«L'occupant sioniste tue un enfant palestinien toutes les dix minutes», a déclaré hier le porte-parole du ministère de la Santé à Ghaza, dans son point de presse de la mi-journée, pour annoncer le bilan macabre des crimes de l'armée israélienne.
«Le nombre de martyrs est de 10.569 depuis le début de l'agression sioniste, dont 4.324 enfants et 2.823 femmes», a annoncé, hier, Ashraf Al-Qudra qui a réclamé une «présence de l'ONU et du CICR dans les hôpitaux pour mettre un terme aux menaces israéliennes, protéger le système de santé à Ghaza et permettre aux praticiens de faire leur travail dans des conditions humaines».
Avant lui, le directeur de l'hôpital Chouhada Al-Aqsa expliquait que «la moitié des hôpitaux de la bande de Ghaza et environ 60 % des établissements de santé sont hors service». «Aujourd'hui, pour le 33e jour, l'occupation israélienne mène une guerre brutale dans la bande de Ghaza». Selon la même source, on dénombre plus de 3.000 disparus et plus 26.000 blessés. Les bombardements sionistes ciblent aussi les rares convois d'aide humanitaire. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a affirmé qu'un de ses convois acheminant de l'aide humanitaire avait été visé mardi par des tirs, se disant «profondément troublé» par cet incident.
«Le convoi de cinq camions et deux véhicules du CICR transportait des fournitures médicales vitales (...) notamment vers l'hôpital al-Quds de la Société du Croissant-Rouge palestinien, lorsqu'il a été touché par des tirs. Deux camions ont été endommagés et un conducteur a été légèrement blessé», a affirmé le CICR dans un communiqué.
«Ce ne sont pas des conditions dans lesquelles le personnel humanitaire peut travailler», a déclaré William Schomburg, chef de la sous-délégation du CICR à Ghaza. «Nous sommes là pour apporter une assistance urgente aux civils dans le besoin. Garantir que l'aide vitale puisse atteindre les établissements médicaux est une obligation légale, en vertu du droit international humanitaire.»
Le G7 insensible à la souffrance des Palestiniens
De Hiroshima, les ministres des Affaires étrangères des pays du G7 (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, France, Italie, Allemagne et Japon) ont offert une couverture sans équivoque aux crimes sionistes, en affirmant «le droit d'Israël à se défendre (...) conformément au droit international». Sans faire état des bombardements qui ont fait des milliers de martyrs dont plus de 4.200 enfants, le communiqué de la réunion du G7 n'a pas manqué de condamner «sans équivoque les attaques terroristes du Hamas», tout en exigeant «la libération immédiate de tous les otages sans conditions préalables». De son côté, la Chine a appelé mardi à la «cessation immédiate des hostilités», dans la bande de Ghaza, et à «rejeter toute violation du droit international».
Selon les propos du Secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres, la population de Ghaza est confrontée à d'immenses souffrances, a noté Geng Shuang, représentant permanent adjoint de la Chine auprès des Nations unies.
«Une fois de plus, il doit être clair que toutes les violences et attaques contre les civils doivent être condamnées et que toute violation du droit international doit être rejetée». «Le recours aveugle à la force est inacceptable. Les installations civiles telles que les hôpitaux, les écoles et les camps de réfugiés ne doivent pas et ne peuvent pas être la cible d'opérations militaires. La sécurité du personnel de l'ONU ainsi que celle des travailleurs humanitaires et médicaux doivent être garanties», a-t-il souligné lors d'une session plénière de la quatrième Commission de l'Assemblée générale des Nations unies sur les pratiques de l'occupant sionistes et les activités de colonisation dans les territoires palestiniens occupés.
Pékin demande à l'entité sioniste, de «s'acquitter des obligations qui lui incombent en vertu du droit international, de rétablir rapidement l'approvisionnement en produits de première nécessité à Ghaza, de garantir les communications locales, d'assurer l'acheminement sans entrave de l'aide humanitaire et de mettre fin à la punition collective infligée à la population de Ghaza», a affirmé M. Geng. «La Chine rejette fermement le déplacement forcé de la population palestinienne et appelle à la levée immédiate des ordres d'évacuation dans le nord de Ghaza», a-t-il ajouté.
Combats au sol
Par ailleurs, l'entité sioniste a continué pour le 33e jour consécutif ses bombardements d'habitations, d'hôpitaux et d'écoles, ainsi que de mener une politique d'extermination en interdisant l'approvisionnement en électricité, en eau, en produits alimentaires et en médicaments nécessaires.
Cependant, les combats au sol avec les combattants de la résistance palestinienne, lors des incursions terrestres limitées, en raison de la forte résistance, montrent un net décalage avec la «supériorité» dans les airs de l'armée d'occupation.
Ainsi, de l'aveu même de cette dernière, 350 de ses soldats et officiers, 59 policiers et 10 membres de services de renseignement (Shin Bet) ont été tués aux combats depuis le 7 octobre dernier. Hier, les Brigades Al-Qassam', branche militaire du Hamas, ont annoncé avoir détruit «totalement et partiellement» plusieurs chars et véhicules de transports de troupes dans différentes zones où se produisent ces incursions de l'armée sioniste. «Un char et un véhicule de transport de troupes ont été détruits au nord du camp d'Al-Shati par deux obus Al-Yassin 105. Deux autres chars ont été détruits près du rond-point de Tawam, par deux obus Al-Yassin 105», indique un communiqué d'Al-Qassam qui précise que ses combattants ont également ciblé «des soldats israéliens près d'un rassemblement de véhicules lors de l'incursion terrestre au sud de la ville de Ghaza, avec un missile antichar filoguidé Konkours». Par ailleurs, deux autres soldats sionistes ont été blessés aux frontières avec le Liban dans des échanges de tirs avec le Hezbollah.
Depuis le 7 octobre 2023, des escarmouches opposent l’armée israélienne au Hezbollah. Alors que la population libanaise craint une nouvelle guerre similaire à celle de 2006, le secrétaire général du mouvement Hassan Nasrallah est sorti de son silence pour définir la stratégie de son organisation face à la guerre contre Gaza.
Des partisans du Hezbollah brandissent un portrait de Hassan Nasrallah lors de son discours télévisé dans la banlieue sud de Beyrouth, le 3 novembre 2023
Ahmad Al-Rubaye/AFP
Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah a brisé le silence le 3 novembre. Celui dont on attendait la réaction depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre avait jusque-là laissé le cheikh Hachem Safieddine, président du conseil exécutif du Hezbollah et Naïm Qassem, le secrétaire général adjoint, s’exprimer sur la situation à Gaza et dans le sud du Liban. Dans une allocution très attendue, le secrétaire général du Hezbollah a tenu à clarifier son positionnement et sa stratégie. Rejetant les spéculations occidentales sur la participation iranienne, le leader du parti chiite libanais a précisé que l’opération découlait d’une « décision palestinienne à 100 % », dont il n’était lui-même pas au fait.
Sur l’ouverture d’un deuxième front à la frontière libanaise, objet de toutes les attentes, le « Sayyid » est resté assez énigmatique. Il a précisé que la milice était entrée en guerre depuis le 8 octobre pour soutenir son allié gazaoui, attirer vers le nord une partie de l’armée israélienne et ainsi alléger la pression sur Gaza. « Ce qui se passe à la frontière peut paraître modéré pour certains. Mais ce n’est pas le cas », a-t-il affirmé.
LE SOUVENIR DOULOUREUX DE 2006
Pour l’heure, les combats restent très localisés, avec des escarmouches, des infiltrations, des tirs sur des postes d’observation. Le parti de Nasrallah cible majoritairement les fermes de Chebaa, territoire libanais occupé militairement par les forces israéliennes depuis juin 1967. Malgré les morts recensés des deux côtés de la frontière libano-israélienne (56 du côté du Hezbollah et moins d’une dizaine parmi les Israéliens), les deux belligérants se cantonnent à des réponses très limitées, de manière à maintenir un équilibre de la dissuasion. Les villages frontaliers libanais et israéliens ont tout de même été évacués, tandis qu’Amnesty International accuse l’armée de Tel-Aviv d’utiliser délibérément du phosphore blanc sur des zones civiles et agricoles.
Certes, Nasrallah a prévenu : « Une escalade, sur le front [libanais], dépend de deux choses : l’évolution de la situation à Gaza, et le comportement de l’ennemi sioniste vis-à-vis du Liban ». Malgré les discours belliqueux, les dernières rencontres entre le cheikh Saleh Al-Arouri, chef adjoint du bureau politique du Hamas et Ziad Al-Nakhala, secrétaire général du Mouvement du djihad islamique en Palestine (MJIP), ainsi que les avertissements de la diplomatie iranienne, le Hezbollah doit prendre en compte la situation intérieure libanaise dans son positionnement. Des Forces libanaises de Samir Geagea au Parti socialiste progressiste de Taymour Joumblatt en passant par le Courant patriotique libre de Gebran Bassil et le premier ministre sortant Najib Mikati, toute la classe politique libanaise redoute l’embrasement et appelle ainsi la milice chiite à la responsabilité. Nabih Berri, président du Parlement libanais, dirigeant de Amal et allié du Hezbollah, sert d’intermédiaire entre ce dernier et les émissaires étrangers. Le leader du « Parti de Dieu » a d’ailleurs indiqué que les chancelleries arabes avaient pris contact avec lui depuis le début des hostilités à Gaza pour éviter une escalade régionale.
Indépendamment du consensus politique, le souvenir de la guerre de l’été 2006 est vif pour toute la société libanaise. En réponse à une opération spéciale du Hezbollah visant à prendre en otage des soldats israéliens à la frontière, l’armée israélienne avait bombardé tous les points vitaux du pays (les centrales d’électricité, les ponts, l’aéroport, les industries), paralysant son économie. Israël avait tiré plus de 3 000 obus par jour sur l’ensemble du Liban, y compris à Beyrouth. En plus de vouloir neutraliser les capacités militaires du mouvement chiite, le cabinet de sécurité mené par le premier ministre de l’époque Ehud Olmert entendait mettre en porte à faux le gouvernement libanais de Fouad Siniora, lui reprochant sa neutralité à l’égard du parti chiite.
