A l’aube de ce nouveau jour, dans la douce quiétude de mes lieux, j’ai rendez-vous avec une nouvelle page.
L’idée première qui me vient, est d’aller ce jour vers un sujet léger. En cela, je tiens compte des remarques de l’un des miens.
Il ne manifeste pas de désaccords de fond quand à la manière dont j’aborde divers sujets.
Mais il trouve, qu’au matin, par trop souvent, je plombe l’ambiance.
Alors, me suis-je dit, allons, en cette belle journée qui s’annonce, vers un peu de légèreté.
C’est ainsi que je musarde sur le fil d’actualité du réseau.
Question de légèreté, il me faudrait faire grande abstraction d’une actualité, elle, plutôt lourde, voire pesante.
A moins de trouver refuge dans une forme d’indifférence nombriliste, c’est raté pour ce qui est de ma première intention primesautière.
Elles et ils étaient, selon les rares médias à traiter l’évènement, quelques 750 femmes, hommes et enfants, entassé-e-s sur une coque de noix.
Au large des côtes de Grèce, cette embarcation de fortune, a chaviré.
Les secours sont parvenus à porter assistance à quelques 150 naufragé-e-s.
Les autres sont port-é-e-s disparu-e-s….
Très vraisemblablement noyé-e-s.
Leurs morts ne doit strictement rien à une quelconque fatalité.
L’enchaînement infernal des causes de cette nouvelle hécatombe est bien là pour signifier que rien, au départ, ne peut être ignoré des causalités.
Cependant, dans le monde égotique des petits blancs, domine une indifférence de tous les instants.
Pendant que sur les flots de la même mer, croisent de gigantesques navires de croisière, s’agitent des amateurs de paddles et de jets-skis, d’autres passent de vie à trépas, dans un quasi anonymat.
ENGLOUTI-E-S.
Ils payent le prix fort d’une addition qui n’est pas la leur.
Leurs contrées d’origine sont la proie de phénomènes parfaitement identifiés.
Dévastation écologique, destructuration totale de leurs modes de vie pour cause de mondialisation néo-libérale, guerres qui font la fortune des trafiquants d’armes privés et étatiques, pillages en règles des matières premières.
Pour que le monde des petits blancs puisse consommer à l’envi,
LA condition est que se maintienne un ordre aussi inégal que profondément injuste.
Toujours dans le même temps de cette actualité galopante, un média local, nous donne à apprendre, que le parc automobile des véhicules sans permis, s’élève en Corse à quelques 5000 unités. Le prix moyen de ces engins étant de 12000 euros.
Advient-il aux acheteurs et utilisateurs de ces gadgets, que leurs engins engloutissent des matières premières dont leur pays ne dispose absolument pas ?
A l’évidence sûrement pas. Seule une frénésie démente les anime.
La même qui les conduit sans vergogne, a consommer les téléphones cellulaires derniers cris, sans se préoccuper une seconde, de l’origine des matériaux qui les composent.
Et l’on peut tout autant évoquer ces modes vestimentaires aux prix exorbitants, dont la production mobilise des petites mains, qui elles, outre les ravages en matière d’environnement, sont férocement exploitées.
Alors non, ce matin, je ne peux me résoudre à une quelconque légèreté. Et si tel était le cas, alors serait aussi engloutie cette conscience aiguë qui me permet de ne pas sombrer à mon tour dans les flots putrides de l’indifférence.
Je ne peux me résoudre non plus à camper dans une confortable posture d’indigné se donnant bonne conscience.
A la violence de ce système, les palinodies bêlantes de tous les faux-culs, ne valent guère mieux que les déjections immondes de l’extrême droite.
Avec les modestes moyens qui sont les miens, j’écris pour lutter.
C’est ça, ou être englouti sous les flots de ce maelstrom qui broie impitoyablement des vies pour que perdure la domination du monde des petits blancs.
Oeuvre Zor
SERGE VANDEPOORTE
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EXIL
Oeuvre Zor
Tunisie : trois morts et au moins 12 disparus dans le naufrage de trois bateaux de migrants
Trois embarcations de migrants ont fait naufrage au large de la Tunisie, a déclaré jeudi un magistrat du tribunal de Sfax. Le bilan est pour l'instant de trois morts et au moins 12 disparus, et 152 personnes ont pu être secourues.
Le naufrage de trois bateaux de migrants a fait trois morts et au moins 12 disparus au large de la Tunisie, a déclaré jeudi 22 juin un magistrat du tribunal de Sfax. La garde-côtes a secouru 152 autres personnes au large de Sfax, a ajouté le juge Faouzi Masmoudi.
600 migrants vont mourir à bord de ce navire surchargé
Le sous-marin d'OceanGate parti explorer l'épave du Titanic (Photo by Ocean Gate / Handout/Anadolu Agency via Getty Images)
Des voix s'élèvent pour pointer du doigt l'aide déployée pour retrouver le sous-marin, contrastant avec l'absence d'aide fournie aux migrants en détresse en Méditerranée.
5 personnes sont mortes
Un navire français équipé d'un robot sous-marin dérouté spécialement sur place, des avions des gardes côtes américains, deux avions canadiens... Le compte à rebours était lancé pour tenter retrouver le sous-marin parti explorer l'épave du Titanic avec cinq personnes à son bord, et alors que les réserves d'oxygène à bord arrivaient à épuisement jeudi 22 juin vers 11 heures… mais elles étaient mortes bien avant.
Des moyens colossaux ont été déployés pour tenter de retrouver le sous-marin et de sauver les cinq passagers dont trois touristes ayant dépensé 250000 dollars chacun (229000 euros environ)… le prix d’une maison, mais c’est rien pour des milliardaires.
Indignation du PCF à Laurent Berger
Une course contre la montre qui suscite une large couverture médiatique et qui intrigue. Mais les moyens mis en oeuvre font grincer des dents plusieurs observateurs, de Laurent Berger au PCF en passant par David Cormand, député européen EELV.
Un contraste saisissant avec l'aide envoyée
en Méditerranée
"C'est normal d'essayer de sauver les personnes dans ce sous-marin. Mais quand on voit que notre société est en capacité de mettre des moyens techniques impressionnants, pour sauver dans l'urgence ce sous-marin, alors qu'à côté de chez nous, en Méditerranée, des centaines de personnes meurent parce qu'on ne leur vient pas en aide c'est terrible", déplore le député européen David Cormand en écho notamment au déploiement spéciale du robot "Victor 6000", qui appartient à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), un établissement public à caractère industriel et commercial sous la tutelle du ministère de la Transition écologique et du ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation.
On estime que plus de 1000 personnes ont perdu la vie en mer Méditerranée depuis le début de l'année, dont au moins 600 la semaine dernière lors de naufrages d'embarcations.
"Il y a une déshumanisation des réfugiés
qui ne sont plus que des chiffres"
"Ces morts en Méditerranée, ce n'est pas parce qu'on ne leur vient pas en aide, c'est pire, c'est parce qu'on organise leur non secours, avec l'obstruction aux navires humanitaires, qu'on stigmatise en les accusant d'agir avec la complicité des passeurs, ou en déléguant à la Libye le contrôle des frontières de l'UE", poursuit David Cormand pour poursuivre la comparaison avec le déploiement important de moyens pour retrouver le sous-marin parti explorer l'épave du Titanic.
Un contraste saisissant de moyens mis en oeuvre révélateur d'une évolution de la société, estime le député : "On a quelque part intériorisé que toutes les vies n'ont pas la même valeur, on s'identifie davantage à des vies, qu'à d'autres. Il y a une déshumanisation des réfugiés, qui ne sont plus que des chiffres. L'empathie est en train de nous quitter, à l'image de la minute de silence demandée à l'Assemblée nationale mais qui a été refusée", s'alarme le député européen.
Yaël Braun-Pivet rajoute de la honte à la honte
La présidente de l’Assemblée nationale empêche une minute de silence.
La Présidente de l'Assemblée nationale de France, Yaël Braun-Pivet. Crédit photo: CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP
La présidente de l’Assemblée nationale en France, Yaël Braun-Pivet, a empêché, mardi, la tenue d’une minute de silence proposée par le député LFI (La France Insoumise), Aymeric Caron, en hommage aux migrants disparus au large de la Grèce la semaine dernière.
Après une courte prise de parole, l’élu de gauche a voulu marquer le coup en initiant ce temps de recueillement, suivi par de très nombreux députés, et ministres, dont la Première ministre Élisabeth Borne, avant une intervention de la présidente de l’Assemblée nationale.
Depuis le perchoir, Yaël Braun-Pivet, s’est dite "désolée" de devoir s’y opposer, après avoir assuré que ce sujet aurait dû être discuté durant "la conférence des présidents".
"Je ne vois pas en quoi l’improvisation de ce moment empêchait l’union", lui a répondu Aymeric Caron avant de souligner l’attitude contradictoire de la présidente de l’Assemblée.
Yaël Braun-Pivet "prétend que les questions au Gouvernement n’étaient pas le lieu pour rendre hommage aux 600 exilés morts la semaine dernière en Méditerranée. Pourtant, il y a quelques mois, dans le même contexte, elle avait accepté une minute de silence lancée par Sandrine Rousseau. Deux poids, deux mesures, en fonction de la nature des victimes", a-t-il déploré.
Pas plus tard que le 8 juin dernier, la présidente de l’Assemblée nationale avait elle-même interrompu les débats sur la réforme des retraites pour faire observer une minute de silence improvisée après l’attaque au couteau qui venait de faire 6 blessés à Annecy, dans le sud-est de la France.
http://www.micheldandelot1.com/
Des centaines de migrants sur un bateau, au large du Péloponnèse. Dans une autre mer, cinq richissimes passagers partis explorer l'épave du Titanic dans un sous-marin. Les deux coulent. Ces deux histoires tragiques, à quelques jours d'intervalle, ont suscité une réaction aux antipodes des autorités et des médias. Pourquoi?
D’un côté, une mobilisation rapide, internationale, menée sur plusieurs jours pour tenter de retrouver le Titan et surtout, ses cinq passagers. De l'autre côté, un bateau de migrants en détresse laissé à lui-même pendant des heures, qui a chaviré le 14 juin. Près de 750 adultes et enfants, originaires de pays pauvres ou déchirés par la guerre, se trouvaient à bord, mais seuls 104 passagers ont survécu. Au moins 82 corps ont été repêchés jusqu'alors.
Ce jeudi, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées Place de la République à Paris en hommage aux survivants, morts et disparus du naufrage du navire de migrants le 14 juin en Méditerranée. Les organisations et manifestants présents dénoncent les politiques meurtrières de l’Union Européenne.
Crédits photo : Révolution Permanente
104 survivants, 82 morts et plus de 500 disparus : les conséquences tragiques de l’Europe forteresse sont apparues à nouveau à la suite du naufrage au large de la Grèce d’un navire transportant des migrants. Ce jeudi à Paris plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées Place de la République à l’appel d’associations d’aide aux migrants.
Une semaine après ce qui est déjà considéré comme le pire naufrage depuis 2016. L’émotion et la colère étaient au rendez-vous, et une minute de silence a été observée.
Des intervenants de différentes organisations prennent la parole. « Il y a 500 femmes, hommes et enfants qui ont disparu. Ce n’est pas une tragédie unique : c’est ce qui se passe en Méditerranée depuis des années », commence une militante de SOS Méditerranée, avant de rappeler que depuis 2014, ce sont « plus de 27 000 personnes qui gisent au fond de la Méditerranée. » Une militante d’Amnesty International enchaîne, dénonçant les politiques anti-migratoires de l’Union Européenne : « nous devons pointer la responsabilité de la Grèce et tous les pays de l’Union Européenne dans le naufrage. »
À la suite, une militante du collectif La Cimade rappelle que les autorités grecques étaient au courant qu’un bateau risquait de faire naufrage dans la Méditerranée et rappelle également la responsabilité de l’UE : « c’est un temps de recueillement mais aussi de colère. Parce qu’on savait qu’il y avait un bateau en danger, et on le savait aussi pour les précédents naufrages. Parce que les politiques européennes sont des politiques qui tuent. »
Ce n’est en effet pas la première tragédie en Méditerranée, et qui risque malheureusement de ne pas être la dernière. Une situation que Mehdi Zenda, étudiant algérien à Paris 8 et militant au Poing Levé et à Révolution Permanente, a tenu à rappeler, expliquant avec émotion qu’« en Algérie, on est tous les jours en deuil, on compte tous les jours nos morts. » Pour expliquer les causes de ces drames, le militant a pointé la responsabilité des pays impérialistes et notamment de la France et de son histoire coloniale de la France, rappelant qu’à l’origine des flux migratoires et des naufrages se trouve « le pillage des ressources » dans les pays colonisés. Il ajoute : « et une fois qu’on arrive en France, ils nous passent une Loi Immigration, ils nous exploitent : pendant la crise sanitaire on était en première ligne de la pandémie. On compte nos morts, ils comptent leurs profits ! »
« Lorsqu’on voit ce que l’occupation allemande a fait comme ravage dans l’esprit français, on peut deviner ce que l’occupation française a pu faire en cent trente ans en Algérie.» Jean Daniel, « Le temps qui reste », 1972 .
Résumé
L’Europe s’ensauvage ! Elle, qui se dit le sanctuaire des droits de l’Homme, a peur de l’étranger du mélanoderme, surtout s’il appartient à une religion qui sent le soufre.
Deux petits exemples : le premier se passa le 8 juin dernier, à Annecy, quand un homme a brusquement agressé des enfants dans un parc. L’horreur ! Heureusement, il n’y eut que des blessés. Au lieu de juger l’acte, on a jugé à tort la religion. Le ban et l’arrière-ban de la droite extrême se sont immédiatement déchaînés. Pas besoin d’enquête, le jugement fut sans appel : Haro sur l’Arabe l’islamiste musulman, le terroriste !
Résultat des premières investigations : nous avons affaire à un déséquilibré chrétien, dont la famille est installée en Suède, qui s’est écrié « Au nom du Christ » au moment de commettre l’innommable. Cela nous change du Allah Akbar…
Le deuxième exemple d’ensauvagement concerne l’odieuse chasse aux migrants. Il nous vient de Grèce : « Sur une vidéo récente, on voit des hommes – présentés comme étant des gardes-côtes grecs – qui essaient de faire couler un Zodiac à bord duquel se trouve un groupe de réfugiés syriens. Il y a également eu une vidéo qui montrait des citoyens grecs sur la plage, criant en direction de réfugiés entassés dans une embarcation pour leur dire de rentrer dans leur pays. Depuis des années, on voit de telles vidéos tournées dans différents pays, de la Hongrie au Liban, de la Grèce à la Bulgarie. Elles montrent des Syriens frappés, humiliés, emprisonnés, leurs maisons ou campements incendiés. Et parfois, cela va jusqu’au meurtre.(…) Le cri de désespoir d’un journaliste syrien : « Qu’avons nous fait pour que le monde nous traite ainsi? Quel crime avons-nous commis pour être ainsi mis au supplice?» (1)
Dans cette nouvelle contribution, nous traiterons de l’accord de 1968 scellé entre l’Algérie et la France. Nous parlerons de ses racines en mettant tout à plat, dans un devoir d’inventaire serein, et montrerons comment l’Algérie, pendant 132 ans, a fait preuve d’œuvre positive. Une œuvre à laquelle elle continue de s’atteler en ce XXIe siècle, en face d’une France qui parle de coopération avec des réflexes du bon vieux temps des colonies.
