Bethléem, la ville où est né Jésus-Christ d’après les chrétiens est en deuil. Elle a annulé les festivités de Noël en soutien aux Palestiniens touchés par les bombardements israéliens.
PROCHE-ORIENT - C’est la veille de Noël et les rues de Bethléem en Cisjordanie sont vides. La ville qui a vu naître Jésus-Christ, d’après la tradition chrétienne, et qui est d’habitude si animée en cette période de l’année est en deuil, en pleine guerre entre Israël et le Hamas. La ville a donc décidé d’annuler les festivités en solidarité avec les Palestiniens de la bande de Gaza, qui continuent d’être touchés par les bombardements israéliens.
À la place de l’immense sapin de Noël installé chaque année devant la basilique de la Nativité, une crèche sous les décombres et entourée de barbelés a été disposée, comme vous pouvez le voir dans la vidéo en tête de l’article.
« Depuis cette place sacrée, nous envoyons un message de paix à tous les dirigeants dans le monde, pour qu’il y ait une pression pour arrêter cette guerre, pour avoir le courage de dire stop à cette guerre », déclare le Père Ibrahim Faltas, frère franciscain supérieur, venu allumer un cierge devant la crèche. « Il y a eu trop de vies perdues. 20.000 personnes ce n’est pas un petit chiffre, tout comme les 50.000 blessés, c’en est assez ».
« Si Jesus était né aujourd’hui, il serait sous les décombres »
Dans l’église luthérienne de Bethléem, la traditionnelle crèche de Noël a fait place à un amas de gravats. Au centre, une statue de l’enfant Jésus a été disposée et celui-ci est enveloppé dans un keffieh.
« Si Jésus était né aujourd’hui, il serait né sous les décombres de Gaza », énonce Munther Isaac, pasteur de l’église luthérienne. « Cette année, il n’y aura pas de célébration de Noël à Bethléem et en Palestine, pour la simple et bonne raison qu’il est dur et même impossible d’être en fête pendant que notre peuple à Gaza est en proie à un génocide » explique-t-il.
La cérémonie de cette année sera donc sobre. « Les chefs des Églises de Jérusalem ont délivré un communiqué, demandant à tous de limiter les célébrations de cette année aux prières et aux rituels religieux ».
Le conflit entre Israël et le Hamas a fait plus de 20.000 morts, d’après le ministère de la santé du Hamas, et plus de 53.000 blessés. Cette guerre a été déclenchée après une attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre dernier en Israël. Environ 1140 personnes, majoritairement des civils, ont été tuées lors de cette attaque et 129 personnes sont encore retenues en otage dans la bande de Gaza.
Un poème inédit de Mahmoud Darwich. Ramallah, janvier 2002
Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps Près des jardins aux ombres brisées, Nous faisons ce que font les prisonniers, Ce que font les chômeurs : Nous cultivons l’espoir.
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Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligents Car nous épions l’heure de la victoire : Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage. Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumière Dans l’obscurité des caves.
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Ici, nul « moi ». Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.
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Au bord de la mort, il dit : Il ne me reste plus de trace à perdre : Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main. Bientôt je pénètrerai ma vie, Je naîtrai libre, sans parents, Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur...
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Ici, aux montées de la fumée, sur les marches de la maison, Pas de temps pour le temps. Nous faisons comme ceux qui s’élèvent vers Dieu : Nous oublions la douleur.
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Rien ici n’a d’écho homérique. Les mythes frappent à nos portes, au besoin. Rien n’a d’écho homérique. Ici, un général Fouille à la recherche d’un Etat endormi Sous les ruines d’une Troie à venir.
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Vous qui vous dressez sur les seuils, entrez, Buvez avec nous le café arabe Vous ressentiriez que vous êtes hommes comme nous Vous qui vous dressez sur les seuils des maisons Sortez de nos matins, Nous serons rassurés d’être Des hommes comme vous !
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Quand disparaissent les avions, s’envolent les colombes Blanches blanches, elles lavent la joue du ciel Avec des ailes libres, elles reprennent l’éclat et la possession De l’éther et du jeu. Plus haut, plus haut s’envolent Les colombes, blanches blanches. Ah si le ciel Etait réel [m’a dit un homme passant entre deux bombes]
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Les cyprès, derrière les soldats, des minarets protégeant Le ciel de l’affaissement. Derrière la haie de fer Des soldats pissent — sous la garde d’un char - Et le jour automnal achève sa promenade d’or dans Une rue vaste telle une église après la messe dominicale...
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[A un tueur] Si tu avais contemplé le visage de la victime Et réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre A gaz, tu te serais libéré de la raison du fusil Et tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une identité.
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Le brouillard est ténèbres, ténèbres denses blanches Epluchées par l’orange et la femme pleine de promesses.
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Le siège est attente Attente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête.
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Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lie S’il n’y avait les visites des arcs en ciel.
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Nous avons des frères derrière cette étendue. Des frères bons. Ils nous aiment. Ils nous regardent et pleurent. Puis ils se disent en secret : « Ah ! si ce siège était déclaré... » Ils ne terminent pas leur phrase : « Ne nous laissez pas seuls, ne nous laissez pas. »
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Nos pertes : entre deux et huit martyrs chaque jour. Et dix blessés. Et vingt maisons. Et cinquante oliviers... S’y ajoute la faille structurelle qui Atteindra le poème, la pièce de théâtre et la toile inachevée.
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Une femme a dit au nuage : comme mon bien-aimé Car mes vêtements sont trempés de son sang.
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Si tu n’es pluie, mon amour Sois arbre Rassasié de fertilité, sois arbre Si tu n’es arbre mon amour Sois pierre Saturée d’humidité, sois pierre Si tu n’es pierre mon amour Sois lune Dans le songe de l’aimée, sois lune [Ainsi parla une femme à son fils lors de son enterrement]
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Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés De guetter la lumière dans notre sel Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ?
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Un peu de cet infini absolu bleu Suffirait A alléger le fardeau de ce temps-ci Et à nettoyer la fange de ce lieu
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A l’âme de descendre de sa monture Et de marcher sur ses pieds de soie A mes côtés, mais dans la main, tels deux amis De longue date, qui se partagent le pain ancien Et le verre de vin antique Que nous traversions ensemble cette route Ensuite nos jours emprunteront des directions différentes : Moi, au-delà de la nature, quant à elle, Elle choisira de s’accroupir sur un rocher élevé.
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Nous nous sommes assis loin de nos destinées comme des oiseaux Qui meublent leurs nids dans les creux des statues, Ou dans les cheminées, ou dans les tentes qui Furent dressées sur le chemin du prince vers la chasse.
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Sur mes décombres pousse verte l’ombre, Et le loup somnole sur la peau de ma chèvre Il rêve comme moi, comme l’ange Que la vie est ici... non là-bas.
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Dans l’état de siège, le temps devient espace Pétrifié dans son éternité Dans l’état de siège, l’espace devient temps Qui a manqué son hier et son lendemain.
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Ce martyr m’encercle chaque fois que je vis un nouveau jour Et m’interroge : Où étais-tu ? Ramène aux dictionnaires Toutes les paroles que tu m’as offertes Et soulage les dormeurs du bourdonnement de l’écho.
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Le martyr m’éclaire : je n’ai pas cherché au-delà de l’étendue Les vierges de l’immortalité car j’aime la vie Sur terre, parmi les pins et les figuiers, Mais je ne peux y accéder, aussi y ai-je visé Avec l’ultime chose qui m’appartienne : le sang dans le corps de l’azur.
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Le martyr m’avertit : Ne crois pas leurs youyous Crois-moi père quand il observe ma photo en pleurant Comment as-tu échangé nos rôles, mon fils et m’as-tu précédé. Moi d’abord, moi le premier !
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Le martyr m’encercle : je n’ai changé que ma place et mes meubles frustes. J’ai posé une gazelle sur mon lit, Et un croissant lunaire sur mon doigt, Pour apaiser ma peine.
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Le siège durera afin de nous convaincre de choisir un asservissement qui ne nuit pas, en toute liberté !!
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Résister signifie : s’assurer de la santé Du cœur et des testicules, et de ton mal tenace : Le mal de l’espoir.
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Et dans ce qui reste de l’aube, je marche vers mon extérieur Et dans ce qui reste de la nuit, j’entends le bruit des pas en mon intention.
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Salut à qui partage avec moi l’attention à L’ivresse de la lumière, la lumière du papillon, dans La noirceur de ce tunnel.
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Salut à qui partage avec moi mon verre Dans l’épaisseur d’une nuit débordant les deux places : Salut à mon spectre.
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Pour moi mes amis apprêtent toujours une fête D’adieu, une sépulture apaisante à l’ombre de chênes Une épitaphe en marbre du temps Et toujours je les devance lors des funérailles : Qui est mort...qui ?
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L’écriture, un chiot qui mord le néant L’écriture blesse sans trace de sang.
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Nos tasses de café. Les oiseaux les arbres verts A l’ombre bleue, le soleil gambade d’un mur A l’autre telle une gazelle L’eau dans les nuages à la forme illimitée dans ce qu’il nous reste
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Du ciel. Et d’autres choses aux souvenirs suspendus Révèlent que ce matin est puissant splendide, Et que nous sommes les invités de l’éternité.
De nombreuses autrices algériennes portent aux nues l’académicienne pour ce qu’elle a révolutionné et apporté dans le paysage littéraire, ainsi qu’au cinéma. Toutes regrettent qu’elle n’ait pas été davantage célébrée et reconnue dans son pays natal.
AssiaAssia Djebar a toujours ressenti un manque. L’autrice se sentait dépourvue de généalogie littéraire, souffrait de l’absence d’une lignée nourrie de femmes écrivaines et algériennes, « des guides, des ancêtres, des repères culturels », dans laquelle s’inscrire. Elle s’en est souvent ouverte à son amie et professeure de littérature Mireille Calle-Gruber. À elle de défricher et d’éclairer le chemin. À elle de transmettre par ses écrits. « Elle avait l’impression qu’elle posait par ses œuvres les premières pierres de quelque chose », raconte la spécialiste.
En effet, dans le paysage littéraire algérien, difficile de trouver une figure de cette ampleur. Pour Sofiane Hadjadj, éditeur et cofondateur des éditions Barzakh à Alger, Assia Djebar est « la seule » ou presque à occuper cette place de premier ordre. « Il y a peut-être Taos Amrouche qui peut se prévaloir d’être une grande figure mais elle est différente, évidemment. Socialement, religieusement et sur le plan littéraire. Mais son chef-d’œuvre, La Solitude, ma mère, c’est immense. » Assia Djebar, elle-même, apprécie Taos Amrouche. Elle lui rend hommage dans
Aujourd’hui, le vœu d’Assia Djebar, décédée en février 2015, semble avoir été exaucé. Des femmes algériennes ont pris la plume à sa suite pour raconter leur monde. Ces autrices contemporaines, de Kaouther Adimi à Maïssa Bey, en passant par Hajar Bali, se sentent toutes redevables à Assia Djebar d’avoir ouvert la voie, mais elles lui sont aussi reconnaissantes d’avoir construit une œuvre magistrale innervée par l’histoire sanglante de l’Algérie presque toujours incarnée par des femmes.