Au-delà des pertes civiles importantes causées par les raids israéliens — environ 1 200 morts dont une majorité de civils et plus de 4 000 blessés —, le pays a connu l’exode de près d’un million de personnes et la reconstruction des bâtiments s’est élevée à plus de 2,8 milliards de dollars (2,62 milliards d’euros). À l’échelle du Proche-Orient, le Hezbollah est sorti auréolé de cette « victoire divine » sur les forces israéliennes, mais ce conflit a toutefois ravivé les fractures internes au sein de l’échiquier politique libanais, en particulier sur la question de l’arsenal militaire du groupe.
Aujourd’hui, et particulièrement depuis 2019, le Liban est dans une situation économique catastrophique et n’a plus de président depuis le départ de Michel Aoun il y a un an. Même si la majorité de la population soutient la cause palestinienne, l’ouverture d’un deuxième front contre Israël reste impopulaire, toutes confessions confondues.
Une intervention du Hezbollah rendrait de surcroît caduc l’accord de délimitation des frontières maritimes avec Israël. Signé le 27 octobre 2022, il permet au pays du Cèdre d’espérer des retombées économiques grâce aux forages du gaz offshore dans le champ de Cana au large de ses côtes.
DES RELATIONS QUI REMONTENT À 1992
Outre l’importance de l’équation libanaise, la relation avec le Hamas permet de comprendre la perception du conflit par le Hezbollah. Bien que faisant partie de « l’axe de la résistance » piloté par Téhéran, les deux partis islamistes ne sont pas pour autant alignés sur le même agenda politique et défendent avant tout des intérêts propres.
Le 10 avril 2023, alors que le chef du bureau politique du mouvement islamiste palestinien Ismaël Haniyeh se trouvait à Beyrouth, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, en grande difficulté sur le plan interne, avait assuré qu’il ne « permettrait pas au Hamas terroriste de s’établir au Liban », et promis de « restaurer la sécurité » dans son pays en agissant « sur tous les fronts ». Hassan Nasrallah avait en effet promu dans un récent discours l’importance d’une « unité de fronts » contre Israël. Objet de tous les fantasmes, cette confédération de milices n’est pas pour autant structurée et ne forme pas de bloc homogène.
Après s’être immiscé activement dans la création du Hezbollah dans les années 1980, Téhéran s’intéresse aux différentes factions palestiniennes. Même si la République islamique ne participe pas à la création du Hamas en 1987, les Gardiens de la révolution vont, dès les années 1990, transmettre des armes et de l’argent au mouvement gazaoui. Une première délégation du mouvement va se rendre à Téhéran, en 1991, et y ouvrira un bureau politique. De surcroît, des combattants gazaouis vont être formés dans des camps en Iran ou au Liban.
Les premiers contacts officiels entre les milices islamistes remontent à 1992 et l’expulsion de centaines de Palestiniens du Hamas et du MJIP, dont Ismaël Haniyeh, vers le camp de Marj El-Zohour au Sud-Liban. Les relations se sont renforcées compte tenu de la fermeture des bureaux du parti islamiste en Jordanie en 1999. Khaled Mechaal, alors chef du Hamas de la bande de Gaza, prend ses quartiers à Damas. En 2000, le mouvement gazaoui ouvre un bureau à Beyrouth. Les différents groupuscules multiplient les contacts et coopèrent sous la houlette de Téhéran.
UNE ALLIANCE EN DENTS DE SCIE
Mais cette relation va se détériorer avec les « printemps arabes » et, notamment, la révolution en Syrie. Si le MJIP s’aligne sur l’agenda politique de Téhéran dès 2012, Khaled Mechaal, devenu le chef du bureau politique du Hamas à l’étranger, quitte Damas pour Doha, soutien important des soulèvements arabes. Il prend officiellement fait et cause pour les insurgés syriens lors d’un discours en Turquie en septembre 2012. S’adressant personnellement au président turc Recep Tayyip Erdoğan, il le remercie pour son soutien au peuple syrien. L’ascension de Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans en Égypte est venue renforcer leurs espoirs de parvenir à insuffler un vent révolutionnaire islamiste sunnite à l’échelle de la région. La même année, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani est le premier chef d’État à se rendre à Gaza depuis que le Hamas en a pris le contrôle en 2007, et promet une aide de 400 millions de dollars (374 millions d’euros). À l’aune des changements régionaux de la nouvelle décennie, le Hamas passe davantage sous le giron qatari pour des raisons pragmatiques et idéologiques.
D’après certaines sources proches du Hezbollah et du gouvernement syrien, les brigades Ezzedine Al-Qassam, branche armée du Hamas, auraient participé de manière active à la guerre en Syrie aux côtés des rebelles et des djihadistes1. Plusieurs miliciens auraient notamment supervisé l’entraînement de l’armée Khalid Ibn Al-Walid et de la brigade Al-Farouq avant des combats contre le Hezbollah et l’armée loyaliste syrienne lors de la bataille d’Al-Qusayr à la frontière libanaise en mai 2013. Ils auraient notamment partagé leur expertise en matière de construction de tunnels. La même année, le prêche de l’imam frériste Youssef Al-Qaradawi à la mosquée Al-Doha en présence de Khaled Mechaal provoque l’ire de Téhéran et du parti chiite libanais. Le cheikh égyptien qualifie la milice libanaise de « parti de Satan » et la République islamique d’« alliée du sionisme ». Résultat, l’Iran divise par deux son aide financière au Hamas et les bureaux du mouvement palestinien à Beyrouth sont fermés.
La radicalisation de l’opposition syrienne et la prise par l’organisation de l’État islamique (OEI) du plus grand camp palestinien de Syrie, Yarmouk, en 2015, poussent le Hamas à renouer avec Téhéran et le Hezbollah. La convergence des intérêts, à savoir la lutte contre Israël, prend le dessus sur les divergences passées. De surcroît, compte tenu de l’échec du camp frériste au Proche-Orient, de la Tunisie à l’Égypte en passant par la Turquie, le mouvement islamiste reprend finalement le chemin de Damas en octobre 2022, grâce à la médiation du parti d’Hassan Nasrallah. En somme, le parti chiite agit à la fois comme intermédiaire politique pour ressouder les liens de « l’axe de la résistance » et comme conseiller militaire auprès des autres milices.
Les deux groupes sont constamment en lien par le biais du bureau du Hamas de Beyrouth dirigé par Ali Barakeh, en exil dans la capitale libanaise depuis plusieurs années. Les leaders des factions palestiniennes ont leurs entrées à Beyrouth et coordonnent leurs actions. Néanmoins, le Hamas et le Hezbollah ne constituent pas pour autant les deux faces d’une même pièce : l’un opère selon un agenda palestinien bien précis tandis que l’autre fait partie intégrante de l’échiquier politique libanais.
Le scénario de l’ouverture d’un deuxième front par le Hezbollah dépendrait de plusieurs conditions. Par pragmatisme politique, celui-ci n’utilise pas tous ses leviers de pression contre l’armée israélienne, limite l’escalade de la violence et se cantonne, pour le moment, à un rôle d’appui et de conseiller militaire et stratégique auprès des différents groupes gazaouis. L’organisation d’Hassan Nasrallah tient surtout compte de l’opinion libanaise, farouchement opposée à l’extension du conflit. Mais les éventuelles pressions de Téhéran et l’évolution de la situation à Gaza pourraient changer la donne, donnant lieu à une augmentation des accrochages sur le front nord, à l’issue incertaine.
"Rattachez moi mes jambes", hurle Layan al-Baz, 13 ans, à chaque fois que la douleur la réveille sur son lit d'hôpital, saisie par l'effroi après avoir été amputée.
L'enfant, rencontrée par une équipe de l'AFP à l'hôpital Nasser de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, refuse de s'imaginer avec des prothèses, si tant est qu'elle puisse s'en faire poser dans un territoire où les moyens de survie les plus élémentaires manquent.
"Je ne veux pas de prothèses, je veux qu'ils me rattachent mes jambes, ils peuvent le faire", proteste Layan sur son lit dans l'aile pédiatrique. A chaque fois qu'elle ouvre les yeux, lorsque l'effet des sédatifs faiblit, elle voit ses moignons recouverts de bandages.
Sa mère, Lamia al-Baz, explique que Layan a été blessée, la semaine dernière, dans un bombardement sur le quartier al-Qarara de Khan Younès.
Israël, déterminé à "anéantir" le Hamas, bombarde sans relâche la bande de Gaza en représailles aux attaques meurtrières menées par le mouvement islamiste palestinien sur son territoire, le 7 octobre, qui ont fait plus de 1.400 morts, en majorité des civils.
Ces bombardements israéliens ont fait plus de 10.000 morts, essentiellement des civils, selon le gouvernement du Hamas.
"Comment je vais retourner à l'école alors que mes copines marchent et moi pas?", se désole Layan, le visage et les bras lardés de blessures.
"Je serai à tes côtés. Tout ira bien, l'avenir est encore devant toi", tente de la rassurer sa mère.
Selon cette femme de 47 ans, le bombardement a tué deux de ses filles, Ikhlas et Khitam, et deux de ses petits-enfants, dont un bébé de quelques jours. Ils se trouvaient tous dans la maison d'Ikhlas, qui venait d'accoucher.
Elle a dû identifier ses filles à la morgue. "Leurs corps étaient déchiquetés. J'ai reconnu Khitam par ses boucles d'oreille et Ikhlas par ses orteils", raconte-t-elle.
- "Je serai forte" -
Dans le département de traitement des brûlés, Lama al-Agha, 14 ans et sa soeur Sara, 15 ans, hospitalisées après une frappe le 12 octobre, occupent deux lits côte à côte. Leur mère, qui peine à retenir ses larmes, est assise au milieu.
