Le monarque républicain a pris une décision seul, il se retrouve maintenant seul. En son pouvoir souverain et sans partage, le roi avait joué la France en un coup de poker, il l'a fracassée. Il voulait une majorité absolue, il a pulvérisé son parti. Il voulait la stabilité institutionnelle de son pouvoir, il se retrouve face à un risque de désordre encore pire qu'il ne l'était auparavant.
La France est passée à côté du désastre, le parti fasciste n'a pas la majorité absolue tant espérée par lui. Mais je souhaiterais me prononcer avec un recul et une parole extérieurs à la liesse des partisans et électeurs qui se sont mis en barrage pour contrer la peste noire de l'histoire. La porte a été fermée, au loup mais il n'a pas fui, il est encore plus fort et attend son heure. Pourquoi un tel pessimisme, ou une réserve ? Car la joie qui s'exprime n'est en fait qu'un soulagement que le RN n'ait pas obtenu la majorité absolue. Cette joie n'a pas encore laissé place à la raison qui va lui remettre le regard sur la réalité. Regardons les résultats avec un esprit distancié et analysons le comment et le pourquoi un homme seul a tenté une telle folie. Il s'agira beaucoup plus de lui, dans cet article, car c'est l'homme qui dirigera la France pour encore trois ans.
Le Rassemblement National a perdu ?
Je n'ai peut-être pas compris l'arithmétique. Il avait 89 sièges, il en a maintenant 143. Curieuse défaite. Le camp présidentiel comptait 245 sièges, il se retrouve avec 156 sièges. Le Président a porté un coup fatal à ce qu'il restait encore de viable dans le parti qui l'avait porté au pouvoir. Le RN n'attendait que cela, c'est déjà un obstacle qui n'est plus sur son chemin pour la suite.
Quant au grand gagnant de ces élections, Le Nouveau Front Populaire compte désormais 174 sièges. Le NFP, ce n'est pas celui dont les membres s'écharpent, depuis des mois, avec des noms d'oiseaux et qui se sont mis d'accord en quatre jours avec des tas de bisous? Pourtant les longs gourdins cachés derrière leur dos sont visibles à un kilomètre. Un siècle de bagarre dans la gauche, les fameuses « deux gauches irréconciliables », et quatre jours pour une réconciliation, ce n'est pas un mariage précipité ?
Le dernier mariage que la gauche avait célébré datait du début du règne de Mitterrand en 1981. Il avait fini très rapidement par un divorce violent.
Le Président Macron a joué la France par un coup de poker, elle n'a pas été ruinée, a évité la catastrophe mais hypothéqué ses chances dans un avenir incertain.
Un décompte en sièges plus catastrophique que ce qu'il était avant la dissolution, il me faut beaucoup d'imagination pour qualifier le résultat de victoire.
Une déraison incompréhensible
Il n'avait prévenu personne si ce n'est informer la Présidente de l'Assemblée Nationale et le Président du Sénat comme l'impose la constitution. Ils n'avaient aucun pouvoir de bloquer sa décision. De plus il ne les avait avertis que très tardivement, à la vieille de sa décision. Puis la colère de la classe politique comme celle de la population s'était manifestée dès l'annonce d'une dissolution incomprise et dangereuse. Aucun espoir qu'elle ne cesse désormais, juste après la fête.
Emmanuel Macron avait pris acte des résultats catastrophiques des élections européennes. Il avait alors pensé que la nouvelle force du Rassemblement National allait décupler sa capacité de blocage. Mais comment cela se peut-il puisque l'élection européenne n'avait absolument aucun effet sur le nombre de sièges dans l'Assemblée nationale ?
Jupiter redescend de l'Olympe
L'image du dieu mythologique et son règne absolu est assez classique et nous pouvons la reprendre à bon compte. C'est d'ailleurs le Président Emmanuel Macron lui-même qui souhaitait être un « Président jupitérien » dans un entretien en 2016, accordé au magazine Challenges' au moment de sa conquête du pouvoir.
Ses deux prédécesseurs avaient eux aussi été poursuivis par une qualification qui collera à leur image. Nicolas Sarkozy avait été « l'hyper président », celui qui avait théorisé qu'il fallait « créer chaque jour un événement pour que chaque jour nécessite une intervention de la parole présidentielle ». Il était partout, se mêlant de tout et ne laissant aucun espace d'intervention à son gouvernement. C'est pourtant exactement ce que fera Emmanuel Macron.
Quant à François Hollande, il s'est qualifié lui-même de Président « normal » pour se démarquer de l'exubérance de son prédécesseur. Emmanuel Macron, son ministre de l'Economie, avait vécu une normalité du Président qui avait provoqué la fronde de ses partisans et le harcèlement des journalistes qui ont fini par l'étouffer (en amplifiant le rejet populaire à son égard) jusqu'à son abandon d'une nouvelle candidature. C'est la raison pour laquelle Emmanuel Macron avait estimé qu'il fallait éviter les deux écueils et redonner à la fonction la dignité de son rang. Il voulait restaurer l'horizontalité jupitérienne du pouvoir et prendre de la hauteur par rapport aux médias avec lesquels il souhaitait avoir « une saine distance ».
Il voulait se démarquer des deux autres Présidents mais il a créé une déclinaison commune en devenant un « hyper président anormal et rejeté ». Tout cela est démoli, Jupiter redescend de son Olympe.
Le syndrome du premier de la classe
La montée fulgurante d'un homme jeune et sa stupéfiante réussite, en si peu de temps, pour devenir Président de la République avait été jugée comme exceptionnelle. L'homme avait été salué dans son exploit et une route lui était désormais tracée.
Selon ses propres mots, il voulait « gouverner autrement », sortir du tunnel de la « vieille politique » et mettre fin aux blocages des partis politiques qu'il avait connus avec François Hollande face à la crise des « frondeurs » de son propre camp. Il voulait intégrer la France dans le mouvement mondial de la « Start-up nation », redonner à la France sa capacité à s'ouvrir au monde, à créer les conditions de sa modernité et sortir du traditionnel combat historique et stérile entre la gauche et la droite. Il voulait des « premiers de cordée », c'est-à-dire placer au sommet de la pyramide ceux qui ont la capacité de créer, d'innover et d'entraîner un « ruissellement vers le bas », c'est-à-dire au profit des autres. Il avait cru que c'était l'excellence qui gouvernait le monde. Il avait oublié que si cette dernière était indispensable par le dynamisme d'une jeunesse diplômée et la compétence de hauts cadres, il fallait un projet politique qui crée les conditions d'adhésion et d'entrainement d'une société. Il avait cru qu'un pays se gouvernait comme une entreprise.
Ni à droite ni à gauche, nulle part
Pour arriver à cet objectif ambitieux, Emmanuel Macron voulait écarter les corps intermédiaires et créer un centre puissant. Dans toutes ses déclarations, une expression qui va lui coller à la peau « en même temps ». Chaque décision se voulait être ni-ni, ni les vieilles lunes de droite ni celles de gauche. Il avait cru alors avoir trouvé ce territoire central si recherché et jamais réellement découvert, celui qui unit une société. Un fantasme de la politique française qui avait fait dire à François Mitterrand aux journalistes : « le centre est au fond du couloir, à droite ». Puis une autre fois, « curieux que ce centre qui vote à droite ».
Son projet de créer ce centre mythique fut alors d'affaiblir les deux partis de gouvernement qui alternaient au pouvoir depuis 1981, avec l'arrivée de François Mitterrand et de les attirer vers lui. Il avait réussi à débaucher un certain nombre de leurs cadres, séduits par ce jeune homme aux visions d'avenir. En fait, ils souhaitaient surtout quitter deux partis en déclin et prendre leur chance avec un nouveau souffle promis. Ainsi il a détruit les traditionnels partis républicains et de gouvernement. À gauche, le Parti Socialiste et à droite, Les Républicains, qui sont devenus des coquilles presque vides. Il devrait s'en mordre les doigts car ils auraient été ses chances actuelles d'une éventuelle coalition en sa faveur.
À s'acharner à détruire l'existant politique, il n'a créé ni le « ni-ni », ni le « gouverner autrement », ni construire un centre solide. Finalement, il est arrivé nulle part.
Le pouvoir et la solitude du Prince
Goethe affirmait que «la solitude est enfant du pouvoir » et Machiavel que « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument» (Le Prince, 1513).
Bien entendu, pour Emmanuel Macron on doit écarter la corruption dans le sens de l'appropriation matérielle illégale mais retenir celle de l'esprit. Pour sa défense, on peut également dire que la lourde responsabilité et les décisions quotidiennes importantes pour gérer les affaires de l'Etat nous rapprochent d'une seconde affirmation de Goethe « toute production importante est l'enfant de la solitude ». On doit aussi écarter l'image du pouvoir isolé dans le Palais de l'Elysée. « La république est dans ses meubles » disait Mitterrand lorsqu'il avait reçu des chefs d'Etat, à Versailles. Tous les édifices prestigieux ont été la propriété de la noblesse de sang et d'argent, construits par le fruit du labeur et du talent du peuple. Installer les hommes du pouvoir républicain et leurs administrations dans ces palais est la marque de la magnificence de l'Etat, donc celle du peuple. Cependant, en sens contraire, on peut reprocher à tous les Présidents de la cinquième république d'avoir été envoutés par la puissance qui les isole davantage. Tous les intimes et compagnons qui ont permis au Prince d'accéder au pouvoir ont vécu avec le temps son éloignement progressif et un enfermement dans sa certitude d'être la source de développement et de la protection du pays.
Et maintenant, que peut la solitude ?
Une remarque préalable, cet article est rédigé avant qu'une décision soit prise par Emmanuel Macron. Qu'importe, d'une part il est peu probable que la décision soit prise demain et par ailleurs, cela permet d'analyser toutes les options possibles dans une telle situation. Une seconde dissolution ? La constitution ne le lui permet pas avant un an. La démission ? Emmanuel Macron a déclaré qu'il ne l'envisage pas. Et puis, ce serait donner les clés de la Présidence de la république à Marine le Pen, en considération du mode de scrutin.
Un gouvernement de techniciens ? Il le pourrait, comme ce fut le cas très souvent en Italie, mais ce n'est pas la culture politique française. Certains prétendent que la seule exception fut le Premier ministre Raymond Barre mais ils ont oublié que celui-ci avait des ancrages politiques et une expérience d'élu, maire de longue date de la ville de Lyon, troisième métropole de France. Si l'image du technicien lui était attribuée c'est parce qu'il fut un grand professeur d'économie (le plus grand disait-on à cette époque).
La recherche d'une coalition majoritaire qui lui serait favorable ? À constater l'effort immense pour la gauche de construire le Nouveau Front Populaire alors que les positions politiques de chacune des composantes sont aussi éloignées que les étoiles entre elles. La coalition ne tiendrait pas plus longtemps que les promesses du menteur. J'ai bien peur que la gauche ne s'enthousiasme trop tôt et s'éloigne du chemin de l'unité. Elle est loin d'être atteinte malgré cette soirée de victoire.
La nomination du leader du parti majoritaire ? L'usage le voudrait mais il n'est pas obligé. Il aurait donc le choix entre Bardella et Mélenchon ? Pour une victoire, j'en ai connu des plus stables et durables.
