La conquête. Comment les Français ont pris possession de l'Algérie 1830-1848
En revenant sur les débuts de la colonisation algérienne, Colette Zytnicki nous permet de comprendre comment la France, pourtant mal préparée, a pris pied dans ce territoire complexe.
Il y a plus d’un an, Benjamin Stora publiait un rapport consacré à la colonisation et à la guerre d’Algérie. Les polémiques l’entourant ont montré que les relations entre la France et l’Algérie sont encore imprégnées par le passé colonial. À travers cet ouvrage, Colette Zytnicki, professeure émérite à l’Université de Toulouse et spécialiste de l’Algérie coloniale, propose de revenir à la genèse de cette histoire pour mieux comprendre comment, dès la conquête, les relations entre les deux pays sont marquées par l’incompréhension et la violence.
Une conquête imparfaite
En juillet 1830, les Français débarquent à Alger, chef-lieu de la Régence, alors sous domination ottomane. Dix-huit ans plus tard, l’Algérie est colonisée et divisée en trois départements français. Toutefois, prévient l’autrice, « il ne faut voir dans cette conquête aucun plan préétabli ». Pour expliquer ces contradictions, les sources utilisées sont multiples : rapports officiels, correspondances publiques et privées, récits et témoignages, mais aussi une bibliographie riche qui ne se limite pas à l’historiographie française.
L’autrice montre ainsi que si les projets de conquête de l’autre rive de la Méditerranée remontent à plusieurs décennies, les tensions croissantes entre France et Régence, au sujet notamment du paiement d’arriérés financiers et de la piraterie, rendent l’invasion latente. Le casus belli est provoqué en avril 1827 par le fameux « coup d’éventail » du Dey d’Alger contre le consul de France, dont la réalité est à nuancer mais le prétexte tout trouvé. Trois ans plus tard, les troupes françaises arrivent à Alger.
Les Français trouvent alors une organisation mise en place par les Ottomans dès le XVIe siècle qui voit un pouvoir central représenté à Alger par le Dey, soutenu dans les provinces par trois Beys, siégeant à Constantine, Médéa et Oran. S’y superpose un système complexe de cantons, de tribus, de villes moyennes plus ou moins intégrées et d’un pouvoir religieux omniprésent. Au milieu du XIXe siècle, la Régence a acquis une grande autonomie, si bien que des sociétés urbaines et des élites lettrées coexistent avec des mondes ruraux disparates, des tribus nomades au sud et des grands propriétaires au nord. Bref, « ce système politique […] a le plus souvent été mal compris, voire caricaturé par les occidentaux. Peu d’entre eux ont pu pénétrer dans les arcanes du pouvoir ».
« L’expédition de juillet 1830 fut-elle préparée ? » s’interroge tout au long du livre l’autrice : officiellement, la mission est double, « mettre fin à la piraterie et venger les affronts ». Mais, dès le départ, « l’idée coloniale est un horizon possible » tant l’objectif est annoncé : « civiliser et mettre en valeur ». L’expédition de 1830 se prépare dans un contexte complexe et, très rapidement, les Français se rendent maîtres d’Alger ; le Dey impose la capitulation le 5 juillet. Dans le reste du pays, la conquête, mal préparée, peine à avancer : l’administration est en désordre, pouvoirs militaires et civils n’arrivent pas à s’entendre, la résistance se met en place dans tout le pays. La région côtière est la première à être soumise : Constantine est prise en 1837, avec le ralliement des élites locales.
Après des années de guerre, cette reddition marque « un tournant dans l’histoire de la conquête de l’Algérie par les Français. Elle accentue la désorganisation politique et ne clôt pas la résistance ». À l’Ouest, l’émir Abd El Kader, devenu héros de la lutte nationale algérienne, mène une résistance longue et forte, en ralliant à lui de nombreuses tribus. En face, l’armée française du maréchal Bugeaud apparaît mal organisée, mal armée dans un terrain hostile, où les maladies sont nombreuses. Après des années de conflit et d’exactions de part et d’autre, Abd El Kader se rend en 1847 : l’année suivante, la conquête est officiellement terminée et s’ouvre pour la France le temps de l’occupation coloniale. Dans la période suivante, c’est une guerre totale qui est menée : « la défense de la République va de pair avec la conquête sans état d’âme de l’Algérie et le recours à la violence extrême », souligne l’autrice.
