’essai à paraître chez Chèvre-feuille étoilée, une maison d’édition de femmes des deux rives de la Méditerranée, fait suite à sa participation en 2020 au podcast « Les Parleuses », qui a consacré un épisode à Assia Djebar.
L’écrivaine algérienne Kaouther Adimi, elle aussi, ressent un lien à part avec sa compatriote romancière. Elle marque une hésitation avant de raconter cette anecdote, par peur de passer pour prétentieuse. En 2005, lorsqu’Assia Djebar est élue à l’Académie française, Kaouther Adimi est encore étudiante en Algérie. La nouvelle y est accueillie avec une fierté patriotique soutenue, malgré le lourd passif entre les deux pays. « On aurait pu imaginer que ce soit perçu de manière négative en Algérie, se remémore Kaouther Adimi, parce qu’on aurait pu avoir l'impression d’une récupération. Mais non, collectivement, les gens étaient extrêmement fiers. »
Son père, enseignant, arrive à la maison avec cinq ou six journaux avec en « une » la photo d’Assia Djabar, première femme algérienne, maghrébine de surcroît, à intégrer l’institution. Il tend un journal à sa fille et lâche : « Essaye d’en faire autant. Il n’y a pas de raison que tu ne puisses pas en faire autant. » Cette injonction paternelle aurait pu être stérilisante. Elle fut au contraire un encouragement bienvenu à embrasser cette voie littéraire déjà désirée.
Kaouther Adimi raconte partager avec Assia Djebar cet attachement très fort au père qui l’a encouragée, surtout sur le plan des études. Un père « très strict, qui ressemble beaucoup à celui d’Assia Djebar mais qui [la] laissait tout faire dès que ça concernait l’école ».
Pour l’autrice Hajar Bali, l’apport de l’écrivaine algérienne est aussi fondamental. « Assia Djebar m’a réconciliée avec le fait d’écrire en français. Elle m’a appris à déconstruire le regard orientaliste sur les femmes algériennes », assure celle dont le prénom de plume, Hajar, est un hommage à la figure d’Agar (qui se lit Hajar en arabe) mobilisée par Assia Djebar dans Loin de Médine.
L’autrice d’Écorces (Barzakh/Belfond), une saga transgénérationnelle qui mêle étouffement familial et asservissement national au sud de la Méditerranée, était adolescente lorsque sa mère, grande lectrice, lisait Loin de Médine et lui a fait découvrir Assia Djebar. « J’étais fascinée par son écriture. »
urer cette pionnière dans son programme scolaire, mais elle n’a étudié alors « que Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mohamed Dib ».D’autres ont aussi exploré les romans de Malek Haddad. Car le panthéon de la littérature algérienne se conjugue au masculin.
Kaouther Adimi a elle aussi découvert Assia Djebar, « une révélation », en dehors du cadre scolaire stricto sensu. Le premier roman qu’elle lit est L’Amour, la fantasia. « Une enseignante à l’université d’Alger nous avait donné une conférence et nous l’avait conseillé. C’était en dehors du programme… »
Lors de ses études de littérature de langue française en Algérie, l’écrivaine, aujourd’hui trentenaire, se souvient d’avoir étudié Honoré de Balzac, Émile Zola ou encore Gustave Flaubert. « Tous parlaient d’une réalité d’un autre siècle et d’un pays qui n’était pas le nôtre avec une idée que c’était universel. »Puis il y eut Jean-Paul Sartre et évidemment Albert Camus. Avant, elle a pu découvrir la même trinité littéraire masculine algérienne qu’Hajar Bali.