Nommer un Premier ministre en dehors des partis majoritaires ? Dès la première motion de censure, il serait balayé comme une feuille au vent d'automne. Utiliser tous les autres pouvoirs que lui confère la constitution ? Ils sont puissants mais le Président serait alors obligé de refuser tous les textes gouvernementaux ou du Rassemblement National.
Le blocage permanent est-il dans le rôle de la fonction et de l'intérêt de la France pendant une année, avant la prochaine dissolution ? En conclusion, donner les clés à un jeune premier de la classe qui n'avait aucun parcours politique (dans le sens du militantisme), aucun parti politique enraciné dans les territoires et aucun projet autre que celui du rêve chimérique de détruire l'existant, c'était assurément donner un gros jouet à un enfant gâté. Il l'a fracassé.
Quand le 13 septembre 1993, Yasser Arafat, président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et Yitzhak Rabin, premier ministre d’Israël, signent ce que l’on appellera « les accords d’Oslo » sur la pelouse de la Maison Blanche, sous l’égide du président américain Bill Clinton, l’euphorie est générale à travers la planète, et faibles sont les voix discordantes. Il est vrai que le monde vit dans la bulle de « la fin de la Guerre froide » et de l’effondrement de l’URSS, rêve d’un nouvel ordre mondial international que la guerre de 1990-1991 contre l’Irak n’a pas ébranlé. Un à un, des conflits majeurs connaissent des solutions en Angola comme au Mozambique, au Nicaragua comme au Salvador. Et le système de l’apartheid en Afrique du Sud est démantelé, tandis que Nelson Mandela est libéré.
Alors, pourquoi pas la Palestine et la fin du « conflit israélo-arabe » ? D’autant que les négociations se concentrent sur l’avenir du peuple palestinien. Il faudra dix ans de tractations, de répression, de colonisation, d’attentats pour que ce que l’on appelle « le processus de paix » sombre corps et bien. Il existe de nombreuses raisons à cet échec, mais le principale est le refus des Israéliens et de leur gouvernement de reconnaître les Palestiniens comme des égaux. À chaque moment de la négociation, ce qui a prévalu ce sont les intérêts des Israéliens au détriment de ceux des Palestiniens ; et, malgré le rapport de forces défavorable entre les deux parties, à chaque moment, les États-Unis et les Européens ont fait pression sur la partie la plus faible pour qu’elle fasse encore plus de concessions.
Dans ses mémoires1, où il relate les négociations avec le premier ministre Frederik De Klerk sud-africain, Mandela rappelle que sa seule exigence non négociable était celle de l’égalité entre les citoyens — un homme, une femme, une voix. Récemment, de nombreux dirigeants occidentaux se sont indignés des déclaration du ministre israélien Itamar Ben Gvir qui a affirmé haut et fort que les droits des juifs sur la terre de Palestine étaient supérieurs à ceux des « Arabes ». Mais n’est-ce pas toute la politique israélienne qui est fondée, depuis des décennies, sur ce refus de l’égalité ?
Les accords d’Oslo sont morts et avec eux la possibilité d’une « solution à deux États ». Entre le fleuve (du Jourdain) et la mer (Méditerranée), il n’existe désormais qu’un seul État, comme le reconnaissent quatre éminents universitaires américains dans la prestigieuse revue de l’establishment Foreign Affairs2. Dans cet État, expliquent-ils, vivent deux populations soumises à des lois, à des tribunaux, à des règles différents, autrement dit à ce que l’on peut définir comme une situation d’apartheid. Il faudra bien que la communauté internationale et notamment les Occidentaux finissent par le reconnaître.
Alors que la Cour suprême s’apprête à statuer sur les pétitions hostiles à la réforme autoritaire voulue par le gouvernement, la situation de Nétanyahou est de plus en plus intenable. Des officiers et directeurs de services de sécurité dénoncent « les racistes fascistes aujourd’hui au pouvoir ».
AlorsAlors que la Cour suprême a entamé mardi 12 septembre l'examen des pétitions contre le premier volet de la réforme judiciaire qui donnerait au premier ministre israélien des pouvoirs démesurés, sans contrôle, les obstacles s’accumulent sur la route du régime illibéral rêvé par Benyamin Nétanyahou et ses alliés.
En fait, Israël peut se retrouver dans quelques jours, voire quelques semaines, confronté à une crise constitutionnelle historique. Et les membres de sa fonction publique placés devant un choix crucial, inédit : devront-ils obéir à une loi, rejetée par la majeure partie de la population, qui amorcerait le changement de nature du régime ? Ou à la Cour suprême si elle proclame la nullité du texte du gouvernement ?
La révolte de la société civile qui a fait descendre dans la rue des millions d’opposants – pratiquement un Israélien sur deux – hostiles à une évolution inspirée par le premier ministre hongrois Viktor Orbán ou le président turc Recep Tayyip Erdoğan ne faiblit pas, après huit mois de mobilisation.
Mais Nétanyahou et ses alliés « racistes fascistes », ainsi que vient de les définir l’ancien directeur du Mossad Tamir Pardo, ne semblent plus en mesure de contenir l’extension et l’évolution récentes du mouvement populaire contre la réforme. Car les organisateurs des manifestations ne se limitent plus désormais à dénoncer les périls qui menacent la « démocratie » israélienne telle qu’elle a fonctionné depuis la création de l’État en 1948.
Ils continuent, certes, à proclamer leur attachement aux valeurs démocratiques, mais ils s’interrogent aussi et interrogent leurs compatriotes sur le caractère réellement démocratique d’un État qui occupe et colonise, depuis un demi-siècle, la terre d’un autre peuple. Et qui a décidé, de sa propre volonté, de devenir un État d’apartheid. Peut-on servir un tel État ? C’est la question qu’ils se posent et posent aujourd’hui.
Un avocat privé pour défendre le texte du gouvernement
L’exemple vient de haut. Du cœur même du système institutionnel israélien. Au début du mois, Gali Baharav-Miara, procureure générale de l’État d’Israël, a annoncé au premier ministre qu’elle soutenait les pétitions demandant l’invalidation de la loi sur la réforme de la justice, dont le premier volet, décisif, a été adopté en troisième lecture par la Knesset en juillet.
Alors que les pétitions ont commencé à être examinées à partir du mardi 12 septembre par les quinze juges de la Cour suprême – qui siégeront exceptionnellement ensemble pour la première fois dans l’histoire d’Israël –, Gali Baharav-Miara, que le ministre (Likoud) de la coopération régionale, David Amsalem, dénonçait, il y a quelques semaines, comme « la personne la plus dangereuse d’Israël »,estime que cette loi « priverait le public d’un moyen crucial de se défendre contre l’exercice arbitraire du pouvoir » et porterait « un coup fatal aux fondements du système démocratique ». C’est pourquoi, conclut-elle, « il n’y a pas d’autre choix que de déclarer la nullité de ce projet de loi ».
Situation assez baroque : compte tenu de la position hostile adoptée par la procureure générale, c’est un avocat privé qui défend devant la Cour suprême le texte du gouvernement !
Autre donnée déroutante de cette crise dont personne n’entrevoit, à ce jour, l’issue : la position radicalement hostile au pouvoir adoptée, début août, dans sa tribune du Yediot Aharonot, par Tamir Pardo, directeur du Mossad entre 2011 et 2016. Surtout connu pour avoir défini en juin 2018 le Mossad comme « une organisation criminelle avec une licence », Pardo, qui avait été nommé à la tête des services de renseignement israéliens par Nétanyahou, n’a jamais caché, depuis qu’il a quitté la direction du Mossad, les réserves que lui inspirait le caractère irrationnel, pour ne pas dire aventuriste, du premier ministre.
Chaque jour rapproche un peu plus Israël de la fin du rêve sioniste.
Tamir Pardo, directeur du Mossad entre 2011 et 2016
On sait aujourd’hui qu’en 2011 il avait contesté, avec le soutien du chef d’état-major de l’époque, Benny Gantz, la décision prise par Nétanyahou de lancer une frappe contre l’Iran, frappe qu’il jugeait illégale car elle n’avait obtenu l’aval ni du gouvernement ni du cabinet de sécurité. Le premier ministre avait dans un premier temps menacé de démissionner, avant de renoncer à son projet.
Après l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, Pardo, inquiet, avait mobilisé plusieurs de ses prédécesseurs pour tenter de convaincre Nétanyahou qu’il faisait une erreur en conseillant au président américain de retirer son pays de l’accord sur le nucléaire iranien.
La semaine dernière, enfin, il a publié avec l’aval des « commandants pour la sécurité d’Israël » (CIS), organisme qui rassemble plus de 540 officiers supérieurs et directeurs des services de sécurité, une tribune dans laquelle il affirme que « chaque jour rapproche un peu plus Israël de la fin du rêve sioniste ». « Les messianiques et les fascistes, estime-t-il, ont lié un bloc ultra-orthodoxe, ultranationaliste et antisioniste à Nétanyahou et ont transformé son parti de droite, démocratique, en une formation raciste, ultra-orthodoxe autoritaire. »
« Les racistes fascistes aujourd’hui au pouvoir aspirent impatiemment au déclenchement d’un conflit apocalyptique au terme duquel les juifs auront vaincu tous les autres, les auront chassés, tués s’ils résistent ou les auront contraints de vivre en permanence avec un statut inférieur », a-t-il ajouté.
Pétition
Comme s’il redoutait de n’avoir pas été entendu, l’espion à la retraite a enfoncé le clou, un mois plus tard, dans une interview à Associated Press. « Il y a un État d’apartheid ici», a-t-il insisté. « La question des Palestiniens,a ajouté Pardo, est l’une des plus pressantes aujourd’hui pour Israël. Plus pressante que le programme nucléaire iranien. Quand je dirigeais le Mossad, j’ai répété à Nétanyahou qu’il devait décider où étaient les limites d’Israël. Car un pays qui n’a pas de limites n’a pas de frontières. Et si l’État des juifs n’a pas de frontières, il risque la destruction. »
Cruelle, vertigineuse et crédible, car fondée sur des réalités indiscutables, la perspective dessinée par Tamir Pardo est d’autant plus accablante pour Nétanyahou et sa coalition qu’il est difficile d’accuser son auteur d’islamogauchisme ou d’antisémitisme. Et qu’elle recoupe l’analyse avancée par les quelque 2 300 signataires – universitaires, intellectuels, artistes, rabbins, Israéliens ou amis d’Israël – dans la pétition qu’ils viennent d’adresser aux membres et aux responsables des organisations de la communauté juive des États-Unis.
Sous le titre « L’éléphant dans la pièce », les auteurs du texte constatent qu’« il existe un lien direct, en Israël, entre les attaques récentes contre la justice et l’occupation illégale de millions de Palestiniens […] qui sont privés de presque tous les droits fondamentaux, y compris ceux de voter et de protester. Et qui affrontent une violence constante : cette seule année, les forces israéliennes ont tué plus de 190 Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza et démoli plus de 590 constructions. Les colons brûlent, pillent et tuent, en totale impunité ». « Sans droits égaux pour tous, que ce soit dans un État, dans deux, ou dans n’importe quel autre cadre politique, il y a un danger de dictature », écrivent encore les signataires.