Le bombardement a tué la soeur jumelle de Sara, Sama, et leur frère cadet, Yehya, 12 ans, explique la mère.
Des points de suture et des cicatrices de brûlures sont visibles sur le crane en partie rasé et sur le front de Lama.
"Quand ils m'ont transférée ici, j'ai demandé aux infirmiers de m'aider à m'asseoir et j'ai découvert que ma jambe avait été amputée", affirme-t-elle.
"J'ai ressenti beaucoup de peine mais je remercie Dieu d'être encore en vie. Je me ferai poser une prothèse et vais continuer mes études pour réaliser mon rêve de devenir médecin. Je serai forte pour moi et pour ma famille", ajoute Lama al-Agha avec un étonnant courage.
Le docteur Nahed Abou Taaema, directeur de l'hôpital Nasser, explique que face au grand nombre de blessés et faute de moyens, les médecins n'ont souvent d'autre choix que de pratiquer une amputation pour prévenir toute complication.
"Nous devons choisir entre sauver la vie du patient ou la mettre en danger en essayant de sauver sa jambe blessée", explique-t-il.
- "Où est ma jambe?" -
Portant un maillot vert de football et un short assorti, Ahmad Abou Shahmah, 14 ans, entouré de cousins, marche en s'appuyant sur des béquilles dans la cour de sa maison, aujourd'hui en ruines, dans l'est de Khan Younès, où il était habitué à taper dans un ballon.
Il a été amputé de la jambe droite après un bombardement qui a détruit l'immeuble abritant sa famille, tuant selon lui six de ses cousins et une tante.
"Quand je me suis réveillé (après l'opération) j'ai demandé à mon frère +où est ma jambe+. Il m'a menti en me disant qu'elle était bien là et que je ne la sentais pas à cause de l'anesthésie avant que mon cousin me dise la vérité le lendemain", se souvient-il.
"J'ai beaucoup pleuré. La première chose à laquelle j'ai pensé est que je ne pourrai plus marcher ou jouer au football comme je le faisais tous les jours. Je m'étais même inscrit dans une académie une semaine avant la guerre", ajoute le garçon.
Ahmad est supporteur du géant espagnol FC Barcelone alors que ses cousins sont des inconditionnels du Real Madrid.
"Si cela pouvait faire revenir le temps en arrière et redonner à Ahmad sa jambe, je serais prêt à laisser tomber le Real pour devenir fan de Barcelone comme lui", dit l'un d'eux, Farid Abou Shahmah.
Face au blocus médiatique imposé par Israël, comment incarner le carnage ? À travers des témoignages obtenus par téléphone et/ou accessibles sur les réseaux sociaux, Mediapart a rassemblé quelques récits et visages, pour que les victimes de Gaza ne se réduisent pas à une comptabilité macabre.
LesLes chiffres que le ministère de la santé gazaoui, contrôlé par le Hamas, distille chaque jour sont effarants : 10 000 morts, dont plus de 4 000 enfants, en quatre semaines. En période de guerre, on sait à quel point la lutte des images et des récits fait rage, de quelle façon les accusations d’être inégalement sensible aux victimes de tel ou tel camp sont lancées, et comment les chiffres des morts et des blessés constituent des armes de propagande.
Ceux avancés par le ministère de la santé de Gaza peuvent être discutés, comme le fait par exemple avec précision cet article du Monde. Mais ils sont repris par l’Organisation mondiale de la santé et sont plausibles au vu de l’ampleur des destructions et rapportés aux précédentes guerres de Gaza où les estimations du ministère de la santé gazaoui et celles des ONG et des journalistes travaillant sur place, pendant ou après, coïncidaient.
À l’heure actuelle, le travail de terrain et de documentation est empêché par le blocus médiatique imposé par Israël à l’enclave palestinienne. On doit pourtant aux morts de connaître leur histoire. Le journal Haaretz notamment, comme nombre de publications israéliennes ou internationales, s’est attelé à raconter les centaines de vies brisées par le Hamas le 7 octobre dernier, à la fois à travers des portraits individuels et un mémorial collectif. Mediapart, comme la plupart des autres médias internationaux, a relaté certaines de ces histoires (par exemple ici).
Un travail similaire à celui effectué pour les victimes des massacres perpétrés par le Hamas paraît impossible à Gaza, même si quelques récits parviennent jusqu’à nous, qu’il s’agisse de l’histoire de Wael al-Dahdouh, journaliste vedette d’Al Jazeera ayant appris en direct la mort de sa femme et de deux de ses enfants, ou de celle de Rushdi Sarraj, journaliste et fixeur francophone tué dans une frappe israélienne. À Gaza, les journalistes sont empêchés de travailler tandis que les cimetières débordent, et que de nombreux morts demeurent sans sépulture, pulvérisés sous les décombres.
Depuis Gaza, Londres, Washington ou Bruxelles, les deuils et les drames s’expriment pourtant, avant tout dans l’espace numérique : pages personnelles sur Facebook ou Instagram, collecte de vidéos YouTube intitulée « GAZAFACES » ou encore initiative individuelle du Palestine Memorial lancé sur Instagram depuis Washington et qui rassemble photos et témoignages, tout en notant « l’impossibilité de partager toutes les histoires de chaque être que nous avons perdu, parce que beaucoup de familles ont été tuées en intégralité, sans qu’aucun membre survivant ne puisse partager leur histoire ».
C’est de ces fragments de vie que nous sommes partis, en réussissant parfois à recontacter celles et ceux qui se sont exprimés, en traduisant à d’autres moment ce qui était écrit. Afin que le blocus médiatique ne se transforme pas totalement en trou noir.
Bassem Mohammad Al-Kafarneh, 5 ans, de la ville de Beit Hanoun
Joint par téléphone en Égypte, Mohammad Awad, habitant à Gaza et membre de la famille al-Kafarneh, témoigne de la brève vie de son cousin.
« Bassem était mon cousin, le fils de mon oncle. Au total, j’ai perdu 20 personnes de ma famille : mon oncle, mes cousins, des cousins éloignés, le mari de ma sœur... Ma sœur, elle, a été sortie vivante des décombres. Dieu merci pour moi, j’étais sorti de Gaza deux jours avant l’escalade pour aller en Égypte où je me trouve aujourd’hui.
Les victimes des bombardements ne sont pas des numéros. Ce sont des êtres humains. Les victimes avaient une vie, des rêves, elles aimaient la vie. Bassem était un petit garçon qui venait de faire sa rentrée à l’école primaire après avoir quitté l’école maternelle. Bassem aimait le football et le vélo. Il était très attentif à ses cheveux et se coiffait en permanence. Comme tous les enfants, il passait ses journées à l’école.
Aux premiers jours de l’agression israélienne, le 8 ou le 9 octobre, la maison de Bassem, dans le nord de la bande de Gaza, a été frappée. Comme la famille de sa maman vient du sud de Gaza, ils sont partis habiter chez eux – la famille Al-Afaana – avec son père et sa mère. L’occupant israélien avait dit que le sud de la bande de Gaza était sûr. Ils sont donc partis dans le sud, à Khan Younis.
Ils logeaient dans un bâtiment avec 25 autres familles déplacées du nord de Gaza. Le 26 octobre, le bâtiment où se trouvait le papa de Bassem et toute la famille de sa maman, Abir, a été visé. C’était un massacre, et les Israéliens n’avaient pas prévenu du bombardement. Trois missiles de F-16 se sont abattus sur l’immeuble.
Quand on a sorti les victimes des décombres, le corps du papa de Bassem était en lambeaux. Et Bassem a été sorti des ruines sans sa tête. Sa tête se trouve toujours sous les décombres jusqu’à maintenant, parce que la Défense civile n’a pas les moyens de fouiller tous les décombres et sortir ce qu’il reste de Bassem et des cadavres de sa famille. Sa maman est morte d’un éclat dans la tête. Sa sœur, Nour, 9 ans, était sortie de la maison pour aller à l’épicerie. Elle a survécu : c’est la seule. Elle loge avec ma mère à Gaza désormais.
On avait l’habitude de se retrouver le week-end tous ensemble, avec le père de Bassem et son grand-père. Son papa espérait que Bassem achève un jour la construction de la maison familiale à Beit Hanoun. »
Salma Mohammed el-Mkheimar, 33 ans, habitante de Rafah
Khadija Nazir habite à Rafah, au sud de la bande de Gaza, dans la maison voisine de celle de Salma Mohammed el-Mkheimar, détruite par une frappe israélienne alors que cette Palestinienne installée en Jordanie était revenue pour des vacances voir sa famille gazaouie.
« Salma était ma meilleure amie. Elle a fait des études de communication en arabe à l’Université islamique de Gaza. Ensuite, après les études, comme il n’y a pas beaucoup de travail ici à Gaza et beaucoup de chômage, elle a ouvert un salon de coiffure et d’esthétique. Elle avait un don pour la coiffure. On a travaillé ensemble dans son salon pendant 3 ou 4 ans.
Elle s’est mariée avec un Jordanien et est partie habiter en Jordanie il y a deux ans. Elle était heureuse, avait une vie stable, avec un mari médecin. Dieu merci, elle était très heureuse et son mari était bien.
Il y a un mois, elle est venue en visite pour voir sa famille. C’était un secret. J’étais la seule au courant, on l’avait bien préparée dans les détails, pour prendre ses parents par surprise. C’était une très belle surprise pour nous tous.
Avant la guerre, elle sortait tout le temps, voir ses amis, elle était très joyeuse, elle avait ce caractère ouvert aux autres et aimait se retrouver en groupe, elle était très aimante.
Son fils allait avoir un an le 30 octobre. Deux jours avant la guerre, on était encore en train de préparer son anniversaire, en même temps que celui de ma fille. Ma fille s’appelle Salma en son honneur. Quand elle est partie en Jordanie et que ma fille est née, j’ai voulu lui donner le même prénom que celui de mon amie. Elle avait des rêves, elle parlait de tous les gens qu’elle voulait voir avant de partir, elle avait plein de projets.