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey ne se considère pas comme une héritière d’Assia Djebar. Nuance. Elle se considère « de sa lignée ». Fin novembre, elle publiera un livre sur le lien sans équivalent qui la lie à cette « artiste dans le sens le plus complet du terme » et à laquelle elle voue une admiration depuis sa tendre enfance : « Je la connais presque par cœur. » L’essai à paraître chez Chèvre-feuille étoilée, une maison d’édition de femmes des deux rives de la Méditerranée, fait suite à sa participation en 2020 au podcast « Les Parleuses », qui a consacré un épisode à Assia Djebar.
L’écrivaine algérienne Kaouther Adimi, elle aussi, ressent un lien à part avec sa compatriote romancière. Elle marque une hésitation avant de raconter cette anecdote, par peur de passer pour prétentieuse. En 2005, lorsqu’Assia Djebar est élue à l’Académie française, Kaouther Adimi est encore étudiante en Algérie. La nouvelle y est accueillie avec une fierté patriotique soutenue, malgré le lourd passif entre les deux pays. « On aurait pu imaginer que ce soit perçu de manière négative en Algérie, se remémore Kaouther Adimi, parce qu’on aurait pu avoir l'impression d’une récupération. Mais non, collectivement, les gens étaient extrêmement fiers. »
Son père, enseignant, arrive à la maison avec cinq ou six journaux avec en « une » la photo d’Assia Djabar, première femme algérienne, maghrébine de surcroît, à intégrer l’institution. Il tend un journal à sa fille et lâche : « Essaye d’en faire autant. Il n’y a pas de raison que tu ne puisses pas en faire autant. » Cette injonction paternelle aurait pu être stérilisante. Elle fut au contraire un encouragement bienvenu à embrasser cette voie littéraire déjà désirée.
Kaouther Adimi raconte partager avec Assia Djebar cet attachement très fort au père qui l’a encouragée, surtout sur le plan des études. Un père « très strict, qui ressemble beaucoup à celui d’Assia Djebar mais qui [la] laissait tout faire dès que ça concernait l’école ».
Pour l’autrice Hajar Bali, l’apport de l’écrivaine algérienne est aussi fondamental. « Assia Djebar m’a réconciliée avec le fait d’écrire en français. Elle m’a appris à déconstruire le regard orientaliste sur les femmes algériennes », assure celle dont le prénom de plume, Hajar, est un hommage à la figure d’Agar (qui se lit Hajar en arabe) mobilisée par Assia Djebar dans Loin de
Médine.
L’autrice d’Écorces (Barzakh/Belfond), une saga transgénérationnelle qui mêle étouffement familial et asservissement national au sud de la Méditerranée, était adolescente lorsque sa mère, grande lectrice, lisait Loin de Médine et lui a fait découvrir Assia Djebar. « J’étais fascinée par son écriture. »
Hajar Bali aurait aimé voir figurer cette pionnière dans son programme scolaire, mais elle n’a étudié alors « que Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mohamed Dib ».D’autres ont aussi exploré les romans de Malek Haddad. Car le panthéon de la littérature algérienne se conjugue au masculin.
Kaouther Adimi a elle aussi découvert Assia Djebar, « une révélation », en dehors du cadre scolaire stricto sensu. Le premier roman qu’elle lit est L’Amour, la fantasia. « Une enseignante à l’université d’Alger nous avait donné une conférence et nous l’avait conseillé. C’était en dehors du programme… »
Lors de ses études de littérature de langue française en Algérie, l’écrivaine, aujourd’hui trentenaire, se souvient d’avoir étudié Honoré de Balzac, Émile Zola ou encore Gustave Flaubert. « Tous parlaient d’une réalité d’un autre siècle et d’un pays qui n’était pas le nôtre avec une idée que c’était universel. »Puis il y eut Jean-Paul Sartre et évidemment Albert Camus. Avant, elle a pu découvrir la même trinité littéraire masculine algérienne qu’Hajar Bali.
Le constat se vérifie de génération en génération et suscite une incompréhension, voire de la colère : « On parle des pères fondateurs de la littérature algérienne mais jamais des mères fondatrices. Assia Djebar n’y figure pas. Parce que c’est une femme ! »
Les romans d’Assia Djebar sont présents dans toutes les librairies algériennes, elle n’est pas censurée ni interdite mais « rien n’est fait pour la valoriser »,regrette encore Kaouther Adimi. « On ne va pas questionner cette œuvre-là parce qu’elle traite de sujets qu’on ne souhaite pas aborder, dans une forme d’hypocrisie générale. Elle a un regard beaucoup trop libéré, elle est libératrice par ses livres. »
Un « grand prix Assia Djebar du roman » a bien été créé en Algérie en 2015, après sa mort, pour promouvoir la littérature algérienne, mais cet honneur posthume ne saurait réparer l’indifférence à laquelle l’académicienne a fait face dans sa terre natale, alors qu’elle était reconnue et célébrée à travers le monde, qu’elle a frôlé plusieurs fois le prix Nobel de littérature. En 2014, Le Monde demande à Mireille Calle-Gruber de se tenir prête à écrire un article, au cas où. C’est manqué, l’Académie Nobel choisit Patrick Modiano. Assia Djebar décède l’année suivante.
Elle est un modèle de ce que l’on appellerait aujourd’hui la sororité.
Maïssa Bey, écrivaine
Sa sœur, Sakina Imalhayène, déplore encore que le président algérien de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, avec lequel Assia Djebar avait noué une amitié tumultueuse de plusieurs décennies, n’ait pas daigné se rendre à son enterrement. « Ses premières reconnaissances sont venues des Allemands », poursuit sa cadette, qui rappelle qu’elle y a reçu l’équivalent du Goncourt et combien elle a brillé à l’international.
Elle a été élue à l’Académie royale de Belgique en 1999. Elle a aussi mené une carrière académique aux États-Unis. De 1997 à 2001, elle y dirige le Centre d’études francophones et françaises, à la suite d’Édouard Glissant, à l’université d’État de Louisiane. Vivant entre la France et les États-Unis, elle enseigne à compter de 2001 au département d’études françaises de l’université de New York. Elle est docteur honoris causa de l’université de Vienne (Autriche), de l’université Concordia de Montréal (Canada) et de l’université d’Osnabrück (Allemagne).
Mais avec son pays natal, les liens demeurent compliqués. Alors que l’écrivaine a pourtant toujours conservé les droits de ses livres afin qu’ils y soient publiés et à un prix modeste.
Selma Hellal, cofondatrice des éditions Barzakh, a épousé cette même logique, comme elle l’expliquait à Mediapart. La maison d’édition a permis au public algérien de redécouvrir les deux premiers romans d’Assia Djebar, à l’époque introuvables. « Nous, nous avons voulu republier ces livres en Algérie et d’abord pour une raison pragmatique : afin de proposer ces textes, désormais considérés comme des classiques, à des prix raisonnables. »
« L’Algérie n’a pas été à la hauteur de cette immense artiste », soupire Maïssa Bey, qui, elle non plus, n’a pas découvert Assia Djebar à l’école mais dans une bibliothèque de quartier à Alger.
« Je devais avoir 12-13 ans, juste après l’indépendance de l’Algérie, j’étais boulimique de lecture, je lisais tout. J’ai trouvé au milieu des livres de Mammeri, Feraoun, un livre d’Assia : Les Enfants du nouveau monde. J’ai appris par la suite que le livre était paru en 1962 à la charnière de l’indépendance. Ce livre a été un coup de tonnerre dans ma vie. » Maïssa Bey découvre une autrice « qui parle de notre société, des femmes comme [elle-même] les voi[t] dans notre société ».L’adolescente prend conscience du pouvoir de l’écriture : « Cette femme dans l’intimité de nos maisons raconte des choses que je pourrais raconter : les rêveries, les révoltes, les interdits. »
Hajar Bali décrit une même fascination devant « la faculté d’Assia Djebar à parler d’intime à une époque où il n’est pas possible d’avoir un discours intime sur soi ».
Au point d’adopter « une façon d’écrire qui ressemble à celle d’Assia Djebar » : « J’ai interprété le mouvement de la pensée. Je n’ai pas voulu être linéaire, je n’ai pas voulu être chronologique, être trop dans la narration. Pas idéologique non plus, être dans une fiction qui puise dans l’histoire, mais m’accrocher au côté fictionnel, intime, très personnel du récit, et ça, je le lui dois à elle. »
Assia Djebar a marqué l’histoire de son empreinte en littérature comme au cinéma, avec deux films, devenant la première écrivaine-cinéaste maghrébine (lirele troisième volet de notre série). « Dans les années 2000, j’ai fait partie d’un ciné-club, Chrysalide, qui a projeté une copie de très mauvaise qualité de La Nouba des femmes du mont Chenoua, raconte Hajar Bali. Ce film m’a paralysée : voir nos aïeules, entendre leur voix, leur façon de penser, de prier, c’était tellement précurseur. J’ai été éblouie par la scène dans la grotte. Je me demandais si c’était réel ou de la fiction, toutes ces femmes âgées qui apportent un regard et un récit sur l’histoire, et qui sont complètement négligées. »
« Elle a mis dans son film La Nouba des femmes du mont Chenoua toute la bienveillance envers les aînées, ce que j’appelle la connivence entre femmes, abonde Maïssa Bey. Elle est un modèle de ce que l’on appellerait aujourd’hui la sororité. »
Ce premier film, réalisé dans l’Algérie de 1977, à une époque où être femme était un obstacle majeur pour faire du cinéma, marque un tournant dans la carrière d’Assia Djebar comme dans le cinéma algérien. « Elle a montré le chemin. Elle a été d’une précocité extraordinaire, témoigne, admirative, l’écrivaine et militante féministe algérienne Wassyla Tamzali. Elle a été plus loin que nous tous. »
À partir d’images d’archives coloniales, l’écrivaine et cinéaste franco-algérienne compose un essai où la bande-son donne la parole aux Maghrébins et Maghrébines. Poésies, cris de révolte et chants, en arabe et en français, viennent, en contrepoint de l’histoire officielle, faire revivre la domination vécue par les peuples nord-africains.
AssiaAssia Djebar a marqué de son empreinte unique la littérature mais aussi le cinéma, avec deux films majeurs, les deux seuls films qu’elle a jamais pu réaliser : La Nouba des femmes du mont Chenoua (1977) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982). Le second, moins médiatisé que le premier, écrit en collaboration avec le poète Malek Alloula (qui était alors son deuxième mari), déconstruit de manière magistrale le regard colonialiste et orientaliste.
Porté par une bande-son extraordinaire qui donne à entendre, en arabe et en français, cris de révolte, chants, poésies, paroles anonymes ou imaginées de Maghrébin·es ainsi qu’Assia Djebar en voix off, La Zerda ou les chants de l’oubli fait revivre au travers des images de propagande coloniale française de 1912 à 1942 les zerdas et les fantasias, la violence de la domination des peuples d’Afrique du Nord, l’humiliation et la folklorisation de leurs cultures par le colonisateur.
Présenté en 1982 à Alger puis au premier festival du cinéma arabe à Paris en 1983, il a reçu le prix du meilleur film historique au Festival de Berlin la même année.
Retrouvez ici notre série consacrée à Assia Djebar, l’immortelle pionnière.
Retrouvez d’autres documentaires à visionner sur Mediapart ici. Les films de notre partenaire Tënk sont là.
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La Zerda ou les chants de l'oubli, 1982, 60 minutes // Réalisation : Assia Djebar // Scénario : Assia Djebar, Malek Alloula // Musique : Ahmed Essyad // Production : Radiodiffusion-télévision algérienne (RTA).