De l’occupation à la colonisation. L’impréparation coloniale
Dès la conquête d’Alger, « l’occupation [...] ne se contenta pas de détruire l’ordre politique, elle crée une énorme gabegie » : elle est en effet marquée par des tâtonnements et des conflits internes nombreux. Après plusieurs années d’hésitations, la France choisit de faire revivre un empire colonial démantelé par la Révolution française : la France devient métropole et l’Algérie une colonie de peuplement. La préparation d’un tel plan paraît contradictoire : d’un côté, l’autrice précise bien que « la perspective d’une colonisation de l’Algérie est bien dans l’air du temps avant 1830 à qui veut y prêter attention » ; mais d’un autre côté, elle décrit des pouvoirs politiques et militaires concurrents, une administration floue et des populations métropolitaines peu préparées à l’aventure coloniale. La Régence n’existe plus en 1835, le territoire devient « possession française dans le nord de l’Afrique », avant de prendre le nom d’Algérie en 1839, alors que territoire soumis reste incomplet et que les troupes d’Abd El Kader menacent Alger.
Les premiers projets d’occupation remontent en fait à 1831, études à l’appui, mais les désaccords sur la forme que doit prendre la colonisation font long feu et durent en fait près de deux décennies. Alger est rapidement réorganisée, les campagnes soumises font également l’objet d’une colonisation active. Dans les villes, les transformations urbaines sont à l’œuvre, sur le modèle occidental, d’abord à Alger, puis à Oran, Constantine, Philippeville et Bône : des nouvelles artères sont percées et des écoles inaugurées dans les quartiers des colons. Dès le départ, les populations sont séparées.
Avec la départementalisation de 1848, chaque commune dispose désormais d’une mairie et la vie politique se calque sur le modèle républicain de la métropole. Dans le monde rural, les territoires agricoles sont occupés et proposés à des colons français. De fait, les populations sont déplacées, déstructurant les logiques démographiques, sociales et économiques existantes, nourrissant ensuite la résistance à l’occupant. Ce vaste mouvement de spoliation renforce des difficultés déjà fortes dans l’agriculture, qui connaît régulièrement des invasions de sauterelles ou la sécheresse. En 1841, un texte fixe le cadre à ce mouvement : une « colonisation officielle étatique reposant sur la concession gratuite de parcelles rurales et urbaines qui doivent être mises en culture et bâties par les colons ».
Dans chacun de ces espaces, la colonisation entraîne donc une mise à l’écart des populations locales et donne naissance à de nombreux ressentiments : entre ces populations, aucune conciliation ne semble possible, expliquant alors comment cette colonisation, imposée d’en haut, préfigure les rancœurs entre les deux nations. L’autrice le souligne ainsi : « la volonté de résistance se fait jour dès le premier moment de la conquête ». Présente partout, cette hostilité à l’occupation ne se limite pas à la figure d’Abd El Kader, resté dans la mémoire algérienne mais se conçoit dans un mouvement plus large.
France-Algérie : « la blessure » coloniale
En fait, les liens entre les deux pays sont très anciens, et doivent être analysés au-delà de la relation de domination. Dès le Moyen-Âge, les relations commerciales sont intenses de part et d’autre de la Méditerranée : blé, fournitures, esclaves naviguent d’une rive à l’autre, notamment entre Alger et Marseille. En Europe, les élites économiques et politiques développent alors une vision stéréotypée et la question civilisationnelle est très présente dès les premiers projets de conquête. En réalité, malgré les voyages et le commerce, ces deux mondes savent peu de choses l’un sur l’autre : ainsi, la conquête puis la colonisation contribuent à figer les images réciproques de Français guerriers et exploiteurs d’un côté, d’arabes à civiliser et à mater de l’autre. Aujourd’hui encore, « de part et d’autre de la Méditerranée, l’histoire de la période coloniale continue d’être plus qu’un enjeu mémoriel, c’est une blessure à vif qui n’a jamais vraiment cicatrisé ».
Du côté algérien, le choc et la violence de la conquête, puis l’imposition de nouvelles structures politiques ségrégatives (ajoutées au « choc des transformations urbanistiques ») entraînent la fuite d’une partie de la population d’Alger réfugiée dans les campagnes. La capitale se dépeuple, les tensions entre les musulmans et les juifs sont fortes, des lieux de cultes sont profanés... Jamais, au cours de cette période, les populations locales ne sont intégrées au projet colonial, les « indigènes musulmans » sont exclus des écoles et des administrations. Ailleurs, le mouvement d’appropriation foncière pèse lourd dans les relations : « les bases de la société rurale algérienne sont lourdement ébranlées ».
Côté Français, c’est une grande déception pour les colons : une « expérience doublement terrible car elle repose sur des terres prises aux habitants et que les nouveaux occupants, logés dans des camps de toile ou des baraques en bois, dénués de tout, y meurent en masse et partent dès qu’ils le peuvent ». Les nouveaux venus, fuyant souvent la misère en métropole, se trouvent plongés dans l’inconnu et peinent à s’intégrer et à faire fructifier les terres mises à leur disposition.