Malheureusement la guerre est arrivée alors qu’elle se trouvait à Gaza. C’était un immense choc pour elle. Elle était vraiment terrifiée. Nous sommes voisines, mais on avait tellement peur de sortir qu’on ne se voyait plus. On continuait d’échanger via internet. Elle répétait : “J’ai peur, j’ai très peur.” Son mari en Jordanie était très inquiet pour elle, il a tenté de la faire sortir par tous les moyens. Mais malheureusement le poste-frontière est resté fermé.
La nuit du bombardement, il était 3 h 25 du matin exactement. Elle s’était couchée après avoir rassuré son mari au téléphone et dormait. Elle était dans une pièce avec ses sœurs, et son père et sa mère dormaient dans une autre pièce. D’autres proches venus du nord de la bande de Gaza se trouvaient dans cette maison qui n’abritait que des civils, des femmes, dont certaines enceintes, et des enfants.
Subitement, nous avons tous entendu un grand bruit. Nous avons ouvert les fenêtres et avons vu leur maison effondrée.
Elle est décédée, avec son fils, pendant leur sommeil, avec sa sœur, sa mère, son père, son autre sœur, son frère et tous leurs proches. Au total, vingt personnes sont mortes dans la destruction de cette maison. Il a fallu attendre deux jours pour qu’ils sortent les restes des corps. Son fils Ali aurait eu un an le 8 novembre. »
Mahmoud al-Naouq, 25 ans, Deir El-Balah
Ahmed al-Naouq, qui vit à Londres depuis quatre ans, a vu toute sa famille anéantie dans la nuit du 22 octobre. Triste ironie de l’histoire, il était l’un des membres fondateurs de l’organisation We Are Not Numbers (WANN), lancée en 2015 par Pam Bailey, journaliste américain et par Ramy Abdu, membre de l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor, après qu’un de ses frères, Ayman, alors âgé de 23 ans, a trouvé la mort dans un bombardement alors qu’il marchait dans une rue de Gaza lors de la guerre de 2014. Joint par téléphone, Ahmed al-Naouq évoque la mort de son autre frère, Mahmoud, englouti avec ses proches dans les décombres de la guerre.
« Initialement, ma famille est originaire de Jaffa, mais en 1948, nous avons été expulsés à Gaza. Notre maison de famille se trouve à Deir El-Balah, au sud du Wadi Gaza, le cours d’eau qui marque la limite entre le nord et le sud de la bande de Gaza. Cette zone est censée être sûre, aux dires même de l’armée israélienne. Pourtant, dans la nuit du 22 octobre, entre 4 heures et 5 heures du matin, sans qu’aucun ordre d’évacuation n’ait été reçu, notre maison a été bombardée et 21 membres de ma famille ont péri.
Mahmoud était le plus jeune de mes frères. Il avait 25 ans. Il n’était pas encore marié. Il avait étudié la littérature anglaise, et était rédacteur et traducteur pour différentes ONG. Il avait commencé comme bénévole pour une organisation dans laquelle je travaille aussi, Euro-Med Human Rights Monitor, puis s’était mis à travailler pour le Pal Think for Strategic Studies, un groupe de réflexion indépendant situé à Gaza. Le mois dernier, il m’a appelé, il était fou de joie. Il venait d’être accepté pour un master de relations internationales en Australie. Il devait s’y rendre au milieu du mois d’octobre. Son but était de devenir diplomate. Mais ces derniers jours, je sentais qu’il avait de plus en plus peur. Quelques jours seulement avant d’être assassiné, son dernier message rédigé sur LinkedIn était conclu par ces mots écrits en majuscule “DO NOT LET ISRAEL MURDER US !!”.
C’est pourtant ce qui s’est produit. Le monde l’a laissé mourir. Aujourd’hui, je suis en deuil et je passe mes journées à poster des photos de ma famille pour ne pas que leurs noms sombrent dans l’oubli. Mais lorsque le temps du choc et du deuil sera passé, je mettrai tout en œuvre pour poursuivre devant les tribunaux tous les criminels qui ont tué ma famille. Tous. Et tous ceux qui ont été complices de ce crime. J’ai déjà pris des contacts avec des avocats ici à Londres. Je crois encore au droit international.
Mahmoud a été tué en même temps que mon père, Nasri al-Naouq, qui avait travaillé toute sa vie dans la construction en Israël. Après la seconde Intifada, il n’avait plus été autorisé à s’y rendre et s’était reconverti en chauffeur de taxi pour subvenir aux besoins de sa famille. Mon père avait 75 ans, il était né en 1948, pendant la première Nakba [« Catastrophe » en arabe – ndlr]. Il a été tué pendant la seconde.
Mahmoud est aussi mort en même temps que mon autre frère Muhammad, 35 ans, qui était fonctionnaire, que sa sœur jumelle Alaa, qui était enseignante, que ma grande sœur Walaa, 36 ans, qui avait fait des études d’ingénieure mais n’avait pas trouvé de travail pendant douze ans avant d’enfin décrocher un travail à la rentrée et que ma sœur Ayaa, 33 ans, qui était comptable. Mes deux frères et mes trois sœurs sont morts avec tous les enfants, mes nièces et mes neveux : Bakr, Basma, Raghad, Islam, Sarah, Abdullah, Islam, Dima, Tala, Nour, Nasma, Tamim et Malak.
Certains d’entre eux ont pu être enterrés, mais je ne sais même pas lesquels. Une de mes autres sœurs qui habite avec son mari dans une autre maison m’a dit qu’il restait encore beaucoup de corps sous les décombres. Elle est allée voir s’il était possible de les retrouver, mais elle m’a dit qu’elle n’avait pas pu rester tellement l’odeur était insupportable. Toute ma famille a été engloutie par une même bombe israélienne. Je suis seul maintenant que ma mère est morte en 2020 de maladie parce qu’elle n’avait pas reçu à temps le permis de sortie qui lui aurait été nécessaire pour aller se faire soigner dans un hôpital de Jérusalem. »
Dans un tweet postérieur, Ahmed al-Naouq a aussi affirmé : « Je suis rempli de haine envers le régime israélien, envers l’armée israélienne qui a tué ma famille. Je hais la colonisation et l’apartheid. Je hais les criminels. Mais je n’ai absolument AUCUNE haine pour le peuple juif. S’il vous plaît, ne confondez pas les juifs avec cette armée criminelle israélienne. »
Wasem al-Naouq, un cousin d’Ahmed al-Naouq vivant à Gaza, a écrit à ce dernier : « J’ai attendu que le soleil se lève et j’ai couru voir la maison. J’ai tout de suite compris qu’il n’y avait pas de survivant. La maison était complètement détruite, c’est comme si elle s’était transformée en rochers et en sable. J’ai commencé à chercher des survivants avec l’aide de quelques voisins. Un jeune homme a crié : “Il y a quelqu’un ici !” J’ai accouru et il y avait juste une main qui sortait du sol. Je savais à qui elle appartenait. Mon oncle est un martyr !
Nous avons réussi à dégager les décombres autour du corps et à le sortir. La moitié de son visage était en sang, mais il avait l’air apaisé. Il est probablement mort pendant son sommeil. Il a été tué en même temps que vingt et un des fils, filles et petits-enfants. Il a quitté ce monde en sachant qu’il avait un fils en sécurité loin de Gaza, qui portera sa mémoire et son nom non seulement en Palestine, mais aussi dans le reste du monde.
Toi, mon cousin, je t’écris cela pour te dire que nous avons été auprès d’eux jusqu’au bout. J’imagine à quel point il doit être difficile d’être loin quand quelque chose comme cela arrive à ta famille. Mais tu dois rester fort pour entretenir la mémoire des êtres aimés que nous avons perdus. »
D’autres voix se sont jointes pour rendre hommage à la mémoire de Mahmoud al-Naouq. Pam Bailey, qui l’avait pris sous son aile pour son premier job, a ainsi loué « sa douceur et son potentiel intellectuel » et dit à quel point son « cœur était brisé qu’il n’ait pu réaliser son rêve de partir vivre en Australie ».
Hadeel Abu al-Roos, 33 ans, habitante de Rafah
Hadeel Abu al-Roos, enseignante de physique, est morte dans un bombardement aux côtés de son mari, Basel al-Khayyat, ingénieur à Gaza, et de leurs quatre enfants, Celine (8 ans), Eline (5 ans), Mahmoud (2 ans) et Ahmed, 45 jours. Son frère, Kareem, qui vit en Belgique, s’est mis à écrire et a posté des photos d’eux sur Facebook.
« 13 octobre
En tant que fils survivant de cette famille, je vais écrire pour que ma famille ne soit pas qu’un chiffre. Je te promets, Hadeel, que tu ne seras pas qu’un chiffre dans les bandeaux d’actualité.
Voici ma sœur Hadeel. Ma grande sœur. C’est elle qui m’a élevé et qui m’a éduqué. C’est elle qui m’emmenait à l’école et me ramenait à la maison. C’est elle qui jouait avec moi quand j’étais petit, qui me protégeait dans les bagarres avec d’autres enfants et qui me défendait devant les colères de ma mère face à mes bêtises. Ma sœur Hadeel m’a appris comment aimer les femmes et les respecter, sanctuariser leur liberté et leurs droits. Ma sœur Hadeel m’a initié aux livres, à la lecture et m’achetait des romans quand je n’avais pas les moyens.
Ma sœur Hadeel était une enseignante géniale, reconnue comme telle par le ministère de l’éducation pour lequel elle travaillait comme professeur de physique, grâce à ses méthodes d’enseignement innovantes.