Un éléphant nommé « occupation »
Manifestement guidés par la même analyse de la situation et résolus à ouvrir les yeux de leurs compatriotes sur la présence « dans la pièce » d’un éléphant nommé « occupation », les dirigeants de la révolte populaire n’ont pas hésité, il y a quelques semaines, à organiser pour la première fois des manifestations au cœur même des territoires occupés. L’une près du domicile du ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, ancien délinquant, chef du parti ultranationaliste raciste Puissance juive, dans la colonie de Kiryat Arba, au-dessus de Hébron. L’autre dans la colonie de Kedumim, près de Naplouse, autour du domicile du ministre des finances, Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste religieux.
Militant ardent du suprémacisme juif, Smotrich, qui se présente volontiers comme un « fasciste homophobe », a réclamé et obtenu de Nétanyahou, en plus de son portefeuille des finances, un titre de « ministre au ministère de la défense » qui lui donne toute autorité sur la colonisation et sur la vie quotidienne des Palestiniens de Cisjordanie.
À leur arrivée à Kiryat Arba, les manifestants ont été guidés par la police et la milice personnelle de Ben Gvir vers le jardin Kahane – du nom de feu le fondateur du parti raciste Kach, lequel défendait le « nettoyage ethnique » des Palestiniens, ce qui avait motivé son interdiction par la Cour suprême. Ils ont ainsi constaté que le jardin Kahane était voisin de la tombe, gardée par la police, de Baruch Goldstein, le colon qui, en 1994, massacra au fusil d’assaut vingt-neuf fidèles palestiniens en prière au tombeau des Patriarches.
« Pour beaucoup de manifestants, ce fut une surprise, accompagnée de honte, de découvrir qu’on avait pu donner le nom de Kahane à un jardin et que la tombe de Goldstein était devenue un lieu de pèlerinage »,constatait Haaretz, dont la tribune consacrée à cette manifestation était titrée : « Les centristes israéliens ont découvert le jardin Kahane. Mieux vaut tard que jamais ».
Quelle est la part de cette « honte des centristes » ou de la nouvelle lucidité des électeurs traditionnels de « Bibi », enfin résolus à « sortir leur tête du sable », comme l’espérait, il y a quelques semaines, Yael Lotan, du mouvement de soldats Breaking the Silence ? Il est trop tôt pour le dire. Ce qui est déjà clair en revanche, c’est que la popularité de Nétanyahou s’effondre. Ce que ce « drogué aux sondages », selon la formule d’un ancien collaborateur, ne peut ignorer.
Sans l’armée
Selon une enquête du quotidien Maariv révélée fin août, en cas d’élection, la coalition actuelle droite-extrême-droite-religieux-colons n’obtiendrait pas la majorité mais seulement 54 députés sur 120 (contre 64 actuellement), et les oppositions réuniraient 57 députés (contre 46) auxquels pourraient s’ajouter 11 élus arabes. Un autre sondage de la chaîne de télévision Channel 3 indique que 56 % des Israéliens redoutent une « guerre interne » alors qu’un troisième montre qu’un tiers des Israéliens envisagent de quitter le pays.
Ce que nombre d’investisseurs, apparemment, ont déjà fait. Un rapport du ministère des finances révélait la semaine dernière que le montant des investissements étrangers a chuté de 60 % (par rapport à 2022) au premier trimestre.
Habitué, dans les périodes de tension, à évoquer son passé au sein d’une unité d’élite ou la mort de son frère lors du raid d’Entebbe, Nétanyahou risque désormais d’être déçu s’il attend un soutien de l’armée. Une armée que plus de deux cents lycéens refuseront d’intégrer si la menace de dictature se précise et si l’occupation de la Cisjordanie se poursuit, ainsi qu’ils l’annoncent dans une lettre ouverte.
Car les militaires, en activité ou en réserve, qui ont depuis le début apporté un soutien spectaculaire au mouvement de la société civile, ont très mal pris les critiques de l’extrême droite qui les accusait à mots à peine couverts d’être des privilégiés. Et ils ont très mal pris aussi les rumeurs de révocation du chef d’état-major, Herzi Halevi, considéré comme trop tolérant face à l’indiscipline de ses troupes.
Sans aller jusqu’à évoquer un coup d’État pour sauver la démocratie, des colonels et des généraux ne cachent pas qu’ils ont lu ou relu récemment The Democratic Coup d’Etat (« Le coup d’État démocratique »), publié en 2017 par les Presses universitaires d’Oxford : l’ouvrage contient une analyse détaillée du scénario de la révolution des Œillets qui a mis fin pacifiquement à la dictature portugaise en 1974.
Si le projet du gouvernement va à son terme, le pays deviendra une dictature.
Gil Regev, vétéran de la guerre de Kippour
D’autres, comme l’ex-général Amiram Levin, ancien chef du commandement nord de l’armée israélienne, relaient les accusations des opposants les plus radicaux à l’occupation en estimant qu’« il n’y a jamais eu de démocratie en Cisjordanie depuis cinquante-sept ans. Il y a un apartheid total. Forcée d’y exercer sa souveraineté, l’armée y pourrit de l’intérieur en restant les bras croisés et en regardant agir sans rien faire les colons émeutiers. Elle commence à être partenaire des crimes de guerre ».
Vétéran de la guerre de Kippour il y a un demi-siècle, au cours de laquelle, à 22 ans, aux commandes de son F-4 Phantom de l’escadron 201, il a abattu deux appareils ennemis et perdu sept de ses camarades, tandis que quatorze étaient faits prisonniers, Gil Regev estime aujourd’hui qu’en Israël, « sans armée de l’air, il n’y a pas d’armée. Tout dépend des réservistes. Qui sont des civils. On ne peut pas imposer aux gens,explique-t-il, des missions de combat ».
« Une mission de combat est fondée sur le volontariat, sur un contrat non écrit, poursuit-il. Qui suppose que les volontaires n’aient pas à obéir à un État messianique, corrompu. À des repris de justice ou à des personnes inculpées comme il y en a dans ce gouvernement. Si le projet du gouvernement va à son terme, le pays deviendra une dictature. Je propose donc que le chef d’état-major de l’armée, le directeur du Mossad, celui du Shin Bet aillent voir le premier ministre ensemble pour lui expliquer que son projet risque de provoquer la désintégration de l’armée. Et qu’ils lui disent : ça suffit. Cela réclame plus de courage que d’être sur le champ de bataille. Beaucoup plus. Mais ils entreront dans l’histoire. »
Dans un récit de vie publié par Libertalia dans la collection Orient XXI, le franco-palestinien Salah Hammouri raconte dix ans passés dans les prisons israéliennes. Le livre sort ce jeudi 31 août 2023 dans les librairies. Nous publions la préface d’Armelle Laborie-Sivan, qui a recueilli et rédigé les fortes paroles de Salah Hammouri.
Salah Hammouri, portrait (20 janvier 2023)Joël Saget/AFP
CONDAMNÉ À TÉMOIGNER
En juin 2023, Salah Hammouri a passé quelques jours à Marseille pour que nous relisions ensemble le manuscrit de ce livre.
À cette occasion, une association de réinsertion de détenus qui intervient à la prison des Baumettes l’a invité à venir assister à la projection d’un film palestinien1 et à rencontrer un petit groupe de prisonniers en fin de peine, âgés pour la plupart de moins de 25 ans. La première question de ces jeunes détenus, formulée avec la participation active d’un surveillant, portait sur l’influence supposée des Juifs qui domineraient les cercles du pouvoir en Occident. Selon eux, cela expliquerait l’indulgence de la communauté internationale vis-à-vis de la politique israélienne. La réponse de Salah Hammouri a été claire et forte. En rappelant, entre autres, que les Palestiniens musulmans, juifs et chrétiens vivaient en bonne entente avant la colonisation britannique, il a démontré qu’aucun propos antisémite n’est acceptable et que la problématique est et doit rester politique.
Il s’est pourtant trouvé une poignée d’individus se prétendant représentatifs des Français juifs, pour l’accuser de « transposer la haine d’Israël sur notre sol » et de « menacer la communauté juive »2.
Pleinement conscient de la nécessité de contrer l’ignorance, Salah Hammouri continue de s’exprimer publiquement ; il le fait à chaque fois avec calme, précision et pédagogie. La parole est son outil. Depuis sa jeunesse à Jérusalem, où il militait dans des syndicats lycéens et étudiants. Puis en prison, où l’enseignement et les discussions ont structuré ses années de détention. En tant qu’avocat quand il défend les droits des prisonniers palestiniens au tribunal ou dans une association de droits humains. Et finalement aujourd’hui, exilé en Europe, Salah Hammouri continue de parler, témoigner, expliquer, raconter, sans jamais céder aux intimidations, ni aux menaces.
Et c’est de cela qu’il est coupable aux yeux des autorités israéliennes et de leurs soutiens : coupable d’avoir refusé de se soumettre aux lois de l’occupation, coupable d’y résister et coupable d’en témoigner. C’est à ce titre qu’il a été harcelé, poursuivi, puis jugé, qu’il est devenu prisonnier politique (en Israël, on ne dit pas « prisonnier politique », mais « prisonnier de sécurité »), qu’il a été déporté et qu’il vit aujourd’hui en exil loin de son pays.
Pour recueillir sa parole, quelques semaines après son arrivée en France, et rédiger le récit qui suit, il a fallu surmonter une difficulté humaine fondamentale : établir une relation de confiance avec une personne qui n’a cessé de subir des interrogatoires par les agents du Shin Beth3. Il est évident qu’on ne passe pas la moitié de sa vie d’adulte en prison sans en garder des séquelles. À chacune de nos réunions de travail, je devais interroger un interrogé, un homme chez qui on a essayé de briser la capacité à faire confiance et la liberté de montrer ses émotions hors des geôles israéliennes. Il fallait être l’interprète fidèle de quelqu’un qui s’exprime rarement à la première personne, mais préfère utiliser le « nous, Palestiniens ».
Petit à petit, nous avons retracé ensemble la suite des événements que nous avons inscrits dans le cadre de la grande histoire du pays.
Ce livre propose un récit au présent permanent, tant il est vrai qu’il n’est pas possible d’effacer dix années passées en détention, surtout quand on sait que des camarades de captivité y sont toujours. Car, à la différence des récits de prisonniers écrits a posteriori, il s’agit ici d’un événement continu.
C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles certaines informations relevant des méthodes de survie ou de communication des détenus ne peuvent pas figurer dans cet ouvrage. Car ils concernent encore les milliers de Palestiniens détenus, ainsi que ceux qui continuent d’être arrêtés et emprisonnés chaque jour. Ils sont actuellement 5 000 prisonniers politiques palestiniens, dont 1083 en détention administrative (détention sans inculpation ni procès, pour une durée inconnue) et, en tout, plus d’un million de Palestiniens incarcérés depuis 19484.
Parmi eux, les prisonniers de Jérusalem dépendent d’un statut à part qui reproduit le système complexe établi par les autorités israéliennes pour traiter de façons différentes les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem, ceux résidant à l’intérieur d’Israël et les Syriens du Golan occupé.
Comme tous les Palestiniens de Jérusalem, Salah Hammouri n’a pas de nationalité, seulement un titre précaire de résident. Mais par sa mère, il est français. Cette nationalité qui aurait pu être un avantage s’est révélée être un fardeau. Car les autorités israéliennes ont fait de son cas un exemple destiné à intimider la population occupée de Palestine et à braver la diplomatie française. C’est pourquoi son histoire est emblématique non seulement des persécutions et du harcèlement politique subi par les Palestiniens, mais aussi de la faiblesse, voire de la couardise du Quai d’Orsay quand il s’agit d’intervenir en Israël.