Première écrivaine maghrébine à être élue à la prestigieuse Académie française, Assia Djebar s’est également imposée comme la première cinéaste maghrébine, à une époque où être femme constituait en soi un obstacle majeur en Algérie pour faire du cinéma.
C’estC’est l’une des plus grandes « blessures » de sa vie, raconte son entourage. Une blessure jamais refermée, même si les honneurs ont plu hors des frontières algériennes. Assia Djebar, de son vrai nom Fatma-Zohra Imalhayène, a marqué de son empreinte unique la littérature mais aussi le cinéma avec deux films majeurs, les deux seuls qu’elle ait jamais pu réaliser : La Nouba des femmes du mont Chenoua (1979) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982).
Première écrivaine maghrébine élue à l’Académie française, elle s’est également imposée comme la première cinéaste maghrébine, un pan de son histoire encore méconnu.
Mais en Algérie, son incursion dans « l’image-son », comme elle nommait cette autre vocation, a suscité un rejet et des entraves tels qu’elle a fini par abandonner le septième art, malgré un talent indéniable, qui aurait fait de cette précurseure, voix de l’émancipation des femmes, à la fois une cinéaste de langue arabe et une romancière francophone.
Assia Djebar, qui voulait allier littérature et cinéma comme le Suédois Ingmar Bergman et l’Italien Pier Paolo Pasolini, l’a souligné avec une lucidité implacable un quart de siècle plus tard, le 22 juin 2006, dans son discours inaugural à l’Académie française : « Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuelle. »
Les hostilités éclatent lors de son premier film, une heure cinquante-cinq minutes inclassables, où les genres explosent, le documentaire, la fiction, peut-être aussi l’autobiographie : La Nouba des femmes du mont Chenoua.
Assia Djebar met en scène Lila, une jeune architecte qui retourne dans ses montagnes natales du Chenoua, dans la région de Tipaza, au nord du pays, en compagnie de son mari, cloué sur une chaise roulante à la suite d’un accident, et de leur fille. Lila va et vient entre le passé et le présent, écrasée par la mémoire, l’histoire collective, la guerre de 1954 à 1962, les 132 ans d’oppression coloniale, mais aussi par l’enquête sur son frère disparu et, à travers celle-ci, la recherche de l’enfance.
J’ai dit : “Moteur.” Une émotion m’a saisie. Comme si, avec moi, toutes les femmes de tous les harems avaient chuchoté “Moteur”.
Assia Djebar
La musique du pianiste et compositeur hongrois Béla Bartók (1881-1945), qui a vécu en Algérie en 1913 pour y étudier les chants chaouis, nourrit le film dédié à une femme libre montée au maquis en 1957 : la chahida (« martyre ») Yamina Oudaï, dite Zoulikha, héroïne oubliée de la révolution algérienne, qui sera en 2002 au cœur d’un puissant roman d’Assia Djebar, La Femme sans sépulture.
À Alger, le film, qui montre des vieilles femmes et des fillettes, dedans, dehors, est accueilli par des cris d’orfraie. Même par des féministes. L’écrivaine et militante féministe Wassyla Tamzali se souvient de ceux qui ont envahi, lors de l’avant-première, la cinémathèque, cet espace mythique au cœur de la capitale algérienne, laboratoire de la culture post-indépendance, où le cinéma du monde entier se pressait.
Elle les a consignés dans son dernier livre consacré au cinéma algérien En attendant Omar Gatlato-Sauvegarde (2023) : « Assia Djebar fut violemment attaquée par des spectatrices, des femmes, des féministes. La pensée unique que nous dénoncions dans nos critiques constructives du pouvoir se déchaîna contre elle : “Vous avez eu la chance de faire le premier film en tant que femme et vous avez fait un film personnel au lieu de parler du contexte politique et social, de la révolution agraire, de la participation des femmes à la guerre.” J’étais tellement sidérée que je suis restée sans voix. Assia, elle, écoutait silencieusement les oukases de la salle. »
La réalisatrice et écrivaine affronte, poings serrés, les invectives, comme aux Journées cinématographiques de Carthage en Tunisie, le plus ancien festival de cinéma d’Afrique et du monde arabe, où son film est programmé en sélection officielle. Les réalisateurs algériens présents menacent de quitter la salle si son film est projeté, exigent son interdiction au prétexte que le projet n’est pas celui d’un professionnel du cinéma et qu’Assia Djebar vient de Paris. Ils obtiennent gain de cause. « L’esprit de clan a fonctionné contre Assia Djebar, alors qu’en temps ordinaire, on ne pouvait pas parler de solidarité entre eux », analyse Wassyla Tamzali.
Pour l’avocate, qui des années plus tard, dans un café de Bastille, à Paris, constatera combien ce « traumatisme » hante son amie qu’elle vouvoie, cette violence contre un film et sa réalisatrice ne traduit pas seulement un conflit de genre : « Elle révèle un mal profond, celui d’un système mis en place depuis l’indépendance qui place les réalisateurs dans une concurrence féroce. »
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey a, elle aussi, mesuré le « traumatisme » vécu par cette « artiste dans le sens complet du terme »,qu’elle admire depuis l’enfance, lors d’une rencontre à la Maison de la poésie à Paris : « Assia Djebar était encore extrêmement blessée par l’accueil réservé à son film trente ans plus tôt et par le rejet des gens de la profession : on lui a dénié le droit de toucher au cinéma, on l’a renvoyée en littérature. »
Depuis que j’ai réalisé le film “La Nouba”, ma manière d’écrire a changé. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes.
Assia Djebar
En 1979, un an après « le traumatisme » de Carthage, Assia Djebar rafle le prix de la critique internationale en tant que réalisatrice à la Biennale de Venise. « J’avoue que cette distinction, à laquelle je ne m’attendais pas, m’a fait chaud au cœur. Surtout après cette longue année de “contestation” algérienne sur le film. Cela me paraît être une réparation de Carthage. Nous l’avons bien mérité », écrit-elle dans une lettre le 14 septembre 1979 à l’un de ses rares soutiens dans le milieu cinématographique algérien, Ahmed Bedjaoui, animateur du célèbre « Télé-Ciné-Club » de 1969 à 1989, programmateur et responsable des archives à la Cinémathèque algérienne de 1966 à 1971, et un temps directeur du département de production à la RTA (Radiodiffusion-télévision algérienne).
Dans un article publié en 2016 sur la plateforme Cairn, après la mort de la cinéaste, Ahmed Bedjaoui raconte la bronca essuyée après qu’il eut diffusé dans son émission La Nouba des femmes du mont Chenoua.
« Ce soir-là, Assia, terrorisée par les déferlements de haine dont elle se sentait sourdement l’objet, avait préféré s’abstenir. On attendait cinq invités. Tous déclinèrent du haut de leur lâcheté. Un seul d’entre eux viendra, c’était le grand et regretté Abdelhamid Benhadouga [un des plus grands écrivains algériens de langue arabe – ndlr], qui a tenu à manifester son soutien et son admiration à sa consœur, à qui il voulait manifester son respect. Le lendemain, la presse (militante et autoproclamée) et les milieux spécialisés autour de l’entourage de l’Alhambra persiflaient et se moquaient. La cinéaste en fut ulcérée. »
« Un choc heureux »
Assia Djebar provoque, dérange, dépasse la hchouma (« la honte » en arabe) en son pays, « l’Algérie tumultueuse et encore déchirée ». Au cinéma comme en littérature, elle met le spectateur, le lecteur en tension, en déroute.
Lorsqu’elle la rencontre pour la première fois en 1974 alors qu’elle se lance dans le tournage de La Nouba des femmes du mont Chenoua, la militante féministe Wassyla Tamzali décrit « un choc heureux » : « Pour la première fois, une jeune femme algérienne tient devant moi un discours de liberté. »
Son film, estime-t-elle, « marque un tournant dans le cinéma algérien et nous bouscule jusque dans nos tabous » : « Le peuple algérien est plongé dans un grand silence vis-à-vis de l’intimité : même entre amis, dans les milieux progressistes, socialistes, révolutionnaires, on ne parle pas en disant “je” d’intimité, de nos amours, de nos corps. On ne parle que de la révolution. Assia vient briser cela. »
Wassyla Tamzali voit dans La Nouba des femmes du mont Chenoua un film sur l’histoire, la mémoire, mais aussi sur la maternité qu’Assia Djebar veut démythifier, sur la sexualité des femmes au travers notamment du personnage central de Lila, qui tourne autour d’un lit vide avec son mari handicapé dans la maison de son enfance.
« Enfin une écriture littéraire mais avec des images de mots étouffés,abonde, enthousiaste, Ahmed Bedjaoui dans son article. Les mâles qui avaient exprimé leur haine contre cette expression libre d’une femme d’esprit, ceux-là allaient en avoir pour leur bave. Le seul homme du film est un impotent cloué sur sa chaise roulante, dans un monde où s’ébattent des fillettes et des femmes mûres, ondulant sur la vague de liberté qui s’achève avant la puberté et recommence après la ménopause : à l’âge où le mâle lâchement se disloque devant l’image vertueuse de sa mère. »
Pour Ahmed Bedjaoui, La Nouba des femmes du mont Chenoua est, avec Nahla de Farouk Beloufa, « le film le plus intelligent et le plus prégnant d’idées cinématographiques que le cinéma algérien ait jamais produit ».
La caméra participe à la quête cathartique de la réalisatrice qui veut donner un corps et une âme à la femme effacée par la domination masculine.
Ali Chibani, poète, essayiste
Assia Djebar n’est pas passée de la littérature au cinéma pour y adapter la littérature mais bien pour créer un langage nouveau. « Ses films ne ressemblent en rien à ses livres. C’est du cinéma expérimental, avec une musique omniprésente, personnage à part entière, parfois, un film muet, une succession de tableaux, remarque l’écrivaine franco-algérienne Kaouther Adimi, qui place l’immortelle de l’Académie française dans son panthéon. Elle est l’écrivaine dont je me sens la plus proche. »
La première fois qu’il a vu les films d’Assia Djebar, Sofiane Hadjadj, cofondateur des éditions Barzakh à Alger, avait une vingtaine d’années et n’a pas « tout compris ». « Elle est une cinéaste de la modernité qui s’inscrit dans le cinéma moderne, la nouvelle vague, le cinéma soviétique, tchèque, etc., avec une œuvre météore, charnière et choc concentrée en deux films. On n’est pas face à un cinéma grand public mais proche de l’essai cinématographique, avec une dimension documentaire. La forme de montage heurté, où parfois le son et l’image sont désynchronisés, sert à rendre compte de la violence de l’histoire, de la colonisation. »
« Quand Assia Djebar part en tournage, elle ne prépare aucun plan, aucune prise,écrit dans La Plume francophone le poète et essayiste algérien Ali Chibani. Il n’y a même pas de synopsis. Tout doit émerger de l’instant réel désigné pour être filmé. Parfois, Assia Djebar provoque elle-même cette réalité. Il suffit d’un élément qui lui rappelle son passé pour donner lieu à une séquence. »
Un roman clé s’impose pour comprendre l’essence cinématographique djébarienne : Vaste est la prison, troisième volet du quatuor algérien, avec L’Amour, la fantasia, Ombre sultane et Nulle part dans la maison de mon père, fresque fascinante et complexe d’une vie, sur l’histoire des femmes de son pays et de l’Algérie où se déploient la femme, la mère, l’épouse, l’enfant, l’écrivaine, l’historienne, la réalisatrice…
L’artiste multidisciplinaire y expose notamment dans la troisième partie son expérience de cinéaste. Page 173, elle s’émerveille du « premier plan de [sa] vie » : « Un homme assis sur une chaise de paralytique regarde, arrêté sur le seuil d’une chambre, y dormir sa femme. Il ne peut entrer : deux marches qui surélèvent ce lieu font obstacle à sa chaise d’infirme. »
Elle jouit de son premier « Moteur » : « J’ai dit : “Moteur.” Une émotion m’a saisie. Comme si, avec moi, toutes les femmes de tous les harems avaient chuchoté “Moteur”. Connivence qui me stimule. D’elles seules, dorénavant, le regard m’importe. [...] Ce regard, je le revendique mien. Je le perçois “nôtre”. »
Tourner, pour Assia Djebar, écrit encore Ali Chibani en la citant, c’est « faire une fiction qui n’[est] pas une vraie fiction, qui [est] une reconstitution de ce qui avait travaillé [la] mémoire. C’est un retour à la réalité, mais à la réalité qu’a conservée la mémoire douloureuse des femmes. La caméra participe donc à la quête cathartique de la réalisatrice qui veut donner un corps et une âme à la femme effacée par la domination masculine. [...] La caméra est le lieu où s’effectue l’inversion des rapports homme-femme. La femme, hier interdite de voir et d’être vue, place son œil dans le viseur et observe le monde par “rétroprojection” ».