En métropole aussi, l’écho de la conquête retentit fortement : les défaites sont lourdement jugées à Paris et les exactions choquent l’opinion publique. Ainsi, à la chambre, les débats sont nombreux sur la question algérienne. À l’inverse, le pouvoir orléaniste met en scène la colonisation en faisant appel à des artistes œuvrant à la glorification militaire française pour nourrir l’imaginaire colonial et la curiosité. Les géographes, les artistes et les écrivains sont nombreux à faire le voyage, donnant naissance à un courant arabophile très dynamique où se mêlent volonté de domination, souci utilitariste et véritable attrait culturel : « avec la conquête de l’Algérie, c’est tout l’Orient qui se rapproche d’un coup ou presque de l’Europe ».
À Paris, c’est d’abord la mission civilisatrice qui est mise en avant, portée notamment par le saint-simonisme et les socialistes qui voient dans l’Algérie un laboratoire idéal d’expérimentations sociales et prônent l’alliance avec les élites locales. Mais force est de constater que, dans les faits, « semet en place un système politique où la pratique du terrain amène à bafouer sans arrêt les intentions civilisatrices proclamées » et où l’idéal d’un monde nouveau paraît bien utopique.
Dans les années 1840, sur ce vaste territoire, la guerre est omniprésente dans les esprits, « creusant le traumatisme causé par la conquête et accroissant le ressentiment et le rejet des envahisseurs » (traumatisme qui dure pendant le siècle et demi de la colonisation). L’autrice le rappelle : « tout n’est pas dit en 1848, mais les bases d’un système politique et social profondément et structurellement inégalitaire sont posées ».
En somme, c’est bien la genèse d’une blessure relationnelle que décrit Colette Zytnicki : « la colonisation de l’Algérie par la France commence et se termine par la guerre ». Si les décrets de décembre 1848 font de l’Algérie un territoire français avec une administration calquée sur la métropole, l’ambiguïté demeure, entre un département intégré et une colonie de peuplement et d’exploitation où le vaste mouvement de spoliation des terres continue des décennies encore.
Du 6 avril au 22 août 2022, le MUCEM propose une exposition sur Abd el-Kader qui offre un parcours de cet homme politique qui fut le résistant le plus célèbre à la conquête coloniale de l’Algérie et celui qui sut tenir en échec la puissance française avec des moyens qui n’étaient pas ceux de celle-ci.
On est accueilli, dès l’entrée, par une citation de Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, précisant que le terme d’« Émir » s’applique exclusivement à Abd el-Kader. C’est dire la notoriété qui était la sienne à l’époque dont de nombreux documents attestent comme les portraits peints qui apparaissent sur des couvertures d’ouvrages dont nous parlerons ensuite : celui entre autres portraits, « romantique », de Marie-Éléonore Godefroid (1778-1849), élève du baron François Gérard, élève de David, elle-même portraitiste très connue.
Il est reproduit en couverture du récit de Waciny Laredj.
Autour de l’exposition ont lieu ou auront lieu d’autres interventions. L’une d’elles est la conférence donnée le 27 mai 2022, au musée, par Kamel Bouchama, sénateur algérien et spécialiste de la vie et des œuvres de l’Émir. Le titre même de la conférence en donnait les axes essentiels : « Abdelkader, Chevalier de la foi, apôtre de la fraternité, précurseur du droit international humanitaire ». Kamel Bouchama a retracé sa biographie, de sa naissance, en 1808 dans l’ouest algérien, à sa désignation à la tête des tribus qui s’unissent contre l’envahisseur français, à l’organisation de la résistance durant quinze années jusqu’au dépôt des armes en 1847 contre la promesse d’être envoyé en terre d’islam. Il a évoqué cette promesse non tenue et remplacée par un emprisonnement de plusieurs années avant l’obtention de son départ d’abord en Turquie puis enfin à Damas en Syrie en1852 où il mourut en 1883.
