Vendredi 25 août, les juges d’instruction décidaient de renvoyer Nicolas Sarkozy en correctionnel, dans l’affaire des financements libyens. Du jamais-vu dans l’histoire politique et judiciaire française, et assurément l’occasion pour les médias français d’en faire ses gros titres. En réalité, la nouvelle a en grande partie été occultée par la sortie de son livre, apparemment plus digne de l’intérêt journalistique.
Des interviews kilométriques sur TF1 ou Europe 1, des entretiens fleuves dans Le Parisien et Le Figaro, et un portrait-photo brossé au pinceau fin dans Paris Match. Depuis que Nicolas Sarkozy s’est lancé dans la promotion de son nouveau livre, Le Temps des combats, toute la presse, « bollorisée » ou pas, se l’arrache. Tous les sujets y passent : guerre en Ukraine, dialogue avec Poutine, immigration, révoltes des banlieues, police. La pensée de l’ancien président compte encore pour une bonne partie de la presse française, qui le fait savoir.
Un sujet en revanche fait rarement l’objet de plus d’une question, planquée généralement en fin d’interview, quand il n’est pas carrément occulté : les affaires judiciaires du sixième président de la Vᵉ République intéressent décidément peu ou pas les médias. Peu importe si Nicolas Sarkozy a voulu faire de la parution de son ouvrage « une campagne de défense contre ses soucis judiciaires », comme le rapporte le journal Le Point, avançant de plusieurs jours la date de publication pour coller au timing
Et pourtant, au rayon judiciaire, s’agissant de l’ancien chef d’État, il y aurait de quoi remplir des journaux entiers. Il a d’abord été condamné à un an de prison ferme pour financement illégal de campagne dans l’affaire Bygmalion. Il a fait appel (procès en novembre 2023). Il a aussi été condamné à trois ans de prison, dont un ferme, pour corruption et trafic d’influence en mai 2023 en appel dans l’affaire Bismuth. Il a formé un pourvoi en cassation et déjà promis de saisir la Cour européenne des droits de l’homme s’il était débouté.
Une affaire politico-judiciaire hors norme... pour quelques lignes dans les journaux
Le dernier épisode en date, et certainement pas le dernier, a mis un terme à dix années d’enquête judiciaire d’une affaire hors norme. Deux juges d’instruction ont estimé qu’il existait suffisamment de charges contre l’ancien chef de l’État pour qu’il soit jugé dans l’affaire des financements libyens. Un procès inédit s’ouvrira donc en 2025 et verra comparaître Nicolas Sarkozy et trois de ses anciens ministres devant un tribunal correctionnel.
Une affaire hors norme, où un ancien président de la République est soupçonné de s’être laissé corrompre par une dictature, celle de Mouammar Kadhafi. Du jamais-vu dans l’histoire politique et judiciaire française, et assurément l’occasion pour les médias français d’en faire ses gros titres. Et pourtant, la nouvelle n’a guère passionné : aucun grand journal national n’y a consacré sa « une ». La plupart se sont pour l’instant contentés de relayer dans un unique article l’information du renvoi devant le tribunal de l’ancien chef d’État. Idem pour les journaux télévisés. TF1 a évoqué le sujet quelques secondes au travers d’une brève. Le « 20 heures » de la 2, lui, n’en a pas dit un mot. Le vendredi 25 août, jour où l’information est tombée, consacrait de longues minutes à l’inculpation de l’ancien président américain Donald Trump.
Mais pourquoi les affaires d’atteinte à la probité de Nicolas Sarkozy occupent si peu de place dans les médias français, et a fortiori ceux qui l’interrogent pour la promotion de son livre ? Nous avons directement posé la question aux rédactions.
Le quotidien national consacrait la « une » de son magazine du 18 août à l’interview exclusive accordée par Nicolas Sarkozy. En plus des omissions nombreuses que nous nous étions permis de compléter dans cet article, le journal fait silence dans ses éditions du week-end du renvoi de l’ancien président en correctionnel. Les soupçons de « corruption passive », d’« association de malfaiteurs », et de « financement illicite de campagne électorale » n’apparaissent nulle part dans le journal. L’ex-chef d’État n’est pas pour autant absent des pages du Figaro. Loin de là.
Dans l’édition du samedi 26 août, le quotidien consacre une pleine page à ses interventions médiatiques de la semaine écoulée et aux réactions qu’elles ont suscitées, notamment sur le sort des territoires occupés par la Russie en Ukraine. Deux occasions manquées de rappeler un élément de contexte essentiel, susceptible d’éclairer les déclarations de Sarkozy sur la Russie de Poutine.