Un regard libéré et libérateur
Dans une passionnante interview reproduite dans l’ouvrage En attendant Omar Gatlato-Sauvegarde, Assia Djebar explique avoir « conscience d’avoir écrit La Nouba en cinéaste », mais « la chair du film, peut-être pas la structure, a été trouvée sur le terrain. En partant des sons des voix des paysannes [qu’elle] a enregistrées. Et puis, ce qui a été important, c’est l’œil et l’espace ».
Dans le même entretien, elle explicite « deux manières de procéder quand vous faites un film ou un livre d’ailleurs ». « Soit vous prenez une situation de fait et vous l’affrontez en la critiquant – par exemple, vous prenez une héroïne étouffée par la société et vous montrez jusqu’à quel point on peut l’étouffer –, soit vous montrez ce qui devrait être. Moi, au lieu de montrer une dizaine de femmes en train de papoter dans leur cuisine, j’ai pris une jeune femme que j’ai libérée dans l’espace, car c’est là le vrai changement, elle est libérée par mon imagination et par mon espoir, car je souhaite que la majorité des femmes algériennes circulent librement et qu’elles soient bien dans leur peau en circulant – c’est le deuxième problème : bien circuler pour voir et entendre, et n’avoir pas à échapper toujours au regard espion de l’autre. Et pendant que ma caméra circule dans l’espace avec mon héroïne, au fur et à mesure le documentaire est là pour montrer ce qui existe, c’est-à-dire des femmes. »
Assia Djebar a souvent parlé de sa caméra comme d’un œil. « Parce qu’elle est enfermée, la femme observe l’espace interne, mais elle ne peut pas regarder l’espace extérieur, ou seulement si elle porte le voile et si elle regarde d’un seul œil. Donc je me suis proposé de faire de ma caméra l’œil de la femme voilée. » Et l’œil de l’histoire de son peuple. Un regard libéré et libérateur.
Le cinéma, ou plutôt « l’image-son » pour reprendre ses termes favoris, est pour Assia Djebar un outil de dénonciation de l’enfermement des femmes, du patriarcat, mais aussi du colonialisme.
Son deuxième film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration du poète Malek Alloula (qui était alors son deuxième mari) à partir d’archives coloniales achetées au prix fort par la RTA auprès de Gaumont et Pathé, en est emblématique.
Présenté en 1982 à Alger puis au premier festival du cinéma arabe à Paris en 1983, prix du meilleur film historique au Festival de Berlin la même année, il déconstruit de manière magistrale le regard colonialiste, orientaliste.
Portée par une bande-son extraordinaire qui donne à entendre, en arabe et en français, cris de révolte, chants, poésies, paroles anonymes ou imaginées de Maghrébins ainsi qu’Assia Djebar en voix off, La Zerda ou les chants de l’oubli fait revivre, au travers des images de propagande coloniale française de 1912 à 1942, les zerdas et les fantasias, la violence de la domination des peuples d’Afrique du Nord, l’humiliation et la folklorisation par le colonisateur de leurs cultures.
La parenthèse cinématographique d’Assia Djebar aura duré dix ans. Seulement dix ans durant lesquels la romancière cesse d’écrire, concentrée sur la caméra comme Kateb Yacine avait choisi le théâtre. Une étape fondatrice de son parcours qui laisse un legs immense et influencera son écriture romanesque. Rien que dans le quatuor, les correspondances, prolongements sont multiples, de L’Amour, la fantasia à Vaste est la prison.
« Depuis que j’ai réalisé le film La Nouba, ma manière d’écrire a changé, disait-elle. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes. »
Plusieurs fois, Assia Djebar a tenté de revenir à la réalisation, présenté des projets de films aux autorités culturelles et politiques algériennes de l’époque : une adaptation du livre de Fatma Ait Mansour Amrouche, une trilogie sur Mohammed Dib, un scénario sur Youssef Seddik... En vain.
En 2003, elle est invitée à participer à « Djazaïr, l’année de l’Algérie en France », événement culturel initié par feu les présidents français Jacques Chirac et algérien Abdelaziz Bouteflika, visant à « renforcer les liens » entre les deux pays.
Elle accepte. L’occasion de renouer avec son pays, elle qui s’est réfugiée dans l’écriture littéraire et l’exil après tant d’entraves. Elle propose de présenter son opéra, Les Filles d’Ismaël. L’affaire est entendue, Assia Djebar se lance dans la préparation. Peine perdue.
« Au moment de la production, on l’informe que son opéra ne peut pas se faire, car on ne peut pas montrer les femmes du Prophète dans une œuvre algérienne », raconte Ahmed Bedjaoui au quotidien algérien El Watan.
De nouveau la brutalité. De nouveau l’incompréhension de voir une immense artiste davantage reconnue et respectée ailleurs que chez les siens. Écrivaine et cinéaste, première autrice du Maghreb à siéger sous la Coupole.
« Dans tout autre pays, l’admission d’un auteur national à l’Académie française aurait entraîné la rediffusion des deux films pour montrer notre fierté de voir une Algérienne consacrée internationalement. Ailleurs oui, mais pas encore chez nous », se désole encore Ahmed Bedjaoui.
Près d’un demi-siècle après La Nouba des femmes du mont Chenoua et huit ans après la disparition d’Assia Djebar, immortelle pionnière, la blessure reste béante et collective.
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La Nouba des femmes du mont Chenoua, production de la Télévision algérienne, 1978, 1 h 55 min.
La Zerda et les chants de l’oubli, production de la Télévision algérienne, 1982, 59 min.
Excitation de l’inédit, du posthume attendu. Depuis le décès d’Assia Djebar, en 2015, un écho persistant de son œuvre était sur les lèvres de ses lecteurs. Les larmes d’Augustin, tel était le titre du dernier volet de son « Quatuor algérien » qu’elle préparait à la suite de L’amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987), et Vaste est la prison (1995). Ce texte paraît en tapuscrit de 75 feuillets, signé de quelques biffures et présenté tel quel.
Commencé dès cette époque, et tandis que d’autres voient le jour, ce roman accompagne Assia Djebar sans qu’elle parvienne à y mettre un point final. L’« ouvrage s’inachève : durant vingt ans ». C’est ce qu’écrit Mireille Calle-Gruber en introduction de ce volume qu’elle dirige avec Anaïs Frantz. Un livre hybride, dès la page de garde : « Assia Djebar », pourtant écrit en grands caractères, n’est pas le nom de l’autrice mais la première partie du titre, la majeure partie de l’ouvrage étant consacrée, non au roman proprement dit, mais à des études et à des documents d’archives qui l’entourent.
Dès 2015, Mireille Calle-Gruber évoquait ce « manuscrit » dans un entretien avec le chercheur Hervé Sanson, spécialiste de littérature maghrébine et de génétique textuelle, et troisième contributeur du présent livre : « À mon avis il vaudrait mieux publier cet écrit comme un travail en cours, un travail génétique, le mettre dans une collection d’archives, et l’entourer de ses notes préparatoires, en faire un dossier. » La chercheuse, amie d’Assia Djebar qui lui avait confié ces feuillets, revient sur ce choix dans l’introduction : pour ce manuscrit inachevé, « la seule réponse éthique et méthodologique, c’était de le donner à lire tel qu’en lui-même : une recherche ». Elle ajoute : « Procéder ainsi, c’est, refusant de publier le manuscrit comme si c’était un roman, ce qu’il n’est pas, faire du manuscrit inachevé une archive ». Davantage qu’un manuscrit « orphelin de son livre », sans transmission ni héritage, l’archive « s’efforce de donner au texte ascendants et descendants ». Mireille Calle-Gruber retrouve ici, au creux des scrupules que dictent l’amitié et la science, l’une des interrogations majeures d’Assia Djebar elle-même, et dans ce texte peut-être en particulier. « Livre du père », comme elle le nommait parfois, il quête l’héritage et son absence, « la blessure de l’origine, où à l’origine pas d’origine ».
L’écrivaine, également universitaire, a confié ce tapuscrit à l’amie universitaire, également écrivaine. Les trois études, de Mireille Calle-Gruber, mais aussi d’Hervé Sanson et d’Anaïs Frantz, reflètent cette main tendue. On y trouve trace du style d’Assia Djebar, fortement imagé, fait de « phrases-arabesques » et de ruptures. Plus qu’à la critique génétique, à laquelle le tapuscrit laisse peu de prise, les auteurs font appel à l’herméneutique, au déchiffrement ; mais aussi à une forme de critique thématique, parcourant l’ensemble de l’œuvre de Djebar, souvent par-delà les trois autres romans du Quatuor, pour y écouter l’écho de ses motifs d’écriture profonds. Une critique en pleine empathie. Mireille Calle-Gruber reprend à Jean-Paul Goux l’image du marcottage en agriculture pour évoquer cette œuvre rhizomique. Les trois études sont comme des marcottes aussi, elles semblent avoir poussé à quelques pas des branches-racines de ce roman inachevé, le donnent à lire et à relire, laissent s’épanouir des questions plutôt qu’elles n’enferment le texte dans des réponses, interprètent cette composition inachevée sur le clavier de la langue (Mireille Calle-Gruber), du père (Hervé Sanson), de l’émancipation (Anaïs Frantz). Livre hybride, roman de quête s’épanouissant dans la recherche.
On rendra compte surtout de l’« Ouverture » (comme toujours chez Djebar, la composition est musicale) et de ses lectures, annonciatrice, sur le plan symbolique, esthétique et éthique, de l’ensemble de ce roman. Il s’agit de la vision d’une « échelle des pères », dont les trois auteurs tentent de « déchiffrer la parabole qui déplore la difficile émancipation des filles sous le joug patriarcal ». Le long de cette échelle que gravit la fillette puis la femme, les figures du père et du grand père, « ombre double » qu’analyse précisément Hervé Sanson, sont duplices, comme le « rempart » qu’ils forment : interdit, enfermement, tout comme aide et protection.