Voici ma sœur Hadeel que pleurent aujourd’hui ses élèves sur les réseaux sociaux en écrivant leurs souvenirs pendant les cours de physique. Voici ma sœur Hadeel qui a obtenu la première place au concours d’enseignant et pris un poste exigeant, tout en élevant et prenant soin de ses deux filles angéliques, tout en s’occupant de son foyer et de son époux. Ma sœur Hadeel a permis à beaucoup d’élèves qui ne pouvaient pas se payer des cours particuliers d’entrer à l’université. Hadeel m’a aidé à me débarrasser de beaucoup de problèmes dans ma vie, à vivre avec mon exil de Gaza, à accepter mes joies et mes tristesses. C’est ma sœur Hadeel qui a orienté mes goûts, pour tel vêtement ou tel parfum. Hadeel, ô monde, Israël l’a tuée brutalement avec ses enfants. Ils se trouvaient tous dans une même pièce, pensant être en sécurité dans leur maison, craignant la guerre et la mort. Hadeel, contrairement à ce qui se dit parfois des Gazaouis, avait constamment tort.
13 octobre – 10 h 23
Israël a tué il y a quelques instants la plupart de mes êtres chers. Ils ont littéralement assassiné mon cœur. Ma sœur chérie, mon amour, ses filles et ses fils, son mari. Tous. Ils ont commis un massacre parmi mes proches. Je n’entends qu’une chose dans ma tête depuis ce matin : Éline et Céline, les filles de ma sœur, qui me disaient récemment au téléphone : “Emmène-nous chez toi, tonton. Quand est-ce que je peux venir tonton ?”
13 octobre – 23 h 34
Ahmed avait 45 jours.
Ahmed était le dernier fils de ma sœur. Je ne l’ai jamais vu en vrai et je ne le porterai jamais dans mes bras. Ils l’ont tué dans les bras de sa mère. »
Kareem Abu al-Roos a aussi écrit quelques mots sur sa nièce Eline : « Elle était très talentueuse et adorait son petit chat, qui est aussi mort pendant le bombardement. Elle rêvait d’aller à Legoland et d’acheter un jouet là-bas. »
Sara Tamer, une étudiante d’Hadeel Abu al-Roos, a aussi écrit sur son Facebook : « Ma chère professeure et martyre adorée possédait un style unique inégalable dans tout ce qu’elle faisait. Elle était vraiment exceptionnelle. Nous, vos élèves, vous sommes reconnaissants pour tous vos efforts et nous vous aimons. Nous sommes déjà en manque de votre humour, de votre attitude et de votre manière si joyeuse de parler. »
Ahmed al-Taimomy, un ami de Bassel, le mari d’Hadeel, lui a aussi rendu hommage sur Facebook en écrivant que « Bassel était connu pour son sens de l’humour, son enthousiasme et son amour inconditionnel pour le club de football égyptien d’Al-Ahly ».
Youssef Abou Moussa, 7 ans, de Gaza ville
Le père de Youssef, Mohammed Hamid Abou Moussa, est médecin à l’hôpital Al-Shifa, à Gaza. Il témoigne dans un texte publié par le Palestinian Information Center du pire jour de sa vie.
« Le jour du bombardement, nous étions le 15 octobre, je suis parti au travail et j’ai confié Youssef et Nada à leur mère et leurs sœurs. Je suis arrivé au travail, et après deux heures, j’ai entendu le bruit d’une explosion. Notre maison n’est pas loin de l’hôpital. Ce jour-là, j’avais une garde aux urgences pendant 24 heures. Youssef me demandait toujours les horaires de mon travail, et il comptait quand je partais, et quand je rentrais à la maison. Quand je partais au travail, il venait me prendre dans ses bras et m’embrasser. Et c’était toujours le premier à se jeter sur moi quand je passais la porte de la maison après le travail, pour m’embrasser.
Nous savons que les Israéliens frappent partout et tout le monde. Cette fois, j’étais particulièrement inquiet parce que le bruit de l’explosion venait du quartier où j’habite. J’ai commencé à demander où avait eu lieu le bombardement précisément, mais je n’ai pas eu de réponse. J’ai essayé d’appeler ma femme une première fois, mais elle n’a pas répondu. La deuxième fois, son numéro a répondu et j’ai entendu un hurlement. J’ai couru aux urgences, et quand je suis entré dans la salle, j’ai entendu la voix de ma fille, de sa mère et de Hamid – mon deuxième fils – en train de hurler.
J’ai essayé de les calmer, de les rassurer. Et je suis ensuite parti chercher Youssef parmi les blessés. J’ai questionné les gens à propos de Youssef, et tout le monde détournait le regard, comme s’ils fuyaient la réponse. Je suis entré dans la salle de réanimation, j’ai trouvé un médecin que je connaissais et qui connaissait mes enfants. Dès que je suis entré, j’ai compris dans son regard et mon cœur s’est arrêté. J’ai perdu la tête, et j’ai commencé à courir partout pour le retrouver.
Il y avait un photographe qui prenait en photo les bombardements et les blessés. Il a allumé son téléphone et m’a montré des photos des blessés. J’ai reconnu Youssef grâce à ses vêtements. Je lui ai dit : “C’est lui ! Où est-il ?” Il a détourné la tête et n’a pas répondu. Quelqu’un derrière moi a dit : “Cet enfant, c’est moi qui l’ai sorti des décombres et je l’ai emmené à la morgue.”
Je me suis arrêté, je ne pouvais plus marcher. On m’a tiré par le bras et je suis entré dans la morgue. Le corps de mon fils s’y trouvait, avec celui de son cousin, son aîné de deux ans. »
Sur le site du Palestinian Information Center, on trouve aussi une vidéo montée par un site d’information turc dans laquelle l’on voit Mohammed Hamid Abou Moussa apprendre en direct la mort de son fils alors qu’il est en train de travailler à l’hôpital Al-Shif
Habiba Abdelqader, 8 ans, de Gaza ville
Feda’a Murjan a témoigné sur Facebook de la mort sa fille Habiba, 8 ans. Elle l’évoque en en parlant encore au présent.
« Habiba a 8 ans, c’est une belle fille avec de jolis cheveux roux et le plus beau visage du monde.
Habiba est à l’école primaire, elle est tellement intelligente qu’elle peut résoudre une équation mathématique en quelques secondes seulement et n’a pas fait une seule erreur à aucun de ses examens pendant ses trois années d’école. Elle obtenait toujours les meilleures notes de sa classe. Sa maîtresse disait qu’elle était l’une des filles les plus rayonnantes et les plus intelligentes qu’elle ait jamais rencontrées.
Elle est polie, calme et mérite bien son prénom, qui signifie “la bien-aimée”, car personne ne peut la rencontrer sans l’aimer.
Son amour pour sa mère, son père et son frère Omar est sans limites. Elle est la “donneuse de câlins”, elle aime vous serrer constamment dans ses bras pour exprimer son amour. C’est une fille très, très, très gentille.
Je l’ai vue plusieurs fois, lorsqu’un enfant l’agressait ou l’insultait, répondre sans agressivité et sans rancœur : “Ce n’est pas gentil et n’utilise pas de gros mots.”
Elle adore les bébés plus que tout au monde. Elle les berce, les enveloppe dans ses bras et leur chante des berceuses.
Le rêve de Habiba était de devenir médecin et je la préparais pour qu’elle puisse rejoindre le “conseil des enfants palestiniens”.
Dans la situation d’urgence du Covid-19, elle a participé avec moi à de nombreuses réunions Zoom avec des partenaires internationaux du monde entier, elle a beaucoup entendu parler des droits de l’homme, des droits de l’enfant et du droit international. Elle adorait ça et était très intéressée à faire connaître, comme moi, au monde entier les enfants de Gaza.
Son rêve était de parler très bien anglais et d’informer les gens sur l’actualité et la situation à Gaza.
Mais la guerre a commencé. Habiba est une enfant très sensible et son petit corps tremblait tout le temps au bruit des bombardements et des roquettes. Le septième jour, Habiba, contrairement aux jours précédents de la guerre, était calme et a dit qu’elle avait entendu une voix qui lui disait “n’aie pas peur”. Elle m’a demandé si je l’avais aussi entendue. J’ai été surprise, mais je n’ai rien dit.
Puis elle a pris ses couleurs et ses pinceaux et s’est brossé les cheveux avec ses pinceaux à colorier en disant : “Je suis une artiste.” Elle s’est mise ensuite à dessiner ce que montrait la télévision, l’actualité de la guerre, et le drapeau palestinien. Une heure plus tard, Habiba a été tuée dans une attaque brutale contre notre maison. Quelle était sa faute ? Elle ne portait sur elle qu’un pinceau pour colorier et non un pistolet. Habiba portait en elle de nombreux rêves. Les Israéliens ont tué ses rêves et m’ont privée de pouvoir profiter encore de la lumière de ma belle enfant. J’ai travaillé pendant plus de 7 ans au PCHR [Centre palestinien pour les droits de l’homme – ndlr], l’une des organisations de défense des droits de l’homme les plus importantes du pays. J’ai travaillé avec des partenaires internationaux qui nous soutenaient et croyaient aux droits de l’homme, mais aujourd’hui je n’y crois plus. Aucune mère ne devrait subir des souffrances telles que celles que je traverse. »
DrAreej, 25 ans
Sur Instagram, Yara Eid, journaliste palestinienne basée à Londres, a témoigné de la mort de sa cousine Areej.
« Areej était ma cousine. Elle avait 25 ans. Areej était dentiste. Elle était aussi fiancée. Son mariage était censé avoir lieu ce mois-ci. Je l’ai appelée il y a deux semaines, juste avant le début de l’agression israélienne, et lui ai demandé de retarder son mariage pour que je puisse y assister. Son fiancé est égyptien et ils avaient tout préparé pour leur nouvelle maison. Ils avaient même acheté les couverts.
Areej était une amie fidèle. Son ami d’enfance, Balsam, disait d’elle qu’elle était plus qu’une sœur : une partie de lui-même. Areej n’est pas un nombre.