En effet, Nicolas Sarkozy vantait en novembre 2018 les mérites de Vladimir Poutine lors d’une soirée à Moscou organisée par le Russian Direct Investment Fund (RDIF), principal fonds souverain de l’État russe. Au même moment, l’ancien président a touché 300 000 euros d’une mystérieuse entité, portant le même nom qu’une des filiales de RDIF, comme l’a révélé Mediapart (à relire ici).
Dans « Le Figaro », un édito en lieu et place de l’info
D’abord, dans une tribune, Lionel Jospin répond aux prises de position de Nicolas Sarkozy sur la guerre en Ukraine, accusant notamment l’ancien chef d’État d’« adopter la thèse et servir les intérêts du pays agresseur d’un peuple dont nous nous déclarons l’ami ».
Sur la même page, on peut lire un éditorial du polémiste de CNews, Mathieu Bock-Côté, où est encensée la « présence » de l’ancien chef d’État, et aussi sa « capacité rare de faire croire à la politique ». Dans un paragraphe qui fait complètement l’impasse sur les faits, l’actualité judiciaire de Nicolas Sarkozy est retracée par une interminable périphrase qui évoque « un harcèlement judiciaire qui heurte le bon sens et n’enthousiasme qu’une gauche judiciaire qui n’a jamais pardonné à Nicolas Sarkozy d’avoir fait éclater [...] le tabou de l’identité nationale ».
Interrogés sur ces choix éditoriaux, les journalistes concernés ainsi que le directeur des rédactions, Alexis Brézet, n’ont pas répondu à nos questions.
Rappelons qu’en mai dernier, le directeur des rédactions du Figaro, Alexis Brézet, qualifiait la condamnation à trois ans de prison de l’ancien président dans l’affaire Bismuth de jugement « ahurissant, et j’ajouterais, franchement scandaleux ». Le directeur délégué de la rédaction du Figaro, Vincent Trémolet de Villers, reprenait également les éléments de défense du condamné. « Un ancien président de la République est donc condamné à trois ans de prison (dont deux avec sursis) pour avoir conversé au téléphone, sous une fausse identité, avec son avocat », tentait-il de résumer.
Autre entretien fleuve, celui accordé par Nicolas Sarkozy au Parisien et qui a fait la couverture de l’édition du dimanche 27 août. Une nouvelle fois, les interviewers, qui sont des lecteurs du journal, s’enquièrent de l’avis de l’ancien chef d’État sur une multitude de sujets : plusieurs questions portent sur la « crise d’autorité » que serait en train de traverser la France et l’insécurité qui régnerait dans le pays. Les journalistes font rapidement mention des démêlés judiciaires de Nicolas Sarkozy en tête de papier et l’interview y revient très succinctement au travers d’une question posée en fin d’article, sur un ensemble de 34 questions.
La veille, un papier factuel et relativement complet évoquait le renvoi de Sarkozy dans l’affaire des financements libyens, dans les pages police-justice du journal. La direction du quotidien se défend d’avoir « fait son travail de transmission de l’information auprès des lecteurs » et précise que lors de la rencontre entre Nicolas Sarkozy et les lecteurs du journal, « les journalistes de la rédaction sont là pour faire des relances et compléter les questions des lecteurs s’ils le jugent nécessaires ».
En 2021, un édito signé du directeur des rédactions de l’époque, Jean-Michel Salvator, et fustigeant « la sévérité » de la condamnation en première instance de l’ex-président dans l’affaire Bismuth, avait déclenché une vive réaction des journalistes, qui redoutaient une dérive éditoriale.
Une partie de la presse nationale a tout de même couvert cette actualité judiciaire. C’est le cas du Monde qui y a consacré un long article d’une page et de Libération, dont le site internet et la version papier ont produit des articles complets sur le sujet. Dov Alfon, directeur de la publication et de la rédaction du quotidien, est le seul patron de presse à s’être prêté au jeu du retour critique. Il évoque des choix éditoriaux guidés par la volonté de « donner l’information brute aux lecteurs dans un premier temps », même si elle ne figurait pas sur la couverture de l’édition papier du week-end, quitte à y revenir plusieurs jours après.