Il est dans l’intérêt des deux pays d’aller véritablement de l’avant, d’abord en réalisant un inventaire lucide de ce qui s’est passé, et ensuite en favorisant une nouvelle construction apaisée dans l’égale dignité des deux peuples, algérien et français, qui peuvent parvenir à regarder ensemble vers le futur, comme le recommande la nouvelle configuration mondiale.
Les tirs groupés des Droites populistes contre l’accord de 1968
En France, le débat sur l’immigration a réveillé certaines haines de la droite et l’extrême droite. Le grain à moudre de cette vindicte est offert par l’ancien ambassadeur en Algérie, Xavier Driencourt, qui, dans un brûlot, a déversé son fiel contre le pays où il représenta deux fois la France, de 2008 à 2012 et de 2017 à 2020.
« L’Europe se droitise. Plusieurs pays de cette zone ont basculé ces dernières années. L’immigration est devenue la première préoccupation des nouveaux gouvernants et de la France, qui a jusque-là fait exception. En effet, la droite et l’extrême droite font pression pour voter une loi très restrictive sur l’immigration. Il manque à l’appel Eric Zemmour, Marine Le Pen. C’est dans ce climat que plusieurs personnalités politiques appellent à la remise en cause de l’accord de 1968 entre l’Algérie et la France. En effet, après l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, qui a appelé à la suppression de l’accord de 1968 avec l’Algérie, c’est au tour d’un ancien Premier ministre d’abonder dans le même sens. Il est temps de remettre en cause l’accord de 1968 avec l’Algérie. Xavier Driencourt, deux fois ambassadeur en Algérie, a appelé les autorités françaises à annuler l’accord de 68, même s’il faut aller au clash avec l’Algérie. Le diplomate n’a pas exclu qu’Alger réagisse à une telle décision par la rupture pure et simple des relations diplomatiques avec Paris, mais il a estimé nécessaire que la France franchisse un tel pas ».
Le président du Sénat, Gérard Larcher, a pour sa part estimé qu’il fallait “rééxaminer” l’accord signé en 1968 avec l’Algérie sur les questions migratoires. « Sur certains points, les Algériens sont favorisés par rapport aux autres étrangers (notamment en matière de regroupement familial), sur d’autres ils sont perdants pour les étudiants » (2)
Cependant, pour le moment, le gouvernement français a fait savoir que la révocation du texte n’était pas à l’ordre du jour.
Histoire de l’émigration algérienne en France
L’émigration algérienne est fondamentalement différente des autres migrations. Je me souviens notamment de la réponse que fit d’Abba Eban, l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères, de 1966 à 1974, alors qu’il était interrogé sur l’expansion Israélienne : « Les frontières d’Israël, dit-il, sont celles d’Auschwitz ».
Un rappel historique utile : « La présence algérienne en France s’inscrit sur plus d’un siècle d’une histoire singulière. Les Algériens nourrissent un flux migratoire précoce et important de coloniaux vers la métropole, dès la seconde moitié du XIXe siècle. Ni Français, ni étrangers jusqu’en 1962, les Algériens sont, tour à tour, “indigènes”, “sujets français” puis “Français musulmans d’Algérie”. Cette immigration qui ne dit pas son nom connaît pourtant bel et bien les difficultés de l’exil. Hommes seuls en métropole mais pas célibataires, ils sont bien souvent mariés par leurs familles avant leur départ, comme une façon de s’assurer leur retour au village. Leur salaire ne leur permet que de survivre en métropole, les sommes durement épargnées devant assurer la subsistance de leurs familles. Mais c’est la Grande Guerre qui amorce un mouvement migratoire représentatif vers la France. Près de 100 000 travailleurs d’Algérie auxquels s’ajoutent 175 000 soldats coloniaux sont recrutés entre 1914 et 1918. Les pouvoirs publics renvoient après l’armistice tous les travailleurs et soldats dans leurs colonies. Dès 1921, plus de 35 000 “sujets” algériens sont recensés en France, leur nombre atteint plus de 85 000 en 1936, le nombre des Algériens présents sur le territoire métropolitain passe de 211 000 en 1954 à 350 000 en 1962. (30 000 familles en 1962). L’apogée répressive intervient le 17 octobre 1961, au soir d’une manifestation de 22 000 Algériens, durant laquelle 11 538 personnes sont arrêtées et plus d’une centaine tuée » (3)
Les conditions qui ont prévalu pour l’accord du 27 décembre 1968
On aura rien compris aux accords de 1968, si on ne connaît pas leur genèse, c’est-à-dire ce qu’il a été prévu et ce qu’il est advenu par la suite, à force de retouches. Comme quoi, la « normalité » entre l’Algérie et la France est que la circulation des personnes entre les deux rives soit facilitée, à cause de l’importance de la dimension humaine de la relation algéro-française et surtout de l’existence de textes qui garantissent cette mobilité.
« Le président algérien a cité les Accords d’Évian et l’Accord de décembre 1968 régissant les conditions d’entrée et de séjour des Algériens en France. Cette mobilité a été « négociée et il convient de la respecter », a estimé le président, en soulignant qu’il y a « une spécificité algérienne, même par rapport aux autres pays maghrébins ».
Les Accords de 1968 ont été négociés dans une conjoncture particulière. Six ans après l’indépendance de l’Algérie, il fallait encadrer la nouvelle situation induite pour des dizaines de milliers d’Algériens se trouvant en France et qui, avant 1962, étaient Français. Le statut de l’Algérie était en effet différent des autres colonies françaises. Elle était subdivisée en 3 départements La garantie des intérêts des citoyens français et algériens après l’indépendance était prévue dans les Accords d’Évian.
Dans le préambule de l’Accord de 1968, il est indiqué que le texte entre « dans le cadre de la déclaration de principe des Accords d’Évian relative à la coopération économique et financière » et vise à « apporter une solution globale et durable aux problèmes relatifs à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens sur le territoire français ». Il faut noter le besoin de main-d’œuvre de la France, en plein dans les trente glorieuses, qui avait engagé alors d’importants chantiers d’infrastructures. Il prévoyait d’ailleurs l’entrée en France d’au moins 5 000 travailleurs par an » (4)
La fin de l’émigration officielle décidée par l’Algérie
Devant une montée de la xénophobie à Marseille, suite à l’assassinat d’un conducteur de bus, le gouvernement du président Boumediene décida, le 19 septembre 1973, de suspendre l’immigration de main-d’œuvre avec la France. La décision algérienne intervint dans un contexte où la France avait déjà fait adopter, en 1972, la circulaire Marcellin-Fontanet mettant fin aux régularisations de sans-papiers.
« En 1973, écrit Marie Thérèse Têtu, l’Algérie devance la France dans la suspension de l’immigration de main-d’oeuvre salariée. Dans un contexte français marqué par le racisme à l’égard des Algériens, la décision algérienne met fin à cent ans d’une libre circulation des travailleurs commencée durant la période coloniale. Les immigrés algériens en France sont, selon les données de l’Insee de 2011, au nombre de 702 811, soit près de 13 % de l’ensemble des immigrés ; c’est la nationalité la plus nombreuse. Depuis la fin de la libre circulation entre la France et l’Algérie, en 1965, puis l’arrêt de la migration économique en 1973, seuls les migrations familiales et les va-et-vient « touristiques » entre les deux pays se sont poursuivis jusqu’à l’instauration des visas en 1986. Les conditions drastiques de délivrance de ces visas n’ont pas mis un frein à la tradition migratoire des Algériens, mais les ont poussés à emprunter la voie de la migration irrégulière : dépassement de la durée de validité des visas de tourisme ou même traversée des frontières maritimes ou terrestres sans passeport ni visa. L’implantation ancienne d’une communauté algérienne en France a permis de développer et de stabiliser un axe migratoire, un espace franco-algérien à l’intérieur duquel des circulations autant spatiales, matérielles que symboliques s’opèrent en dépit des obstacles administratifs ou des politiques d’intégration de la France. Les migrations, désormais irrégulières, peuvent toujours s’appuyer sur la présence d’une importante population d’origine algérienne répartie sur tout le territoire français »(5)
Les « 30 glorieuses » finissant, la France voulait se débarrasser de ses « tirailleurs bétons ». Pour renforcer le flux du retour, le 30 mai 1977, une note ministérielle signée de M. Lionel Stoléru, alors secrétaire d’État au Travail, instaura pour la première fois l’aide au retour en faveur des travailleurs étrangers désireux de regagner leur pays d’origine. Le bénéficiaire s’engageait à renoncer à son droit au séjour, et recevait en contrepartie un pécule de 10 000 F, complété par une indemnité forfaitaire de voyage. C’était une façon de faire partir même ceux qui étaient en famille. A la fin de février 1984, 50 000 départs d’Algériens avaient été enregistrés.
Le chantage du visa
Les Algériens font face à un lourd fardeau financier lorsqu’il s’agit d’obtenir des visas Schengen. Selon cette étude, l’Algérie a enregistré la dépense la plus élevée en visas Schengen en 2022, sur le continent africain, à hauteur de 15 787 992 $.
L’an dernier, l’Algérie a été le pays où le taux de refus de visas Schengen a été le plus important, en grande partie à cause d’un différend avec la France. S’appuyant sur des données de SchengenVisaInfo (site d’information TSA), on constate que 48,2 % des demandes algériennes ont été rejetées, alors que chez les voisins tunisiens et marocains, ce taux est de 30 %. À la fin de septembre 2021, Paris avait en effet décidé de réduire de 50 % l’octroi de visas. En tête du classement des pays dont les demandes de visa Schengen sont le plus refusées, figurent l’Algérie avec 48,2%, la Tunisie 29 %, le Maroc 28,20% et l’Egypte 18.61%.
Les atouts de la France dans le rapport
de force avec l’Algérie
La droite et l’extrême droite revendiquent, depuis plusieurs années, la suppression de l’accord de 1968 entre la France et l’Algérie. Et parmi les personnalités les plus hostiles à cet accord qui fâche, se trouve l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, qui a affirmé que la France ne peut engager un rapport de force avec l’Algérie. La France pourrait-elle remettre en cause l’accord de 1968 avec l’Algérie ?
« En dehors des visas, la France n’a pas d’atout pour faire pression sur l’Algérie. Le pouvoir algérien peut même faire pression sur nous avec le gaz qu’il nous vend. Les seuls atouts dont nous disposons, c’est effectivement les visas, la question migratoire ». Sur le plan économique, nous ne pesons pas énormément en Algérie. L’Algérie a beaucoup plus de moyens de pression ». (6)
Ce que fut la colonisation de l’Algérie
La phrase de Jean Daniel résume à elle seule la tragédie de la colonisation. Et la dette atemporelle de la France. En réponse au négationnisme des « nostalgériques » partisans par petits enfants interposés du bon temps des colonies.
La colonisation française ne fut pas un long fleuve tranquille. Nous allons décrire la spécificité de la relation Algérie-France que certains veulent banaliser. Tout au long de ces 132 ans, l’oeuvre coloniale ne fut pas positive, car le fameux bréviaire fut décliné de toutes les façons possibles. Les traces de cette oeuvre incontestable portent à jamais l’empreinte de la France. Elles ne profitèrent objectivement qu’à la population européenne et à la métropole, tout ayant été fait pour qu’il n’y avait pas d’industrie. L’Algérie fut pourvoyeuse de matières premières (blé, agrumes, liège, minerais, alfa, vin, dattes…) et, bien plus tard, en pétrole. Cet or noir qui a financé une partie des frais de la «pacification» en Algérie.
Certes, nous l’avons mis en exergue à maintes reprises, des instituteurs, des médecins, des Européens admirables tentèrent, à titre individuel, d’alléger les souffrances des Algériens, mais ils furent, hélas, en petit nombre. Nous leur serons à jamais reconnaissants. Les rares Algériens instruits furent, selon la belle expression de Jean El Mouhoub Amrouche, des voleurs de feu. Moins d’un millier d’Algériens formés en 132 ans, c’est cela la vraie réalité de l’oeuvre positive de la colonisation que nous avons reçue en héritage, nous laissant un pays exsangue où le taux de scolarité était à peine de 20%. (7)
L’oeuvre positive de l’Algérie à travers l’histoire
La remise en cause de l’accord de 1968, qui est une pure provocation politicienne, me donne l’occasion de présenter la singularité, voire la spécificité de la relation Algérie-France, à travers le douloureux compagnonnage, sanglant et arbitraire, qui nous a été infligé un matin de 1830 et s’est prolongé pendant 132 ans.
A son corps défendant, l’Algérien a servi de chair à canon dans les guerres françaises, de sujet et d’émigré taillable et corvéable à merci, dont on se sert comme d’un kleenex. Ceci nous donne le droit d’un devoir d’inventaire, afin de rafraîchir la mémoire de tous ces politiciens français qui, pour beaucoup d’entre eux, sont plus « récents sur le sol français » que nombre d’Algériens eux-mêmes, mais qui en rajoutent dans la plus pure tradition du « plus royaliste que le roi ».