Elle aimait tellement la vie et elle était tellement excitée à l’idée de se marier. Elle s’occupait de toute sa famille, principalement de ses nièces. Elle a littéralement élevé énormément d’enfants chez elle. Elle aimait profondément les enfants et parlait toujours du moment où elle aurait les siens. Areej rêvait d’ouvrir sa propre clinique. Elle aimait tellement son métier de dentiste que deux de ses nièces ont suivi sa voie. Areej rêvait de parcourir le monde et de retrouver son frère qu’elle n’avait pas pu voir depuis des années. Areej était si gentille qu’elle a marqué la vie de ceux qui l’entouraient. Elle rayonnait d’énergie.
Au début de l’agression, Areej a envoyé par SMS à son fiancé une photo d’elle dans sa robe de mariée en disant : “Je ne suis pas sûre de pouvoir la porter.” Son dernier message sur Facebook était ainsi rédigé : “Le paradis est plus proche que le Sinaï.” Elle aimait tellement Gaza. Areej a été tuée mardi 19 octobre dans un bombardement. Elle passait son temps à tenter de réconforter ses nièces terrifiées.
Areej a été tuée avec 15 membres de sa famille proche : ses deux parents, son frère Ahmed et ses deux filles, son frère Haitham, sa femme et ses cinq enfants, son autre belle-sœur et ses deux nièces. Le plus jeune des enfants avait 5 ans. Neuf des 15 tués sont des enfants. Areej n’était pas une militante. Elle était une médecin, une civile. Mais aussi une meilleure amie, une cousine et une épouse. Ceci n’est qu’un aperçu de l’histoire d’Areej. Il faudrait raconter la vie et l’histoire de toutes celles et ceux qui ont été tués. Dans ma famille, ils sont déjà trente. »
Farhana Abu Naja, 82 ans, morte à Rafah
« Farhana Abu Naja est ma tante du côté de mon père. Son prénom signifie “la joyeuse”, la “contente”. Elle avait 82 ans, elle avait déjà subi l’exode de 1948 puisque ma famille a été chassée de ses terres, Bir Sabaa, l’actuelle Beir Sheva, quand elle était encore petite. Ma tante m’avait raconté cet épisode d’exode.
Quand j’étais jeune et que je suis arrivé à Gaza, j’ai demandé pourquoi ils avaient quitté leur terre, ma grand-tante m’avait raconté comment ils vivaient dans un hameau, sans télévision, sans beaucoup de nouvelles, avant que des groupes armés arrivent et les chassent de chez eux pendant la saison des moissons. Elle me disait qu’elle pensait retourner chez elle dans les jours qui suivraient. Quand elle a quitté ses terres, les épis étaient plus hauts que sa tête, et les membres de ma famille n’avaient rien pris avec eux. Et ils ne sont jamais retournés dans leurs terres.
Ils se sont installés d’abord dans les camps de réfugiés, puis une partie de la famille est allée dans le village de Maan, à l’est de Khan Younès, et une autre dans le camp de réfugiés de Rafah, Al-Shabura. Ils sont restés là depuis 1948. Farhana correspondait à son prénom, elle était toujours souriante, c’était une personnalité centrale dans la famille. Elle nous manque. Elle était femme au foyer, elle n’a jamais travaillé à l’extérieur. Elle a passé sa vie à élever ses enfants - quatre filles et un fils - et ses petits-enfants.
Elle a été tuée dans un raid le 17 octobre. Une partie de ses enfants est morte avec elle, ainsi que leurs époux, épouses et nombre de ses petits-enfants, soit au total 24 personnes dans ce raid qui s’est produit à Rafah, à côté du quartier Al-Jnina.
Elle-même habitait à Khan Younès, mais elle avait préféré rejoindre ses enfants qui habitaient initialement à Deir El-Balah mais avaient fui à Rafah après les premiers bombardements. Ma tante avait donc rejoint ses enfants à Rafah en quittant son domicile de Khan Younès. Et ils sont tous morts d’un coup.
J’ai appris cette mort à travers le groupe WhatsApp de cousins et de cousines qu’on s’était donné pour se donner des nouvelles. Dès que les gens sur place ont une connexion, ils nous envoient des nouvelles, mais la communication est très difficile. La dernière fois que j’ai vu Farhana, c’était donc en 2004.
Quelques jours après ce raid, une autre de mes tantes, Mozayan Abu Naja, l’une des plus jeunes sœurs de mon père, a aussi été tuée avec ses deux fils dans un autre bombardement qui a tué au total 19 personnes si je compte sa petite fille, Rinad, qui a succombé à ses blessures trois jours plus tard, le 24 octobre.
Mozayan habitait à Maan, et c’est dans la maison familiale qu’elle a été tuée. C’était ma tante préférée, j’ai encore du mal à accepter l’idée qu’elle est partie. Si j’avais été à Gaza, j’aurais passé mes journées avec elle et je serais morte avec elle. Je l’ai eue au téléphone deux jours avant sa mort, elle m’avait dit qu’elle préférait rester chez elle parce qu’il n’y avait aucun endroit sûr. On n’a pas encore pu récupérer son corps. »
n livre sur à la guerre d'Algérie fait écho à la mort d'un appelé de Loudéac (Côtes-d'Armor) en 1961. Son régiment avait été le fer de lance du putsch des généraux d'Alger.
Vers 14 h ce 2 avril 1961, dimanche de Pâques, André Dupland, jeune « para » natif de Loudéac (Côtes-d’Armor), est frappé d’une balle en pleine poitrine. Pris avec ses camarades dans une violente embuscade. C’était en Algérie, dans le djebel.
Il succombe quelques instants plus tard.
Son corps ne pourra être récupéré qu’à la tombée de la nuit, tant le feu de la poignée de moudjahidines qui les a accrochés – des hommes aguerris pour avoir servi en Indochine et pendant la Seconde Guerre mondiale – était nourri. Non loin de lui, un soldat est retrouvé « complètement hagard » mais toujours vivant, prostré des heures durant derrière un maigre caillou, seul rempart contre la mitraille.
« Il est mort comme un héros »
Dans la lettre qu’il adresse à ses parents pour leur annoncer la mort de leur fils, le commandant du régiment d’André Dupland, le 14e régiment de Chasseurs Parachutistes (RCP), dépeint le défunt comme « un combattant d’élite », un « exemple de courage et de sang froid ».
André Dupland avait 22 ans. C’était un simple appelé du contingent ; le fils de Gaston Dupland, né en 1892, retraité de l’armée, ancien combattant de 14-18, et de Germaine Férère. Ils habitaient à Très-le-Bois, à Loudéac.
« Il est mort comme un héros, face au danger, sans une plainte, sans un mot ». Et son sacrifice, selon la formule consacrée, n’avait pas été inutile. « Sur son cercueil, j’ai épinglé la Médaille militaire et la Croix de la Valeur militaire », écrit le commandant du 14e RCP, bien conscient que « ces distinctions ne pourront certes pas atténuer votre peine immense. »
Le ministre des Armées dissout son régiment
Dans un livre paru en juin 2023, Patrick-Charles Renaud retrace les « dernières heures » de ce Loudéacien « mort pour la France » en Algérie. Tombé cejour-là comme beaucoup d’autres camarades, dont des légionnaires venus à leur rescousse. Et aujourd’hui encore, on se demande bien pourquoi.
L’un des premiers à s’être posé la question n’est autre que le commandant du 14e RCP, le lieutenant-colonel Pierre Lecomte, le même qui a écrit aux parents d’André Dupland.
Jamais je ne pourrai admettre que mes gosses soient morts pour rien !
L’auteur de ce livre, lauréat de plusieurs prix, l’a rencontré, ce Pierre Lecomte. Bien longtemps après que celui-ci a épinglé, amer, les médailles sur les sept bérets posés sur les les sept cercueils de ceux qu’il appelait ses « gosses ».
Il avait bien averti l’aumônier de sa division, à l’époque : « Jamais je ne pourrai admettre que mes gosses soient morts pour rien ! »
De fait, il n’a pas admis.
Pourquoi, en effet, « la France » a-t-elle ordonné de telles opérations, inutilement risquées, « alors même que le général De Gaulle avait engagé le processus qui allait conduire à l’Indépendance de l’Algérie ? », se demande Patrick-Charles Renaud.
Deux semaines après la tragique vadrouille de ses « gosses » en territoire rebelle, le lieutenant-colonel Lecomte prenait part à la célèbre tentative de coup d’Etat d’avril 1961, dite « Putsch des Généraux d’Alger« . Le régiment de feu André Dupland en fut même « l’un des fers de lance« .
Huit ans de réclusion criminelle
A telle enseigne qu’après l’échec du putsch, le Ministre des Armées Pierre Messmer fit dissoudre le 14e RCP (ainsi que deux autres régiments impliqués). Quant à Pierre Lecomte, il fut condamné à huit ans de réclusion criminelle pour avoir « dirigé et organisé un mouvement insurrectionnel« .
Pour autant, Patrick-Charles Renaud souligne que « au sein de cette unité – et contrairement à tout ce qui a parfois été affirmé – plus de la moitié des cadres étaient contre le putsch ainsi que la grande majorité des appelés« , dont le 14e RCP était composé « à plus de 90 %« .
Des anonymes plongés dans une guerre qui, elle-même, depuis le début, refusait de dire son nom. « Outre des combats rudes et meurtriers livrés en Kabylie et dans les Aurès à la demande la France, les militaires du 14e RCP avaient été conduits à assurer, à trois reprises, le maintien de l’ordre en ville, à Alger. Une mission ingrate pour laquelle ils n’étaient pas préparés et qui a profondément marqué les esprits », indique Patrick-Charles Renaud.
« La complexité de donner un sens au combat »
L’auteur a lui-même perdu un oncle en Algérie, un parachutiste du 14e RCP également tué au combat. Son livre est le fruit de nombreuses années de recherches, émaillées de nombreuses interviews.
Il relate les derniers mois du régiment, de septembre 1959 à avril 1961 et détaille le déroulement d’un putsch très mal préparé.