« Quand une nouvelle est donnée à tout le monde, ce qui compte pour nous, c’est de la relayer au plus vite, puis de trouver des angles différents, de continuer à la creuser pour trouver des informations propres à Libération. C’est de cette façon qu’on fait vivre cette actualité et qu’on la laisse en lumière plus longtemps. » Il l’assure, à Libération, « il n’y a pas de volonté de dire : “On en a trop entendu sur Sarkozy”. Le renvoi devant un tribunal d’un ancien président pour des soupçons de corruption est pour nous une information civique considérable. »
Paris Match, journal préféré du couple Sarkozy-Carla Bruni, consacre quant à lui huit pages de portrait-photo, où la journaliste, Catherine Nay, qui officie aussi sur Europe 1, raconte sa rencontre avec l’ancien président dans sa résidence de vacances au Cap Nègre. Elle en profite pour rappeler que dans le dernier sondage de popularité du magazine, « l’ex-président s’arroge une flatteuse cinquième place. Mais dans le baromètre du cœur de Carla, il reste le premier ». Rappelons que le magazine est la propriété du groupe Lagardère, dont Nicolas Sarkozy est membre du conseil d’administration.
En huit pages, la journaliste a semble-t-il manqué de caractères pour évoquer l’actualité judiciaire de Nicolas Sarkozy et ses condamnations passées. Étonnant quand on sait que l’hebdomadaire avait fait sa « une » au printemps 2020 sur la rétractation de Ziad Takieddine. Le revirement filmé de l’intermédiaire en fuite au Liban s’est plus tard avéré être une manipulation médiatique et judiciaire, destinée à peser sur le cours de l’affaire des financements libyens de Nicolas Sarkozy. Dans cette autre affaire judiciaire, qui vaut déjà à neuf personnes d’être mises en examen comme révélé par Mediapart, plusieurs personnes sont inquiétées, dont Mimi Marchand (mise en examen), femme d’affaires et papesse de la presse people, et l’ancien directeur de Paris Match, Hervé Gattegno (entendu sans mise en cause judiciaire).
Contactée par nos soins pour tenter de comprendre l’absence de ces informations, Catherine Nay a décroché, puis expliqué « avoir trop de travail, désolée », avant de nous raccrocher brutalement au nez. Le directeur délégué de la publication ne nous a pas davantage répondu.
BFMTV avait à l’automne 2020 aussi enchaîné les éditions spéciales au moment de la fausse rétraction de Ziad Takieddine. Ce week-end, l’information du renvoi de Nicolas Sarkozy devant un tribunal n’a pas connu le même sort dans les éditions de la chaîne d’information en continu. La direction de la chaîne n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Autre chaîne de télévision, pratiques différentes. Sur TF1, où l’ancien président de la République s’est entretenu 19 minutes avec le journaliste Gilles Bouleau, les liens troubles entre Sarkozy et la Russie de Poutine n’ont là encore pas été évoqués. Quelques jours plus tard, la présentatrice Anne-Claire Coudray évoque dans une brève d’une vingtaine de secondes le procès auquel devra faire face l’ancien président, aux côtés de trois de ses anciens ministres, dans l’affaire des financements libyens. Suit un long sujet sur l’inculpation de Donald Trump aux États-Unis.
La direction de la chaîne n’a pas répondu à nos sollicitations. Toutefois, une journaliste a bien accepté d’expliquer les choix éditoriaux de sa rédaction. « En télévision, c’est assez commun de donner une information sur la tenue d’un procès en plateau, sans traiter le fond de l’affaire, justifie-t-elle. On attrape tout en général au moment du procès, que l’on va surement couvrir, en récapitulant toute l’affaire. »
La tournée médiatique de Nicolas Sarkozy a connu sa dernière étape ce mardi sur Europe 1, au micro de Pascal Praud. Au cours de cet entretien fort complaisant, les démêlés judiciaires de l’ancien chef d’État sont évoqués très succinctement, à la toute fin, sans rappeler qu'il vient tout juste d'être renvoyé devant un tribunal. Contacté par Mediapart, Pascal Praud justifie ces omissions en évoquant « un entretien consacré uniquement au livre de Nicolas Sarkozy », même si dans cet ouvrage, l’ancien président s’en prend dans les grandes largeurs aux juges.
Après deux heures de discussion, le journaliste phare des médias sauce Vincent Bolloré, le milliardaire ami de Sarkozy, conclut l’interview, en s’adressant à l’ancien chef d’État : « Merci, on a vécu un moment formidable en vous écoutant ».
Les commentaires récents