Pour l’histoire, le maréchal Clauzel qui voulut, en vain, démonter l’arc de Triomphe de Djemila est symptomatique de tout le butin que renferment les musées de France et de Navarre. Un butin qu’il faudra bien un jour restituer, au même titre que les restes mortuaires, notamment des crânes des patriotes algériens. Nous allons brièvement rappeler quelques faits indéniables concernant les Indigènes, sujets de l’Empire, qui restent méconnus en France, quand ils ne sont pas carrément niés par le pays des droits de l’Homme…
Les Régiments de Tirailleurs Algériens qui ont versé leur sang pour la France
L’historien Pascal Blanchard écrit à propos des « engagés malgré eux » : «Longtemps occultée, la participation des populations coloniales aux efforts de guerre de la France est aujourd’hui un véritable enjeu de mémoire, au cœur des luttes politiques et juridiques des anciens combattants et des sans-papiers. Ces derniers ont contribué à sortir de l’oubli des milliers d’hommes, dont les sacrifices ne sont toujours pas reconnus. Il reste que l’image du tirailleur libérateur de la France occupée ne permet pas d’appréhender, dans toute sa complexité, l’histoire des troupes coloniales.» Pour l’histoire, des Algériens furent recrutés dans les troupes françaises depuis 1837 (les fameux turcos) on parle justement de ces zouaouas (Berbères) recrutés par tous les moyens – la famine, la peur-) que l’on appela les zouaves au point que la statue du zouave du pont de l’Alma indique les crues de la Seine. Ils furent ensuite envoyés lors la guerre du Levant en 1865 …Ensuite, ce fut la guerre de Crimée, la guerre de 1870: parmi les plus braves, on cite les Algériens qui arrivèrent à enlever une colonne à Wissembourg, moins d’une centaine de rescapés sur les 800 Après le cauchemar de Verdun et du Chemin des dames, des milliers d’Algériens y laissèrent leur vie. Du fait de la conscription obligatoire, pratiquement chaque famille eut un soldat engagé, qui mourut ou qui revint gazé ou traumatisé à vie. (8)
Lors de la Seconde Guerre mondiale, les troupes coloniales payèrent un très lourd tribut aux combats sanglants de mai et juin 1940. Plus tard, les troupes alliées, en débarquant en Italie, furent cependant bloquées à Monte Cassino. On fit appel, une fois de plus, aux troupes coloniales françaises constituées de tirailleurs algériens et marocains.
Elles défoncèrent, au prix de pertes très lourdes, les lignes allemandes, le 22 mai 1944. 450 000 soldats participèrent au débarquement allié en Provence, le 15 août 1944. L’opération a été menée par les forces américaines et françaises sous les ordres du général de Lattre de Tassigny.
« Jeunes de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie, fils de l’Afrique occidentale ou de l’Afrique équatoriale, de Madagascar ou de l’Océan indien, de l’Asie, de l’Amérique ou des territoires du Pacifique, tous se sont magnifiquement illustrés dans les combats de notre Libération. Ils paieront un très lourd tribut à la victoire », avait déclaré le président Jacques Chirac lors du 60e anniversaire du débarquement en 2004 à Toulon. En effet, l’armée française, éclatée après la débâcle de 1940, se reconstitue sur le continent africain (…) Dirigée par le général de Lattre de Tassigny, sous le nom d’armée B, équipée par les Américains à partir de printemps 1943. C’est « une armée profondément originale, une armée qui compte moitié d’Européens et moitié de musulmans et de coloniaux ». Fin 1944, elle compte près de 600 000 hommes, dont les deux tiers sont venus d’Afrique du Nord. On y compte quelque 176 000 « Européens » et 233 000 »musulmans », selon la terminologie utilisée à l’époque » (9).
Parmi les 140.000 soldats algériens, 14.000 tombèrent au champ d’honneur et 42.000 furent blessés. Ce sont, en partie, ces soldats qui revinrent au pays pour voir leurs familles être massacrées, un jour funeste de mai 1945.
Les tirailleurs bétons
L’Algérie apporta sa pierre à l’édifice en aidant à reconstruire la France dévastée. Sa contribution précieuse en la matière est, assurément, à mettre sur le compte de son œuvre positive pour la France. Le succès des «trente glorieuses» doit aussi beaucoup à l’apport des Algériens qui, après avoir versé leur sang pour la France, travaillèrent massivement et à la sueur de leur front à sa reconstruction, jusqu’au jour où le président Giscard d’Estaing décida de les «expulser».
Ce fut le «million Stoléru» pour solde de tout compte d’un siècle d’humiliation et de rapine. On lit dans un communiqué : « Si aujourd’hui la grosse artillerie politico-médiatique est sortie pour la reconnaissance des tirailleurs venus des colonies, il n’en est pas de même pour les – «guerriers «- du BTP, des mines ou de la sidérurgie…» La France n’arrive toujours pas à sortir de son hypocrisie coloniale. C’est trop facile de vouloir toujours réécrire l’histoire… Cela devient insupportable qu’une telle omerta règne dans notre pays sur le sort réservé aux vieux travailleurs immigrés maghrébins » (10)
Les émigrés au grand cœur
Que dire aussi de ces émigrés qui, malgré leurs conditions sociales désastreuses, firent preuve d’un courage héroïque en sauvant, au péril de leur vie, des Français juifs, abandonnés aux Allemands par la majorité des Français restés fidèles au maréchal Pétain ?
Le tract suivant résume mieux que cent discours l’empathie de ces «Justes» algériens. Nous lisons : « Hier à l’aube, les juifs de Paris ont été arrêtés. Les vieux, les femmes et les enfants. En exil comme nous, travailleurs comme nous. Ils sont nos frères. Leurs enfants sont comme « nos propres enfants » – «ammarach nagh» La mosquée de Paris avec M. Mesli et le recteur Benghebrit jouèrent un rôle important en sauvant près de 1500 Juifs, rééditant le geste de l’émir en Syrie un siècle plus tôt en sauvant plus de 5000 chrétiens. Il y eut même des émigrés au grand cœur dans la résistance en sauvant des pilotes anglais » (11)
Au moment où la langue française perd de plus en plus de locuteurs, l’Algérie a continué à la « soutenir » en utilisant le français. Malgré le peu de francophones à l’indépendance, d’une façon ou d’une autre, 36 millions d’Algériens parlent, pensent et achètent français.
Et ceci, sans faire partie de la francophonie et ses relents de France-Afrique. C’est dire si l’Algérie continue à contribuer grandement au rayonnement de la langue française ! Un autre cadeau sera celui de l’académicienne écrivaine éclectique, Assia Djebbar, sans compter toute l’activité culturelle que l’Algérie offre à la France en poursuivant ses enseignements en français dans le supérieur, rendant rapidement opérationnels les milliers de diplômés universitaires.
La nouvelle immigration voulue par la France : « L’émigration choisie »
Depuis la présidence Sarkozy, tout est fait pour réduire l’émigration de Papa. Mélanie Travet écrit : « La France doit accueillir des étrangers auxquels [elle] peut donner un travail, qui ont besoin de se former en France ou qui répondent à ses besoins économiques ». C’est ainsi que dans une lettre de mission de 2007, Nicolas Sarkozy rappelait l’un de ses thèmes favoris de campagne : celui de l’« immigration choisie ». Même diplômé, il ne fait pas bon être étranger. Augmentation soudaine et radicale du plancher des ressources requis pour venir étudier en France délivrance de visas au compte-gouttes . La fabrique à sans-papiers marche à nouveau à plein régime : depuis le décret du 6 septembre 2011, les candidat·e·s au visa ou au titre de séjour étudiant doivent désormais justifier de plus de 7 680 euros de ressources annuelles (contre 5 400 euros en 2010). Sélection sur la fortune et la nationalité, les étudiant·e·s sont depuis bien longtemps les victimes «collatérales» de la fermeture des frontières. Ces jeunes doivent également se soumettre au tri effectué par les agences Campus France, chargées de sélectionner les « meilleurs » éléments. « Pour le ministère de l’immigration, il s’agissait sans doute de la mesure la plus emblématique de l’immigration choisie, permettant d’attirer en France la crème de l’immigration professionnelle, chercheur, ingénieur, artistes, intellectuels, médecins… (…) Dans un premier temps, le chiffre de 5000 cartes à délivrer par an a circulé » (12)
L’hémorragie de la sève des diplômés
C’est dans ce contexte que l’Algérie a, depuis1968, perdu de nombreux cadres et travailleurs. Comme en février 2022, lorsque 1200 médecins formés en Algérie ont réussi d’un coup l’examen d’équivalence qui leur permet d’exercer dans les hôpitaux français. On parle de 15 000 médecins algériens qui exercent uniquement en France.
Reste à mesurer les pertes pour le pays, avec le départ d’un nombre aussi important de médecins formés aux frais de l’État. D’après les chiffres fournis par la Banque mondiale, L’Algérie ne compte que 1,7 médecin pour 1 000 habitants en 2018, contre 6,5 pour la France, 4,9 pour l’Union européenne et 3,8 pour l’ensemble des pays de l’OCDE venaient d’Algérie (47,64 % contre 41,73 % en 2017, dont plus de 50,8 % de femmes). Les Tunisiens, pour leur part, représentaient 19,2 % des inscrits en 2018 (21,11 % en 2017).
Selon les données de campus France pour l’année scolaire 2021-2022, plus de 400 000 étudiants dans les universités françaises venaient de l’étranger. Parmi eux, ils étaient plus de 100 000, soit plus d’un quart, à venir du continent africain. 0n dit que l´Afrique a perdu, depuis les années 90, plus de 1 million de diplômés. Le Maghreb monopolise les premières places.
Graduellement, les candidats à l’émigration se trouvent de plus en plus dans les rangs des universitaires. Rien à voir avec « les tirailleurs Béton » des années 60 et 70, qui ont construit les infrastructures de la France. Plus de 70 % d’entre eux étaient sans qualification professionnelle, et étaient orientés vers les emplois les plus pénibles, les plus salissants, les plus humiliants.
Nous observons aujourd’hui de nouvelles populations de candidats à l’émigration universitaire. Ces candidats-là n’ont plus besoin du pays qui les a formés pour faire leur « trou en France ». Ce sont leurs compétences qui parlent désormais pour eux. Quant aux rares harraguas, iils nous sont renvoyés (OQTN).
Nos jeunes universitaires reviennent à l’Etat à environ 100.000 $ par an, selon les normes de l’UNESCO sans compter le pécule que le diplômé prend avec lui autour de 7500 euros. L’Algérie disposait d’un vivier de 31 000 étudiants chaque année. Pour un turnover de 3 ans, c’est au moins 10.000 diplômés qui enrichissent la France et qui auront coûté chaque année au pays 1 milliard de $. Cette dette, que la France contracte depuis 1968, s’apparente au mythe de Sisyphe, le mythe de l’éternel recommencement, qui fait que l’Algérie ne capitalise pas le savoir. C’est un chantier à ouvrir d’urgence.
Une certaine France n’a pas encore déprogrammé le logiciel de la mentalité de l’Empire colonisateur, avec l’esprit dominateur, celui des races supérieures, un avatar que l’on doit à Jules Ferry, le père de l’Ecole Républicaine en France et des écoles gourbis en Algérie. Il est clair que la psychose de l’invasion immigrée, exacerbée par les politiciens nostalgiques de l´empire de l´AOF, AEF, ou encore d´une «Reconquista» à rebours, voire du Grand Remplacement, est insensée et suicidaire à terme pour les pays où ils sévissent.
Que vaut ce fameux accord franco-algérien de décembre 1968, que l’on brandit comme une menace qui pourrait porter préjudice à l’Algérie ? C’était un accord gagnant-gagnant « win win», à travers lequel, à la demande de la France, l’Algérie participait activement par sa main d’oeuvre au développement de la France, après l’avoir aidé à recouvrer sa liberté.
Il ne peut pas y avoir de solde de tout compte d’un passé sans devoir d’inventaire. C’est un fait, l’immigration algérienne est en train de changer. Le temps des chibanis natifs des Aurès, de la Kabylie ou de Sétif est révolu. Ce sont désormais des jeunes de plus en plus instruits, qui rendront caduque cette épée de Damoclès brandie au-dessus de l’Algérie.
Au nom du sang versé, il ne peut être question de banaliser les apports inestimables des immigrés dans l’histoire tumultueuse algéro-française, longue de près deux siècles. Jacques Chirac affirmait à raison qu’un Français sur dix a des racines algériennes.
Pour toutes ces raisons, il faut au contraire trouver une solution de compensation pour les milliers de diplômés qui participent au rayonnement de la France. C’est cela l’ouverture d’un nouveau chantier du Savoir qui pourra, avec le temps, permettre de compenser le mal absolu de la colonisation.
Le moment est venu d’ouvrir une nouvelle page, celle de la confiance et d’un dialogue constructif, sans condescendance, mais mus par le désir de faire enfin la paix !
MADAM, œuvre théâtrale hors norme, mélange le one woman show, les conférences et les tribunes. Elle a été conçue en collaboration avec six auteures, six actrices et de nombreuses chercheuses et contributrices. Les trois premiers épisodes remettent en question les oppressions liées au genre, à la race et à la classe et les trois derniers incitent à utiliser le pouvoir de l’imaginaire pour créer de nouveaux récits et agir.
« Est-ce que tu crois que je dois m’excuser quand il y a des attentats ? »
Hélène Soulié, Marine Bachelot Nguyen, Maboula Soumahoro, Marie Dilasser et al. MADAM. Manuel d’autodéfense à méditer Éditions Deuxième époque 8 juin 2023 208 pages 20 euros
Avec ce titre : MADAM, pour « Manuel d’autodéfense à méditer », Hélène Soulié annonce clairement ses intentions. Cela fait plus de quatre ans qu’elle a commencé à élaborer et mettre en scène cette fresque en six tableaux qui revisite le patrimoine féministe depuis le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Quatre ans pendant lesquels elle a parcouru l’Hexagone, de villes en villages, de bord de mer en montagne, interrogeant cette notion de féminisme et recueillant analyses et témoignages, récits de vie, se nourrissant de toutes ces rencontres plurielles, complices ou frictionnelles. Avec des autrices, des chercheuses et des comédiennes, elle a échafaudé un véritable programme politique et utopique pour en finir avec les oppressions de race, de genre ou de classe, et toutes les formes de domination.
Les intitulés de chaque pièce, qui dure autour d’une heure, et entremêlent fiction et réalité, sont en eux aussi éloquents, percutants et malicieux : « Est-ce que tu crois que je dois m’excuser quand il y a des attentats ? », « Faire le mur — ou comment faire le mur sans passer la nuit au poste ? », « Scoreuses — parce que tu ne peux que perdre si tu n’as rien à gagner », « Je préfère être une cyborg qu’une déesse », « Ça ne passe pas », « Et j’ai suivi le vent »…
ISLAMOPHOBIE ET REJET DES MIGRANTS
Pour Orient XXI, les plus intéressants sont les épisodes « #1 — Est-ce que tu crois que je dois m’excuser quand il y a des attentats ? » et « #5 — Ça ne passe pas » qui sont d’ailleurs joués par la même actrice, Lenka Luptakova, et renforcent ce sentiment. Le premier épisode aborde en effet frontalement l’islamophobie et veut faire entendre la parole de celles que l’on n’entend jamais : les femmes voilées. C’est donc une jeune femme, vêtue d’un jean et le visage cerclé d’un foulard rouge, qui raconte sobrement son choix de vie et de liberté, celui de ses compagnes de toutes conditions sociales, et le prix qu’elles paient pour cela. Il n’est pas sûr que sa présence sobre mais puissante fasse bouger les lignes et saisir un propos qu’on ne veut pas entendre aujourd’hui. Hélène Soulié avait d’ailleurs été dépassée par le niveau d’hostilité qu’avait déclenché ce premier épisode, présenté au festival d’Avignon en 2021 et dont elle n’avait pas anticipé la violence… Des réactions éclairées ensuite avec finesse et humour par Maboula Soumahoro, spécialiste en études postcoloniales.