« Ce n’est pas seulement un récit de guerre au sens strict. Il décrit aussi des situations ubuesques, tragiques, révoltantes parfois. Il s’efforce de démontrer la complexité à donner du sens à un combat ; le cheminement intellectuel et les événements qui ont mené des officiers disciplinés et brillants à se dresser contre l’autorité de l’État ».
Le cinquième et dernier Loudéacien tué en Algérie
Cinq Loudéaciens sont morts pour la France pendant la guerre d’Algérie. Chaque année, lors des commémorations du 5-décembre ou du 19-mars, leurs noms sont cités devant le monument de l’avenue des Combattants : Louis Collin, André Mahé, René Rouxel, Jean-Claude Le Denmat et donc, André Dupland.
Les parents d’André louaient, à Très-le-Bois, une maison où vit d’ailleurs actuellement Alphonsine Collin, la vaillante doyenne des Loudéaciens, qui aura bientôt 104 ans.
Ils ont eu neuf enfants dont deux sont encore vivants aujourd’hui.
L’une des sœurs d’André Dupland, Marcelle Corbel, a vécu à Loudéac jusqu’à son décès en février 2023. Elle avait pu communiquer, il y a quelques années de cela, des documents à l’auteur lorrain de Parachutistes du 14e RCP en Algérie, Patrick-Charles Renaud, dont la lettre du lieutenant-colonel Lecomte adressée aux parents pour annoncer la disparition de leur fils. La famille a conservé l’originale
Monique, la fille de Marcelle Corbel qui vit au Sourn (Morbihan), n’avait que six ans et demi lorsqu’on a rapatrié le corps de son oncle à Loudéac. Mais elle n’a jamais oublié « le grand choc que cela a été pour toute la famille ».
Michel, son frère qui vit aujourd’hui à La Motte, avait 14 ans lorsque le cercueil, drapé de tricolore, a été déposé par le camion du centre de dispersion de Nantes devant la mairie de Loudéac, le 10 mai 1961. « On a vécu des choses assez dures, raconte-t-il. Mes parents ont porté le deuil pendant presque deux ans« .
« Il faisait très froid »
Une chapelle ardente avait été dressée à l’étage de l’hôtel de ville et un autre frère d’André, Bernard, engagé dans l’armée comme son père Gaston, avait obtenu une permission pour venir saluer la dépouille mortelle d’André Dupland. Le maire de l’époque, le Dr Pierre Etienne, était présent parmi les nombreuses personnalités locales.
André a été enterré le 12 mai : la date est restée à jamais gravée dans la mémoire de Bernadette, 18 ans à l’époque, mais l’émotion est toujours palpable. En réprimant une larme, elle souffle : « Il faisait très froid… »
Parachutistes du 14e RCP en Algérie – Des doutes à la révolte – Septembre 1959 – Avril 1961, de Patrick-Charles Renaud est paru aux éditions Memorabilia. 34 €.
La joueuse de tennis tunisienne, Ons Jabeur, a totalement fondu en larmes à la fin de son match qu’elle a remporté ce jeudi face à la Tchèque Marketa Vondrousova dans le cadre des WTA Finals, émue par la souffrance Palestiniens à Gaza.
Ons Jabeur a tenu à préciser que sa position n’a rien de politique et qu’elle émane d’une réaction humaine affirmant son engagement pour la paix.
« Ce n’est pas un message politique, mais c’est humanitaire. Je veux la paix dans ce monde tout simplement », a-t-elle insisté.
La joueuse de tennis tunisienne a publié la vidéo de ses déclarations sur son compte Instagram réitérant son objectif de « faire en sorte que cette victoire compte au-delà d’un court de tennis ».
Le tribunal de Constantine en Algérie a condamné par contumace l’opposante Algérienne Amira Bouraoui à 10 ans de prison, tandis que le journaliste Mustapha Bendjama écope de six mois ferme.
Le tribunal de Constantine, situé dans le nord-est de l’Algérie, a prononcé une condamnation de 10 ans de prison par contumace à l’encontre de l’opposante franco-algérienne Amira Bouraoui. Un autre verdict a condamné le journaliste Mustapha Bendjama à six mois de prison ferme.
Amira Bouraoui, âgée de 46 ans et de formation médicale, a été jugée pour « sortie illégale du territoire ». Elle avait franchi la frontière entre l’Algérie et la Tunisie le 3 février, en bravant une interdiction de sortie. Elle a été interpellée à Tunis alors qu’elle tentait de rejoindre Paris. Le 6 février, elle a réussi à s’envoler pour la France malgré une tentative des autorités tunisiennes de la renvoyer en Algérie. La fuite d’Amira Bouraoui avait provoqué des tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie, finalement résolues en mars.
Militante engagée, Amira Bouraoui s’est fait connaître en 2014 en s’opposant au quatrième mandat du président Abdelaziz Bouteflika à travers le mouvement « Barakat ». Elle a ensuite rejoint le mouvement de protestation « Hirak » et a travaillé pour la radio indépendante Radio M.
Le tribunal de Constantine a également rendu d’autres verdicts liés à cette affaire. Ali Takaida, un agent de la police aux frontières, a été condamné à trois ans de prison ferme, et la mère d’Amira Bouraoui, Khadidja, âgée de 71 ans, a écopé d’un an de prison avec sursis. Les accusations portées contre les co-accusés incluaient la « constitution d’une association de malfaiteurs, la sortie illégale du territoire national, et l’organisation d’immigration clandestine par un réseau criminel organisé ».
Mustapha Bendjama, quant à lui, avait été arrêté le 8 février dans les locaux du journal francophone Le Provincial, situé à Annaba, où il exerçait la fonction de rédacteur en chef. En octobre, il avait déjà été condamné à 20 mois de prison, dont huit fermes, dans une autre affaire, aux côtés du chercheur algéro-canadien Raouf Farrah.
Orient XXI lance un dossier dédié aux mouvements de gauche dans le monde arabe, avec aussi une place consacrée à ceux de Turquie et d’Iran.
S’il fallait paraphraser la célèbre phrase inaugurale du Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels (1848), il faudrait admettre que le « spectre du communisme » ne hante pas grandement le monde arabe. À l’heure actuelle, ses « gauches plurielles » ont plutôt la forme de ruines, plus ou moins bien préservées : elles sont les héritières d’un communisme philosoviétique en panne de modèles depuis la chute de l’Union soviétique, d’une tradition sociale-démocrate existante encore au Maghreb mais inexistante au Proche-Orient, ou les filles des « nouvelles gauches arabes » radicales de la seconde moitié des années 1970. Mais de la crise syrienne ouverte en 2011 à l’islam politique, souvent tout les oppose, à l’exception du fil conducteur du soutien à la Palestine.
La dernière République socialiste du monde arabe, celle du Yémen du Sud, s’est éteinte en juillet 1994 dans les feux d’une sanglante unification avec son voisin nordiste. La flamboyante poussée des « nouvelles gauches » arabes des années 1970, parfois inspirées du maoïsme et dans une moindre mesure du trotskysme, a depuis longtemps été endiguée : par un autoritarisme post-indépendances longtemps triomphant, par des stratégies de contre-insurrection soutenues par Israël et par les Britanniques (comme à Oman lors de la rébellion marxiste du Dhofar), ou par la montée d’un islam politique reprenant à la gauche ses orientations anti-impérialistes à partir de la fin des années 1970.
L’épopée nationaliste palestinienne en Jordanie et au Liban mobilisa, en une véritable Internationale de la Palestine, des centaines de combattants marocains, tunisiens, irakiens et égyptiens, le plus souvent membres de formations marxistes tout au long des années 1970. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) creusait sa tranchée dans celle d’une gauche libanaise emmenée par la figure d’un Kamal Joumblatt (1917-1977), du Parti communiste libanais (PCL) ou de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL) : cette histoire prend tragiquement fin à l’été 1982, lors de l’invasion israélienne du Liban. Avec le temps, l’utopie islamiste prit le pas sur la cité socialiste, et surtout, aux modèles de développement tiers-mondistes d’autrefois s’est substitué l’idéal marchand d’économies rentières dans un cadre monarchique, en un véritable « stade Dubaï du capitalisme », pour reprendre l’heureuse expression du défunt Mike Davis (1946-2022)1.
RÉMINISCENCE DES GAUCHES ARABES ?
Fin de l’histoire ? Sûrement défaites, les gauches arabes ont toutefois quelques spectres toujours réminiscents. À la suite de la chute du président tunisien Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, un fragile Front populaire constitué autour des grandes familles de la gauche radicale tunisienne fit un temps l’objet d’une véritable dynamique électorale. Le Forum social mondial de Tunis de mars 2013 fut une rare occasion de connecter nombre de mouvements progressistes arabes avec les nouvelles gauches altermondialistes. Nassérien, Hamdin Sabahi agrégea 20 % des suffrages égyptiens aux élections présidentielles de 2012, et sortit troisième, mobilisant syndicalistes et activistes de gauche égyptiens. Le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) survit encore dans une carte politique palestinienne dominée par le Fatah et le Hamas, et s’invite en 2023 dans une lutte armée et une insurrection enflammant la Cisjordanie contre les colons et les troupes d’occupation israéliennes. Le Parti communiste libanais mobilisa ses partisans lors du grand mouvement social de l’automne 2019 demandant l’abolition du système confessionnel, et le mouvement Citoyennes et citoyens dans un État emmené par une intègre figure de la gauche libanaise, Charbel Nahas — ancien ministre du travail — voulut offrir aux jeunes révoltés de 2019 un programme économique et politique global pour sortir le Liban d’une terrible crise financière : ils échouèrent pourtant tous aux élections législatives de mai 2022.