On sait depuis L’amour, la fantasia le rôle émancipateur du père instituteur, qui a mené son premier enfant, une fille, la future Assia, à l’école française : « Si mon père me sentait contre lui […] il ne s’opposerait pas à cette montée filiale, il en gagnerait même une force neuve qui lui procurerait élan ou le stabiliserait ». Si l’ascension héroïque se fait grâce à « l’énergie des (voix) anonymes », subalternes féminines que l’écrivaine tente de faire parler dans toute son œuvre, elle se met aussi au service de ces hommes : le père bien sûr, « disparu il y a peu », mais aussi le grand-père, jusque-là « enveloppé d’un linceul d’oubli, de gel, de silence, peut-être d’amertume ». L’écrivaine se veut nécromancienne devant des « sépulcres béants », ressuscitant Lazare : « ainsi dressée contre la nuque du père, moi, ombre fragile, au besoin engloutie dans le voile blanc ancestral, mais les mains sauves, les mains vives, vers le dehors, tendues et nerveuses au soleil, je redessine, avec scrupule et précision, les pieds et les contours du dos de l’aïeul – grand-père jamais connu, jamais enlacé, je le recrée ainsi sous le ciel ! / (Ainsi, b)aignée dans ce midi de la mémoire, je réchauffe à la fois mon père et son père avec vénération : je ne crains nul éblouissement ! ».
L’ascension se fait anabase, néoplatonicienne et religieuse, échelle de Jacob comme le relève Hervé Sanson. Au dernier échelon apparait alors, au détour de périphrases, la figure de saint Augustin, un des Pères de l’Église certes, mais figure aussi de la culpabilité, de la fragilité, dont les larmes ont accompagné la conversion au christianisme. Les larmes d’Assia, au cœur du roman (mais qu’elle a voulu déplacer à la fin, comme l’analyse Anaïs Frantz), l’amènent également à une forme de révélation, comme une nouvelle vocation littéraire, la recherche d’une écriture qui, comme le rappelle Mireille Calle-Gruber, exprime le sens d’Assia en arabe : écriture de la « réconciliation » avec une mémoire européenne et latine de l’Algérie ; écriture de la « consolation », de l’empathie devant la fragilité humaine et l’« irréversibilité » du Temps.
Anaïs Frantz montre que l’« obscurité, l’obscénité de cette montée », qui consiste à prendre un rôle de fils, tient plus précisément au désir de voir : l’antique cité de Césarée (Cherchell, ville de la famille d’Assia Djebar) se déploie alors. En symétrie parfaite de cette ouverture, les dernières pages du roman (dans sa composition actuelle, qu’Assia Djebar voulait modifier) montrent l’écrivaine cinéaste sur le tournage de son film La nouba des femmes du mont Chenoua dans les années 1970 : aux côtés d’un technicien, mari irascible que la maîtrise de la jeune réalisatrice finit par apaiser, elle y réussit sa « prise de vue » de Césarée, « trôn[ant] » sur la grue qui s’élève, comme en gloire. Comme l’écrit Anaïs Frantz, cette prise de vue n’est pas la conquête virile d’Alger décrite dans L’amour, la fantasia : « L’affrontement a lieu. Il donne lieu à cet accouplement monstrueux qui transgresse tous les tabous et que seul le filtre du rêve rend imaginable : la fillette devenue femme, accroupie accrochée comme à califourchon à la nuque du père, s’empare de son point de vue, cette prérogative masculine entre toutes et, voluptueusement, regarde ». Au risque d’une « duplicité » culpabilisante à l’égard des femmes et de leurs « voix anonymes ».
Désir de voir, et de faire voix, motif central du roman : « Les yeux de la langue » est le titre de la première partie du roman. Assia Djebar y creuse ce que Mireille Calle-Gruber appelle le « bégaiement ontologique du père » : non seulement francisé mais arabisé, il n’avait pas conservé la langue berbère de son propre père, qui avait quitté ses montagnes pour la ville arabe de Cherchell, avant de partir en Indochine. L’ascension de l’échelle des pères se fait remontée dans le temps familial, mais également temps historique de l’Algérie, en quête d’un héritage perdu.
L’héritage paternel est celui d’un déracinement, l’exil d’une première écriture : une culpabilité. Lorsque le père bégayait en arabe, c’était la langue berbère qui le saisissait « comme un remords informel, et cette ombre n’avait jamais dû vraiment le quitter. Elle devait introduire parfois en son verbe, en sa gorge, comme un couteau invisible dont la lame lentement, au creux de son gosier, se serait mise à tourner : souffrance-éclair dont il celait la racine, un mal-être qu’il refusait ». La langue sauvage des « Érinyes », « faces de la mémoire tordue et trahie » des femmes berbères arabisées qui s’adressent à la cinéaste sur le tournage de La nouba : « Trois, quatre vocables qui sortent d’elles, comme elles vomissent soudain, comme si la plaie purulente, bien qu’enfouie si longtemps, dégorge quoi, non pas du vomi, non pas du sang, une pâte visqueuse et nerveuse à la fois, la malaxe informe de leur cœur, de leur bile, de leur semence de femelles stériles à jamais, de leur lait autrefois tourné, de leurs crachats (ceux qu’elles ont dû retenir de lancer autrefois contre tous les mâles autour d’elles, vieillard ou garçonnets), un mélange sonore, oui, une pâte et un liquide purulent à la fois, bref la langue millénaire avec toutes ses échardes comme parure. »
« Retour du refoulé », comme l’écrit Hervé Sanson, que l’écrivaine-cinéaste, comme d’autres femmes de sa génération, parvient à sublimer, dans sa reconquête de l’héritage perdu, par la langue française et le cinéma : « Elles, les nouvelles et les très anciennes ! Enveloppées dans le souvenir vivant de la langue. Un berbère qui frémit, qui se chante. / Les yeux, les yeux de la langue d’en haut fixent la ville. / La ville oublieuse. » Dans ce Livre des pères, où les femmes n’ont pas le beau rôle, Assia Djebar fouaille au plus profond de sa culpabilité d’écrivaine exilée des langues, hésitant jusqu’au dernier moment à conclure son roman dans la douce gloire d’une paix retrouvée. Une « langue pacifiée », celle, latine, des Berbères Juba II et Cléopâtre II, enfants aimants et heureux de héros vaincus ; celle, française, des parents d’Assia se déclarant leur amour au seuil de la mort.
Bonheur des lectures critiques qui déploient ce texte mosaïque d’une « beauté crépusculaire ». Il faudra pourtant que le grand public ait accès à ce roman, qui clôt si parfaitement le cycle ouvert par L’amour, la fantasia. Le temps de la culpabilité, des scrupules de l’amitié et de la science, devra passer pour re-composer le Quatuor et transmettre ces Larmes d’Augustin.
Gaza est de loin l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant et les décès d’enfants dus à la maladie dépasseront probablement ceux causés par les bombardements en l’absence d’un cessez-le-feu, a averti mardi le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF).
Le manque de nourriture, d’eau, d’abris et d’installations sanitaires continue de mettre en danger la vie des enfants qui souffrent des frappes aériennes incessantes et n’ont aucun endroit sûr où aller, a déclaré le porte-parole de l’UNICEF, James Elder, qui est récemment rentré de l’enclave.
Alors que le Conseil de sécurité de l’ONU doit se réunir pour se prononcer sur une résolution qui devrait appeler à une pause dans les combats pour faciliter l’accès de l’aide, M. Elder a déclaré aux journalistes à Genève que « chaque enfant subit ces dix semaines d’enfer et aucun d’entre eux ne peut s’échapper ».
« Comme me l’a dit un parent d’un enfant gravement malade, ‘notre situation est une pure misère... Je ne sais pas si nous allons nous en sortir’ », a-t-il raconté.
Selon les autorités sanitaires de Gaza, plus de 19.400 Palestiniens ont été tués dans l’enclave depuis le début des représailles israéliennes contre les attaques terroristes meurtrières du Hamas le 7 octobre dernier, dont environ 70 % sont des femmes et des enfants.
Plus de 52.000 Palestiniens ont été blessés et leur accès aux soins vitaux est extrêmement limité. L’agence des Nations Unies pour la santé, l’OMS, a déclaré mardi que seuls huit des 36 hôpitaux de la bande de Gaza fonctionnaient au moins partiellement.
Les hôpitaux sont débordés par les enfants et leurs parents, qui portent tous « les horribles blessures de la guerre », a déclaré M. Elder. Il a souligné que lors de son séjour dans la bande de Gaza, il avait rencontré de nombreux jeunes amputés. Environ 1.000 enfants de Gaza ont perdu une jambe ou les deux, a-t-il précisé.
De son côté la porte-parole de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Margaret Harris, a ajouté que le personnel de l’OMS à Gaza a déclaré qu’il ne pouvait même pas marcher dans les salles d’urgence « de peur de marcher sur des personnes » allongées sur le sol « en proie à de graves douleurs » et demandant de la nourriture et de l’eau.
Elle a qualifié la situation d’« inadmissible » et a déclaré qu’il était « inconcevable que le monde permette que cela continue ».
Hôpital bombardé
Au cours des dernières 48 heures, le plus grand hôpital de Gaza, l’hôpital Al Nasser de Khan Younis, dans le sud, a été bombardé à deux reprises, a indiqué M. Elder.
Cet hôpital « abrite non seulement un grand nombre d’enfants qui ont déjà été gravement blessés lors des attaques contre leurs maisons, mais aussi des centaines de femmes et d’enfants en quête de sécurité », a souligné le porte-parole de l’UNICEF, faisant référence à ceux qui ont dû fuir en raison des hostilités et des ordres d’évacuation.
On estime à 1,9 million le nombre de personnes déplacées à Gaza, soit la grande majorité de la population de l’enclave.
Les enfants blessés qui doivent faire face à la perte d’un être cher ont été contraints de déménager encore et encore, a déclaré M. Elder.
« Où vont les enfants et leurs familles ? Ils ne sont pas en sécurité dans les hôpitaux. Ils ne sont pas en sécurité dans les refuges. Et ils ne sont certainement pas en sécurité dans les zones dites ’sûres’ », a-t-il insisté.
« Aucun endroit n’est sûr »
Le porte-parole de l’UNICEF a expliqué que lesdites « zones de sécurité » étaient « tout sauf sûres » parce qu’elles avaient été désignées unilatéralement par Israël seul et qu’elles ne disposaient pas des « ressources suffisantes pour survivre » : nourriture, eau, médicaments, protection.
Elder a décrit ces zones comme « de minuscules parcelles de terre aride, ou des coins de rue, ou des bâtiments à moitié construits, sans eau, sans installations, sans abri contre le froid et la pluie et sans assainissement ».
« Dans les conditions de siège actuelles, il est impossible d’approvisionner ces zones de manière adéquate », a-t-il déclaré, ajoutant que lors de son récent séjour à Gaza, il avait fait l’expérience directe de cette réalité.
Diarrhée et malnutrition
Le porte-parole de l’UNICEF a mis l’accent sur le manque criant d’installations sanitaires adéquates, soulignant qu’à Gaza, il n’y a en moyenne qu’une toilette pour 700 personnes. Les cas de diarrhée chez les enfants sont supérieurs à 100.000 et, combinés à une malnutrition galopante, ils peuvent s’avérer de plus en plus mortels.