Dans l’épisode #5, Lenka Luptakova, après ce premier récit immobile, donne toute la puissance d’un jeu fiévreux, corps et voix. Il rend vibrant le texte, remarquable, de Claudine Galéa sur les migrations. La scénographie prend le parti de ne pas montrer l’une de ces plages terrifiantes où échouent les réfugié·es, mais la rive d’en face où les touristes se font bronzer, indifférent·es à cette tragédie qui fait de la Méditerranée un cimetière. Les mots de l’autrice tailladent alors notre imaginaire plus sûrement que n’importe quelle image. Puis deux jeunes femmes marins, Claire et Marie Faggianelli, témoignent de leur action quotidienne auprès de cette population d’hommes, de femmes, enfants et nouveau-nés, décrivant leur colère et leur impuissance dans une rage qui nous étreint, avec une détermination à ne pas se soumettre à des règles, des délimitations, des frontières, qui nous interpelle.
« FAIRE SOCIÉTÉ AUTREMENT »
Une sorte de carnet de route intellectuel et militant, avec ses questionnements sur le genre, les identités, le capitalisme, le devenir humain, l’utopie qu’elle partage avec ses interlocutrices et avec le public. Dans une adresse collective : « Que faire pour changer ce monde ? »
S’il n’est pas facile de programmer l’intégrale des pièces, plutôt présentées en un ou deux épisodes, il arrive que des directeurs de lieux — souvent plutôt des directrices — l’assument, ce qui était le cas en avril au Théâtre Molière de Sète, à l’initiative de Sandrine Mini. C’est alors un geste artistique et politique puissant et passionnant qui va mettre à jour les différences de réception des un·es et des autres selon le thème abordé.
Conçus en collaboration avec six autrices (Marine Bachelot Nguyen, Marie Dilasser, Mariette Navarro, Solenn Denis, Claudine Galea, Magali Mougel), six actrices (Lenka Luptakova, Christine Braconnier, Lymia Vitte, Morgane Peters, Claire Engel, Marion Coutarel), et des chercheuses (dont Maboula Soumahoro, Rachele Borghi, Éliane Viennot et Delphine Gardey, présentes sur scène), les formes en sont à la fois variées et en résonance. Les trois premiers volets cherchent à ébranler des préjugés et, après une première partie interprétée par une comédienne, mettent en regard une chercheuse qui approfondit le thème, Hélène Soulié intervenant, un peu comme le Candide de Voltaire, pour creuser ces préjugés. Les trois derniers sont pour elle une invitation à « hacker le réel », à « formuler des récits neufs », « faire émerger de nouveaux imaginaires », plus joués, et sans controverse. Mais tous se veulent « des récits trouble-fêtes qui dérangent l’ordre des choses et les hiérarchies de la parole ».
Au final, Hélène Soulié remporte haut la main son invitation « à faire société autrement, et à inventer de nouvelles réalités ».
Hélène Soulié dirige la Compagnie Exit depuis 2008, et associe des comédien·nes, dramaturges et chercheur·es à son travail. On aime aussi la définition de cette compagnie :
EXIT : Voyants qui dans la nuit des théâtres signalent la sortie de secours. Ou didascalie qui indique que le personnage sort. EXIT : Sortir. Créer un hors cadre. Sortir de notre façon de concevoir le monde. Savoir se remettre en question. Se déplacer. Se rencontrer. Se mélanger. Questionner ce qui fait notre présent commun. S’enrichir mutuellement. Inventer une façon de faire théâtre ensemble. Créer des espaces d’exploration de soi. Des autres. Du monde. De la langue. Avec urgence. Avec exigence. Créer des mises en relation multiples. Décoloniser et décloisonner les imaginaires. Faire advenir de nouveaux récits. Il n’y a pas une personne plus importante qu’une autre. Il n’y a pas de spectacle plus important qu’un autre. Il n’y a pas de spectateur·trices plus important·es que d’autres. Il y a le théâtre. Engagé par essence. Dans la vie. Dans la cité. Et notre nécessité
Jamais les migrants sub sahariens n’ont été aussi nombreux à tenter de traverser la Méditerranée, a déclaré sur RFI le patron de Frontex, l’organisation européenne de régulation de l’immigration: plus 300% par rapport à l’année dernière. Près de 40000 auraient tenté la traversée de la Méditerranée
La Tunisie est un des points de passage privilégiés par cet exode. Des embarcations fragiles d’un nouveau type, d’après Frontex, sont construites sur le sol tunisien, le cout du passage qui s’élève à 400 euros par migrant est à la baisse. Les Corps affluent dans la morgue de Sfax, près de deux cent pour les six premiers mois de 2023.Dans la vidéo tournée par Mondafrique, nous découvrons comment le port luxuriant de Zarzis, à quarante kilomètres de la frontière libyenne, est un des points de départ d’une émigration massive de Tunisiens vers l’Italie ou la France.
Les jeunes Tunisiens sont aussi concernés que les migrants sub sahariens ne sont pas les seuls concernés. La plupart s’embarquent depuis l’île de Kerkena, à quelques kilomètres de la grande ville de Sfax, ou du port de Zarzis, où nous nous sommes rendus.
Mondafrique retrouvé des images d’archives sur le départ du premier chalutier bourré de clandestins qui quitte la Tunisie peu après le départ en 2011 du dictateur tunisien vers l’Arabie Saoudite.
La vague de violences xénophobes frappant les migrants subsahariens en Tunisie fait écho à d’autres raidissements ultranationalistes au Maroc et en Algérie. Les surenchères se nourrissent du jeu d’Etats cherchant à se consolider sous la bannière du souverainisme.
Des barrières métalliques bloquent la rue devant le siège du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) situé aux Berges du Lac, un quartier d’affaires huppé près de Tunis. Malgré la pluie, des enfants jouent entre les tentes et les abris de fortune. Une centaine de réfugiés et de migrants – hommes, femmes et enfants – campe là depuis plus d’un mois.
« Nous ne pouvons plus rester en Tunisie », déplore Mohamed Salah, un Soudanais de 35 ans à la voix posée. Détenteur du statut de réfugié délivré par le HCR – il a fui la répression au Darfour en 2018 –, M. Salah avait pu se poser à Tunis, où il avait trouvé à s’employer sur les chantiers de la ville.
Mais sa vie a basculé le 21 février, lorsque le président tunisien, Kaïs Saïed, s’est lancé dans une diatribe contre les « hordes de migrants clandestins », source, à ses yeux, « de violence, de crimes et d’actes inacceptables ».« Après la déclaration de Kaïs Saïed, c’est devenu infernal », grince M. Salah, qui a aussitôt perdu son travail et son logement. « Nous n’avons plus aucun futur ici », opine Mohamed Ali, un jeune Sierra-Léonais qui, lui aussi, se retrouve à la rue. Et espère, en campant devant le siège du HCR, que la communauté internationale voudra bien l’aider à regagner son pays.
L’infortune qui frappe Mohamed Salah et Mohamed Ali est un symptôme. L’indice d’un nouvel air du temps, celui des crispations identitaires et des raidissements xénophobes, ciblant les ennemis de l’extérieur et leurs « complices » intérieurs. Cette régression national-autoritaire saisit l’ensemble des pays du Maghreb, déclinaison nord-africaine des convulsions réactionnaires qui secouent bien d’autres régions du monde, dont l’Occident, en proie aux démangeaisons illibérales.
Le président tunisien, Kaïs Saïed, est l’illustration presque caricaturale de cette nouvelle séquence historique, qui referme la parenthèse pluraliste et chaotique, née des « printemps arabes » de 2011. L’affaire se noue à la charnière de manipulations d’Etats en quête de consolidation et de courants d’opinion sensibles à la résurgence du nationalisme, sur fond d’aspirations au conservatisme sociétal.
Vague d’agressions racistes en Tunisie
En Tunisie, la rencontre entre Kaïs Saïed, qui ne cesse d’agiter le spectre du « complot » (local et étranger) depuis son « coup de force » du 25 juillet 2021, à l’occasion duquel il s’est arrogé les pleins pouvoirs, et les idées xénophobes du groupusculaire Parti nationaliste tunisien (PNT) a été explosive. Le 21 février, le chef d’Etat tunisien a ouvert la boîte de Pandore des mauvais génies du racisme en associant ce qu’il appelle « leshordes de migrants clandestins » à une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle, pour changer la composition démographique de la Tunisie », à rebours de son « identité arabo-islamique ».
Dans les heures qui ont suivi sa saillie, les Africains subsahariens ont été la cible, à Tunis et dans d’autres villes, d’une vague d’agressions physiques et verbales, expulsés de leurs emplois et de leurs logements au motif de l’irrégularité de leur statut. Jamais la Tunisie n’avait été le théâtre d’une telle éruption de violence raciale. En réaction, les cercles progressistes opposés à la dérive autoritaire de Kaïs Saïed se sont organisés en un « front antifasciste ». Que le débat politique en Tunisie tourne désormais autour d’une nouvelle théorie conspirationniste, proche de celle du « grand remplacement » chère à Eric Zemmour – lequel s’est d’ailleurs fendu d’un tweet de soutien à Kaïs Saïed –, et d’une résistance antifasciste à lui opposer donne la mesure du chamboulement en cours dans ce berceau des révolutions de 2011.
Ces évolutions ne se limitent pas à la Tunisie. En Algérie et au Maroc, le champ politique voit également éclore, au-delà de la spécificité de chaque pays, des courants d’opinion relevant de nationalismes vindicatifs centrés sur la célébration de l’Etat, de l’armée et des valeurs traditionnelles, et stigmatisant comme « néocoloniale » toute influence libérale venant de l’étranger. L’hostilité visant des migrants subsahariens à la visibilité grandissante – verrouillage des frontières de la « forteresse Europe » oblige – travaille de la même manière les trois sociétés, même si la Tunisie se distingue comme le seul pays où la xénophobie a été validée au plus haut niveau de l’Etat.
En Algérie, le phénomène a pris la forme du courant dit « Badissia-novembria », qui s’était manifesté durant le Hirak, le soulèvement pacifique antirégime en 2019 et 2020. La formule a été forgée en associant la doctrine prônée par le cheikh Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), le fondateur de l’Association des oulémas musulmans algériens, et la date du 1er novembre 1954, jour du déclenchement de la guerre d’indépendance. Elle désigne une forme de synthèse entre nationalisme et islamisme, parfois qualifiée de « national-islamisme », un courant qui existait de manière latente mais a gagné en visibilité à la faveur du Hirak. Clairement encouragé par le régime, il visait à allumer un contre-feu aux mots d’ordre de la rue contre l’emprise de l’armée sur le système politique (« Etat civil et non militaire », « Les généraux à la poubelle »).
Ses cibles de prédilection étaient les autonomistes kabyles, qualifiés de « zouaves », en référence à des supplétifs enrôlés dans l’armée coloniale, les « laïques extrémistes », les « francs-maçons » et autres « traîtres » complotant contre la patrie, etc. Cette rhétorique, principalement confinée aux réseaux sociaux, a pu rencontrer un certain écho dans les franges de la population les plus inquiètes de l’instabilité, de l’inconnu et des « ingérences étrangères » auxquels le Hirak risquait, à leurs yeux, d’exposer le pays. Des milliers d’Algériens se reconnaissant dans cette sensibilité avaient manifesté ostensiblement leur émotion lors des funérailles du chef d’état-major Gaïd Salah, décédé d’une attaque cardiaque le 23 décembre 2019.
Ce courant, que l’éditeur algérien Amar Ingrachen rattache à l’« extrême droite arabo-islamique », fait écho, à l’autre bout du spectre politique national, au durcissement identitaire du mouvement amazigh (berbère) à travers les positions du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie. « Il s’agit d’une extrême droite suprémaciste kabyle », qui évoque « le sang kabyle » et prétend que « les Kabyles seraient ontologiquement supérieurs aux autres Algériens », ajoute M. Ingrachen. La fuite en avant sécuritaire d’un régime ayant opté pour l’écrasement du Hirak n’est pas étrangère à cette évolution. « Les politiques répressives menées depuis deux ans ont encouragé ce repli et cette radicalisation de l’extrême droite kabyle », soutient M. Ingrachen.
Nostalgiques de l’empire marocain
De son côté, le Maroc a vu émerger sur les réseaux sociaux, à partir de 2017, le mouvement Moorish, se revendiquant sans complexe de la droite nationaliste. Nostalgiques de l’empire marocain, qui étendit sa suzeraineté sous différentes dynasties – à l’est, sur l’ensemble de l’Afrique du Nord ; au sud, en Mauritanie et au Mali ; au nord, en Andalousie –, ces activistes exaltent la « grandeur marocaine », tout en se livrant, à l’occasion, à des campagnes de cyberharcèlement contre les « traîtres » à la patrie. Leurs cibles favorites sont les intellectuels de gauche, les journalistes critiques du makhzen (palais), les militantes féministes, les défenseurs des droits des homosexuels et toute personne soupçonnée de mollesse vis-à-vis de l’Algérie rivale et des indépendantistes du Sahara occidental (Front Polisario).
Purement numérique à ses débuts, le courant Moorish a gagné en audience, au point de peser aujourd’hui sur le débat public. « Ses idées ultranationalistes s’étendent désormais bien au-delà de quelques conversations en ligne, observe la chercheuse Cristina Moreno Almeida, maîtresse de conférences à l’université Queen Mary de Londres, qui a enquêté sur le mouvement. On l’a vu lors du dernier Mondial de football, quand les pages Facebook Moorish ont réussi à populariser l’idée que les victoires marocaines sur le Portugal et l’Espagne relevaient d’une reconquête de l’Andalousie. »
Les médias généralistes ont fini par s’intéresser au phénomène. L’hebdomadaire Telquel a consacré un article à ce « nationalisme new age » luttant « contre le défaitisme et pour la préservation du patrimoine marocain » (17 février 2021). Le journal en ligne Médias24 s’est, lui, penché sur ce « mouvement nationaliste d’un nouveau genre » animé par « des chevaliers de l’identité marocaine » à « l’influence grandissante » (14 mars 2021).
Mouvement nostalgique d’un passé glorifié, le courant Moorish est aussi symptomatique de la porosité des droites nationalistes du Nord et du Sud dans une sorte de mondialisation idéologique. La graphie et l’esthétique de ses pages Facebook s’inspirent très clairement de l’univers visuel de l’alt-right américaine, notamment avec la reprise du mème « Pepe the Frog » affublé des couleurs marocaines. Le roi Hassan II (1929-1999), dont la figure est adulée par les Moorish, est pour sa part représenté arborant la casquette « MAGA » (« Make America great again ») à la Donald Trump, rebaptisée pour l’occasion « MMGA » (« Make Morocco great again »). Sous cet angle, le mouvement Moorish peut être appréhendé comme une « version marocaine » de la droite radicale internationale, relève Mme Moreno Almeida.