À ces courts moments de réveil politique des mouvements progressistes s’ajoute, depuis quelques années, un véritable retour mémoriel sur les gauches arabes, tantôt partisan, tantôt académique. Les publications universitaires de qualité sur les désormais vieilles « nouvelles gauches » arabes des années 1960 et 1970 ou sur l’histoire des partis communistes ne manquent pas. Elles se multiplient et sont prises en charge par une jeune génération de chercheurs arabophones sortant du seul tropisme universitaire sur « l’autoritarisme », « l’islamisme » ou les (presque défuntes) « transitions démocratiques »2. Surtout, les « anciens » font leurs derniers devoirs de mémoire : le genre autobiographique, en vogue, permet à d’anciens responsables de grandes formations de gauche de transmettre aujourd’hui aux jeunes générations une trop fragile mémoire militante3.
DES THÉMATIQUES TOUJOURS D’ACTUALITÉ
Il y a certes un écart entre d’une part cette inflation de mémoires militantes, qui portent aussi leur part de nostalgie révolutionnaire, et d’autre part la faiblesse structurelle, et non plus seulement conjoncturelle, des gauches dans le monde arabe. Mais c’est affaire de logique. Une vieille génération actrice et témoin des grandes luttes sociales et anti-impérialistes des années 1960 et 1970 s’éteint physiquement peu à peu ; elle veut laisser dans son sillage un certain héritage. Celui-ci n’est pas tout à fait abstrait à l’heure actuelle : sur la critique de l’impérialisme, de l’autoritarisme et du confessionnalisme, les gauches arabes furent souvent pionnières.
La lecture de classe passée a de beaux jours devant elle, dans un monde arabe où les inégalités sociales n’ont fait que se creuser. La question de la dette financière externe des pays arabes, de la dépendance militaire et des contrats d’armement avec de « grandes puissances » ou de la gestion des frontières maritimes pour endiguer l’immigration illégale vers l’Europe occidentale seraient de nature à réactiver le débat sur des bourgeoisies locales compradores. L’impuissance actuelle des gauches arabes contraste douloureusement avec l’actualité de ses thématiques phares : anti-impérialisme et anticolonialisme, lutte contre l’autoritarisme et luttes féministes, déconfessionnalisation des systèmes politiques, souveraineté nationale, justice sociale.
UNE CRISE DES MODÈLES
Pourquoi donc un tel état de faiblesse des forces de gauche dans le monde arabe ? Il y a certes les raisons structurelles : la chute du bloc socialiste, au début des années 1990, en est sans doute la principale, mais pas la seule. Ce n’était pas seulement un modèle (relatif) qui tombait — le Parti communiste libanais était ainsi critique de certaines positions soviétiques sur le Moyen-Orient depuis son deuxième congrès de juillet 1968 —, c’était aussi une manne financière et militaire qui s’envolait. Rien d’exceptionnel pourtant : la chute de la maison rouge à Moscou fut ressentie tout autant douloureusement par les partis communistes d’Amérique latine et d’Europe occidentale.
Il y eut pourtant une autre crise des modèles, en amont : la force propulsive du maoïsme et de la lutte de libération nationale vietnamienne, tous deux modèles des « nouvelles gauches » arabes, s’échoua sur la fin de la Grande Révolution culturelle prolétarienne (GRCP) et sur le conflit sino-vietnamien de février 1979. Le socialisme arabe buta sur les divisions baasistes d’Irak et de Syrie, tandis que l’idéal développementaliste et socialiste nassérien prit fin avec la présidence d’Anouar El Sadate (1918-1981), qui signa un traité de paix avec Israël en mars 1979.
Alors que les idéaux socialistes prenaient l’eau de toute part à la fin des années 1970, la révolution iranienne de février 1979, suivie de la montée du Hezbollah au Liban et des courants islamo-nationalistes en Palestine occupée, prit aisément le relais d’un anti-impérialisme cher à la gauche, la concurrençant sur son propre terrain idéologique et stratégique. Comme si le court vingtième siècle décrit par l’historien britannique Eric Hobsbawm (1917-2012)4 ne s’était pas terminé, dans le monde arabe, en 1989, mais bien à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
L’ISLAMISME, UNE QUESTION IRRÉSOLUE
À ces raisons structurelles qui ancrent la crise des gauches arabes dans un temps long, il y a aussi des causes plus conjoncturelles, entre contradictions principales et contradictions secondaires. Les révolutions arabes de 2011 ouvraient un grand boulevard aux forces de gauche dans le monde arabe. Mais deux sujets les divisèrent rapidement : l’islam politique et la crise syrienne.
L’islam est, depuis les origines du communisme arabe, une question irrésolue : les communistes arabes furent souvent accusés par leurs adversaires religieux d’être d’irréductibles athées. Les réflexions et écrits de penseurs marxistes arabes sur le patrimoine culturel et philosophique islamique ne manquent pourtant pas, du Palestinien Bandali Saliba Jawzi (1871-1942), auteur d’une Histoire des mouvements intellectuels en islam, au Libanais Hussein Mroueh (1908-1987), un ancien étudiant en sciences religieuses de l’université chiite de Najaf, en Irak, qui laissa en héritage une gigantesque étude sur Les tendances matérialistes dans la philosophie arabe et islamique — hélas jamais traduite en français, ni en anglais.
Mais plus que l’islam, c’est bien l’islamisme qui demeure une question toujours irrésolue pour les gauches arabes. Les victoires successives du mouvement tunisien Ennahda aux élections pour une assemblée nationale constituante de novembre 2011, puis du candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi, à l’élection présidentielle égyptienne de juin 2012 ont un temps consacré l’hégémonie d’un islam politique de gouvernement, vantant parfois les mérites des vieilles démocraties chrétiennes allemandes et italiennes, ou du Parti de la justice et du développement, l’AKP turc du président Recep Tayyip Erdoğan. En Tunisie, les sociaux-démocrates d’Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés) n’hésitent pas à former une coalition avec le mouvement Ennahda de 2011 à 2014. L’assassinat de Chokri Belaïd, leader du Parti unifié des patriotes démocrates (Watad), le 6 février 2013 monte cependant la gauche radicale et marxiste tunisienne contre Ennahda. En Égypte, le coup d’État du général Abdel Fattah Al-Sissi, en juillet 2013, est lu de deux manières opposées dans les gauches égyptiennes, et, au-delà, arabes : faut-il s’opposer au coup d’État au nom de la défense des droits démocratiques, où au contraire parier sur un mouvement populaire critique des Frères musulmans et soutenant une dynamique bonapartiste ?
Tout au long des années 2010 et 2020, la question de l’alliance avec les islamistes ne cesse de tarauder les gauches arabes : le Parti communiste irakien noue une alliance électorale avec le clerc chiite Muqtada al-Sadr en mai 2018, sur un programme commun de lutte contre la corruption et de réforme de l’état irakien ; la coalition ne fait pourtant pas long feu au Parlement. Minoritaires, les gauches arabes se sentent prises en étau face à la question islamique : s’agit-il de s’allier tactiquement aux islamistes sur ce qui rassemble, à savoir la lutte contre l’impérialisme (américain), le colonialisme (israélien), et, parfois la défense des droits démocratiques face aux régimes monarchiques ou autoritaires ? Ou faut-il cliver systématiquement avec les religieux sur la question de la laïcité, des droits des femmes ou du confessionnalisme ?
POUR OU CONTRE DAMAS ?
Le second sujet de discorde des gauches arabes depuis le début des années 2010 demeure la crise syrienne. Du Maghreb au Machrek, les gauches arabes furent souvent accusées par les Frères musulmans, ces dernières années, d’avoir développé un tropisme autoritaire envers Bachar Al-Assad. En Syrie même, la gauche est éclatée en plusieurs tronçons, le Parti de la volonté populaire de Qadri Jamil ou le Parti communiste syrien unifié s’alliant au régime baasiste, le Parti du peuple syrien démocratique (ancien Parti communiste syrien-Bureau politique) de Ryad Al-Turk prenant fermement position pour le mouvement de contestation. Dans le reste du monde arabe, c’est le plus souvent une sympathie pour Damas qui s’affirme, à l’exception, le plus souvent, de petites formations trotskystes liées au Secrétariat unifié de la Quatrième internationale (SUQI).
Derrière la crise syrienne, ce n’est pas seulement un débat sur la question de l’autoritarisme qui se pose : c’est aussi un désaccord sur la nature des impérialismes contemporains. Pour les uns, il n’y a qu’un seul impérialisme : américain, et la comparaison avec la Chine, la Russie ou même l’Iran ne saurait être tenue, tant en termes de domination et de projection militaire à l’échelle internationale, que d’hégémonie financière et culturelle. Pour les autres, le soutien russe, iranien ou même chinois à la Syrie de Bachar Al-Assad exprime bien la montée de nouveaux impérialismes conquérants. L’expérience du « confédéralisme démocratique » des Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) dans le nord de la Syrie n’a quant à elle jamais trouvé grâce aux yeux des gauches arabes : suspectés d’être bien trop proches des Américains, les Kurdes se voient aussi reprocher par des mouvements progressistes encore très marqués par le paradigme nationaliste arabe de vouloir partitionner la Syrie — le tout dans un contexte d’émiettement régional des États-nations irakiens et libyens.
Les gauches arabes apparaissent donc aujourd’hui faibles et divisées. Rappelons cependant que leur crise s’inscrit aussi dans un contexte de « droitisation du monde » et de crises globales des gauches : l’essoufflement, si ce n’est la disparition totale d’un vaste mouvement altermondialiste qui eut ses heures de gloire dans les années 2000, n’en est qu’un signe parmi d’autres. Cela ne signifie pas, comme le montrera ce dossier, qu’elles n’ont plus rien à dire sur le monde arabe et la géopolitique régionale, que leur héritage est perdu et qu’il n’y aura pas de relève. La reconstruction de mouvements syndicaux dans le monde arabe ou la prise en compte des dimensions écologiques (comme au Liban depuis le « soulèvements des ordures » de 2015) constituent à l’avenir de vastes chantiers pour les gauches arabes. Mais en attendant, le seul trait d’union entre des gauches arabes affaiblies demeure bien la Palestine, seul sujet qui ne les divise pas : comme si le tropisme anticolonial et palestinien était encore bien le seul, dans le monde arabe, à créer du commun.
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