Aussi, plus de 130.000 enfants de moins de deux ans ne bénéficient pas d’un « allaitement maternel vital et d’une alimentation complémentaire adaptée à leur âge ».
Le cessez-le-feu est la seule solution
L’acheminement de l’aide est « une question de vie ou de mort » pour les enfants de Gaza, a déclaré M. Elder, et les conditions pour fournir cette aide « ne sont pas remplies ».
Le nombre de camions d’aide autorisés à entrer dans la bande de Gaza reste « bien inférieur à la moyenne quotidienne de 500 camions » qui entraient chaque jour ouvrable avant le 7 octobre, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA).
Dimanche, OCHA a indiqué que 102 camions transportant des fournitures humanitaires et quatre camions-citernes de carburant étaient entrés à Gaza par le point de passage de Rafah, en provenance d’Égypte, et que 79 camions étaient entrés par le point de passage de Kerem Shalom, en provenance d’Israël, pour la première fois depuis le début de l’escalade.
Le Dr Harris, de l’OMS, a souligné qu’au-delà de l’acheminement des fournitures via la frontière de l’enclave, il était difficile d’acheminer l’aide là où elle était nécessaire, en raison des hostilités en cours, mais aussi des dégâts considérables causés aux routes.
« Un cessez-le-feu humanitaire immédiat et durable est le seul moyen de mettre fin aux meurtres et aux blessures d’enfants, ainsi qu’aux décès d’enfants dus à la maladie, et de permettre l’acheminement urgent d’une aide vitale dont on a désespérément besoin », a déclaré M. Elder.
La faim, l’autre ennemi des enfants de Ghaza
r micheldandelot1 dans Accueil le 24 Décembre 2023 à 14:44
Dans une œuvre à multiples facettes, au rythme des soubresauts de l’histoire de son pays natal, Assia Djebar a mis la lumière sur la vie des femmes algériennes et porté leurs voix. Elle a aussi dénoncé sans relâche les méfaits du colonialisme. Le tout lui a valu une pluie de critiques.
AssiaAssia Djebar voulait des broderies dorées spécifiques sur son habit d’académicienne. Attachée à son héritage culturel, l’écrivaine algérienne avait demandé que les motifs reproduisent ceux du karakou de mariage de sa mère, cet habit de fête de velours et de fil d’or traditionnel, typique de la région d’Alger. Mais la secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse, y a mis un veto, invoquant une logistique trop complexe.
Cette demande n’est pas surprenante, tant l’Algérie imprègne Assia Djebar, qui a mené paradoxalement une grande partie de sa vie et de sa carrière en dehors de sa terre natale. Jennifer Dumont, qui fut son assistante lorsqu’elle enseignait aux États-Unis, à la New York University, au début des années 2000, se souvient d’une personnalité chérissant les espaces indéfinis.
« Elle m’a raconté un jour que les meilleures architectures de ses romans étaient nées dans les salles d’attente, une fois passés les contrôles de sécurité dans les aéroports. » Là, dans ces lieux de transit entre la France, l’Algérie et les États-Unis, les trois pays où s’entremêlent ses chemins.
Le sujet géographique est épineux pour Assia Djebar, sa vie ponctuée d’allers-retours depuis et vers l’Algérie qu’elle a explorée sous toutes ses facettes, jusqu’à en faire la toile de fond de tous ses ouvrages.
Quelques années après l’indépendance algérienne, Assia Djebar est poussée à émigrer en France. En 1965, alors qu’elle enseigne l’histoire moderne et contemporaine à l’université d’Alger, elle démissionne : l’enseignement de l’histoire doit désormais s’effectuer en arabe, ce qu’elle considère comme une erreur car l’essentiel des sources de ses cours est en français, « sa langue marâtre » mais la seule qu’elle écrit.
« Nous imposer l’arabe était condamner à mort cette école historiographique algérienne que j’avais commencé à mettre sur pied avec une quinzaine d’étudiants. J’ai toujours pensé que c’était important pour un pays fraîchement indépendant de prendre en charge sa mémoire collective et de repenser son histoire »,dira-t-elle dans un entretien à l’occasion de la sortie de son ultime roman, Nulle part la maison de mon père, paru en 2007.
Cette obsession de la mémoire est consubstantielle au travail d’Assia Djebar depuis Les Enfants du nouveau monde (1962). Jennifer Dumont a ainsi connu une écrivaine méticuleuse, « dotée d’une force de travail impressionnante » lui permettant de se concentrer des heures durant sans discontinuer, de se plonger dans des montagnes d’archives pour nourrir ses ouvrages. Tel Le Manuscrit inachevé, jamais achevé et publié sous forme de fac-similé par Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantzen 2021, qui devait porter sur saint Augustin, une figure tutélaire pour l’écrivaine.
Emprunter les chemins de l’histoire relève de l’évidence pour celle qui tenait à faire honneur à sa formation d’historienne. À l’École normale supérieure, elle excelle en philosophie mais choisit l’histoire, à rebours des conseils de ses professeurs.
Ne pas parler à la place des femmes
« Je pense qu’Assia était très consciente que les vainqueurs écrivaient l’histoire, analyse la chercheuse Mireille Calle-Gruber. C’est pour cette raison qu’elle a fait des recherches poussées, dépouillé des journaux de soldats français pour les démonter et les confronter à des témoignages d’Algériens et d’Algériennes qui montrent une autre face de l’histoire. »
Elle tient surtout à remettre au centre les grandes oubliées de l’histoire, les femmes. Mireille Calle-Gruber se rappelle qu’Assia Djebar jugeait ingrat le Front de libération nationale, le FLN. « Elle était extrêmement en colère du comportement des maquisards à l’endroit des femmes. Elle disait d’eux qu’ils les avaient violées et brisées en les renvoyant au foyer et en les privant de parole. Et ce, alors qu’elles ont pris des risques et le relais pour faire vivre les familles. Les bases arrière ont été assurées par les femmes. C’est pour ça que c’était tellement important pour elle de faire ces enquêtes auprès d’elles pour les réhabiliter. »
Pour la chercheuse, le fait qu’Assia Djebar se qualifie elle-même de « scripteuse » au lieu d’écrivaine démontre la force qu’elle accorde à la parole de ces femmes. Elle n’ambitionnait pas de parler pour elles de manière surplombante. Elle fuyait plutôt les rapports dissymétriques et ne se voyait pas comme l’autrice face aux femmes analphabètes. L’enjeu était de faire passer leurs propres voix, avec leur consentement.
Amel Chaouati l’a constaté dans ses lectures. Psychologue et présidente du Cercle des amis d’Assia Djebar, un club informel de passionné·es qu’elle a initié en 2005, elle a commencé son voyage en terre djébarienne avec Loin de Médine (1991). Ce roman entremêle histoire, à travers les sources islamiques, et fiction. Assia Djebar dépeint les premières années de l’islam après le décès du prophète Mohammed. Elle met en scène l’effacement progressif des femmes, notamment à travers la figure de Fatima, sa fille, cantonnée à son statut de mère des jumeaux Hassan et Hossein.
Fascinée par les allers-retours entre le passé et le présent, Amel Chaouati s’est réconciliée avec l’histoire en lisant Assia Djebar. « Celle qui m’a été enseignée en Algérie était de l’endoctrinement, avec un discours peu attrayant. Les professeurs tenaient un discours révolutionnaire qui glorifiait les héros de la guerre, rien de plus. »
Avant de rencontrer l’œuvre d’Assia Djebar, et c’est le plus déterminant selon elle, Amel Chaouti ne réalise pas que les femmes sont effacées du roman national, à quelques exceptions près comme les deux Djamila, Boupacha et Bouhired, ou Hassiba Ben Bouali. « Et encore, elles ont été transformées en icônes avec une image figée complètement dévitalisée et c’est dommage. J’ai eu beaucoup de transmissions de mes aïeules, et j’en suis fière, mais ça ne suffit pas. J’ai aussi besoin aussi d’identification extérieure à mon monde intime. Je ne veux pas seulement croiser des statues d’hommes dehors. »
Cette attention portée aux femmes confère à l’œuvre d’Assia Djebar une perception faussée. Elle est à tort réduite à des romans autobiographiques ou à une exploration poussée de l’intime, inoffensive et dénuée de toute portée politique. Son premier roman, La Soif (1957), a précisément été vilipendé pour cette raison (lire le premier volet de notre série).
Bien sûr, il est impossible de nier que la littérature djébarienne est imprégnée d’anecdotes et d’observations personnelles, mais l’y cantonner serait lui dénier sa complexité d’œuvre à l’architecture parfaitement pensée.
Dans un entretien publié à l’occasion de la sortie de son roman-testament, Nulle part la maison de mon père, paru en 2007, l’autrice explique sa démarche : « Ce livre n’est pas une autobiographie, parce que pour moi une autobiographie est une accumulation de multiples notations sur le passé à partir desquelles l’écrivain peut relater ce que fut sa vie. Pour ma part, j’ai tiré de mon enfance et de mon adolescence uniquement les éléments qui me permettent de comprendre le sens de cette pulsion de mort [sa tentative de suicide dans la vingtaine – ndlr] qui a fondé ma vie d’adulte. Il s’agit plutôt d’une auto-analyse. »
Gratter « l’immense plaie » du colonialisme
Pendant longtemps, l’autrice s’interdit de parler d’elle-même, en partie à cause de sa culture arabe où ce genre littéraire n’est ni valorisé, ni dans les usages. Et encore moins naturel. La première fois, elle s’y essaie dans L’Amour, la fantasia (1985), « une quête personnelle, intime autant que collective ». La chercheuse en littérature Beïda Chikhi, enseignante à Paris-Sorbonne, explique qu’Assia Djebar s’est lancée dans cette œuvre « sans doute pour relever un défi ». En effet, « une partie de son public réclamait à l’historienne une contribution plus soutenue à l’histoire de l’Algérie ».
Elle s’y astreint mais non sans mal. Littéralement. La romancière raconte dans Ces voix qui m’assiègent (1999) qu’elle souffre d’une tendinite, la maladie des passionné·es de tennis, sport qu’elle ne pratique pas. Pendant plusieurs mois, elle souffre sans se soigner. « Comme si, intérieurement, je savais que j’étais en train de payer le prix… de quoi ? De la publication d’un livre autobiographique ? Je finis par me soigner ; il me fallut ensuite plus de six mois pour guérir et retrouver un bras normal… »
Le résultat est à la hauteur de l’investissement moral, intellectuel et émotionnel. Le roman est « une puissante évocation historique » dotée d’une « belle créativité poétique », selon les mots de Beïda Chikhi. Ni l’histoire ni la littérature n’ont souffert de cette entreprise créative. Au contraire, le roman est même un essai clinique réussi de mise en adéquation du passé et de l’écriture romanesque.
Cette pudeur initiale ne constitue désormais plus un frein pour raconter l’Algérie et ses murmures, Assia Djebar a trouvé sa tonalité. La multiplication des récits et des voix lui permet de brouiller les pistes et de noyer sa vie au milieu de celle de ses compatriotes.
Je suis féministe parce que je suis algérienne. Je veux dire, en Algérie même une pierre devient féministe devant l’oppression.