« La figure tutélaire de l’homme providentiel qui remet de l’ordre résonne très bien avec ces sociétés conservatrices et patriarcales » – Karima Dirèche (CNRS)
Faut-il voir dans ces diverses manifestations l’émergence d’une extrême droite au Maghreb ? Le terme fait débat chez les spécialistes de la région, en raison de son eurocentrisme difficilement transposable sur les réalités maghrébines.
« Le concept d’extrême droite est très lié à l’histoire politique de l’Europe, objecte Karima Dirèche, directrice de recherche au CNRS. Il s’agit plutôt de nationalismes exacerbés qui peuvent devenir ultra-exclusifs dans leur rejet de toute forme d’altérité. » Plus proche de la tradition régionale serait le modèle du raïs (« président ») ou du zaïm (« leader »), ces chefs charismatiques qui ont galvanisé les peuples, à l’image de l’Egyptien Nasser à la grande époque nationaliste arabe, dans les années 1950 et 1960.
« La figure tutélaire de l’homme providentiel qui remet de l’ordre et fait preuve d’autorité résonne très bien avec ces sociétés conservatrices et patriarcales », ajoute Karima Dirèche. Le président tunisien, Kaïs Saïed, s’inscrit clairement dans cette lignée. La vague populaire qui l’a porté lors de son « coup de force » de juillet 2021 exprimait avant tout l’aspiration à rétablir une sorte de « verticale du pouvoir » après la séquence dysfonctionnelle et instable de la transition démocratique post-2011.
L’« Etat profond » – les organes sécuritaires – n’est d’ailleurs jamais étranger à ces fièvres nationalistes, comme on a pu l’observer en Algérie avec l’agitation très téléguidée autour de Badissia-novembria. Le 13 juillet 2021, un article du journal El Watan établissait un lien direct entre ce courant et des hauts gradés à la faveur d’une procédure judiciaire. Ironie des règlements de comptes qui secouent rituellement le régime, Abdelhamid Ghriss, ex-secrétaire général du ministère de la défense nationale (2018-2021), avait été placé sous mandat de dépôt pour – outre des faits de corruption – avoir été un « acteur important » de la « guerre électronique » menée sous le label Badissia-novembria.
Rien de bien surprenant, puisque ce courant a « toujours nourri la sève du pouvoir algérien », assure l’éditeur Amar Ingrachen. L’Etat, ajoute-t-il, « sous-traite la gestion de la société à cette obédience arabo-islamique qui dicte sa loi dans tous les domaines, notamment la culture et l’éducation ». De la même manière, le cyberactivisme nationaliste des Moorish au Maroc s’inscrit dans un écosystème numérique très encadré par les organes sécuritaires.
Au-delà de la sphère virtuelle, cette centralité de l’Etat s’est consolidée dans les pays maghrébins à la faveur de la pandémie de Covid-19, qui a vulnérabilisé des pans entiers des sociétés. « Même s’il est considéré comme défaillant, l’Etat continue de concentrer les ressources, souligne Amel Boubekeur, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Pour la majorité, il n’y a donc point de salut en dehors de l’allégeance à ceux qui le dirigent. » Une attitude plus opportuniste, voire cynique, qu’idéologique, mais qui renforce d’autant la capacité de ces Etats à imposer leur récit.
Dans ce contexte resurgit un discours anti-néocolonialiste ciblant particulièrement Paris, telle une réplique nord-africaine de la montée de l’hostilité à la France en Afrique subsaharienne. Dopée par les nouvelles réalités géopolitiques, en particulier l’émergence d’un « Sud global » élargissant ses partenariats à de nouveaux parrains non occidentaux – Chine, Russie, Turquie –, cette rhétorique trouve un écho croissant au sein des opinions publiques.
Poursuivre la « libération nationale »
Elle séduit en particulier une jeunesse appelant à parachever une décolonisation à ses yeux inaboutie et à forger une voie autochtone affranchie des sirènes occidentales. Kaïs Saïed ne cesse de chevaucher cette vague souverainiste, qui renvoie à sa propre formation idéologique, celle du nationalisme arabe. Ses discours sont truffés de dénonciations des « diktats étrangers », des « ingérences étrangères » et des « traîtres à la patrie », ainsi que de références totémiques à une lutte de « libération nationale » à poursuivre. Soit un rapport conflictuel avec l’Occident qu’avait récusé en son temps Habib Bourguiba, le « père » de l’indépendance tunisienne.
En Algérie, cette phraséologie reste plus classique, organiquement liée à la légitimité d’un régime né d’une sanglante guerre de libération contre la France. Elle a toutefois toujours été millimétrée pour épouser les cycles diplomatiques bilatéraux, cette alternance de crises et de retrouvailles qui se succèdent avec la régularité d’un métronome. Depuis l’éclatement du Hirak, qui a plongé le régime dans une frayeur quasi existentielle, elle connaît une nouvelle vigueur.
« On entend aujourd’hui les expressions d’un ultranationalisme qu’on n’avait même pas connu dans les années 1960, relève Karima Dirèche. Ce nationalisme est devenu mortifère, avec un discours sur le peuple algérien soudé autour de ses morts. » Paradoxalement, ce raidissement est un effet collatéral de la réconciliation souhaitée par Emmanuel Macron autour des récits sur la guerre d’Algérie, comme si tout apaisement sur le front mémoriel menaçait potentiellement la légitimité du régime.
Au Maroc, la montée d’une rhétorique antifrançaise est plus inédite au regard de la francophilie qui avait jusque-là caractérisé les élites politiques et intellectuelles du royaume chérifien. Elle n’en est pas moins virulente depuis que le makhzen a décidé, à partir de 2021, de faire plier Paris sur le dossier du Sahara occidental, c’est-à-dire de lui faire avaliser les revendications marocaines de souveraineté sur ce territoire disputé. « Le jeu diabolique de Paris », avait titré, en septembre 2022, Maroc Hebdo, proche du palais, en évoquant les résistances de M. Macron à entériner la position de Rabat.
La vague raciste qui a embrasé la Tunisie a illustré combien il est difficile pour le Maghreb de passer, en matière de migrations, de pays de « transit » à pays de « destination »
Outre le jeu des Etats, orfèvres dans l’art de canaliser les émotions patriotiques au service de leurs intérêts, les fièvres identitaires au Maghreb se nourrissent d’un paysage migratoire en mutation. Confrontée à la montée des populismes xénophobes sur son propre sol, l’Europe tend à se barricader en « forteresse ». A cette fin, elle sous-traite de plus en plus aux Etats de la rive sud de la Méditerranée – par le biais de la formation et du financement de leurs gardes-côtes – l’endiguement de la migration irrégulière au large de leur littoral.
L’effet est double. Pour la jeunesse maghrébine en proie au mal-être à domicile – chômage, inégalités, pesanteurs sociales –, c’est un horizon qui se ferme. « En dépit de leur talent et de leur potentiel, ces jeunes ne se sentent pas compter dans le monde, y avoir une influence, souligne la sociologue Amel Boubekeur. Pour toute une génération, il est plus sécurisant de s’accrocher aux discours sur le réenchantement de l’identité nationale. »
L’autre effet de cette migration entravée est de fixer en Afrique du Nord des dizaines de milliers de migrants et de réfugiés d’origine subsaharienne, candidats à l’exil en Europe. Bloqués dans leur périple, ces derniers sont de plus en plus visibles dans les grandes villes du Maroc, d’Algérie et de Tunisie, une présence nouvelle à cette échelle qui n’est pas sans attiser des tensions avec les autochtones. La vague raciste qui a embrasé dernièrement la Tunisie a illustré combien il est difficile pour le Maghreb de passer du statut de pays de « transit » à celui de pays de « destination ». « La récente crise en Tunisie est le résultat attendu de la fermeture de plus en plus efficace des frontières de l’Europe », souligne Hassen Boubakri, professeur de géographie et d’études des migrations à l’université de Sousse (Tunisie).
Une externalisation des frontières européennes vers les pays du Sud
Pays membres de l’Union européenne
Renforcement des frontières terrestres et maritimes
Point de passage fermé, en décembre 2022
Principales routes migratoires empruntées par les clandestins pour rejoindre l’Europe
Principales zones où des migrants ont disparu ou perdu la vie en traversant la mer, en 2022 et 2023
Sources : Consilium ; Reliefweb, Rhipto, UNHCR, OIM, Acled, Frontex, Euromesco, Infomigrants ; « Politique migratoire marocaine entre pressions européennes et chantage marocain » de Salaheddine Lemaizi, www.racines-aisbl.org, 2022 ; Le Monde
Infographie Le Monde : Nouhaïla Amari, Flavie Holzinger et Xemartin Laborde
Des migrants subsahariens dans dans un climat de plus en plus hostile
Façade littorale densément peuplée, principale zone d’arrivée des réfugiés subsahariens
Principaux pays d’origine des réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés par l’UNHCR en 2022
Violences policières contre des migrants, depuis le 1er janvier 2022
Sources : Consilium ; Reliefweb, Rhipto, UNHCR, OIM, Acled, Frontex, Euromesco, Infomigrants ; « Politique migratoire marocaine entre pressions européennes et chantage marocain » de Salaheddine Lemaizi, www.racines-aisbl.org, 2022 ; Le Monde
Infographie Le Monde : Nouhaïla Amari, Flavie Holzinger et Xemartin Laborde
Techniquement, les structures d’accueil manquent. Et, culturellement, la cohabitation réveille des préjugés anti-Noirs puisant dans la mémoire des traites négrières en terre arabo-musulmane. En témoignent les qualificatifs péjoratifs toujours utilisés pour désigner les citoyens à la peau noire, notamment les termes abid ou wsif (« esclave »).
Les discours stigmatisants sont parfois relayés par certains officiels, tel Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme en Algérie, qui avait déclaré, en décembre 2016, que la présence de ces migrants exposait la population « au risque de la propagation du sida ».
Au Maroc, les réseaux sociaux sont régulièrement le théâtre de poussées d’animosité contre les migrants d’Afrique subsaharienne, mais le verbe officiel est beaucoup plus policé. « Les autorités sont très prudentes, dit Karima Dirèche. Elles doivent prendre en considération la politique de soft power et de rayonnement du Maroc en direction de l’Afrique de l’Ouest. » Des trois pays maghrébins, le Maroc est celui dont la stratégie d’influence en Afrique – religieuse (formation des imams) ou économique (implantation de ses banques) – est en effet la plus volontariste. Une force de rappel face aux tentations xénophobes travaillant certaines franges de la population.
Penchants conspirationnistes de Saïed
La Tunisie offre l’exact contraire depuis l’installation, en 2021, du régime autocratique de Kaïs Saïed, dont les penchants conspirationnistes affaiblissent sévèrement la diplomatie du pays.
La manière dont le chef d’Etat a épousé les thèses sur la question migratoire d’un micro-parti identitaire, le Parti nationaliste tunisien, né en 2018, a stupéfié jusqu’aux plus blasés. Quand M. Saïed brandit, le 21 février, la menace d’« un plan criminel » visant à éloigner la Tunisie de ses racines arabo-islamiques par le biais d’un changement démographique, il s’inspire en effet d’un rapport du PNT sur « le projet de colonisation des Africains subsahariens en Tunisie »
Le fondateur du parti, Sofiane Ben Sghaïer, agent de contrôle qualité dans une usine pharmaceutique, avait commencé à s’intéresser au sujet en 2020, en pleine pandémie de Covid-19. Lui parvenaient alors de Sfax, ville portuaire d’où part l’essentiel des embarcations clandestines vers l’île italienne de Lampedusa, les échos d’un discours antimigrants de plus en plus agressif, accusant les ressortissants d’Afrique subsaharienne d’être à l’origine de l’essor de la criminalité locale. Ainsi se persuade-t-il rapidement de l’existence d’un complot visant à « coloniser » la Tunisie.
« Il y a des revendications publiques de ce projet de colonisation par des personnes se réclamant d’un “nationalisme noir” », explique-t-il au Monde. « Ils affirment que Carthage est à eux », ajoute-t-il en référence à des vidéos d’inconnus ou de militants noirs africains, qui d’ailleurs ne résident pas en Tunisie. L’originalité de cette construction est qu’elle se situe à la charnière de la xénophobie anti-Noirs et du nationalisme anti-européen.
La conviction de M. Ben Sghaïer est en effet que les Européens sont à l’origine de ce « projet », « comme ils l’ont fait en Palestine », avec la création d’un « foyer national juif » (proposée par Lord Balfour, ministre des affaires étrangères britannique, en novembre 1917).
Selon lui, les financements étrangers destinés aux ONG assistant les migrants subsahariens en Tunisie n’auraient d’autre objet que de « rendre la vie plus agréable aux migrants pour qu’ils aient envie de rester ». Cette idée a précisément été reprise par Kaïs Saïed quand il a fustigé, le 21 février, « certaines parties [qui] ont reçu de grosses sommes d’argent après 2011 » pour faciliter des flux migratoires. Là est la grande réussite du PNT, cénacle confidentiel dont les idées ont subitement enflammé le débat public par la grâce de l’adoubement présidentiel. « Notre but est atteint, se réjouit M. Ben Sghaïer. La cause est devenue un sujet dans l’opinion. »
Et qu’importent les dégâts diplomatiques, l’image de la Tunisie pulvérisée à travers le continent et au-delà. Mardi 11 avril, le camp de fortune des migrants et réfugiés devant le siège du HCR à Tunis a été démantelé manu militari par la police. Le Soudanais Mohamed Salah et le Sierra-Léonais Mohamed Ali ont disparu du trottoir des Berges du Lac. Le seul petit carré d’où ils pouvaient encore témoigner au monde de leur infortune dans une Tunisie devenue méconnaissable.
Par Karim Amrouche (Alger, correspondance), Frédéric Bobin et Monia Ben Hamadi (Tunis, correspondance)
Publié le 14 avril 2023 à 17h30, modifié hier à 01h06https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/14/le-maghreb-en-proie-aux-fievres-identitaires_6169556_3210.html....
PARIS-MAGHREB. Ils sont 80 000 à vivre au Canada, auxquels s’ajoutent autant de Marocains. Installés pour la plupart à Montréal, les Algériens du Canada forment un groupe dynamique et bien intégré. Seule ombre au tableau : une loi sur la laïcité, qui a envenimé les relations entre communautés.