En tant que Française, concitoyenne de Salah Hammouri, je ne peux qu’être choquée de la manière avec laquelle la France a traité son cas.
Israël est, pour des raisons personnelles, un pays que je connais bien. Je sais que le silence y est à bien des égards un moyen d’ignorer les réalités de l’occupation et de la colonisation, que ce soit pour les Israéliens eux-mêmes ou pour les visiteurs. Malheureusement, ce silence prévaut aussi dans le cadre des relations diplomatiques avec Israël.
La France aurait pu et dû protéger Salah Hammouri quand il était harcelé par la police et la justice militaires d’un pouvoir d’occupation, puis jugé et emprisonné pendant plus de dix ans, dont plusieurs années sans accusation, preuve, ni procès.
Face à ce silence qui vaut complicité, Salah Hammouri témoigne inlassablement de la nécessité de résister. Comme les figuiers de Barbarie des villages palestiniens détruits en 19485 qui continuent de repousser encore et encore, rappelant l’histoire à ceux et celles qui veulent l’oublier.
Depuis maintenant deux ans, Orient XX anime une collection de livres chez Libertalia, un éditeur indépendant, autour de thématiques couvertes par notre site. L’objectif de cette collection est d’aller plus loin sur des sujets traités par notre magazine en ligne, de publier des enquêtes approfondies, des essais inédits et des documents pour l’histoire. Prisonnier de Jérusalem de Salah Hammouri est le quatrième titre de la collection.
Nous avons déjà publié :
➞ La révolution palestinienne et les Juifs, par le Fatah, préface d’Alain Gresh Ce texte, publié en 1970 par le Fatah, l’organisation de Yasser Arafat, aux éditions de Minuit, porte sur le projet de construire une société progressiste ouverte à tous, juifs, musulmans et chrétiens, et le rejet des slogans « les Arabes dans le désert », « les Juifs à la mer », afin d’en finir avec la société d’apartheid instaurée par l’occupation et que dénoncent plusieurs organisations de défense des droits humains comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Dans sa préface, Alain Gresh, directeur de notre site, revient sur les conditions dans lesquelles il fut rédigé et les raisons de son actualité.
« Cet appel constitue une vraie rupture dans la pensée politique de la résistance palestinienne. Il réaffirme qu’il ne s’agit pas d’un conflit religieux, mais bien d’une lutte anticoloniale », Nazim Kurundeyer, Le Monde diplomatique, juin 2022.
➞ Au cœur d’une prison marocaine, de Hicham Mansouri Pendant dix mois, le journaliste indépendant Hicham Mansouri a été emprisonné dans la prison de Salé, l’une des plus dangereuses du Maroc. Il en a tiré une enquête sur ce royaume de tous les trafics, organisés à grande échelle avec des complicités à tous les niveaux.
« De ces dix mois de prison dans l’enfer, et je pèse mes mots, d’une geôle surpeuplée près de Rabat, Hicham Mansouri a tiré un petit livre implacable et saisissant », Sonia Devillers, France Inter, 21 janvier 2022.
➞ Plaidoyer pour la langue arabe, de Nada Yafi Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l’Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d’Orient XXI, Nada Yafi décrypte avec brio dans cet essai inédit la fascination-rejet dont l’arabe fait aujourd’hui l’objet en France.
« Un ouvrage remarquable par sa capacité à résumer la diversité de cette langue, de l’arabe littéraire aux dialectes des différentes régions ou pays, en passant par le rôle joué par les télévisions qui, telles Al-Jazira ou Al-Arabiya, jouent un rôle de transmission de la langue entre les cultures arabes », Nabil Wakim, Le Monde, 31 janvier 2023.
ARMELLE LABORIE-SIVAN
Traductrice, relectrice et autrice. Depuis plusieurs dizaines d’années, elle travaille aussi sur des films liés aux problématiques…
Récit d’apprentissage et comédie douce-amère, le film de Firas Khoury, qui sort en France ce mercredi 30 août 2023, raconte l’éveil de la conscience politique de lycéens palestiniens vivant en Israël. Alam traite de façon légère le lourd sujet de la domination coloniale.
On pourrait croire au début qu’Alam, le premier long-métrage du cinéaste palestinien Firas Khoury, a l’indolence des garçons adolescents qui en sont les protagonistes. Pourtant ce film palestinien traitant du nationalisme et de son symbole le plus commun, le drapeau, celui qui opprime comme celui qui libère ou qui est supposé le faire, a une profondeur qui le rend tout sauf apathique. Au-delà d’un amusant scénario et de dialogues bien sentis, son véritable sujet porte sur l’Histoire, celle que l’on vit comme celle que l’on enseigne, avec son lot de dissimulations et de mensonges. Khoury a une manière en apparence peu sérieuse d’affronter une histoire lourde pour les Palestiniens, et sa caméra n’est pas loin d’évoquer la grâce de celle du jeune Truffaut des Quatre cents coups. Au-delà de la géographie et de la temporalité, mais avec le même souci du contexte social, il raconte l’histoire d’une défaite à hauteur humaine, et on aurait tort de prendre sa fantaisie pour de la nonchalance.
Prenons donc une bande de garçons passablement potaches, occupés à ne rien faire et éventuellement à fumer des pétards. Tamer (Mahmood Bakri) et ses copains Safwat (Muhammad Abed Elrahman) et Shekel (Mohammad Karaki) sont trois jeunes d’une localité quelconque, banale à pleurer. Ils sont palestiniens, mais aussi israéliens, car ils font partie de cette minorité qu’on appelait autrefois les « Arabes israéliens » et qui préfère désormais le qualificatif de « Palestiniens de l’intérieur ». Ils sont les descendants, la quatrième génération déjà, des quelques milliers de personnes qui n’ont pas pris les chemins de l’exil en 1948. Mais les villages de leurs ancêtres ont disparu ; à la place, les Israéliens ont planté une forêt dont ils adorent les arbres de façon grotesque, ce qui permet à une femme israélienne à la figure hallucinée de crier : « On n’est pas en Palestine ici ! » Tout est dit : la colonisation est une expropriation, territoriale comme mentale.
« UN COURS D’HISTOIRE, PAS D’AMNÉSIE »
Tamer, Safwat et Shekel sont chez eux, mais pas chez eux, et d’ailleurs c’est le drapeau israélien qui flotte fièrement à l’entrée de leur lycée. Pour le bac, le professeur d’histoire leur assène la version sioniste de l’indépendance d’Israël en 1948, sans évoquer la Nakba, « la catastrophe » en arabe, et ses centaines de milliers de Palestiniens expulsés de leurs villes et leurs villages, ces centaines d’autres massacrés au cours d’opérations restées le plus souvent enfouies. Safwat proteste, réclame « un cours d’histoire, pas d’amnésie », mais le professeur ne sait rien d’autre que débiter ses vérités à géométrie variable. Et d’ailleurs, visiblement, cela lui convient.
Ces trois jeunes, et particulièrement Tamer pour des raisons familiales, sont parfaitement conscients de la domination israélienne sur leurs vies, mais n’ont ni l’envie ni surtout l’énergie de se mobiliser. « Faut toujours qu’on pense à Gaza, y’en a marre », dit par exemple l’un, l’autre répliquant : « T’as qu’à pas y penser ! ».
Ça n’a l’air de rien, peut paraître un peu ridicule pour un spectateur qui ignore que l’affichage d’une manière ou d’une autre du drapeau palestinien est strictement interdit en Israël. Cette action symbolique n’est donc pas sans danger, les Israéliens n’aiment pas beaucoup qu’on touche à leur drapeau et le risque s’ils se font prendre est d’aller en prison. Les esprits de la petite bande vont vite s’échauffer autour de la pertinence de ce projet d’« opération ». « Tu te crois à Hawaï ???? » se moque l’un d’eux. « C’est quoi la prochaine étape ? Libérer Jérusalem ? » ironise le père de Tamer. Mais Maysaa ne manque pas d’arguments très persuasifs ni de conscience politique à vif pour entraîner la petite bande à la suivre envers et contre tout.
« NOUS NE SOMMES RIEN, SOYONS TOUT ».
Alam est, au fil de ses péripéties, un très bon film sur l’émergence de la conscience militante dans un contexte d’oppression, et pas seulement une charmante comédie aux accents politiques. Firas Khoury se situe à sa manière dans ce grand mouvement de la jeunesse palestinienne depuis quelques années, qui n’accepte plus les lâchetés, les abandons et les duperies de ses parents et grands-parents. Cette jeunesse veut se réapproprier une histoire occultée, refuse de se considérer partie prenante d’un pays qui a pour règle l’apartheid, cherche au-delà des contraintes de la séparation politique, juridique et territoriale à construire des ponts entre celles et ceux des frontières de 1948, de Cisjordanie et de Gaza.
« Le début de la libération, c’est quand tu peux afficher ton drapeau. La fin de la libération, c’est quand tu peux le brûler ! » tout est dit dans cette phrase tonique de Safwat, un camarade de la bande, qui entonne L’Internationale étendu dans le lit aux côtés de Tamer. Le chant sans frontières des peuples, celui qui réclame la lutte finale contre l’oppression et dont l’une des phrases correspond tout à fait au réveil lent mais réel de ces très sympathiques potaches palestiniens : « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Et cette jolie pirouette du réalisateur, dans ce contexte israélien pétri de nationalisme, de xénophobie et de racisme, fait chanter finalement un monde sans frontières et donc sans drapeaux, qui ne devrait pas être une utopie.
Pour sauver son pouvoir, fondé sur le mensonge, le racisme, le mépris du droit, la violence, la corruption, Nétanyahou s’est allié aux religieux et aux colons les plus fanatiques. Ruinant les derniers espoirs d’un dialogue avec les Palestiniens.
BenyaminBenyamin Nétanyahou, qui multiplie depuis son retour au pouvoir les menaces à destination de l’Iran, du Hezbollah, du Hamas, des Palestinien·nes, de ses ennemis politiques en général et même des magistrats de la Cour suprême d’Israël, est-il un va-t-en guerre ? « En paroles, oui, indiscutablement, affirme un ancien haut fonctionnaire qui l’a bien connu. Il adore les discours et les postures martiales, les interventions menaçantes, comme tous les politiciens populistes. Mais c’est surtout un menteur dépourvu de tout scrupule et dont personne n’ignore plus le degré de corruption : il vient d’ailleurs de démontrer qu’il est capable de sacrifier le sort et la sécurité de son pays à son intérêt personnel. »
« Pour le reste, nous voyons désormais chaque jour aux concessions qu’il fait aux deux extrémistes racistes dont il est l’otage volontaire, Ben-Gvir et Smotrich, qu’il a probablement atteint les limites de son habileté politique, poursuit notre interlocuteur. Et qu’il semble même en être conscient. Ce qui expliquerait sa mauvaise mine et peut-être même, au moins en partie, ses problèmes de santé. Il n’est pas si facile, lorsqu’on est, comme lui, drogué au pouvoir et à ses avantages et privilèges depuis des décennies, de découvrir qu’on n’est plus le seul maître de son propre destin et qu’une erreur de décision peut vous coûter votre position, voire, demain, votre liberté. »
Aveuglé par sa fuite en avant, Nétanyahou ne voit ni n’entend manifestement plus rien du monde dans lequel il vit. Ses rêves de pouvoir et ses caprices de roitelet ont eu raison de ses légendaires dons de politicien. Une anecdote illustre les dérisoires vanités qui l’habitent et son imprudente cécité devant ses responsabilités historiques face à l’ampleur de la crise dans laquelle se trouve aujourd’hui plongé son pays : une fuite de ses services vient de révéler que sa visite à Emmanuel Macron, en février dernier, avait coûté au gouvernement israélien cinq fois plus cher que le montant normalement affecté à un tel voyage. Pourquoi ?