Ne pouvant s’attarder sur chaque étape de cette vie, le conférencier a insisté sur sa qualité de fondateur de l’État algérien moderne, sur sa modernité et sur son humanisme. Il établit, comme d’autres biographes avant lui, une bi-partition dans sa vie. La première partie est celle de la résistance et de l’emprisonnement, l’émir contre la France et emprisonnée par elle (1832-1853) ; la seconde partie, celle de l’exil qui le conduit progressivement en Syrie (1853-1883). Le conférencier a particulièrement insisté sur le rejet du terme de « reddition » le concernant : il a voulu « l’arrêt de la guerre » pour préserver les siens, après avoir été trahi par le sultan du Maroc et avoir compris qu’il était pris dans un étau franco-marocain. C’est alors que, dans sa lettre à Lamoricière, il a demandé à être envoyé en terre d’Islam à Alexandrie ou à Aca (Saint Jean d’Acre) : ce qui lui fut assuré. Avec un certain humour, le conférencier a souligné cette habitude du pouvoir colonial français d’avoir, comme mode de gestion des dominés, le piratage… et de rappeler, en un clin d’œil vers une actualité plus proche, le détournement de l’avion des dirigeants du FLN le 22 octobre 1956. L’émir se retrouve, avec les siens, prisonnier :
ce qu’on appelle sa suite était composée de plus de 80 personnes dont 27 sont décédées à Amboise où existe désormais un cimetière du souvenir dont la réalisation a été confiée à l’artiste algérien, Rachid Koreïchi et dont une photo illustre la couverture du récit d’Amel Chaouati. Bouchama a souligné que l’image de la « soumission » d’Abdelkader est récurrente chez les Français, transformant une conscience politique des forces en présence en une « reddition » et déviant la signification politique de ce geste qui a fait couler beaucoup d’encre. Le conférencier a aussi insisté dans la suite de sa conférence sur le respect que l’émir exigeait vis-à-vis des prisonniers français pendant la résistance sur le territoire algérien ; et aussi sur l’épisode de Damas où il sauva des chrétiens du massacre. Cette séquence, toujours racontée, K. Bouchama l’a expliquée dans le contexte de l’impérialisme en expansion alors. La conférence a été suivie de questions posées à l’orateur : deux heures d’exposé et d’échanges qui ont donné les grandes lignes de la représentation officielle de l’émir en Algérie, avec beaucoup d’entrain, d’anecdotes et de parallèles entre le passé et le présent et que le public, nombreux, a suivi avec intérêt.
Pour prolonger ce que propose le MUCEM, évoquons des auteurs et écrivains algériens qui, ces dernières années, ont évoqué la figure de l’émir au centre de cette exposition. En 2005, le romancier, Waciny Laredj édite en arabe, Kitabu al Amir à Beyrouth. Sa traduction, Le livre de l’Émir, paraît en français l’année suivante chez Actes Sud. Chaque auteur choisit tel ou tel aspect de la vie ou de la pensée d’Abd el Kader : ici, c’est le lien entre l’émir et Mgr Dupuch, évêque d’Algérie, qui est privilégié. Celui-ci a connu And el-Kader, alors qu’il était évêque en Algérie, entre 1838 et 1845, pour un échange de prisonniers. Plus tard, lors de l’emprisonnement de l’émir, Mgr. Dupuch le visite plusieurs fois et plaide, auprès de Louis-Napoléon Bonaparte, sa cause, c’est-à-dire sa libération et son envoi en terre d’islam, selon la promesse non tenue. En choisissant cette relation entre les deux hommes, le romancier algérien développe trois lignes narratives : la trajectoire de l’émir en Algérie de 1832 à 1847 sur laquelle Mgr. Dupuch l’interroge ; les entretiens entre les deux hommes, entre 1848 et 1852 à Pau et à Amboise ; et enfin, le retour des cendres de l’évêque en Algérie en 1864, selon son vœu. Chaque auteur qui s’intéresse à Abd el-Kader dévoile, nécessairement, des aspects méconnus de la conquête de l’Algérie qui n’a pas été sans contradictions et hésitations. La France ne s’opposa pas tout de suite à l’émir, lui concédant le contrôle des tribus de l’intérieur quand, elle-même, se contentait des ports. La colonisation des terres vint ensuite et l’émir devint l’ennemi à vaincre. Waciny Laredj choisit un homme d’église généreux et choqué des actes de la colonisation.
En 2012, c’est au tour d’un autre romancier algérien, Abdelkader Djemaï de se lancer dans l’aventure d’une fiction historique d’un personnage aussi connu. La dernière nuit de l’émir paraît au Seuil (et l’année suivante chez Barzakh, à Alger). Comme le titre l’indique, c’est, cette fois, la dernière nuit sur le sol algérien qui est le point focal de la fiction : le 24 décembre 1847, au port de Ghazaouet, l’émir attend avec toute sa suite, d’embarquer pour Alexandrie ou Saint Jean d’Acre.
e.
Les passagers sont transférés d’un navire à l’autre pour arriver finalement à Toulon. A partir de ce point fort du récit, ce moment où la vie de l’émir bascule, le romancier fait revivre les années précédentes de résistances, de luttes et de trahisons en choisissant de confier la parole à un meddah, sorte de récitant des exploits des héros, Bachir-el-wahrani. Ce choix du narrateur est l’originalité même de ce récit car il fallait cette voix pour donner son poids épique à cette résistance qui, malgré son échec, a montré que la colonisation fut une entreprise pleine de difficultés et que les Algériens n’ont pas assisté, impuissants, à la prise de leurs terres.