Ici, tout le monde le sait : il neige souvent au Maghreb. On y est habitué, il faut juste fermer les écoutilles quand le thermomètre tombe en dessous de moins 30 °C. Le reste du temps, ça grouille de monde. Les gens y font leurs emplettes, visitent les associations d’entraide et d’insertion, papotent entre voisins ou font une pause dans les bars à chicha. Le week-end, il y en a même qui viennent de Boston ou New York pour venir respirer l’« odeur de la maison », comme on dit en Algérie. Seul détail, il n’y a pas de palmiers. Et pour cause : le Maghreb, ou plutôt le Petit Maghreb, et ses 120 commerçants installés sur une artère d’un kilomètre, se trouve en plein cœur de Montréal.
Rien d’étonnant à cela. Depuis la grande vague d’émigration des années 1990, quand la guerre civile avait poussé des dizaines de milliers d’Algériens à quitter leur pays pour trouver refuge au Canada, la communauté algérienne est l’une des plus dynamiques du Québec, où vivent plus de 90 % de ses membres. En 2021, la province francophone comptait près de 73 000 immigrants nés en Algérie. Ajoutez-y les Marocains d’origine, le total de la population maghrébine (plus de 141 000) dépasse largement celle des Français d’origine (93 000).
Qui sont-ils, et pourquoi ont-ils choisi le lointain Canada, plutôt que le proche Hexagone ? Chaque parcours est unique, et les motivations changent d’une génération à l’autre. Aux réfugiés politiques des années 1990 – des émigrés souvent âgés de plus de 40 ans qui n’avaient pas prévu de quitter leur pays –, a succédé dans les années 2000 une immigration plus familiale, suivie aujourd’hui par celle d’étudiants choisissant Montréal, ville universitaire d’excellence, parce que les études y sont moins coûteuses qu’aux Etats-Unis.
Pour certains, le refus de la France était un choix conscient, politique. « Au début, c’est ma mère qui voulait aller au Canada. Mon père ne voulait pas quitter l’Algérie », raconte Rayene Bouzitoun, 24 ans, une étudiante en droit qui vient de décrocher la très prestigieuse bourse Rhodes de l’Université d’Oxford. Finalement, dégoûté par les promotions-copinage et autres blocages de la société algérienne, le père ingénieur décide lui aussi de partir. « Mais il est très nationaliste, il ne voulait pas aller en France, “chez le colon”. » Après trois ans de démarches difficiles, les Bouzitoun arrivent en 2003 à Montréal, avec leur fille.
Rabah Hammachin, lui, n’aurait pas dit non à la France. L’Académie de Créteil avait même fait une offre d’emploi à ce docteur en chimie et chercheur. « Mais le visa ne venait pas, il fallait faire la queue des heures durant et j’ai perdu patience », raconte-t-il. Fin 1999, il débarque au Canada avec sa femme et ses deux enfants. « Je ne fuyais pas le terrorisme, mais je n’avais pas envie que mes enfants se retrouvent dans la même situation que les jeunes d’aujourd’hui en Algérie », se souvient-il.
« Ma femme m’a regardé et m’a dit : “On est au pôle Nord !” »
Mohamed Mimoun, coordonnateur du Forum Jeunesse de Saint-Michel, une association d’aide aux jeunes de Montréal, est quant à lui passé par la case France. Il s’y installe en 2001 et, après des études, fonde une start-up de livraison. Mais en 2007, il tombe sur une journée portes ouvertes d’une université canadienne et se laisse tenter. « Il fallait renouveler ma carte de séjour en France tous les ans, c’était galère », explique-t-il. « Et puis, c’était l’époque de Sarkozy, avec des problèmes dans les banlieues… » L’atterrissage à Montréal fut rude : « On est arrivés en pleine tempête de neige, il faisait moins 20 °C. Ma femme m’a regardé et m’a dit : “On est au pôle Nord !” »
Pour d’autres, le Canada s’est imposé comme une évidence. « J’avais 17 ans quand je suis arrivé ici avec mes parents, en 2007 », témoigne Mehdi Houhou. « Ils étaient déjà venus ici en 1990, ils rêvaient le rêve américain et n’ont pas vraiment envisagé la France. Mon père était médecin, ma mère biologiste, leur profil correspondait parfaitement avec ce que recherche le Québec. »
Chaque génération a connu ses galères. Celle des années 1990, généralement qualifiée, a souvent subi l’épreuve du déclassement professionnel : sous-évaluation des diplômes acquis à l’étranger, exigence d’une expérience professionnelle canadienne, barrières érigées par les corporations professionnelles, tous ces obstacles ont été parfois difficiles à surmonter. « Etre immigré, c’est comme une entreprise : tu investis beaucoup, sans savoir ce que sera le retour sur investissement », sourit Rayene Bouzitoun. Mais globalement, « cette génération s’est très bien intégrée », indique Rabah Hammachin. L’émigration algérienne au Canada est une émigration choisie, souvent de classe moyenne. Elle est très différente de l’expérience française.
Aujourd’hui, ils sont médecins, ingénieurs, professeurs…
Ces Algériens sont aujourd’hui médecins, ingénieurs, professeurs, restaurateurs, et beaucoup vous parlent avec affection de leur terre d’adoption. Mais la plupart ont gardé des liens forts avec l’Algérie. Après une carrière dans la banque, Mehdi Houhou préside la Jeune chambre de Commerce algérienne du Canada et a cofondé la Société de Développement commercial du Petit Maghreb, qui regroupe 127 commerçants de 27 nationalités. Son principal business est une société de production et de commercialisation de dattes bio cultivées dans la région de Biskra, dont il est originaire. Rayene Bouzitoun, elle, retourne souvent dans ce pays qu’elle a pourtant quitté très jeune, à 4 ans. « Je me sens à la maison, là-bas, cela fait du bien. » Et il y a la famille, cette famille qui soude les Algériens.
« Ce qui me fait le plus rire, c’est que les familles québécoises les plus traditionnelles sont celles qui ressemblent le plus aux nôtres ! »
Mais l’Algérie reste l’Algérie, avec sa chape de plomb politique et ses libertés entravées, et le contraste est difficile à vivre pour ces émigrés. Beaucoup ne mâchent pas leurs mots sur le régime d’Alger, au risque de le payer cher s’ils s’avisent de remettre les pieds sur leur sol natal. Lazhar Zouaïmia en sait quelque chose : militant pro-démocratie et membre d’Amnesty International – « Amnistie Internationale » au Québec –, il a été arrêté à Constantine en février 2022, à sa descente de l’avion. « C’est le Département de la Sécurité intérieure qui m’a arrêté, il a fallu attendre le 30 mars pour qu’ils me libèrent », raconte-t-il, après une campagne vigoureuse de syndicats et associations canadiennes. Ayant plusieurs fois tenté de repartir, se retrouvant bloqué au dernier moment, il finit par reprendre l’avion le 5 mai. « Jusqu’à la dernière minute, ils ont aligné ordres et contre-ordres. Même pour diriger une dictature, ils sont incompétents ! »
D’autres ressortissants algériens ont connu des galères similaires, et donc, explique Lazhar, « il y a beaucoup de gens qui ne veulent plus s’exprimer sur l’Algérie. Si tu parles, tu ne peux pas regagner le pays. Et parmi ceux qui vont au pays, certaines personnes qui ne sont pas forcément impliquées politiquement sont tout de même arrêtées. Il s’agit juste de faire peur aux gens. »
Une loi qui a favorisé les propos haineux envers l’islam
L’autre écueil de la vie de ces immigrés est bien plus proche, et menaçant : la politique québécoise. Adoptée en juin 2019, la « loi 21 » indique explicitement que le Québec est « un Etat laïque » et interdit aux procureurs, policiers, enseignants, directeurs d’école et autres fonctionnaires d’arborer tout signe religieux dans l’exercice de leur métier. Elle est d’autant plus mal vécue par les Algériens qu’elle s’est accompagnée d’un ostracisme, voire d’une franche hostilité envers l’islam et la communauté musulmane. Dans un sondage Léger Marketing commandité au printemps dernier par l’Association d’Etudes canadiennes, qui a interrogé les communautés religieuses minoritaires, les musulmans signalent une détérioration importante de leur « sentiment d’être accepté comme membre à part entière de la société québécoise ».
Ce sentiment de détérioration touche 62 % des hommes et… près de 80 % des femmes. Dans les témoignages recueillis par l’étude, ces musulmans rapportent une multiplication de propos haineux : « Le hijab de mon amie a été arraché dans le métro », « En bus, une personne nous a craché dessus », « A l’annonce de la loi 21, un homme du bus dit que j’allais devoir enlever mon foulard », « Avec ma petite fille de 3 ans, je revenais de la garderie à pied. Un jeune homme a tenté de nous écraser volontairement avec un gros pick up. »
« Cette loi est vraiment venue pourrir l’atmosphère », témoigne le chercheur Rabah Hammachin.
« Beaucoup de garderies d’enfants sont tenues par des Algériennes qui portaient le hijab, et cela ne posait aucun problème. Je connais une fille qui a fait toutes les études pour être policière et qui, portant le hijab, ne peut plus le devenir. »
Cette hostilité est d’autant plus difficile à vivre que l’intégrisme islamique est pratiquement un non-sujet dans cette communauté. « Les premières années, j’étais catégorique dans mon hostilité aux islamistes et la façon dont ils faisaient du hijab un emblème, raconte Lazhar Zouaïmia. Mais avec le temps, j’ai constaté que ce n’est plus forcément le cas, parfois même des femmes avec le hijab sont plus tolérantes que des femmes sans. Je fréquente plutôt des laïcs et n’ai pas de position définie, mais ma fille, qui est née ici et ne porte pas le hijab, estime que les gens devraient être libres de choisir. »
« Les islamistes que je connais, quand ils sont arrivés ici, les premières années, ils avaient toujours la même hargne, se souvient Rabah Hammachin. Après cela, ils ont commencé à voir que les Québécois ne les regardaient pas d’un œil suspicieux – ils trouvaient un job normal, obtenaient des prêts bancaires, etc. J’en connais beaucoup qui ont rasé leur barbe, la plupart sont mariés à des Québécoises pures et dures et leurs enfants ont grandi en Canadiens. Il y en a même un dont le fils est rappeur, alors que lui était islamiste à fond la caisse ! »
Face à cette loi 21, Rayene Bouzitoun est perplexe : « comment peut-on devenir une menace ? le Québec étant loin de devenir musulman ». Mais elle cherche aujourd’hui à comprendre les motivations des Québécois. « D’une certaine façon, ils vivent un peu ce que nous vivons, mais à l’échelle nationale : nous vivons à l’échelle provinciale, celle du Québec, cette peur de ne pas avoir le droit d’être nous-mêmes, de ne pas avoir droit à nos valeurs et nos principes ; les Québécois, eux, vivent cela face au Canada, ils se sentent constamment menacés dans leur unité culturelle. Donc, je pense que l’on est dans une situation où l’on devrait plutôt se comprendre. »
« La société québécoise regarde toujours ce qui se passe en France, note Rabah. Si cela continue, cela va créer des antagonismes et devenir dangereux. » Ce serait dommage, pour une immigration qui reste un modèle d’intégration.
Pour protester contre l’accueil en France d’une opposante, Alger ne délivre plus de laissez-passer consulaires depuis début février. Ce qui contrarie l’objectif du projet de loi immigration.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela tombe mal. Alors que le projet de loi immigration, qui vise notamment à augmenter l’efficacité des reconduites à la frontière d’étrangers en situation irrégulière, arrive en commission au Sénat le 15 mars, l’Algérie a, à nouveau, suspendu la délivrance de laissez-passer consulaires. Or, sans ce document, qui atteste qu’un pays reconnaît son ressortissant et accepte de le reprendre, la France ne peut procéder à aucune expulsion vers ce pays.
C’est l’affaire Amira Bouraoui qui a mis le feu aux poudres. Cette militante franco-algérienne, qui anime une émission politique radio, est une figure du mouvement Hirak de contestation du pouvoir par des manifestations. Condamnée pour ses prises de position et interdite de sortie du territoire, elle a gagné la Tunisie début février 2023 d’où elle a obtenu la protection du consulat français en raison de sa double nationalité. Son départ consécutif pour la France a aussitôt déclenché la colère des autorités algériennes, qui ont dénoncé une « exfiltration clandestine et illégale », rappelé l’ambassadeur algérien en France et décidé, par mesure de rétorsion, de ne plus accorder de laissez-passer consulaires.
« J’ai l’impression que c’est un peu monté en épingle, estime Xavier Driencourt, ex-ambassadeur d’Alger. Le consulat français à Tunis a accordé sa protection à une ressortissante française comme il le fait dans beaucoup de situations. »
Visas contre laissez-passer consulaires
S’agit-il d’une simple manifestation de mauvaise humeur de la part d’Alger, qui n’empêchera pas la venue du président Tebboune à Paris, prévue en mai, ou d’une crise durable ? D’un jeu de billard où il s’agit pour Alger, qui demande de façon récurrente l’extradition d’opposants réfugiés en France, d’obtenir autre chose ? « C’est le rythme normal des relations algériennes, avec des hauts et de bas, et là on est manifestement à nouveau en phase baissière », relativise l’ancien ambassadeur. Et, quand les relations sont mauvaises, Alger manie volontiers l’outil des laissez-passer consulaires.
La dernière embellie n’aura pas duré longtemps. Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, venait juste d’annoncer, en décembre dernier, le retour à la normale pour l’octroi de visas aux Algériens. Il s’était alors félicité d’une meilleure coopération en matière de laissez-passer consulaires, sans donner de chiffres. En 2021, le gouvernement avait réduit de moitié le nombre de visas accordés aux Algériens, justement pour protester contre la mauvaise volonté de leurs autorités dans la délivrance de laissez-passer. Alors qu’en 2019, 11 652 éloignements avaient pu être réalisés vers l’Algérie, le chiffre était tombé à 389 en 2020 et à 34 en 2021.
LR hausse le ton
Comment va réagir le gouvernement ? « Aucun commentaire », fait-on savoir du côté du ministère de l’intérieur. Deux attitudes sont possibles. Soit le gouvernement va faire le dos rond car beaucoup de choses se jouent dans la relation franco-algérienne, en plus de la question migratoire – cette crise intervient alors qu’Alger se rapproche de Moscou et que les relations de la France avec de nombreux pays d’Afrique se dégradent, au profit de la Chine et de la Russie. Soit l’exécutif va durcir sa position. Un amendement LR au projet de loi immigration pourrait lui en donner l’occasion.