Parce qu’au lieu du Boeing 737 prévu, le premier ministre a exigé un avion – un Boeing 777 – d’une taille comparable à celle de l’Airbus A330 utilisé par le président français pour ses déplacements officiels à l’étranger. Compte tenu du climat social tendu en Israël et de la difficulté à trouver dans ces circonstances un équipage volontaire, ce sont le chef pilote d’El Al et l’un des directeurs de la compagnie nationale qui ont pris les commandes de l’appareil.
Idéologiquement, « Bibi » continue à invoquer de manière insistante l’héritage de son père, Benzion Nétanyahou, secrétaire et disciple de Zeev Jabotinsky, père spirituel de la droite nationaliste israélienne. Il persiste à rêver, avec ses alliés, colons et extrémistes religieux, d’un « Grand Israël », de la Méditerranée au Jourdain, voire jusqu’aux frontières de l’Irak, débarrassé d’un maximum de Palestinien·nes. Militairement, il se place volontiers dans le sillage de son frère aîné, Yonatan, tué à la tête de son commando des forces spéciales lors du raid d’Entebbe, en 1976, qui avait permis de libérer les otages de l’Airbus d’Air France détourné par des terroristes.
Mais, en réalité, il déteste avoir à prendre des décisions importantes qui relèveraient d’un véritable homme d’État ou d’un chef militaire. Ce qui faisait dire à Barack Obama et à plusieurs de ses conseillers : « C’est un trouillard, il a peur de lancer des guerres, la seule chose qui l’intéresse est de se prémunir contre une défaite politique »(voir le 3e épisode de notre série : « La bombe iranienne, arme de “Bibi” »).
C’est un fait, sa détestation des Palestinien·nes, le mépris dans lequel il les tient ne l’ont pas conduit, contrairement à d’autres dirigeants israéliens, à multiplier les aventures militaires. Même s’il n’hésite pas à recourir à la force et à la violence des armes lorsqu’il s’agit d’intervenir dans la vie quotidienne des habitant·es de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, sans parler des « Arabes israélien·nes », c’est-à-dire des citoyennes et citoyens palestiniens d’Israël.
Le choix du Hamas
« Au cours des vingt dernières années, Nétanyahou a été chef du gouvernement pendant près de 15 ans. Pendant cette période, il y a eu seize affrontements graves entre Israël et les organisations armées islamistes qui contrôlent Gaza et une dizaine d’opérations militaires d’une certaine envergure, depuis “Arc-en-ciel” en 2004 jusqu’à “Bouclier et flèche” en mai dernier », souligne un ancien officier supérieur engagé dans la mobilisation de la société civile contre les projets de la coalition au pouvoir.
« Nétanyahou n’a été à l’origine que de cinq de ces opérations, constate l’ancien officier. Et tout en tenant des propos guerriers contre l’Autorité palestinienne, il a permis au Qatar et à la Turquie d’aider le Hamas, et autorisé l’entrée à Gaza, via l’Égypte, mais aussi via Israël, de carburant, de produits alimentaires, de matériaux de construction, de pièces de rechange, de médicaments et d’équipements médicaux payés par Doha ou Ankara. Le tout en laissant 23 000 résidents de la bande de Gaza entrer chaque jour en Israël pour travailler. »
En d’autres termes, Nétanyahou a acheté un certain apaisement avec le Hamas en éliminant, au cours de l’opération « Bouclier et flèche », une dizaine de responsables du Jihad islamique, l’organisation concurrente, et près de 40 % de son stock de roquettes. Il a en même temps renforcé l’image et la réputation du Hamas, dont Israël avait encouragé la naissance, dans les années 1970, puis le développement dans les années 1980.
Le Hamas avait conquis lors du conflit de 2021 le rôle de défenseur de Jérusalem et de la mosquée al-Aqsa, au détriment de l’Autorité palestinienne, affaiblie par les accusations d’illégitimité démocratique, d’inefficacité, de collaboration et de corruption qui l’accablent depuis des années.
« Faillite morale »
Dans cette manœuvre, le Hamas a gagné un – modeste – rebond de sa popularité et surtout une posture avantageuse en vue de la succession du Fatah et de son vieux chef, fourbu et discrédité, Mahmoud Abbas, à la tête de l’Autorité palestinienne. Le bénéfice pour Nétanyahou est double : il conforte, comme représentation des Palestinien·nes, une organisation islamiste a priori rejetée par les alliés d’Israël et une bonne partie de la communauté internationale comme fanatique et terroriste. Facilitant ainsi les frappes contre elle, voire sa liquidation lorsqu’elle sera gênante.
Et il affaiblit par contrecoup le Fatah et l’Autorité palestinienne, qui incarnent encore, tant bien que mal, la disposition au dialogue et à la coexistence avec Israël. Dialogue et coexistence qu’il affecte d’accepter dans les cercles diplomatiques, mais qu’il rejette, en réalité, depuis toujours.
Le gain à long terme pour Israël semble ici très modeste. « Quand j’entends Nétanyahou affirmer que l’opération “Bouclier et flèche” nous a permis de changer l’équation stratégique, sourit un vétéran du renseignement militaire qui a abandonné depuis quelques années son béret vert, je pense immédiatement à la radio de propagande en hébreu que Le Caire avait créée au siècle dernier et qui annonçait : “Nos forces progressent sur tous les fronts”... à la veille de notre victoire totale lors de la guerre des Six Jours. »
« Ce qui est inquiétant, aujourd’hui, pour les responsables de la sécurité du pays,poursuit l’ancien officier, c’est qu’il n’existe ni véritable stratégie, ni même de vision globale pour Gaza. Et que nous avons du mal à agir, même face à une petite organisation comme le Jihad islamique qui n’a pas plus de 9 000 militants actifs, dont 6 000 combattants. »
« En fait,estime dans Haaretz Yossi Melman, spécialiste des questions de renseignement, on peut dire que le cabinet du sixième gouvernement de Nétanyahou est devenu la principale menace pour la sécurité nationale d’Israël. »
« Il est difficile de dire que le pays affronte une crise constitutionnelle, puisque nous n’avons pas de Constitution, constate un diplomate. Mais puisque Nétanyahou entend s’attaquer aux lois fondamentales qui en tiennent lieu et à la Cour suprême qui veille à leur application, c’est bien à une crise constitutionnelle que nous faisons face aujourd’hui en raison de la faillite morale et de l’irresponsabilité politique de notre premier ministre. »
L’extrême droite au gouvernement
À l’origine de cette situation, il y a en effet la volonté obstinée de Benyamin Nétanyahou d’échapper aux poursuites judiciaires engagées contre lui depuis près de quatre ans pour « corruption », « fraude » et « abus de confiance ». Nées d’une longue présence à la tête du gouvernement, de l’habitude des faveurs et d’un goût croissant pour les privilèges du pouvoir, les relations coupables de Nétanyahou avec le luxe et l’argent facile ont été longuement entretenues par l’assurance de l’impunité. Elles semblent d’ailleurs avoir gagné aussi sa femme et son fils.
En novembre 2019, lors de sa mise en examen par le procureur général d’Israël, Avichaï Mendelblit, qui fut de 2013 à 2016 l’un de ses plus proches collaborateurs, le premier ministre avait, comme à son habitude, tenté avec l’aide dévouée de son entourage de délégitimer la procédure en dénonçant une opération politique montée contre lui par la magistrature avec la complicité de la police, des médias, des intellectuels et de l’opposition. Contraint en juin 2021, après douze années consécutives au pouvoir, d’abandonner ses fonctions au terme d’une campagne centrée sur la dénonciation de la corruption par l’opposition, il est redevenu premier ministre en décembre 2022, à la tête de la coalition la plus à droite de l’histoire du pays, mêlant partis ultraorthodoxes et d’extrême droite, nationalistes, homophobes et racistes.
La presse rapporte alors que, selon l’accord de coalition, Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste religieux et ancien détenu pour incitation à la violence, a obtenu le ministère des finances et un rôle imprécis au ministère de la défense, lui donnant la haute main sur la vie quotidienne des Palestinien·nes de Cisjordanie et le développement de la colonisation. Chef du parti Force juive, Itamar Ben-Gvir, nouveau ministre de la sécurité publique, ancien délinquant lui aussi, et connu pour ses provocations à l’encontre des Palestinien·nes, est chargé du maintien de l’ordre.
Cerné par la justice
En échange de ces deux postes clés et de l’engagement du Likoud à « étendre la souveraineté juive à la Judée et à la Samarie », c’est-à-dire à annexer la Cisjordanie, Smotrich et Ben-Gvir auraient promis à Nétanyahou de l’aider à faire voter des textes destinés à placer la Cour suprême sous le contrôle de la Knesset, afin de permettre au premier ministre d’échapper définitivement aux griffes de ses juges qui, en trois ans d’audiences, ont déjà entendu 37 des 341 témoins de l’accusation. Pour l’heure, le premier ministre israélien est inculpé dans trois dossiers de gravité inégale devant le tribunal de district de Jérusalem :
Le dossier 1 000, dans lequel il est inculpé de « fraude » et « abus de confiance », porte sur les luxueux cadeaux, d’une valeur de 185 000 euros, reçus de richissimes personnalités, dont le milliardaire australien Arnon Milchan, en échange de faveurs financières ou personnelles.
Le dossier 2 000, dans lequel Nétanyahou est poursuivi pour les mêmes motifs, vise la négociation entamée avec Arnon Mozes, propriétaire du plus grand quotidien payant du pays, Yediot Aharonot, qui lui aurait offert une couverture médiatique favorable en échange d’une loi limitant la diffusion du quotidien gratuit Israël Hayom, favorable au Likoud mais concurrent du Yediot. « Ce dossier est très problématique pour le premier ministre,confiait en novembre 2019 à Mediapart l’ancien procureur d’État adjoint Yehuda Sheffer, car le procureur détient l’enregistrement d’une conversation entre Nétanyahou et Mozes. C’est un document presque incroyable, une preuve accablante qui va stupéfier la cour. »
Le dossier 4 000, enfin (« corruption », « fraude » et « abus de confiance », encore), est, selon Yehuda Sheffer, « le plus difficile des trois, car il porte sur les très fortes sommes d’argent » – environ 500 millions de dollars – obtenues par Shaul Elovitch, patron du groupe de télécommunications Bezeq et du site d’information Walla, grâce à la complaisance de Nétanyahou : celui-ci avait bénéficié en contrepartie d’une couverture favorable de Walla.