En 2013, aux éditions La Cheminante, Amel Chaouati publie un récit tout à fait original par rapport aux nombreux ouvrages écrits depuis deux siècles sur l’émir : Les Algériennes du château d’Amboise. La suite de l’émir Abd el-Kader, enrichi d’une postface de Maïssa Bey, découvrant avec intérêt l’enquête engagée par l’autrice. Amel Chaouati est psychologue de formation et s’intéresse aux influences croisées entre l’Algérie et la France en les reliant à sa propre expérience de l’exil. Elle est connue pour son travail sur l’œuvre d’Assia Djebar ; elle préside le Cercle des Amis de l’écrivaine. Son souhait est de déverrouiller l’Histoire entre les deux pays. Ce récit mène à la fois de front et en convergence son parcours personnel de recherche d’une mémoire et son enquête historique pour rendre visibles celles dont on ne parle pas : les femmes de la suite d’Abd el-Kader. Ébranlée par la découverte du Jardin d’Orient, le cimetière où reposent vingt-cinq personnes de la suite, décédées entre 1848 et 1852, elle raconte : « Alors que je suis plongée dans ma méditation les yeux rivés sur les tombes, j’ai une vision soudaine : des femmes en abaïas sont assises en tailleur ; elles discutent gaiement. Une ribambelle d’enfants joueurs s’agite autour d’elles. Effrayée par cette vision joyeuse qui contraste avec le décor funeste, je lève brusquement la tête. Je réalise que je suis seule sur l’esplanade. […] Je lance un ultime regard en direction des tombes. Je leur fais la promesse de ne pas les oublier ». Avant de quitter Amboise, elle achète deux ouvrages. Dans l’un d’eux, elle lit les intentions de l’artiste Rachid Koraïchi, chargé de rendre hommage à ces disparu(e)s : « le geste symbolique de l’offrande sous-tend chaque ligne de son projet. Directions, matériaux et mesures, l’artiste passe tout au crible de l’exigence spirituelle. Il veut présents ensemble l’Orient et Occident – la pierre dorée d’Alep en appui sur la terre d’Amboise, sa forme cubique pour rappeler la Kaaba ».
Le projet prend forme : « Que faisaient ces Algériennes et leur progéniture si loin de leur propre terre ? » C’est la lecture du livre illustré de Bruno Étienne et Fernand Pouillon, Abd el-Kader le magnanime, édité en 2003, qui l’a mise sur la voie. Elle découvre en le lisant sa connaissance très parcellaire de ce personnage historique qu’elle croyait connaître par ce qu’elle avait appris comme écolière algérienne. Ils mentionnent la présence de femmes mais sans fouiller plus le sujet. Elle se rend compte que, de façon générale, les ouvrages sont aimantés vers le chef de guerre et le chef spirituel. Mener l’enquête qu’elle décide d’entreprendre, c’est aussi remonter le cours de son ignorance de l’histoire de l’Algérie, de la colonisation et de la guerre. « Je ne savais pas que ma première lecture allait me conduire à interroger l’écriture de l’Histoire et sa transmission ». La lecture de nombreux ouvrages la conduit à refaire le parcours de l’émir et de sa suite. Ses découvertes progressives sont toujours assorties d’une réflexion sur la manière d’ériger une histoire dont on sélectionne les étapes, chacun choisissant les siennes dans un pays comme dans l’autre. Ce processus de transformation d’un destin historique en fonction de ce que l’on veut démontrer est bien souligné et peut servir à réfléchir à la construction d’autres destins glorieux de l’Histoire. Elle insiste sur la fameuse « reddition » que le discours algérien gomme alors qu’elle est soulignée par le discours français : « La reddition de l’émir et sa demande d’amane doivent sûrement être une source de traumatisme pas encore dépassée dans l’inconscient collectif. Or, le traumatisme est l’impossibilité d’oublier l’événement de la reddition. Il rappelle l’humiliation pour les uns, la trahison pour les autres, soldées par la colonisation de tout le territoire algérien. La trace de cette blessure se métabolise par le silence des Algériens sur cette période, or, l’importance du déni peut renseigner sur la profondeur de la blessure encore présente ».