Le constat se vérifie de génération en génération et suscite une incompréhension, voire de la colère : « On parle des pères fondateurs de la littérature algérienne mais jamais des mères fondatrices. Assia Djebar n’y figure pas. Parce que c’est une femme ! »
Les romans d’Assia Djebar sont présents dans toutes les librairies algériennes, elle n’est pas censurée ni interdite mais « rien n’est fait pour la valoriser »,regrette encore Kaouther Adimi. « On ne va pas questionner cette œuvre-là parce qu’elle traite de sujets qu’on ne souhaite pas aborder, dans une forme d’hypocrisie générale. Elle a un regard beaucoup trop libéré, elle est libératrice par ses livres. »
Un « grand prix Assia Djebar du roman » a bien été créé en Algérie en 2015, après sa mort, pour promouvoir la littérature algérienne, mais cet honneur posthume ne saurait réparer l’indifférence à laquelle l’académicienne a fait face dans sa terre natale, alors qu’elle était reconnue et célébrée à travers le monde, qu’elle a frôlé plusieurs fois le prix Nobel de littérature. En 2014, Le Monde demande à Mireille Calle-Gruber de se tenir prête à écrire un article, au cas où. C’est manqué, l’Académie Nobel choisit Patrick Modiano. Assia Djebar décède l’année suivante.
Elle est un modèle de ce que l’on appellerait aujourd’hui la sororité.
Maïssa Bey, écrivaine
Sa sœur, Sakina Imalhayène, déplore encore que le président algérien de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, avec lequel Assia Djebar avait noué une amitié tumultueuse de plusieurs décennies, n’ait pas daigné se rendre à son enterrement. « Ses premières reconnaissances sont venues des Allemands », poursuit sa cadette, qui rappelle qu’elle y a reçu l’équivalent du Goncourt et combien elle a brillé à l’international.
Elle a été élue à l’Académie royale de Belgique en 1999. Elle a aussi mené une carrière académique aux États-Unis. De 1997 à 2001, elle y dirige le Centre d’études francophones et françaises, à la suite d’Édouard Glissant, à l’université d’État de Louisiane. Vivant entre la France et les États-Unis, elle enseigne à compter de 2001 au département d’études françaises de l’université de New York. Elle est docteur honoris causa de l’université de Vienne (Autriche), de l’université Concordia de Montréal (Canada) et de l’université d’Osnabrück (Allemagne).
Mais avec son pays natal, les liens demeurent compliqués. Alors que l’écrivaine a pourtant toujours conservé les droits de ses livres afin qu’ils y soient publiés et à un prix modeste.
Selma Hellal, cofondatrice des éditions Barzakh, a épousé cette même logique, comme elle l’expliquait à Mediapart. La maison d’édition a permis au public algérien de redécouvrir les deux premiers romans d’Assia Djebar, à l’époque introuvables. « Nous, nous avons voulu republier ces livres en Algérie et d’abord pour une raison pragmatique : afin de proposer ces textes, désormais considérés comme des classiques, à des prix raisonnables. »
« L’Algérie n’a pas été à la hauteur de cette immense artiste », soupire Maïssa Bey, qui, elle non plus, n’a pas découvert Assia Djebar à l’école mais dans une bibliothèque de quartier à Alger.
« Je devais avoir 12-13 ans, juste après l’indépendance de l’Algérie, j’étais boulimique de lecture, je lisais tout. J’ai trouvé au milieu des livres de Mammeri, Feraoun, un livre d’Assia : Les Enfants du nouveau monde. J’ai appris par la suite que le livre était paru en 1962 à la charnière de l’indépendance. Ce livre a été un coup de tonnerre dans ma vie. » Maïssa Bey découvre une autrice « qui parle de notre société, des femmes comme [elle-même] les voi[t] dans notre société ».L’adolescente prend conscience du pouvoir de l’écriture : « Cette femme dans l’intimité de nos maisons raconte des choses que je pourrais raconter : les rêveries, les révoltes, les interdits. »
Hajar Bali décrit une même fascination devant « la faculté d’Assia Djebar à parler d’intime à une époque où il n’est pas possible d’avoir un discours intime sur soi ».