« À eux seuls, ces trois dossiers, qui révèlent à la fois les goûts de luxe, l’amour de l’argent, le besoin éperdu de soutien médiatique et le cynisme déployé pour l’obtenir, en disent long sur Nétanyahou, sa personnalité et sa conception de la politique et du pouvoir. Mais il y a encore bien pire pour lui, ajoutait Yehuda Sheffer, désormais à la retraite, devenu consultant anticorruption et antiblanchiment pour des entreprises ou des États étrangers. Il y a le dossier 3 000, dans lequel sept de ses proches ont été inculpés. Jusqu’à présent, le premier ministre n’a pas été entendu dans cette affaire mais il aurait dû l’être car tout ce que nous savons désormais semble l’impliquer. Et l’impliquer dans un scandale potentiellement dévastateur. »
L’affaire des sous-marins allemands
Un scandale qu’en mars 2019 Haaretz a tenté de réveiller après plusieurs années de sommeil en réclamant, arguments à l’appui, la poursuite d’une information assoupie. Et que les manifestant·es du week-end contre les « réformes » du premier ministre n’ont pas oublié, comme l’a rappelé le faux sous-marin gonflable apparu à plusieurs reprises dans les cortèges.
L’enquête sur le dossier 3 000, appelé aussi « affaire des sous-marins allemands », a été formellement ouverte en février 2017, sur ordre du procureur de l’État Shai Nitzan. Mais ses racines remontent à 2007, lorsque Nétanyahou, redevenu chef de l’opposition après un premier passage au pouvoir, a acheté pour 600 000 dollars 1,6 % du capital de l’entreprise métallurgique texane Seadrift Coke, alors dirigée par son cousin Nathan Milikowsky (mort en 2021).
Première bizarrerie, Nétanyahou a bénéficié d’un prix d’ami, bien inférieur à la valeur réelle des actions : lors de la revente des parts à son cousin, trois ans plus tard, il a réalisé, grâce à cette faveur, une plus-value de 700 %. Entre-temps, il est redevenu premier ministre et Seadrift Coke a été acheté par la firme GrafTech International, détenue par son cousin. Basée dans l’Ohio, GrafTech International était un fournisseur régulier du chantier naval allemand ThyssenKrupp, qui venait de livrer à la marine israélienne ses trois premiers sous-marins de haute technologie.
Trois autres sous-marins du même type compléteront la flottille entre 2012 et 2019. Ces six submersibles capables de lancer des missiles de croisière à ogive nucléaire ou de débarquer discrètement sur un rivage ennemi un commando de dix membres des forces spéciales sont au cœur d’un scandale multiforme mais à bas bruit, qui a abouti en décembre 2022 à la condamnation d’un ancien ministre de la science et de la technologie à sept mois de travail communautaire. Un scandale dont les étapes ont jalonné, une décennie durant, les mandats successifs de « Bibi ». Sans, pour l’heure, l’atteindre directement.
Une seule chose est claire dans ce dossier : Nétanyahou a porté pendant des années un intérêt particulier aux activités de ThyssenKrupp et à ses relations avec Israël. À peine revenu au pouvoir, en 2009, il charge ainsi son avocat et confident David Shimron, qui est, lui aussi, son cousin, d’organiser le remplacement de Yeshayahu Barkat. Ce dernier représentait depuis 25 ans l’entreprise allemande en Israël.
Grâce à l’intervention de Shimron, c’est Michael « Miki » Ganor, un homme d’affaires proche du pouvoir israélien, qui est choisi par la direction de ThyssenKrupp. En 2014, lorsque le ministère israélien de la défense lance un appel d’offres pour l’achat de patrouilleurs chargés de surveiller les exploitations de gaz offshore en Méditerranée, seuls des chantiers navals sud-coréen, italien et espagnol sont candidats. Nétanyahou, soutenu par le Conseil national de sécurité, impose alors la fermeture de l’appel d’offres. Un an plus tard, quatre patrouilleurs sont commandés à ThyssenKrupp. Prix : 430 millions d’euros.
En octobre 2016, un nouveau projet d’achat direct, sans appel d’offres, de trois sous-marins est adopté par le cabinet de sécurité. Entre-temps, une autre vente de sous-marins, celle-ci à la marine égyptienne, va attirer l’attention des services de renseignement, de plusieurs responsables militaires et de certains magistrats. Des informations en provenance du Caire, en 2015, indiquent que l’Égypte recevra dans quelques mois le premier de quatre sous-marins fabriqués par ThyssenKrupp.
Au ministère israélien de la défense, la surprise est de taille. En vertu d’un accord non écrit, il est en effet convenu entre les gouvernements allemand et israélien que le premier consultera le second et sollicitera même son feu vert avant de vendre des armes ou de la technologie militaire à un pays arabe. Ni le Mossad, ni les Renseignements militaires, ni l’état-major de l’armée, ni le ministère de la défense n’ont pourtant été consultés sur une décision de si haute importance stratégique : la mise à la disposition d’un pays arabe – certes en paix avec Israël, mais pour combien de temps ? – d’une arme équivalente à celles dont dispose l’armée israélienne.
Envoyé en Allemagne, un haut fonctionnaire du ministère revient avec une information explosive livrée par les collaborateurs d’Angela Merkel : Benyamin Nétanyahou a bien été consulté et c’est lui qui a donné son feu vert. « Ceux qui devaient savoir savaient », répondra alors Nétanyahou aux ministres et aux journalistes qui l’interrogent. En laissant entendre que le procureur général Avichaï Mandelblit et l’ancien conseiller à la sécurité nationale savaient. Ce que les deux nient. « La version de Nétanyahou n’a aucun sens,observe alors de son côté Tamir Pardo, patron du Mossad au moment des faits. Je ne crois pas qu’il puisse exister un secret qui doive être caché à la fois au chef d’état-major de l’armée, au ministre de la défense et au patron du Mossad. »
Ajoutée aux suspicions accumulées depuis plusieurs années sur les marchés conclus avec ThyssenKrupp, cette affaire des sous-marins égyptiens va inciter le procureur de l’État Shai Nitzan à ouvrir, le 27 février 2017, une information qui deviendra le dossier 3 000. Dans le cadre de cette investigation et à la suite des informations recueillies, le procureur général décide, fin 2019, d’inculper sept personnes, dont David Shimron, Michael Ganor, l’ancien chef d’état-major de la marine Eliezer Marom, l’ancien chef de cabinet de Nétanyahou David Sheran et l’ancien chef adjoint du Conseil de sécurité Ariel Bar-Yosef.
« En raison de son rôle central dans cette affaire, de ses liens financiers désormais établis avec son cousin Milikowsky, Nétanyahou aurait dû être interrogé, notamment sur ses conflits d’intérêts et sur sa conduite déraisonnable dans l’épisode des sous-marins égyptiens, qui pose un véritable problème de sécurité de l’État », estimait alors l’ancien procureur adjoint Yehuda Sheffer. Le temps est venu, estime aujourd’hui Haaretz, d’établir une commission indépendante chargée de contrôler les achats d’armes du ministère de la défense. Mais il est peut-être trop tard.
« Lorsque Nétanyahou et sa bande ont menacé les enquêteurs qui travaillaient sur les dossiers de corruption du premier ministre, nous avons pensé qu’ils n’agiraient pas de la même manière avec les procureurs,raconte un magistrat. Lorsqu’ils ont menacé les procureurs, en particulier le procureur principal chargé de ces dossiers, et le procureur général, nous avons espéré que les menaces ne s’étendraient pas aux juges. Maintenant, la plus haute cour du pays est directement menacée. Aucun chef d’un gang du crime organisé n’avait jusque-là osé menacer le président et les juges de la Cour suprême. Il y a des normes de base qu’on ne viole pas. Sauf quand on est le premier ministre de notre gouvernement, ou le ministre de la justice, ou n’importe quel membre de sa bande. »
Alors qu’Israël est depuis huit mois en proie à une crise historique, l’espoir d’une paix entre Israélien·nes et Palestinien·nes, trente ans après l’assassinat de Yitzhak Rabin, est à l’agonie. Les ennemis de la coexistence paisible entre les deux peuples, qui ont nourri en 1994 le discours fanatique de l’assassin du premier ministre, sont au pouvoir en Israël. Avec l’intention de mettre en place une justice à leurs ordres. Ils projettent aussi de doubler le nombre de colons en Cisjordanie, qu’ils entendent annexer et vider de ses habitant·es.
Côté palestinien, face à un présent insupportable et à un avenir désespérant, les jeunes sont de plus en plus nombreux à croire, de nouveau, que la lutte armée est la seule voie vers la dignité et la liberté. Parmi les Israélien·nes, le gouffre n’a jamais été aussi béant entre celles et ceux qui croient encore pouvoir vivre en paix avec leurs voisins et ceux qui ne reculent pas devant les pogroms pour pousser, une nouvelle fois, les Palestinien·nes à l’exil.
En partant de sa propre histoire familiale, Asaf Hanuka tente de faire face à celle de son pays, et déconstruit le discours nationaliste israélien jusqu’à refonder une mythologie. Les souvenirs lointains, images, paroles ou non-dits enfouis dans les tréfonds de la mémoire créent avec cette bande dessinée de merveilleuses pages, parfois intrigantes.
Tout commence avec la couverture. Le titre, Le Juif arabe, utilise une expression devenue presque un oxymore dans l’Israël d’aujourd’hui. « Cela renvoie à un moment de l’histoire où les juifs provenant d’une culture arabe ont dû faire un choix, à cause de la construction de l’identité nationale. Cette complexité ne pouvait plus exister. Et dans la façon dont on raconte notre récit national, on a tendance à effacer l’identité des juifs arabes » dit l’auteur, Asaf Hanuka.
Et si le titre suggère un personnage, l’image en montre deux : un homme et un petit garçon. L’aîné est en tunique et en fez, narguilé à main gauche — l’Arabe ? Sur l’une de ses jambes, le plus jeune, sage, les mains sur les genoux, casquette à l’européenne sur la tête — le juif ? Ou l’inverse ? Ou un peu des deux — ou alternativement ? Le livre entier repose sur ces renversements, entremêlements, ces nœuds gordiens que les nationalismes et les frontières ont démêlés à coup de hache.
DE LA PALESTINE DE 1929 AU TEL-AVIV DE 2001
Au commencement, tout semble simple. La planche gauche est en noir et blanc, la droite en couleur, chaque côté rapportant le récit familial à deux générations d’écart. Le noir et blanc ne représente pas le passé le plus lointain, mais au contraire un quotidien très proche, celui de l’auteur qui rentre au pays en 2001 après avoir étudié à Paris. Asaf Hanuka ne se sent à sa place ni en Europe ni en Israël, et se demande bien ce qu’il va pouvoir faire de sa vie. Et c’est bel et bien un passé plus lointain qui est reconstitué en couleurs riches : la Palestine de 1929.
Au-delà du récit familial et du questionnement identitaire, le livre raconte l’histoire d’une filiation. Qui est le fils ? Qui est le père ? Qui est l’enfant naturel, qui est l’adopté ? Les uns et les autres alternent les rôles. Le père d’Asaf est d’abord bavard. Il perd ensuite l’usage de la parole, et c’est le fils qui se trouve contraint à trouver les mots et partir à Tibériade, là d’où vient sa famille. En parallèle se déroule l’histoire d’un autre père et d’un autre fils, ceux en couverture de la bande dessinée, comme si celle-ci constituait la première case de l’ouvrage.