« Nous allons déposer un amendement qui inscrit dans la loi qu’on ne donne pas de visas aux pays qui n’accordent pas de laissez-passer consulaires, confirme François-Noël Buffet, sénateur LR. On ne respecte que ceux qui sont forts, et il va falloir établir un rapport de force avec les pays sources qui ne collaborent pas, dont l’Algérie. En 2018, j’avais déposé le même amendement mais le gouvernement n’avait pas voulu le conserver. Cette fois, il pourrait voir les choses différemment. »
Une énième loi sur l'immigration en France ? Pourquoi faire alors même que les textes ne sont appliqués que dans un sens de plus en plus coercitif ? Relents de xénophobie d'Etat ? Même les accords bilatéraux sont ignorés. Le pays d'accueil considère sans doute que les pays du Maghreb notamment ont peu de prise sur le destin de leurs propres ressortissants et peu d'audace... Or, faut-il le préciser, l'humanité vit au rythme de la migration depuis des siècles ? Ici, quelques rappels.
De l'Homo sapiens...
Rappel. Des chercheurs du Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) algérien et ceux du Centro Nacional de Investigación sobre la Evolución Humana (CENIEH) espagnole ont découvert un gisement d'outils lithiques acheuléens (de la technologie acheuléenne datés de 1,67 million d'années à Aïn Boucherit (commune de Guelta Zergua, à 20 km à l'est de la wilaya de Sétif). Selon le professeur Mohamed Sahnouni, coordinateur du programme d'archéologie paléolithique du CENIEH et directeur de recherche associé au CNRPAH, «ces artefacts acheuléens sont légèrement plus anciens en Afrique de l'Est et du Sud (1,76 et 1,7 Ma)». (El Watan, 17 octobre 2021)
Ainsi, «Homo sapiens, l'homme moderne, était présent il y a plusieurs siècles « dans le Sahara vert qu'était alors l'Afrique, à la faveur de modifications comportementales et biologiques» (sciencesetavenir.fr. 7 juin 2017). Notre espèce est, donc, née en Afrique du Nord, à un moment de l'histoire où le Sahara était vert, chaud et humide, «avec des lacs grands comme l'Allemagne», nous dit-on. Avant l'espèce humaine (actuellement au nombre de 8 milliards) peuplant la Terre, conçue comme village planétaire, a eu lieu une lente et longue évolution. Avant l'arrivée de l'Homo sapiens en Europe, l'Homo neanderthalensis y était présent.
La population européenne (des Néandertaliens) a été estimée à environ 150.000 individus. En quelque 10.000 ans, cette population européenne de Néandertaliens va, progressivement, céder la place à l'Homo sapiens. C'est ainsi que Sapiens d'Afrique et Neandertalien d'Europe ont cohabité plus de 10.000 ans sur les mêmes terres. Et, nous dit-on, ils ont appris, ensemble, à chasser, à s'abreuver aux mêmes points d'eau et à se protéger des mêmes dangers et des dures conditions climatiques.
Dans notre récit humain, on peut imaginer que les deux espèces se sont rencontrées. Cette cohabitation n'a, probablement, pas toujours été idyllique ; des affrontements pour pouvoir survivre dans les «niches écologiques » d'alors ont-ils eu lieu ? Vraisemblablement. Après tout, jusqu'au siècle dernier, il y a eu deux guerres mondiales (avec utilisation de l'arme atomique), outre les terribles violences engendrées par les politiques coloniales et de l'esclavagisme...
A ce jour, nombre de conflits continuent de marquer l'actualité type Russie-Ukraine. Ces conflits sont souvent attisés par les puissances du moment, par des pays riches économiquement, surindustrialisés, jaloux de leurs souverainetés et de leur civilisation - voire de leur identité - et surtout exportateurs d'armes. Ces pays disposeraient d'un arsenal nucléaire qui pourrait détruire, deux à trois fois, la Terre et, nous dit Riccardo Petrella, politologue italien, «la guerre est l'activité économique la plus rentable après l'industrie pharmaceutique et informatique».
Partis d'Afrique, berceau de l'Humanité, ces hommes modernes (Homo sapiens) ont commencé à se disperser dans le monde, suite aux multiples vagues de migrations. C'est dire si le phénomène migratoire est vieux comme l'Humanité. Homo sapiens a, également, parcouru de vastes distances, sur le continent asiatique, voire de l'Océanie. Ainsi, des ossements d'Homo sapiens, datant de 70 000 à 120.000 ans, ont été mis au jour, dans le sud et le centre de la Chine.
Des indications génétiques révèlent, aussi, des croisements, tout aussi anciens entre des humains modernes et d'autres hominidés, déjà présents en Asie, comme les Néandertaliens et les Dénisoviens, des cousins disparus. C'est ce qu'avance une nouvelle étude, remettant en question l'hypothèse, communément acceptée, d'une unique grande vague migratoire, il y a environ 60.000 ans (revue Science du 8-12-2017). Et il semble bien que la migration de l'Afrique vers les autres continents est l'un des événements majeurs dans l'histoire humaine... Cette migration aurait démarré voilà 90.000 ans, au plus tôt, et 62.000 ans au plus tard... Qui aurait donc l'outrecuidance d'arrêter ce phénomène migratoire qui a commencé et qui a duré des centaines d'années ?
Comprendre quand les humains modernes ont quitté l'Afrique et rejoint l'Europe et l'Asie est fondamental dans l'étude de l'évolution humaine. Par exemple, les scientifiques ont pu déterminer qu'en Europe, les êtres humains partagent la même lignée avant et après la dernière ère glaciaire (Delphine Bossy, Futura). Si la migration date de si loin et continue à ce jour, que peut l'homme de la nouvelle cité politique, policé, civilisé, post-industrialisé contre ce mouvement humain naturel et daté par l'histoire et dicté par les contingences politiques et économiques et les conditions climatiques de certains pays ? Ce qui est à craindre, c'est que toutes les tentatives de l'enrayer n'aboutira, in fine, qu'à confirmer ce que d'aucuns qualifient de xénophobie d'Etat, c'est-à-dire aboutir à la négation des droits de l'Homme qui comprend, notamment, la justice, la liberté, la solidarité, la tolérance, le respect, l'équité qui sont, autant de valeurs essentielles de la démocratie dont les pays du Nord se veulent les uniques dépositaires. D'aucuns n'hésitent, donc, plus à dénoncer cette xénophobie d'Etat.
... A la xénophobie d'Etat
Une phrase malheureuse de feu Michel Rocard : «Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde» est depuis galvaudée. Ce, alors même, que les chiffres concernant l'immigration n'ont pas varié depuis dix ans. Ainsi, près de 200.000 étrangers, seulement, pénètrent sur le territoire français chaque année. Dans le même temps, 100.000 en repartent. Parmi ceux qui arrivent, on compte 90.000 personnes, à l'un des titres du regroupement familial, 60.000 sont des étudiants, 35.000 (en 2016) des réfugiés politiques (Slate.fr du 6-8-2017).
Et l'un des observateurs les plus assidus sur les questions relatives à la migration, Patrick Weil, constate : Ce qui me frappe, c'est qu'à l'arrivée au pouvoir de Trump et de Macron, les premières mesures visent les étrangers... En France (...), nous avons un président moins provocateur, aimable dans son apparence, souriant et ouvert à l'accueil des réfugiés à Bruxelles, mais dans la pratique, sur le terrain, à Calais et dans sa région, ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués par le pouvoir exécutif... Même sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, il n'y avait pas eu un tel déferlement de violence... Même sous Giscard d'Estaing, les personnes n'avaient pas fait l'objet d'une telle violence sur le plan physique... Continuer, comme aujourd'hui, dans le déni et le mensonge, c'est politiquement, entretenir le Front national. Du point de vue du droit, on laisse se perpétuer des traitements inhumains et dégradants sur le sol de France, comme l'a constaté la Justice» (Slate.fr du 21-7-2017).
Rappelons que, dans toute l'Europe, c'est durant les années quatre-vingt-dix que resurgissent le racisme et la xénophobie. En Grande-Bretagne où, en apparence, l'extrême droite demeure groupusculaire, on y observe, alors, des «violences racistes» ; en Allemagne, il y a eu une poussée meurtrière et franchement xénophobe, avec la montée en puissance des droites dites radicales, teintées de populisme ; en Italie a été dénoncée une haine de l'étranger, sous fond de succès électoraux avec la Ligue du Nord et des néo-fascistes du MSI (Mouvement social italien). Ainsi, également avec la petite Belgique (dont autrefois les immigrés belges résidaient en France), il y a eu une fièvre de xénophobie sur fond de crise nationale avec des scores électoraux des nationalistes flamands. Plus récemment, l'Autriche où désormais l'extrême droite est arrivé au pouvoir...
Une question se pose, alors, à cette Europe prompte à donner des leçons de démocratie, allant jusqu'à inventer l'idée de l'existence d'une arme de destruction massive, en Irak, pour envahir ce pays et le déstructurer durablement. Que sont devenus les idéaux à vocation universaliste, leviers de la démocratie et valeurs essentielles des droits de l'Homme évoquées supra ? De quel homme parle-t-on en définitive ? Pourtant, on nous a enseigné que les droits de l'Homme sont des droits fondamentaux de la personne humaine tels que répertoriés dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme, la Convention européenne des droits de l'Homme et d'autres conventions importantes de l'ONU qui protègent, pour l'essentiel, les droits civils et politiques (droit à la vie et la liberté d'expression), les droits économiques, sociaux et culturels (droit au travail ou à la santé) et les droits des personnes vulnérables (enfants ou détenus). Il est vrai, également, qu'en principe, diverses institutions internationales contrôlent le respect de ces droits, notamment le Conseil des droits de l'Homme de l'ONU, la Cour européenne des droits de l'Homme et la Cour pénale internationale.
Il n'est pas superfétatoire de préciser que ces mêmes droits sont également à protéger et à promouvoir par les Etats d'Europe en leur qualité d'Etats d'accueil de réfugiés et de migrants. Aussi, se pose la question de savoir si les mesures prises, en France par exemple, pour lutter contre «l'immigration illégale» constituent un modèle de vertu. Ce, lorsque l'on observe les actes, à l'actif du pouvoir politique ; ainsi, la création d'un ministère de l'Immigration et de... l'Identité nationale, des aides au retour vers les pays de l'Est, d'une réforme contestée du droit d'asile en 2015...
De même, il a été envisagé la création de hotspots (ou «centres avancés») de traitement des demandes d'asile, au sud de la Libye, au nord du Tchad et au nord du Niger. Habituellement, c'est à l'intérieur des frontières françaises que les demandes d'asile sont examinées. Il s'agirait, en quelque sorte, de délocaliser l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) au Sahara (Tchad-Niger-Libye) où les requêtes des candidats à l'asile seraient, directement, étudiées sur place. Or, la procédure actuelle de demande d'asile peut offrir quelques garanties d'impartialité aux migrants : examen approfondi de leurs demandes, possibilité d'un recours auprès de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA).
Pense-t-on ainsi sérieusement être crédible, efficace et humain ? Ne s'agirait-il pas purement et simplement d'une sorte de «mise sous tutelle » des pays visés supra, compte tenu de leur situation actuelle et de leurs régimes politiques contestés localement ? Selon Thomas Dietrich, ce projet «ne pourra longtemps occulter le véritable cœur du problème : le développement des pays d'Afrique subsaharienne. Et tant que l'Etat français continuera à soutenir des régimes aussi peu soucieux du bien-être de leurs populations que du respect des droits de l'Homme, aucune police, aucune armée française ou africaine, aucun hotspot ne pourra empêcher des désespérés de se lancer à l'assaut du plus grand désert du monde» (Mondafrique, 16-1-2018). Comment, dans ces conditions, tenir la promesse de ne plus voir en France une personne dormir «dans la rue, dans les bois» et de suivre l'exemple de l'Allemagne qui, sous la chancelière Angela Merkel, a sauvé la «dignité collective» de l'Europe en accueillant plus d'un million de réfugiés ?
Hélas, d'aucuns déplorent l'inverse de ce qui était attendu de la patrie des droits de l'Homme, on y arrache leurs couvertures à des migrants à Calais, on y lacère leurs toiles de tente, à Paris, on peut s'y perdre sur les pentes enneigées de la frontière franco-italienne... Ce, après avoir affronté le désert et la mer, les pratiques mafieuses des passeurs, les dures conditions climatiques et souvent les mauvais traitements physiques, notamment pour les femmes et les enfants.
Hélas, pendant ce temps et depuis longtemps, l'Homo sapiens de l'Europe actuelle pratique la migration sous forme de voyages sexuels organisés. Ainsi, nous dit-on, des Agences de voyages américaines comme G&F Tours' ou Philippines Adventure Tours' proposeraient (par contrats ?) «d'assouvir les pulsions les plus viles», en s'assurant les services de jeunes filles ou garçons vierges. Il semblerait que des procédures contre ces agences commencent à être lancées ; ainsi, en février 2004, une agence de voyage installée à New York (Big Apple Oriental Tours) aurait été fermée et ses propriétaires inculpés. Ces Homo sapiens, «touristes» du Nord, peuvent se permettre de transgresser la morale et les lois de leurs pays à l'étranger, avec des adolescentes et des enfants dont on se soucie comme d'une guigne de leur consentement ou des risques encourus en terme de maladies sexuellement transmissibles dont le sida...
Au début du mois de décembre 2022 et en moins de 48 heures, l’Humanity 1, navire de sauvetage d’une soixantaine de mètres de l’ONG allemande SOS Humanity a secouru 261 naufragés au large des côtes libyennes. Membre de l’équipage du navire, Antoine Le Scolan rend compte de ces trois sauvetages.
Catane (Sicile), 10 novembre 2022. Des migrants à bord du navire de sauvetage Humanity 1 de l’organisation allemande SOS Humanity Giovanni Isolino/AFP
L’ONGSOS Humanity est née début 2022 d’une scission avec SOS Méditerranée. La branche allemande a préféré quitter l’Ocean Viking, le navire de SOS Méditerranée, et racheter — grâce aux dons de la société civile — un ancien navire d’expéditions scientifiques pour multiplier les sauvetages tout en menant un plaidoyer politique plus assumé. Outre le capitaine, vingt-sept membres d’équipages, volontaires et marins professionnels, et une journaliste indépendante sont à bord de l’Humanity 1. La plupart viennent de pays européens (Roumanie, France, Belgique, Allemagne, Italie, Espagne), certains de plus loin comme du Mexique ou du Canada. Le bureau de l’organisation, basée à Berlin, fait le lien entre la mer et la terre.
Sauveteur en mer saisonnier à la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM), j’ai eu la chance d’apprendre la langue arabe en Jordanie et en Égypte pendant plusieurs années. Je suis chargé de l’interprétariat pendant les sauvetages et, une fois les naufragés secourus, de leur délivrer des informations juridiques ou de traduire les consultations avec l’équipe médicale. Je viens également d’obtenir le diplôme d’avocat. Participer à de tels sauvetages me permet de mieux comprendre les parcours de vie traumatiques de ces gens qui luttent pour leur survie, puis qui lutteront devant les administrations ou juridictions nationales des pays européens pour espérer obtenir des papiers.