Du côté français, elle voit aussi la blessure présente dans le langage, à travers l’expression assez humiliante : « l’émir est venu en France avec toute sa smala ». Ce mot qui a un sens précis en arabe a été détourné pour signifier, de façon assez méprisante « un groupe important et encombrant ». Pour transmettre véritablement cette histoire, il faut le faire autrement, et Amel Chaouati met à distance des souvenirs épars et commence son voyage dans les archives par les Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence : « Alors que je suis en train de dépouiller ces lettres, des voix féminines nettes et audibles font irruption brusquement. […] Les voix de ces Algériennes m’assiègent et ne me quitteront plus ; elles attendaient d’être délivrées de l’enfermement de l’histoire et pour certaines d’une mort inachevée ». Il faut rendre justice à ces femmes oubliées par les historiens et, du même coup, Amel Chaouati s’intéresse aux Algériennes et aux Françaises de l’Histoire plus récente de l’Algérie : elle prend toute la mesure de mots comme « amies », « ennemies ». Elle prend conscience aussi qu’il est périlleux de vouloir écrire sur un personnage figé dans des discours bien rôdés et qui ne laissent pas place aux contradictions. Conjointement, elle sait que son projet n’est pas isolé : il est courant que les femmes soient les oubliées de l’Histoire. Et comme l’écrit Michelle Perrot, « elles sont imaginées beaucoup plus que décrites ou racontées ». Pour parvenir à son projet, elle décide de commencer par la fin, la fameuse reddition car elle éclaire ce qu’elle veut mettre en valeur. L’enquête se fait alors récit, entrecoupé de documents d’époque. Son séjour dans la ville de Toulon lui permet de reconstituer le désarroi de l’inconnu qu’eurent à affronter ces femmes. Elle s’appuie sur d’autres études de l’époque pour reconstituer ce qui n’a pas été consigné.
L’essayiste combine histoire personnelle et histoire de rencontres au fur et à mesure de son enquête et éléments concrets à inscrire pour écrire l’histoire de ces femmes. Elle propose aussi des lectures de tableaux célèbres de l’époque : en particulier, le tableau très connu (et qui figure en bonne place dans l’exposition du MUCEM), « Louis-Napoléon, prince président, annonçant à Abd el-Kader sa libération au château d’Amboise le 16 octobre 1852 », tableau d’Ange Tissier. C’est le seul tableau où une Algérienne est représentée et ce n’est pas n’importe quelle femme, mais la mère de l’émir. On aura compris combien, pour qui s’intéresse au sujet mais aussi à la sortie des femmes des silences de l’histoire, ce récit d’Amel Chaouati est à lire pour progresser avec elle dans la difficile entreprise qui a été la sienne. Comme l’écrit Maïssa Bey : « Elles s’appellent Zohra, M’barka, Aïcha, Kheïra ou encore Khadidja, Zineb et Rahma. […] Elles sont épouses. Elles sont compagnes. Elles sont rivales, parfois. Mais aussi et surtout mères. […] Elles sont Algériennes ; Nomades pour la plupart. Elles ne connaissent que l’infini des plaines, le bruissement du vent dans les hautes herbes, l’inaltérable chaleur des étés africains et le frissonnement de la terre sous les pieds nus. Arrachées à leur famille, transplantées dans un pays, dans des lieux qui leur sont totalement étrangers, il leur faut apprendre à survivre ».
En 2016, c’est sous forme d’un dossier bien documenté, magnifiquement illustré, que Yahia Belaskri se lance lui aussi dans l’aventure, éditant chez Magellan&Cie, Abd el-Kader, le combat et la tolérance. Le titre choisi souligne l’orientation du regard que l’écrivain porte sur l’émir : il est donc question ici de sa résistance puis de l’attitude qui fut la sienne après qu’il ait déposé les armes. L’illustration de couverture est cette fois le portrait peint par Stanislaw Chlchowski en 1866. Comme les auteurs précédents, Yahia Belaskri raconte comment il en est venu à écrire cet ouvrage. Prenant conscience de la complexité du personnage, il n’a voulu laisser de côté aucun des aspects de sa vie et de ses actions : « J’en suis sorti avec la conviction qu’Abd el-Kader est un homme comme tous les autres, fragile, sujet aux contradictions et aux faux-pas, mais qu’il reste exceptionnel par sa capacité à se remettre en cause, par ses propos remplis d’humanité, par sa recherche d’harmonie qui tend vers l’universel. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa proximité avec Ibn Arabi, son maître ».