Abraham Yeshoua est un commerçant juif de Tibériade. Il a recueilli le second, un orphelin arabe, qui se donne le nom de Ben Tsion — fils de Sion — et veut rejoindre la Haganah. Alors qu’il faisaient la route de nuit, ils tombent dans une embuscade. Le père adoptif sauve la vie de son fils. Et quelques pages plus tard, c’est le fils qui sauve la vie du père. Pourtant, un parent d’Asaf lui explique que lors de la grande révolte arabe de 1936, le fils adopté tua le père adoptif…
Et la bande dessinée retrouve les rails de son double récit. Cette virtuosité narrative est le fruit d’un long travail sur le récit de soi, avec la bande dessinée Le Réaliste, sortie dans les années 2010.
C’était un journal autobiographique, où j’ai publié une page, une fois par semaine, pendant dix ans. Un laboratoire d’où j’ai tiré nombre de conclusions, comme celle qui m’a fait réaliser que j’étais moins intéressé par l’esthétique du dessin que de développer une approche personnelle de la narration. Pour Le Réaliste, le thème du questionnement de l’identité revenait beaucoup, et j’ai décidé d’aller plus en profondeur avec ce livre. J’espère avoir trouvé une réponse, même si je n’en suis pas si sûr.
1929 comme 2001 ne sont pas des années anodines. Elles correspondent toutes deux à des soulèvements palestiniens, l’un à l’époque du mandat britannique, l’autre contre l’occupation israélienne — la seconde intifada. Les deux dates sont aussi celles d’une arrivée. Asaf Hanuka débarque à Tel-Aviv en 2001, tandis que son grand-père Saül s’est installé à Tibériade en 1922, après un voyage à dos d’âne en provenance du Kurdistan irakien. Sa famille a participé à la révolte que le clan des Barzani mène depuis le XIXe siècle, d’abord contre l’empire ottoman, puis contre les Britanniques, dans cette région montagneuse, refuge de nombreuses communautés, sectes soufies, chrétiens orientaux… et juifs.
LA POSSIBILITÉ D’UNE RÉCONCILIATION
Le récit prend alors une nouvelle dimension. Asaf Hanuka veut d’abord écrire une charge contre le sionisme, mais se trouve contredit par son père, et revient à son questionnement identitaire. Le récit du passé prend une allure d’épopée, racontant l’histoire de Saül, jeune homme aux yeux bleus qui se marie avec la fille d’Abraham, Léah, après une cérémonie durant laquelle l’époux danse avec une bougie sur la tête sans la faire tomber. Le couple ne parvient pas à avoir d’enfants. Au bout de quelques années, les rabbins lui expliquent qu’il peut prendre une seconde femme, mais le jeune homme s’obstine. Et après maintes péripéties, Léah tombe enceinte.
La légende en couleurs se poursuit, et l’auteur enquête sur Ben-Tsion, l’enfant arabe adopté par Abraham, qui se nomme en réalité Saïd. La grande révolte palestinienne de 1936 commence. Saïd/Ben-Tsion est tiraillé entre ses deux familles. Est-il celui qui a tué son père adoptif ? L’auteur, dans une conclusion haletante où se produisent, une fois de plus, des retournements mêlant passé et présent, choisit une réponse. « Plutôt qu’une autobiographie, il s’agit d’une autofiction. Notre famille a plusieurs interprétations de cette histoire, et je n’en connaîtrai jamais le fin mot. Je propose donc une version », tranche Asaf Hanuka.
En explorant le passé et en refondant une « mythologie familiale », selon l’expression de l’auteur, il montre que le présent, aussi bien d’Israël et de la Palestine que de sa propre famille, pourrait être autre, et laisse entrevoir la possibilité d’une réconciliation, en mélangeant à nouveau ce qui fut séparé. Dans les temps actuels, avec à la tête du pays un gouvernement composé de suprémacistes juifs, c’est un message salutaire.
Benyamin Netanyahou annonçait dans une lettre adressée au roi Mohamed VI « la décision de l’État d’Israël de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le territoire du Sahara occidental ». Tel-Aviv envisage également l’ouverture d’un consulat à Dakhla, ville située sur la partie du territoire contrôlée par Rabat et revendiquée par les indépendantistes du Front Polisario depuis 1973. La déclaration intervient dans un contexte de normalisation des rapports entre le Maroc et Israël, formalisé avec les accords d’Abraham en 2020. En 2022, Olivier Pironet rappelait que « cette stratégie d’implantation régionale n’est pas une nouveauté. Elle s’inscrit dans le sillage de la “doctrine de la périphérie” (…) et mise en œuvre dans les années 1950 par le premier ministre d’Israël David Ben Gourion. Selon cette doctrine, Tel-Aviv devait chercher à forger des alliances avec les États situés aux marges du conflit israélo-arabe (...) afin de briser l’isolement régional d’Israël. »
Benyamin Netanyahou annonçait dans une lettre adressée au roi Mohamed VI « la décision de l’État d’Israël de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le territoire du Sahara occidental ». Tel-Aviv envisage également l’ouverture d’un consulat à Dakhla, ville située sur la partie du territoire contrôlée par Rabat et revendiquée par les indépendantistes du Front Polisario depuis 1973. La déclaration intervient dans un contexte de normalisation des rapports entre le Maroc et Israël, formalisé avec les accords d’Abraham en 2020. En 2022, Olivier Pironet rappelait que « cette stratégie d’implantation régionale n’est pas une nouveauté. Elle s’inscrit dans le sillage de la “doctrine de la périphérie” (…) et mise en œuvre dans les années 1950 par le premier ministre d’Israël David Ben Gourion. Selon cette doctrine, Tel-Aviv devait chercher à forger des alliances avec les États situés aux marges du conflit israélo-arabe (...) afin de briser l’isolement régional d’Israël. »
Dans la foulée des accords signés entre Tel-Aviv et plusieurs États arabes, Israël et le Maroc ont normalisé leurs relations en décembre 2020. Les deux pays, qui cultivent depuis longtemps des liens de proximité, se sont notamment engagés dans la voie d’une étroite coopération militaire. Au risque de semer les germes de la division au Maghreb, où Alger et Tunis s’inquiètent de voir les Israéliens avancer leurs pions.
«Je tiens à remercier le roi Mohammed VI du Maroc d’avoir pris cette décision historique. » Ce 10 décembre 2020, M. Benyamin Netanyahou, alors premier ministre d’Israël, ne cache pas sa satisfaction lorsqu’il annonce dans une allocution télévisée un accord de normalisation entre son pays et le royaume chérifien. Conclu par l’entremise du président américain sortant Donald Trump, ce pacte a pour contrepartie la reconnaissance par Washington de la « marocanité » du Sahara occidental (1). Après des décennies d’échanges discrets entre Israël et le Maroc, principalement dans les domaines sécuritaire, commercial et touristique, le palais dévoile au grand jour ce qui était devenu un secret de polichinelle, notamment auprès de son opinion publique, largement opposée à la normalisation avec Tel-Aviv (à l’instar des populations algérienne et tunisienne). Il emboîte ainsi le pas aux Émirats arabes unis, à Bahreïn et au Soudan, qui ont signé en septembre et octobre 2020, sous l’égide de la Maison Blanche, les accords Abraham scellant la reconnaissance d’Israël par trois nouveaux pays arabes (après l’Égypte en 1978 et la Jordanie en 1994), au grand dam des Palestiniens, dont le régime israélien occupe les territoires depuis plus d’un demi-siècle.
Les autorités algériennes et tunisiennes, sans relations diplomatiques avec Israël, ne tardent pas à réagir. Au lendemain de l’officialisation du pacte israélo-marocain, le chef du gouvernement Abdelaziz Djerad déclare que l’Algérie est « visée » et dénonce l’« arrivée de l’entité sioniste à [ses] frontières ». Soutien traditionnel des indépendantistes du Front Polisario, Alger souligne également que « le conflit du Sahara occidental est une question de décolonisation qui ne peut être résolue qu’à travers l’application du droit international ». De son côté, la Tunisie, dont le président Kaïs Saïed a qualifié à plusieurs reprises de « trahison » toute normalisation avec Tel-Aviv, fait savoir par la voix du premier ministre Hichem Mechichi (2020-2021) que celle-ci « n’est pas à l’ordre du jour », coupant court aux rumeurs d’un rapprochement possible des deux capitales alimentées par les affirmations — perçues comme des pressions — de M. Trump (2).
L’alliance entre Tel-Aviv et Rabat a pris une dimension supplémentaire avec la signature d’un partenariat stratégique sans précédent
Un an après sa consécration, l’alliance entre Israël et le Maroc a pris une dimension supplémentaire avec la signature d’un partenariat stratégique sans précédent. Le 24 novembre dernier, à Rabat, le ministre de la défense israélien Benny Gantz et son homologue Abdellatif Loudiyi ont ratifié un mémorandum d’entente militaire présenté comme le premier du genre entre Tel-Aviv et un pays arabe. Cet accord-cadre couvre, entre autres, l’échange d’expertise en matière de renseignement, le transfert technologique, la vente d’armements, le renforcement des relations sécuritaires (notamment au travers d’exercices conjoints entre les deux armées), ainsi que la coopération dans le secteur de l’industrie de défense (avec l’installation dans le royaume de deux usines de drones kamikazes sous supervision israélienne) et celui du matériel de cybersurveillance (comme Pegasus). Selon certaines sources (3), le protocole prévoit également l’ouverture d’une base militaire commune dans la province de Nador, à proximité de l’Algérie. Enfin, un consulat israélien, susceptible d’abriter des activités d’espionnage contre le voisin maghrébin dont les liens avec l’Iran, ennemi juré d’Israël et brouillé avec le Maroc depuis 2018, se sont resserrés ces derniers mois (4), devrait bientôt voir le jour à Oujda, située à la frontière algéro-marocaine. De quoi raviver les tensions entre Alger et Rabat (lire Lakhdar Benchiba et Omar-Lotfi Lahlou, « Bras de fer entre le Maroc et l’Algérie », réédité page 70).
En parallèle, Tel-Aviv multiplie les appels du pied à la Tunisie. Dans un entretien au site émirati Eremnews (18 octobre 2021), M. Issawi Frej, le ministre de la coopération régionale israélien, estime ainsi qu’elle aurait toute sa place aux côtés d’Israël « dans le cadre d’une nouvelle union régionale et proche-orientale ». Plus récemment, l’influent quotidien The Jerusalem Post révélait que le « gouvernement israélien, soucieux d’élargir le cercle de la normalisation arabe », réfléchit aux « opportunités de tisser des liens avec la Tunisie », en participant notamment à des « événements internationaux sans drapeau » (5). Pour l’heure, Tel-Aviv trouve porte close du côté de Tunis, où l’on conditionne tout rapprochement diplomatique à la résolution du conflit israélo-palestinien. Mais cette « opération séduction », ajoutée au partenariat établi avec Rabat, illustre la volonté israélienne d’accroître la pression sur l’Algérie. Considérée par Israël « comme un État pivot au Maghreb », selon le politologue jordanien Walid Abdel Hay, celle-ci « constitue une entrave à ses visées dans la région (…), ce qui explique ses tentatives d’employer le Maroc pour [l’]affaiblir » (6).