Dimanche 4 décembre 2022 à 14 h 30, les équipes du Humanity 1 ont reçu une alerte d’un autre navire humanitaire, le Louise Michel. Ce dernier a repéré une embarcation en détresse à environ 60 kilomètres au large de Tripoli : 103 personnes, dans un bateau pneumatique de fortune. Le Louise Michel, trop petit pour les accueillir sur une longue durée, devait alors attendre l’arrivée du Humanity 1 et distribuer des gilets de sauvetage.
UNE ALTERCATION EN PLEINE MER AVEC D’ÉTRANGES LIBYENS
Malheureusement, l’eau a progressivement rempli l’embarcation et un bateau des « soi-disant garde-côtes libyens » est arrivé sur place, précipitant un accueil en urgence des naufragés sur le Louise Michel. Les deux annexes semi-rigides rapides du Humanity 1 sont alors arrivés sur place tandis que la dernière personne montait à bord du Louise Michel. Les trois Libyens — dont un homme cagoulé et en treillis militaire — se sont rapprochés avec leur bateau de notre semi-rigide pour connaître nos intentions, mais aucune conversation — si ce n’est des gestes brefs de la main — ne s’en est suivie.
Leur embarcation est plus petite que les vedettes de sauvetage vendues par les Italiens et utilisées généralement par les « garde-côtes » : ils appartiennent donc peut-être à une milice privée. Les deux gros moteurs hors-bord leur permettent toutefois de se mouvoir rapidement sur l’eau. Ils sont là seulement pour voler le moteur du bateau pneumatique. Une altercation a cependant eu lieu lorsqu’un des semi-rigides de l’Humanity 1 s’est trouvé trop proche du pneumatique : les Libyens ont alors sorti leurs armes, des AK47 selon la photographe à bord, pour être laissés seuls et pouvoir décrocher le moteur discrètement, ce qu’ils ont fait. Le moteur, peu puissant, mais en état correct, sera sûrement vendu quelques milliers d’euros à des pêcheurs ou à des passeurs.
EN LIBYE, ENTRE L’ATTENTE ET LA TORTURE
Une procédure de transfert des naufragés du Louise Michel vers l’Humanity 1 s’est ensuite déclenchée, après plusieurs vaines tentatives de contact des autorités maritimes compétentes. Dans la nuit et dans une mer légèrement agitée par la houle, les 103 personnes, dont des femmes enceintes et des enfants, ont été transférées vers l’Humanity-1. La présence d’un requin de plus de deux mètres de long a accentué la tension déjà présente, mais chaque survivant a embarqué dans le navire sain et sauf et a été accueilli par les équipes médicales et humanitaires.
Le lendemain, à la rencontre des naufragés, les discussions fusent et les souvenirs de la veille ressurgissent. Je demande à certains si c’était leur première tentative de départ de Libye. Pour certains, oui. D’autres en étaient à leur cinquième. Je m’en étonne : celui qui n’a essayé qu’une fois me rétorque qu’il est resté de nombreux mois à attendre et qu’il a pu être entre temps longuement torturé. Il est jeune, pas encore la trentaine, vêtu des vêtements neufs que les équipes lui ont donnés à son arrivée sur le bateau. Son visage est fatigué, tanné par une vie trop dure. Son ami qui a essayé cinq fois raconte une de ses tentatives depuis la Tunisie. Avec le même naturel et une voix assurée qui cherche à me faire comprendre ce que je ne peux comprendre, il se livre. Il a vu ses amis mourir devant lui l’année dernière. Son bateau a coulé et les cent passagers se sont retrouvés dans l’eau : la moitié sont morts noyés. Lui et les autres ont eu la chance d’avoir survécu jusqu’à l’arrivée d’un pêcheur tunisien au large des côtes.
Dans la soirée du 5 décembre, sans avoir eu le temps de se reposer, les équipes doivent se préparer à repartir. Une embarcation en détresse a été une fois de plus repérée par le Louise Michel. Le vent balaye la mer et la houle est plus forte que la veille. Les semi-rigides tracent leur sillon dans la nuit jusqu’à la scène d’opération. Pendant les dix longues minutes que dure ce trajet, on a malheureusement le temps d’imaginer le pire et d’avoir peur de devoir ramasser des cadavres. Arrivés sur place, nous observons un bateau en bois de quelques mètres de longueur, rempli d’une cinquantaine de personnes. Le bateau tangue très dangereusement dans la houle.
« JE VAIS ESSAYER DE FAIRE DES MIRACLES »
Dragos, un Roumain d’une quarantaine d’années à bord de notre semi-rigide est le coordinateur de l’opération. Fort d’une expérience de plus de 20 missions de sauvetage en mer, il est parfaitement lucide face à la situation. Il nous confirme que le bateau peut chavirer d’un moment à l’autre. Si cela arrive, il y aura très probablement des morts. Il faut agir vite et le moindre mouvement de la part des personnes à l’intérieur du bateau peut être fatal. « Je vais essayer de faire des miracles » indique-t-il à la radio quand Joshua, le capitaine de l’Humanity 1, nous demande de procéder au sauvetage.
Je suis chargé d’être l’interlocuteur entre le semi-rigide et les 49 naufragés, tous arabophones. Il faut d’abord prononcer une phrase rapide en anglais pour leur faire comprendre que nous ne sommes pas Libyens, sinon la panique risque de les gagner et le bateau chavirera. Ensuite, en arabe, j’explique que nous allons les récupérer un par un par l’arrière du bateau. La pression est immense sur les équipes. Durant presque deux heures, en pleine nuit et dans la houle, les sauveteurs de l’Humanity 1 vont réussir à extraire une à une les 49 personnes, sans aucun mort. Un bateau libyen, encore une fois, sera présent autour de la scène. Ils brûleront le bateau en bois dans la nuit, après avoir récupéré le moteur.
DES ÉGYPTIENS DE PLUS EN PLUS NOMBREUX
Une fois à bord, les naufragés reprennent leurs esprits et font éclater leur joie. Ils proviennent de l’Égypte majoritairement, mais aussi de la Syrie, du Soudan et du Tchad. Il y a seulement quelques femmes — bien que celles-ci soient de plus en plus représentées parmi les réfugiés tentant la traversée — et principalement de jeunes hommes entre 20 et 30 ans. La présence d’Égyptiens est une caractéristique des dernières évolutions contemporaines du champ migratoire. Ils m’expliquent que de plus en plus d’entre eux fuient le service militaire obligatoire ou la vie économique suffocante de leur pays. Ils passent la frontière à pied, à quelques kilomètres de la côte, dans le désert. Puis, s’ils ne se sont pas fait tirer dessus par l’armée égyptienne ou kidnapper par les milices libyennes, ils partent soit directement de l’est libyen, autour de Tobrouk, soit prennent le risque de faire la route jusqu’aux alentours de Tripoli. Ceux-ci sont partis en mer à l’ouest de Tripoli.
LES RÊVES DE DEVENIR FOOTBALLEURS
Quelques heures après la fin de ce sauvetage périlleux et alors que le soleil se lève, une nouvelle alerte est donnée. Un bateau pneumatique de 103 personnes a été repéré et le Louise Michel, plus rapide que l’Humanity 1 a encore une fois réussi à arriver rapidement sur place pour stabiliser l’embarcation et distribuer des gilets de sauvetage. Majoritairement francophones, sénégalais et ivoiriens notamment, les naufragés sont paniqués et difficiles à calmer. De l’eau est entrée dans le bateau et il est compliqué d’organiser le débarquement.
Malgré nos précautions, lorsqu’on les saisit par la main, les naufragés se jettent littéralement par-dessus nos corps pour atterrir aux pieds de Robin, le pilote allemand. Durant la manœuvre, nous repérons une autre embarcation à quelques milles nautiques dans une situation similaire. Malheureusement, nous voyons les Libyens arriver sur place, seuls. Comme lors du deuxième sauvetage, nous avons à faire à une vedette des « garde-côtes » libyens, presque de la même taille que le Louise Michel. Le sauvetage terminé, nous apprenons qu’ils ont embarqué de force la plupart des autres naufragés à l’exception de six personnes qui ont préféré sauter à l’eau que de retourner en Libye. Ces personnes seront mises à l’abri sur un radeau de sauvetage par le Louise Michel, puis récupérées par l’Humanity 1. Elles nous raconteront leur bonheur d’avoir pu nous rejoindre, mais aussi leur terreur de savoir certains de leurs proches retournés vers un monde de torture et de malheur.
Le mardi 6 décembre en fin de matinée, ce sont donc 261 personnes qui sont à bord de l’Humanity 1. Le lendemain matin, après les premiers soins d’urgence et la distribution de couvertures pour la nuit, Jutta, la coordinatrice de l’équipe médicale et humanitaire explique à tous que nous risquons de devoir attendre quelques jours, voire quelques semaines à bord. D’abord parce qu’il peut y avoir d’autres sauvetages à réaliser. Ensuite parce que l’Italie ouvre de moins en moins facilement ses portes. Un Nigerian me lance en rigolant que ce n’est pas grave et qu’il n’y a pas de problème pour rester sur le bateau une année s’il le faut tant qu’il ne retourne pas en Libye.
À l’écart, sur le pont supérieur, un groupe de francophones discute en regardant la mer. Un Ivoirien me montre ses pieds et me dit que cela lui a fait du bien de dormir comme ça. « Comment ça, comme ça ? » Il m’explique qu’il a enlevé ses chaussures et qu’il est impossible de dormir sans ses chaussures en Libye, car des gardes ou des voisins peuvent venir n’importe quand pour vous frapper ou vous voler. Il faut pouvoir partir en courant à tout moment.
Sur le pont inférieur, un très jeune adolescent paraît esseulé. Il est sénégalais et veut être footballeur à Marseille. Il est ici avec sa petite sœur. Il l’a vue ce matin, mais ne peut plus la voir quand elle rentre dans sa chambre. En effet, la chambre des femmes et des enfants en bas âge est strictement interdite aux hommes et adolescents. Je n’ose pas lui demander comment il a pu se retrouver ici, seul avec sa sœur. J’imagine. Il y a aussi son homologue égyptien, tout jeune adolescent comme lui. Il est parti seul d’Égypte et veut également devenir footballeur, mais en Allemagne. Il est protégé par un groupe d’Égyptiens qui prend soin de lui.
LA LIBYE, UN AUTRE MONDE
Plus tard, un Gambien me raconte, plein de lucidité, qu’en Europe la police a le droit de t’enfermer, mais qu’il faut un jugement pour cela, alors qu’en Libye on t’emmène directement de la mer à la prison. Il me décrit celle d’Ursh Ufana. Il y aurait des milliers de personnes et des morts tous les jours. Je m’enquiers de cette prison auprès du groupe francophone du pont supérieur, précédemment rencontré. Tous la connaissent. Un Sénégalais m’explique que cet enfer est un ancien dépôt pour animaux et que les gens y sont parqués au sous-sol. Chaque jour, il voyait les Libyens y sortir cinq ou six cadavres. Aussi, un jeune Guinéen me raconte que son petit frère est encore dans cette prison. Après maintes discussions sur la torture et les conditions de vie en Libye, c’est finalement un jeune Ivoirien qui me fera comprendre par des mots simples ce qu’il pense de l’autre côté de la Méditerranée. Il ne considère pas la Libye comme un autre pays, mais comme un autre monde.
L’équipe médicale composée d’un médecin, d’une infirmière et d’une sage-femme nous appelle parfois pour traduire du français ou de l’arabe vers l’anglais. Outre les marques physiques de torture sur leurs corps, la grande majorité des naufragés n’arrive plus à s’alimenter ou à dormir correctement. Lorsqu’on leur demande depuis quand, ils nous répondent par un chiffre en mois ou en années. Et quand on leur demande depuis quand ils sont arrivés en Libye, on se rend compte que les deux chiffres correspondent toujours. Diego, le médecin, mène les consultations, et se met parfois soudainement à me parler en espagnol alors que je ne maîtrise pas cette langue. Il se reprend et continue en anglais. Malgré son professionnalisme, son visage cerné et sa voix traduisent sa fatigue. Plus tard, il m’explique qu’il y a une différence entre entendre « ces histoires » à la télévision ou en lisant des articles de journaux et de vive voix, continuellement, toute la journée.
UN DÉBARQUEMENT SOUS HAUTE SURVEILLANCE À BARI
Les équipes de l’Humanity 1 sont épuisées et se remettent doucement des scènes apocalyptiques auxquelles elles ont assisté. Renaud, un équipier du semi-rigide dans lequel je me trouvais, m’explique que l’émotion a été trop intense quand il a vu l’intérieur du bateau pneumatique « secouru » par les Libyens et duquel seules six personnes ont pu s’extraire. En effet, des vêtements d’enfants en bas âge jonchaient le sol. Autrement dit, des enfants sont retournés vers l’enfer libyen tandis que d’autres ont eu plus de chance.
Le capitaine de l’Humanity 1, accompagné de ses officiers et d’une observatrice humanitaire, a envoyé plusieurs demandes de « port sûr » pour pouvoir débarquer en Europe. Cinq longues journées après le premier sauvetage, les autorités italiennes ont enfin répondu favorablement et ont assigné le port de Bari comme lieu de débarquement. Si la destination de Bari n’était pas souhaitable étant donné la distance à parcourir jusqu’en mer Adriatique et la tempête à affronter, il n’en reste pas moins que le comportement des autorités a étonné le capitaine qui s’attendait à devoir attendre plus longtemps.
En effet, le mois dernier, plusieurs navires humanitaires comme l’Humanity 1, l’Ocean Viking ou leGeo Barents, avaient dû attendre pas loin de trois semaines. Les 261 naufragés secourus par l’Humanity 1 ont tous, sans exception, subis des traitements inhumains ou dégradants en Libye et sont dans une situation de vulnérabilité aiguë. On aurait tendance à penser qu’une telle situation de détresse ne saurait être politique, seulement humaine. Ces 261 personnes ont eu la chance de pouvoir débarquer plus ou moins rapidement en Europe. Des associations et des policiers en grand nombre étaient là pour les accueillir.
Mais chaque membre de l’équipage sait que les prochaines missions pourront encore pâtir du jeu diplomatique macabre orchestré par les gouvernements européens. Le nouveau gouvernement italien, après s’être vanté d’avoir fermé ses portes à l’Ocean Viking en novembre 2022, a sûrement préféré calmer ses ardeurs xénophobes et jouer le jeu des institutions européennes pour gagner en crédibilité et continuer de bénéficier des accords de transfert de demandeurs d’asile intra-européens. Mais quand est-ce que les portes de l’Europe se fermeront de nouveau ? L’ONGSOS Humanity sait qu’il faudra continuer à se battre pour défendre le droit et le devoir de sauver des naufragés et les conduire en lieu sûr.
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