Chaque chapitre de ce dossier contient des informations précises et rapporte des faits qui font vivre le personnage dans ses contextes. Le premier chapitre s’attarde sur ses origines pour éclairer un devenir. Le second, « Le résistant », revient sur ses combats contre la prise de l’Algérie par la France. A plusieurs reprises, il souligne dans les pourparlers et les traités, le fossé de la langue qui fait que les belligérants signent des textes aux contenus sensiblement divergents. Les dissensions entre les tribus, les appartenances religieuses différentes (Qadirya à laquelle appartient Abd el-Kader et la Tidjania qu’il combat), le recherche d’aide au Maroc et la trahison, l’entrée de Bugeaud dans la lutte, tout est rapporté avec précision et clarté pour un lecteur qui n’a qu’une connaissance approximative de ces années de conquête. Yahia Belaskri revient sur la fameuse reddition : « Il faut de suite clarifier cette question de la reddition. Ils sont nombreux ceux qui, aujourd’hui en Algérie, ne veulent pas en entendre parler, à commencer par sa petite-fille, Al Amira Badiaa Al Hassani, qui, dans une interview accordée au quotidien algérien arabophone El Khabar (juillet 2008), propose de parler d’ « accord de sécurité » et demande que les manuels scolaires soient revus afin d’éliminer ce mot de reddition qui ressemblerait à une infamie. Les faits sont têtus, malheureusement, et les documents existent, consultables par tous. Avait-il le choix ? L’émir, après s’être débarrassé des troupes marocaines qui le pourchassaient, au prix de plusieurs cavaliers morts durant le combat, s’adresse à ses hommes, la poignée qui reste : « Nous avons tous combattu avec ferveur tant qu’il existait pour nous un espoir de libérer notre pays. S’il existait encore une possibilité de vaincre, je poursuivrai le djihad ». Ses hommes l’exhortent à déposer les armes, ce qu’il fait le 23 décembre 1845.
Le chapitre 3 intitulé « Une éthique musulmane face à la chrétienté » revient sur la confrontation de mentalités religieuses très différentes. L’humanité de l’émir, au nom de sa foi, est attestée plus d’une fois durant la guerre en Algérie puis plus tard, au moment où il sauvera des chrétiens à Damas. Le chapitre 4 est consacré au « prisonnier ». Le discours dominant en France justifie le non-respect par les Français de la parole donnée à l’émir. Ainsi on peut lire dans une revue de l’époque : « Il était dit qu’Abd el-Kader nous donnerait de l’embarras même quand il serait entre nos mains. Autrefois, on ne savait pas où le prendre ; maintenant, on ne sait pas où le mettre. Il nous est impraticable qu’il soit envoyé à Saint-Jean d’Acre ou à Alexandrie, comme il en avait témoigné le désir. […] Laisser Abd el-Kader planter sa tente en Orient, ce serait laisser s’établir en vue et à proximité de nos possessions d’Afrique un foyer de conspirations permanentes aussi dangereuses que l’état de guerre ».
La captivité de l’émir et des siens est racontée de Toulon à Pau, de Pau à Amboise. Le chapitre 5, « de Brousse à Damas » retrace le périple de l’émir pour aboutir finalement à sa résidence en Syrie. Le chapitre 6, « Le franc-maçon » expose les éléments d’un fait qui divise, malgré les documents attestés, les Algériens aujourd’hui ; de même que le chapitre 7, « L’ami de la France ». On les lira avec d’autant plus d’intérêt. Le chapitre 8, « Le mystique » fait plus consensus ; mais le 9, « Des femmes, une famille » affronte la question qu’a exploré Amal Chaouati, en montrant que l’émir, comme un homme de son temps, était polygame, qu’il eut seize enfants – dix garçons et six filles. Tous ces chapitres sont accompagnés d’une riche iconographie et de documents qui permettent de sortir de cette lecture, un peu moins ignorants des faits et avec une meilleure connaissance d’un homme au destin exceptionnel.