Cette stratégie d’implantation régionale n’est pas une nouveauté. Elle s’inscrit dans le sillage de la « doctrine de la périphérie », conçue par Reuven Shiloah, le fondateur du Mossad (le service d’espionnage israélien), et mise en œuvre dans les années 1950 par le premier ministre d’Israël David Ben Gourion. Selon cette doctrine, Tel-Aviv devait chercher à forger des alliances avec les États situés aux marges du conflit israélo-arabe — ce qui fut fait avec l’Iran du chah Mohammad Reza mais aussi avec la Turquie, l’Éthiopie et le Ghana (premier pays africain à reconnaître Israël en 1959) —, afin de contrer l’influence de l’Égypte de Gamal Abdel Nasser et de la Syrie, fers de lance du combat contre l’« impérialisme sioniste », et de briser l’isolement régional d’Israël. C’est pourquoi les Israéliens se tournèrent vers les pays du Maghreb, en particulier le Maroc et la Tunisie : Rabat et Tunis offraient à leurs yeux un visage moins « radical » parmi les membres de la Ligue arabe en raison de leur défiance envers Nasser et de leur pondération vis-à-vis des Occidentaux.
Dès l’indépendance du royaume chérifien (1956), des liens étroits, maintenus dans l’ombre, furent noués entre Tel-Aviv et les responsables marocains. Ils permirent de faciliter l’exfiltration puis l’émigration massive des Juifs du royaume vers Israël dans les années 1960, mais surtout d’engager les deux capitales sur la voie de la coopération militaire. En 1963, un pacte concernant la formation des forces de sécurité du palais fut conclu avec le Mossad, et les Israéliens livrèrent également une centaine de chars au Maroc, au milieu des années 1970, pour lutter contre le Front Polisario. Sous le règne de Hassan II (1961-1999), ces relations connurent un « âge d’or » (7) qui se prolongea sur le plan diplomatique par l’ouverture de bureaux de liaison respectifs en 1994 — Tunis suivra deux ans plus tard —, à la faveur des accords de « paix » signés entre Israéliens et Palestiniens l’année précédente. Les bureaux ont été fermés au début de la deuxième Intifada en Palestine (2000-2005), mais la collaboration sécuritaire s’est poursuivie à bas bruit. Le partenariat ratifié en novembre entendait graver dans le marbre ces liens privilégiés, qui ont résisté aux aléas géopolitiques.
Malgré la « diplomatie des coulisses » mise en place par Israël avec les dirigeants nationalistes tunisiens à partir de 1952, quatre ans avant l’indépendance de la Tunisie, les rapports entre Tunis et Tel-Aviv n’ont jamais atteint le degré des relations israélo-marocaines. Le président Habib Bourguiba (1957-1987) fit preuve, certes, d’un certain pragmatisme en prônant une solution négociée avec Israël pour mettre fin au conflit israélo-palestinien, mais il a toujours refusé, au nom de la solidarité arabe, d’entretenir des liens officiels avec les Israéliens. En 1982, la Tunisie alla même jusqu’à accueillir sur son sol le siège de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ciblé en 1985 par un bombardement de l’aviation israélienne qui fit près de soixante-dix morts parmi les Palestiniens et les Tunisiens. Hormis la parenthèse de 1996-2000, qui a vu l’établissement de bureaux de représentation mutuels, et des accords tacites dans le domaine du tourisme — dont le ministre René Trabelsi (2018-2020), de confession juive, s’est dit opposé à la normalisation avec Israël —, les relations avec Tel-Aviv sont restées quasiment au point mort. Et la Tunisie est à ce jour le seul pays à évoquer en préambule de sa Constitution, adoptée en 2014, la « juste cause [du] mouvement de libération de la Palestine ».
En Algérie, les dirigeants successifs et la population identifient la lutte des Palestiniens au combat anticolonial contre les Français
Une cause portée également haut et fort par les Algériens depuis des décennies. L’Algérie, dont les dirigeants successifs et la population identifient la lutte des Palestiniens au combat anticolonial contre les Français, fait partie des pays à la pointe du « front du refus » contre Israël, en particulier sur le plan diplomatique. Dernier exemple en date : la campagne menée par Alger, aux côtés de plusieurs capitales parmi lesquelles Pretoria, Tunis et Nouakchott, contre l’adhésion de l’État israélien à l’Union africaine (UA). En juillet dernier, la Commission de l’organisation régionale a décidé — sans aucune consultation collective — d’accorder à Israël le statut d’observateur. Soutenus par Téhéran, les Algériens déplorent une décision « dangereuse » susceptible d’entraîner un risque de « division des pays africains ». Mise en débat auprès du conseil exécutif de l’UA, la question sera tranchée en février 2022. Israël, qui a reçu l’appui du Maroc, a déjà pris part à la bataille médiatique. Lors de sa visite dans le royaume chérifien en août 2021, où il a notamment signé un contrat de forage pétrolier au large du Sahara occidental, le chef de la diplomatie israélienne Yaïr Lapid a exprimé ses « inquiétudes au sujet du rôle joué par l’Algérie dans la région, de son rapprochement avec l’Iran et de la campagne qu’elle a menée contre l’admission d’Israël » au sein de l’UA. « Jamais, depuis 1948, un membre d’un gouvernement israélien n’a été entendu proférer des menaces contre un pays arabe à partir d’un territoire d’un autre pays arabe », lui a répondu quelques jours plus tard son homologue algérien Ramtane Lamamra.
Olivier Pironet
(1) Cette décision n’a pas été remise en cause par le successeur de M. Trump, M. Joseph Biden.
(2) Le 15 septembre 2020, il avait évoqué « cinq ou six autres pays arabes » prêts à rejoindre les accords Abraham.
(3) Cf. La Quotidienne, 17 novembre 2021, et Tout sur l’Algérie (TSA), 24 novembre 2021.
(7) En septembre 1965, le roi remit même au Mossad les enregistrements de la réunion secrète que venaient de tenir les dirigeants arabes à Casablanca pour évaluer leurs forces. Ils permirent à Israël de préparer la guerre des six jours (juin 1967).
Le festival Ciné-Palestine (FCP) 2023 qui s’est tenu au mois de juin a proposé au public une riche programmation intitulée « Sur cette terre », qui porte un regard critique sur l’accaparement colonial de la terre et du prétexte écologique, explorant à la fois les nombreux sens du mot et les différents moyens de lutter par l’image.
Extrait de Foragers, de Joumana Manna (2022)
Depuis 2015, le festival Ciné-Palestine, dont Orient XXI est partenaire, donne à voir des pépites du cinéma palestinien. Porté par une équipe de bénévoles, il se tient chaque année à Paris, en Île-de-France et depuis deux ans à Marseille. Un évènement nomade donc, qui fait la part belle aux expérimentations cinématographiques contemporaines, mais aussi aux archives, aux classiques, aux documentaires et à des formes hybrides qui font dialoguer les narrations par l’image. Un rendez-vous incontournable qui se déploie dans des cinémas, des prisons, des salles associatives et en plein air, organisant des ciné-clubs et un concours… Un festival en perpétuelle évolution, qui s’invente et se réinvente en gardant son cap, celui de la promotion de la vitalité du cinéma palestinien, de la qualité et de la diversité de ses œuvres audiovisuelles.
La thématique de cette année, « Sur cette terre », a été riche en réflexions : confrontant écologie et colonisation, les films programmés, chacun à leur manière, ont éclairé d’un regard sans concession les enjeux environnementaux de l’accaparement des terres. Parce que tout ce qui pousse sur cette terre est vivant, et interagit dans un écosystème écologique, économique et culturel que la colonisation détruit, parce que le green washing, in fine, sert l’agriculture industrielle et que la plus petite graine peut porter en elle le germe de la résistance, cette thématique a mis en lumière les liens profonds qui unissent la nature et la lutte pour la liberté.
De la Journée de la terre à Google Earth en passant par les plantes sauvages, la souveraineté alimentaire et les catastrophes climatiques, le festival a donné à voir et à entendre les multiples sens que revêt, en Palestine, le mot « terre » et les combats qu’il évoque, mais aussi les multiples façons dont les cinéastes s’en emparent.
MANGER, C’EST (DÉJÀ) RÉSISTER
La programmation souligne l’imbrication des injustices sociales et climatiques, des destructions écologiques et politiques, et dénonce les arguments scientifiques d’un système colonial qui s’érige en « défenseur de la nature » pour mieux priver les habitant·es de leurs terres. Ainsi Foragers, de Joumana Manna (2022), présenté à Paris et à Marseille, fait le portrait de glaneurs et glaneuses palestinien·nes confronté·es à la violence de l’autorité israélienne des parcs et de la nature. Ici, les codes de la fiction permettent d’illustrer le récit documentaire glaçant de la manière dont les gardiens persécutent celles et ceux qui, par leurs cueillettes, entretiennent le paysage et les traditions culinaires. Récoltes, courses-poursuites dans les collines, confiscations, arrestations, interrogatoires, jugements, amendes, ici, le cycle qui va de la terre à l’assiette est semé d’embûches et manger devient résistance. Et parce que le réel est impossible à filmer, Joumana Manna le met en scène avec une grande subtilité, au point que le public est surpris de voir défiler à la fin un générique mentionnant des acteurs. Le recours à la fiction permet de souligner l’absurdité d’une puissance coloniale menacée par des cueilleurs d’akoub et de zaatar, la fragilité des arguments officiels et l’acharnement des autorités…
VIOLENCE COLONIALE SOUS COUVERT D’ÉCOLOGIE
Se cacher pour glaner, se cacher pour filmer, contourner les interdits, résister : Foragers est un film où le fond et la forme se font écho pour mieux raconter l’hypocrisie d’une violence coloniale qui s’exerce sous couvert d’écologie et dénoncer un système vicieux et implacable où la protection du vivant devient prétexte à sa destruction1
Parce que les images sont interdites, menacées par l’autorité ou menaçantes pour les protagonistes, la fiction devient ici l’outil du documentaire. Ailleurs, les cinéastes ont recours aux archives par exemple, à l’instar de Yom al-Ard, court-métrage de Monica Mauer (2019), monté à partir de séquences tournées en 1981 à l’occasion de la cinquième Journée de la terre. Projeté en amont de Foragers, il revient sur cette mobilisation particulière, où une fois encore, la portée symbolique de la terre infuse toutes les luttes.
« CONTOURNER LES IMPOSSIBLES »
Les images dessinées et l’animation font également partie de ces moyens dont s’emparent les cinéastes privé·es de caméra pour dire la réalité. C’est le cas d’Amer Shomali et Paul Cowan, coréalisateurs du film Les 18 fugitives (2014), qui raconte, en faisant appel au dessin et à la pâte à modeler, aux reconstitutions et aux entretiens, l’histoire vraie des vaches de Beit Sahour et de celles et ceux qui se sont battus pour leur autonomie alimentaire.
D’autres utilisent des images quotidiennes et pourtant lourdes de sens : celles des téléphones, de la télévision, de vidéos, des caméras de surveillance ou des satellites. Dans le très beau court-métrage expérimental Your father was born 100 years old, and so was the Nakba (2017), de Razan Al-Salah, une grand-mère revisite les lieux de son enfance par le seul moyen qui lui soit possible : le Google Maps street view de Haïfa. C’est la voix off qui raconte : à la place de ce rond-point, il y avait un puits. C’est la voix off qui s’adresse aux silhouettes immobiles des touristes, qui cherche dans la foule des visages connus, qui fait le récit : être privé·e d’images, c’est aussi être coupé·e des siens et de leur mémoire. Mais c’est surtout trouver des moyens de montrer malgré tout, de s’exprimer au-delà des interdits, de contourner les impossibles pour raconter une terre confisquée, menacée, malmenée par un système colonial qui prive de nature et d’images un peuple qui résiste.
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