Assia Djebar
Un jour, dans la moiteur d’un hammam, un secret de femmes se perce sous ses yeux. Elle le raconte dans Vaste est la prison. Une voisine doit rentrer chez elle et se plaint de le faire si tôt, à cause de « l’edou », soit l’ennemi en arabe, ici utilisé comme synonyme de mari. Assia Djebar comprend alors un versant jusque-là invisible des vies maritales algériennes, fruits de contraintes et d’accommodements.
Tout un champ s’ouvre à elle, et elle continuera à ouvrir son oreille pour donner vie à des paroles invisibles de femmes. Amel Chaouati a été surprise de découvrir ce passage sur l’ennemi dans ce roman. « J’ai toujours entendu ce terme employé autour de moi. Je sentais que c’était un secret, quelque chose qu’il ne fallait pas dire en présence des hommes, comme une espèce de complicité féminine. Le voir écrit noir sur blanc m’a remuée. »
Assia Djebar n’a jamais aimé la facilité, ni ne s’est préoccupée de devenir une autrice grand public, au grand dam de ses éditeurs. Elle n’hésite jamais aussi à gratter « l’immense plaie » du colonialisme des guerres dont elle a été témoin. Celle pour l’indépendance entre 1954 et 1962 et la guerre civile des années 1990.
Pêle-mêle, avec Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), elle est l’une des premières à évoquer en littérature le sort des anciennes moudjahidates, les femmes combattantes reléguées dans l’oubli dans l’Algérie indépendante. Sujet qu’elle continuera d’évoquer dans La Femme sans sépulture (2002) qui raconte le destin de Zoulikha, montée au maquis en 1956 pour arracher l’indépendance de l’Algérie et évanouie dans les montagnes. Comme dans un puzzle, pièce après pièce, Assia Djebar fait parler les filles de la disparue, ses voisines, pour reconstituer ce destin invisibilisé.
Son féminisme, jamais brandi en étendard, s’exprimait ainsi. Assia Djebar n’a jamais cheminé intellectuellement ou amicalement avec des féministes, mais il est indéniable que son œuvre l’est, d’un « féminisme instinctif », considère Mireille Calle-Gruber.
Dans un entretien, interrogée sur son féminisme, Assia Djebar offre une réponse qui ne souffre aucune remise en question. « Je suis féministe parce que je suis algérienne », dit-elle, comme si cette réponse se suffisait à elle-même. Elle marque toutefois un temps d’arrêt, et précise : « Je veux dire, en Algérie même une pierre devient féministe devant l’oppression. »
Assimiler la colonisation à un viol ou parler des enfumades qui sont mises sous le tapis, rend difficile d’être célébrée en France. Elle l’a été tardivement avec l’Académie française
Sakina Imalhayène
L’Amour, la fantasia (1985), son chef-d’œuvre reconnu, celui qui lui ouvre le succès, peut de prime abord désarçonner dans sa construction, avec cette alternance de voix à l’identité parfois nébuleuse. Mais le roman est remarquable dans sa reconstitution de la violence de la conquête de l’Algérie en 1830 et de la guerre d’indépendance. Dans ce texte précurseur, l’autrice dénonce les viols de la guerre d’indépendance et ose l’écrire. Elle raconte avec force détails la prise d’Alger en 1830 et les enfumades du général Saint-Arnaud dans le centre ouest algérien.
Pour sa sœur Sakina Imalhayène, Assia Djebar, au-delà de son féminisme patent, est « sans concession » avec la mémoire algérienne et française. Cet engagement littéraire entrave la reconnaissance dans son pays d’abord et complique son adoubement en France, pense-t-elle.
Par ses écrits et ses films, elle réveillait leur « mauvaise conscience » vis-à-vis de l’oppression coloniale, de ses méfaits durables et de la guerre d’Algérie. « Assimiler la colonisation à un viol ou parler des enfumades qui sont mises sous le tapis, rend difficile d’être célébrée en France. Elle l’a été tardivement avec l’Académie française. »
Assia Djebar reconnaissait elle-même son étonnement, car elle savait son œuvre méconnue en France. À 69 ans, le 16 juin 2005, elle est élue au fauteuil 5 de l’Académie française, succédant à Georges Vedel. Elle y est reçue le 22 juin 2006 et prononce comme le veut l’usage un éloge de son prédécesseur avant de glisser sur une veine autobiographique plus personnelle et historique.
Un fragment ne passe pas dans ce discours éminemment lucide : « Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres […] a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont récemment rouvert la mémoire, trop légèrement et par calcul électoraliste. » L’autrice fait référence à un débat qui a secoué la classe politique et médiatique l’année précédente. L’article 4 de la loi du 23 février 2005 en faveur des rapatriés et des harkis stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Il sera finalement abrogé.
Tout au long de son texte, Assia Djebar convoque l’histoire et profite de la tribune qui lui est offerte pour dénoncer ensuite la violence de l’entreprise coloniale, celle qui lui a fait croire que ses ancêtres étaient gaulois…
Deux jours plus tard, le journaliste Pierre Assouline publie un billet dévastateur, comme le raconte la sociologue Kaoutar Harchi dans cet article. « Elle n’a évoqué la France que pour la dénoncer sans nuance, faisant fi de tous les débats historiens qui ont récemment défrayé la chronique », lui reproche-t-il. Avant de regretter ce discours expéditif « résumant 130 ans de présence française en Algérie à une trace de sang… » D’autres protestations, comme celle d’une association de rapatriés d’Algérie, se joindront à ce concert de reproches.
Outre l’histoire, Assia Djebar se saisit aussi du moment présent pour créer. Meurtrie dans sa chair par le terrorisme islamiste qui sévit dans son pays natal dans les années 1990, elle réalisera un magnifique tombeau littéraire, Le Blanc de l’Algérie (1995), paru dans l’urgence, alors que d’autres voix sont stérilisées par la peur et l’horreur. L’autrice y rend hommage aux morts de l’Algérie, cette terre qui suinte le sang.
Elle raconte, à sa manière, la mort d’écrivains célèbres comme Albert Camus, Jean Amrouche, Frantz Fanon, Jean Sénac, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine. Elle y rend, entre autres, hommage au dramaturge Abdelkader Alloula, frère de son deuxième époux, le poète Malek Alloula, mortellement blessé à Oran en 1994. Ou au journaliste et écrivain Tahar Djaout assassiné un an plus tôt.
L’entreprise mémorielle est audacieuse, surtout dans l’urgence du moment. Mais à cette époque, Assia Djebar ne peut faire autrement qu’écrire. Sa sœur Sakina Imalhayène se souvient qu’à l’époque, elle lui dit que ces morts lui parlent. « Assia n’a jamais vraiment eu les pieds sur terre, elle pouvait être excessive parfois mais là je me suis dit qu’elle était en train de décompenser. Elle m’a inquiétée alors je lui ai suggéré d’écrire ce que ces fantômes lui disaient. Ça a été son déclic. »
Son amie Mireille Calle-Gruber, spécialiste de l’œuvre d’Assia Djebar, considère le résultat comme « extraordinaire », elle qui a échangé avec elle lors de l’accouchement de ce texte. Extraordinaire parce que bien qu’écrit à chaud, il possède une distance littéraire suffisante qui ne le rend jamais obsolète et le transforme « en œuvre d’art ».
Assia Djebar, née en Algérie en 1936 et décédée à Paris en 2015, est la figure féminine majeure des lettres algériennes. Première femme du Maghreb à entrer à l’Ecole normale supérieure et à l’Académie française, elle n’a eu de cesse de raconter l’Algérie et ses soubresauts, avec sa plume ou sa caméra, à travers le regard et la vie des femmes. Elle dénonce une double oppression, celle de la colonisation et de la condition féminine. Plusieurs fois pressentie pour recevoir le prix Nobel de littérature, Assia Djebar a été la scripteuse de son temps. Parcours de son œuvre en quatre volets et un documentaire.
Première fille à aller à l’école dans sa famille en Algérie colonisée, première femme maghrébine à intégrer l’École normale supérieure puis l’Académie française, la romancière algérienne Assia Djebar (1936-2015) s’impose comme une figure majeure de la littérature française. Itinéraire en quatre volets d’une pionnière.
LeLe 3 mars 1999, Fatma Zohra Imalhayène soutient une thèse à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3. Son titre est le suivant : Le roman maghrébin francophone entre les langues, entre les cultures : quarante ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997.
L’intitulé n’a rien d’étonnant, ni même le thème. À cette époque, Assia Djebar est une autrice installée et une (la ?) figure majeure de la littérature contemporaine algérienne.
Le destin de l’écrivaine s’entrelace avec celui du pays. De la colonisation à la guerre d’indépendance, en passant par les années noires du terrorisme des années 1990, Assia Djebar a tout vécu, tout subi, tout raconté, tout sublimé et transcendé.
L’autrice a produit une œuvre foisonnante, complexe, avec plusieurs facettes à décomposer roman après roman. Quant à Fatma Zohra Imalhayène, elle est la personne la mieux placée pour réaliser cette exégèse puisqu’elle et Assia Djebar forment une seule et même personne.
Le dernier est le nom de plume de la première, emprunté pour ne pas embarrasser sa famille lorsque est paru, en 1957 aux éditions Julliard, son premier roman, La Soif. Mais nous y reviendrons. Assia signifie « consolation » et djebar, « intransigeance ».
En 1980, Assia Djebar a refusé d’assister à la soutenance de la thèse d’une étudiante consacrée à son œuvre pour ne pas assister, « vivante », à sa « propre autopsie ». Elle a préféré tenir le scalpel et explorer elle-même son chemin littéraire. Dans le compte-rendu de sa thèse, il est souligné que ce travail, « en sa démarche, n’obéit ni à une structure ni à un discours canoniques ».
Plus loin, il est présenté « comme visant à éclairer pas à pas l’aventure de l’écriture djébarienne à la lumière des expériences et des conflits idéologiques ou existentiels que la femme, la citoyenne, l’écrivaine a eu à résoudre au cours des quarante années de son parcours ».
Cette entreprise universitaire n’est pas mue par un ego hypertrophié de l’autrice. Loin de là. Tout part d’une nécessité administrative. Pour enseigner aux États-Unis, il était préférable pour Assia Djebar de posséder un doctorat. L’autrice saisit cette occasion pour raconter comment une petite fille, née indigène, selon la terminologie de l’époque en Algérie colonisée, a embrassé l’écriture et pourquoi.
Même si cette question confine parfois à l’interrogatoire de justice, regrette-t-elle dans Ces voix qui m’assiègent (Albin Michel, 1999), ouvrage réflexif nourri par ce travail universitaire introspectif.
« Le petit miracle »
Fatma Zohra Imalhayène, d’ascendance berbère, comme la sonorité de son nom le laisse deviner, est née à Mihoub, dans la wilaya de Médéa, le 30 juin 1936, selon l’année communément évoquée – à moins que ce ne soit un an plus tôt, comme l’indique son acte de naissance. Les ancêtres maternels, les Berkani, se sont rebellés contre l’armée française lors de la conquête de l’Algérie dans les années 1830.
En 1871, la résistance s’organise contre l’armée française coloniale sous la férule du caïd des Beni Menacer, qui meurt au combat. Assia Djebar rendra hommage à cette frange révoltée de sa famille dans un documentaire-fiction, La Nouba des femmes du mont Chenoua.