Au point d’adopter « une façon d’écrire qui ressemble à celle d’Assia Djebar » : « J’ai interprété le mouvement de la pensée. Je n’ai pas voulu être linéaire, je n’ai pas voulu être chronologique, être trop dans la narration. Pas idéologique non plus, être dans une fiction qui puise dans l’histoire, mais m’accrocher au côté fictionnel, intime, très personnel du récit, et ça, je le lui dois à elle. »
Assia Djebar a marqué l’histoire de son empreinte en littérature comme au cinéma, avec deux films, devenant la première écrivaine-cinéaste maghrébine (lirele troisième volet de notre série). « Dans les années 2000, j’ai fait partie d’un ciné-club, Chrysalide, qui a projeté une copie de très mauvaise qualité de La Nouba des femmes du mont Chenoua, raconte Hajar Bali. Ce film m’a paralysée : voir nos aïeules, entendre leur voix, leur façon de penser, de prier, c’était tellement précurseur. J’ai été éblouie par la scène dans la grotte. Je me demandais si c’était réel ou de la fiction, toutes ces femmes âgées qui apportent un regard et un récit sur l’histoire, et qui sont complètement négligées. »
« Elle a mis dans son film La Nouba des femmes du mont Chenoua toute la bienveillance envers les aînées, ce que j’appelle la connivence entre femmes, abonde Maïssa Bey. Elle est un modèle de ce que l’on appellerait aujourd’hui la sororité. »
Ce premier film, réalisé dans l’Algérie de 1977, à une époque où être femme était un obstacle majeur pour faire du cinéma, marque un tournant dans la carrière d’Assia Djebar comme dans le cinéma algérien. « Elle a montré le chemin. Elle a été d’une précocité extraordinaire, témoigne, admirative, l’écrivaine et militante féministe algérienne Wassyla Tamzali. Elle a été plus loin que nous tous. »
Multidisciplinaire, avant-gardiste, Assia Djebar a fait du cinéma, du théâtre, de l’opéra, écrit des livres sulfureux pour l’époque, sorti La Soif, en 1957, l’année où l’héroïne de l’indépendance Djamila Bouhired a été condamnée à mort, « un livre sur les tracas amoureux d’une jeune musulmane de la bourgeoisie d’Alger, qui ouvre des portes sur la sexualité des jeunes filles, mais peut-être aussi sur l’homosexualité en mettant en scène l’héroïne dans une relation ambiguë avec son amie ».
L’essayiste féministe Wassyla Tamzali se revoit encore saisie par la lecture de l’ultime roman de l’autrice, paru en 2007, Nulle part dans la maison de mon père, et découvrir cette scène fondatrice où Assia Djebar a sept ans quand son père refuse qu’elle fasse du vélo car il ne veut pas qu’elle montre ses jambes.
Elle est précurseure dans le style, dans la modernité de ses textes et dans le fait qu’elle s’affranchit des genres.
Kaouther Adimi
Les deux femmes se rencontrent en 1974 à la cinémathèque d’Alger, laboratoire culturel mythique des lendemains d’indépendance. Elles sont dans la trentaine, se vouvoient et continueront à se vouvoyer tout au long de leur amitié. Assia Djebar a cinq ans de plus.
« On parlait de liberté entre socialistes, révolutionnaires, se remémore Wassyla Tamzali, mais elle était au-dessus de nous, elle était fascinante dans la recherche concrète de la liberté. Prendre la plume, la caméra, c’était prendre le pouvoir pour elle. Son premier film a marqué un tournant dans ma vie : c’est à partir de son film que je me suis intéressée au cinéma algérien. »
« Assia Djebar, c’est une espèce de surprise permanente. Tu peux lire la quatrième de couverture, ça ne pourra jamais raconter ce que tu as trouvé, remarque l’écrivaine Kaouther Adimi. Et en cela, je trouve que c’est un peu la patte d’un grand auteur parce qu’elle arrive à te surprendre. Elle est précurseure dans le style, dans la modernité de ses textes et dans le fait qu’elle s’affranchit des genres. »
D’Assia Djebar, cette « écrivaine du dedans et du dehors »,Maïssa Bey dit qu’elle lui a « ouvert les chemins de l’écriture ». Son ancienne assistante aux États-Unis, Jennifer Dumont, conserve une seule tristesse aujourd’hui : qu’Assia Djebar soit décédée sans avoir su que tant de femmes ont eu accès à son œuvre, qu’elles en sont sorties bouleversées et qu’elles ont eu à leur tour envie d’écrire. « Elle ne rêvait que d’une chose : que les femmes écrivent. »
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