Son père, Tahar, instituteur à Mouzaïa, une petite ville de la Mitidja, jouera un rôle important dans la vie de sa fille. À tel point que la figure paternelle traversera l’œuvre djébarienne. En 1939, Assia intègre l’école élémentaire, où son père « audacieux » enseigne, noyée par la majorité de garçons arabes de la classe. L’incipit de son chef-d’œuvre, L’Amour, la fantasia, paru en 1985, démarre sur cet événement fondateur, acte transgressif dans l’Algérie coloniale, à la politique de scolarisation erratique. Le roman commence par une image. « Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. »
Dans un discours prononcé à Francfort en 2000, Assia Djebar évoque, reconnaissante, l’attachement de son père à ce qu’elle poursuive des études. « Il est clair, en effet, que je n’aurais jamais été écrivain si, à 10 ou 11 ans, je n’avais pu continuer mes études secondaires ; or ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon père, instituteur, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l’enfermement des fillettes nubiles. »
Tahar Imalhayène, né en 1911, est « un enfant de montagnard » scolarisé sur le tard, retrace Sakina Imalhayène, la sœur d’Assia Djebar. Il a 9 ans lorsque l’instituteur de sa ville de Cherchell – jadis Césarée – convainc son père analphabète et pauvre de le laisser fréquenter l’école, quitte à l’aider à rattraper son retard. Ce qu’il fera si bien que Tahar intégrera l’école normale de la Bouzaréah, pépinière des instituteurs « indigènes », selon la terminologie en vigueur à l’époque.
Ces « hommes-frontières », comme le racontait l’anthropologue Fanny Colonna, seront condamnés leur vie durant à un entre-deux inconfortable, instruments d’une stratégie de scolarisation aux objectifs ambigus. Émanciper mais pas trop, pour éviter que les indigènes ne se retournent contre la mécanique coloniale discriminatoire.
Convaincu de l’apport de l’école, Tahar Imalahyène apprendra aussi à lire et à écrire le français, la langue parlée par la famille, à son épouse analphabète, « niveau certificat d’études ».« On a eu un père exceptionnel toutes les deux »,juge encore Sakina Imalhayène. Une autre décision capitale prise par l’homme va infléchir la vie d’Assia Djebar, toujours Fatma Zohra Imalhayène.
Je savais que mon succès était important, très important. Parce que je suis la première Arabe à entrer à l’ENS et que je représente, que je dois représenter notre peuple.
Assia Djebar en 1955
La sœur cadette de l’autrice raconte à Mediapart la trajectoire de celle qu’elle appelle toujours Assia. Elle se souvient d’une lycéenne déjà studieuse, interne la semaine à Blida. « Le week-end, elle s’enfermait dans une chambre et elle ne faisait que lire et écouter de la musique. » Assia Djebar nourrissait alors une passion pour les auteurs russes. « Je ne sais pas pourquoi, peut-être que cette société pouvait rappeler la nôtre, tiraillée entre le traditionnel et la modernité. Ou alors c’est son côté un peu dramatique qui lui plaisait. » Elle nourrit aussi une grande admiration pour Colette.
Ses études au lycée se déroulent à merveille. « Elle était brillante, et quand elle a passé son bac, les enseignants ont dit qu’elle avait toutes les chances de réussir l’École normale supérieure. Nous sommes allés à Alger, j’étais en CM2, pour qu’elle intègre la prépa littéraire du lycée Bugeaud. En première année, le directeur convoque mon père pour lui dire qu’il n’a jamais eu de réussite à Normale sup à partir de la prépa d’Alger. Il a ajouté : “Si vous avez le courage de l’envoyer à Paris, au lycée Fénelon, son dossier sera accepté.” »
Tahar Imalhayène, « contre l’avis de la famille », envoie sa fille, seule, à Paris. Assia Djebar est admise du premier coup à l’École normale supérieure (ENS) de Sèvres, première femme maghrébine à intégrer le prestigieux établissement. Déjà pionnière. Plusieurs décennies plus tard, en 2005, elle ouvrira encore une voie en faisant son entrée à l’Académie française.
Dans une lettre datée de juin 1955, publiée par la spécialiste et amie de l’autrice Mireille Calle-Gruber dans Le Manuscrit inachevé (Presses Sorbonne Nouvelle, 2021), Assia Djebar s’ouvre à ses parents juste après ce succès scolaire.
Elle formule dans ce courrier une sorte de « serment de fidélité » aux siens, qu’elle remercie de l’avoir portée là. Être reçue à l’École normale supérieure à Paris l’a rendue « heureuse ». Mais elle ajoute : « Dans ma joie il n’y avait aucune satisfaction d’amour-propre ni d’orgueil. Non, je sentais que mon succès vous causerait de la joie ; je savais que mon succès était important, très important. Parce que je suis la première Arabe à entrer à l’ENS et que je représente, que je dois représenter notre peuple. »
Elle promet ensuite de se « perfectionner » et de se « surpasser », pour que les siens soient « fiers » d’elle, « et aussi parce que ce sera [s]a façon à [elle] de mieux être arabe, profondément arabe ».
La jeune étudiante est consciente, un an après le début de la guerre d’Algérie, qu’elle appartient à un « peuple qui souffre, qui crève de misère », et promet de servir son pays.
La lettre, d’une remarquable maturité, laisse entrevoir ce qui guidera Assia Djebar toute sa vie. Elle perçoit très vite les implications de cet événement personnel, la réussite à un concours sélectif, à une échelle plus large, qui la dépasse presque. Elle lie enfin sa vie, sa carrière à l’Algérie et à son histoire, imbriquées comme elles le seront toujours.
Les soubresauts de la guerre d’Algérie (1954-1962) percutent la vie de Fatma Zohra Imalhayène. L’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), liée au Front de libération nationale (FLN), appelle le 19 mai 1956 à la grève illimitée des cours et des examens en France. Elle invite les jeunes à rejoindre « le combat libérateur ».
Assia Djebar décide de répondre à l’appel, ne passe pas ses examens de licence. Elle est exclue de l’ENS. Avec son fiancé de l’époque, Ahmed Ould-Rouis, dit « Walid Garne »,qu’elle épousera en 1958, « il y a une espèce de jeu », raconte Assia Djebar dans un entretien en 2008 à la BPI : on peut écrire un roman en un mois, « un roman superficiel ».
Ce qu’elle fait. Le roman s’appelle La Soif. Il raconte l’histoire de Nadia, une jeune étudiante de vingt ans, issue de la bourgeoisie algérienne, qui s’ennuie beaucoup un été. Elle a rompu ses fiançailles deux mois plus tôt, à la surprise générale. Un jeune homme, Hassein, est amoureux d’elle mais elle ne sait que faire de ses avances, les repousser ou non.
Françoise Sagan de l’Algérie musulmane
Au même moment, elle retrouve une amie du lycée, Jedla, perdue de vue et qui la fascine. Celle-ci est mariée avec Ali, un journaliste prometteur voulant fonder un journal bilingue à Alger. Déterminée à sortir de sa torpeur, Nadia entreprend de séduire Ali, avec le soutien inespéré de Jedla.
Le roman continue de mettre en scène les péripéties de ce carré amoureux. L’autrice manifeste une volonté patente de tisser une intrigue fine, et dénonce l’inanité de la bourgeoisie sclérosée contre laquelle l’héroïne s’élève. La Soif reste assez classique, comme l’est une œuvre de jeunesse écrite en quelques semaines. Sa forme et son style, malgré quelques indices, ne rendent pas justice au talent qu’Assia Djebar déploiera un peu plus tard.
En 1957, le fiancé d’Assia Djebar soumet le manuscrit aux éditions Julliard, qui acceptent de le publier. Les mêmes qui publient Françoise Sagan, à laquelle Assia Djebar sera forcément comparée, qualifiée par les chroniqueurs littéraires de l’époque de « Françoise Sagan de l’Algérie musulmane ».
Une note précisant le caractère fictif de l’œuvre est ajoutée dans le roman : « Dans une atmosphère à la fois tendre et pure, où la franchise n’est que le revers de la tendresse, ce roman n’a rien d’autobiographique, bien que l’auteur appartienne au monde qu’elle dépeint. »
Cette publication, presque inopinée, met mal à l’aise Assia Djebar, qui confiera avoir eu des difficultés à en faire la promotion. Et ce même si elle écrit depuis toute petite. Une inquiétude la tiraille : la réaction de sa famille face à ce roman d’amour. « Sur le chemin pour aller signer mon contrat, je me disais surtout : pourvu que mon père ne sache pas que c’est moi. »
Sakina Imalhayène raconte le regard paternel qui finalement découvre l’œuvre de sa fille. « Elle pensait qu’il serait choqué qu’elle écrive un roman d’amour. Qu’elle écrive, ça lui paraissait normal. Mais il s’imaginait qu’elle publierait des livres d’histoire. Il était très sensible à la forme, même si elle avait déjà une très belle écriture et qu’on voyait la graine d’écrivain en elle, mais à ses yeux, c’étaient presque des romans de gare. »
Les femmes de la famille soutiennent davantage l’incursion littéraire d’Assia Djebar. « Moi, j’étais en sixième ou cinquième à sa parution et je l’ai lu, ça m’avait plu,se remémore encore Sakina Imalhayène. Ma mère était, elle, plus partagée. Elle vient d’un milieu plus austère. Mais elle était quand même fière qu’on mette sa fille sur le même plan que Françoise Sagan. Pour sa vanité personnelle, c’était quelque chose. »
Rétrospectivement, Assia Djebar, qui dit avoir une « haute idée de la littérature », aurait préféré « sortir quelque chose qui [lui] aurait demandé trois ou quatre ans d’efforts. […] [S]on entrée en littérature s’est faite par la petite porte ».
Sitôt paru, alors que la guerre d’indépendance entre dans sa quatrième année, deux auteurs et intellectuels de renom, Malek Haddad et Mostefa Lacheraf, jugent ce roman décalé, eu égard aux préoccupations d’alors des Algérien·nes. Il parle d’amour alors que le sang coule pour leur liberté. Assia Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, sait qu’on attend d’elle qu’elle écrive « des essais nationalistes », pas des romans « qui semblaient gratuits ».
Or ces parenthèses littéraires lui offrent « un espace de légèreté imaginative » et la changent « de [s]a gravité alors d’étudiante algérienne puis de [s]es silences de femme exilée ». Les critiques la poursuivront longtemps. Dans le même ouvrage, Assia Djebar raconte : « Autre souvenir : en 1976, un poète à la radio algérienne attaquait encore avec hargne le non-engagement politique (et le succès éditorial) de mon premier roman publié... en 1957 ! »
Avec le recul, elle analyse ce « dénigrement hâtif » comme la manifestation d’un sexisme frappant toute « expression féminine novice au Maghreb ».
La chercheuse en littérature Beïda Chikhi raconte, dans son ouvrage Assia Djebar, histoires et fantaisies (Pups), que ces critiques ont blessé l’autrice, la forçant à désavouer quelque peu ce premier roman, le ravalant à un simple « exercice de style ». Elle développe : « Sensible au tribunal de l’opinion, Assia Djebar a dû, pendant de longues années, dissimuler sa grande tendresse pour son premier roman, attendant de nouvelles générations de lecteurs capables de comprendre que “pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante”. »
Longtemps introuvable, ce roman a été republié en 2017 par les éditions Barzakh, en Algérie seulement, et suivi d’une postface de Beïda Chikhi retraçant les péripéties du texte.
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