Les fictions ou essais lus omettent souvent de souligner que l’émir Abd el Kader ne parlant pas français, il y avait toujours un traducteur entre lui et son interlocuteur, de même qu’entre le texte qu’il signe des différents traités et le texte que signent les Français. Peut-être pour tous ces auteurs, cela allait de soi et il était inutile de s’attarder : pourtant, c’est un aspect tout à fait passionnant à sonder pour ce qui est de la fluidité des échanges et les contresens qui en découlent quand les « rencontres » se font dans la brutalité et la violence. Comment se fait l’intercompréhension ? Le vainqueur ne s’embarrasse pas de nuance et le vaincu se sait floué. Todorov en a analysé un exemple, savoureux s’il n’était dramatique, celui de « l’arrivée » linguistique de Christophe Colomb aux « Indes »…
Cela justifierait de ne pas passer aux oubliettes un ouvrage tout à fait passionnant, même si romancé et controversé, celui de Léon Roches, Trente deux ans à travers l’islam : né en 1809, le jeune homme arrive en Algérie en 1832 où son père s’est installé à proximité d’Alger. Il a 23 ans et il arrive deux ans après les premiers pas de la conquête. Il éprouve le besoin d’apprendre la langue du pays par amour pour une jeune musulmane et très vite, il maîtrise l’arabe : il est alors pris comme traducteur dans l’Armée d’Afrique, sous-lieutenant de cavalerie dans la Garde Nationale d’Algérie de 1835 à 1839. Il entre en contact avec l’administration d’Abd el-Kader dont il devient le secrétaire, lui traduisant toutes sortes de documents. Il vit au camp de celui-ci le temps de la trêve entre l’émir et la France, entre 1837 et 1839, après le traité de la Tafna, le 30 mai 1837. Il le quitte en 1839 quand la guerre reprend entre l’émir et la France. Bugeaud l’utilise encore pour des pourparlers puis le fait affecter au Ministère des Affaires étrangères comme interprète. De novembre 1839 au 14 février 1846, il sera au service du Général Bugeaud. Il continuera ensuite sa carrière au Maroc, en Egypte. Réédité par la BNF, son récit est à lire et rappelle le rôle joué par les interprètes dans toute domination. Il présente ainsi son projet, en 1884 : « Dès ma sortie du collège, j’ai pris l’habitude de noter chaque soir, sur un agenda, ce que j’ai fait et observé durant la journée. C’est dans ce journal régulièrement tenu, pendant plus de cinquante années consécutives malgré les péripéties d’une vie singulièrement agitée, que j’ai trouvé les jalons qui m’ont servi à reconstruire mon passé. Appelé ainsi à narrer les événements de la glorieuse épopée de l’Algérie, je retrouvai un peu de cette verve qui animait autrefois mes récits. On croirait en effet à un roman fait à plaisir, en lisant la relation de mon séjour auprès de l’émir Abd-el-Kader, de mon voyage à la Mecque, de mon arrivée à Rome et de mon retour en Algérie. Ma personnalité est trop humble, sans doute, pour que j’aie l’orgueil de croire que le public prenne grand intérêt aux détails de ma vie privée. Ces détails, toutefois, ne sont pas inutiles, car tous ils initient mes lecteurs au caractère et aux mœurs intimes de la société musulmane, arcane dans lequel peu d’européens ont pu pénétrer ».
En 1947, dans la Revue Africaine, Marcel Emerit, professeur à la Faculté des Lettres d’Alger, a démoli son ouvrage dans un article intitulé « La légende de Léon Roches », traitant son livre de « joli roman oriental » et d’erroné par bien des aspects. Espion, agent double, affabulateur, tout a été dit sur cet homme à l’esprit d’aventure et qui eut une carrière étonnante. En ce qui concerne notre sujet, avoir été successivement et dans un temps resserré, secrétaire d’Abd el-Kader puis de Bugeaud mériterait d’être pris en considération ; en particulier pour le rôle que jouaient les interprètes au moment des conquêtes et des dominations.
Notre objectif était d’élargir nos lectures autour de ce personnage étonnant de l’émir Abd el-Kader, d’autant qu’en plus de l’exposition au MUCAM, cette année 2022 a donné l’occasion d’évoquer sa présence dans l’Histoire de France. Le mois de février était marqué par la détérioration de l’œuvre, « Passage Abdelkader », à Amboise, la veille de son inauguration. L’artiste qui l’a réalisée, Michel Audiard, s’est exprimé sur cette destruction. « C’est réellement un saccage prémédité. Il faut une disqueuse, il faut couper, il faut tordre. C’est un acte de lâcheté, (…) ce n’est pas signé, c’est gratuit. On était là pour fêter un personnage emblématique dans la tolérance, et là, c’est un acte intolérant. Je suis atterré ». Il est évident que de part et d’autre, au niveau politique, l’usage que l’on veut faire de l’émir Abd el-Kader est une personnalité faisant le lien entre deux pays, longtemps en conflit, une personnalité susceptible d’être un argument de rapprochement pour peu qu’on lime certains faits et leurs conséquences. Alors, oui, Abd el-Kader est cette figure du vaincu honoré, de celui qu’on a appelé « le meilleur ennemi de la France » alors qu’il a été un résistant à la colonisation de l’Algérie.
Se souvient-on que le jeune Kateb Yacine donna, à 17 ans, une conférence à la Salle des Sociétés savantes à Paris, le 24 mai 1947, intitulée, « Abdelkader et l’indépendance algérienne » ? Il le fit en un temps où la figure de l’émir n’était pas au beau fixe. Son objectif était de retracer la résistance de l’émir à la colonisation et de le montrer comme le précurseur de la résistance du XXe siècle. Le jeune conférencier concluait ainsi : « Quant à moi, j’aurais accompli ma plus belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies françaises à la cause de l’indépendance de mon pays ».
Le thème d'une reine cruelle, faisant assassiner ses amants après ses ébats, a rencontré un grand succès dans la littérature et au cinéma, alimentant sa légende noire.
Marc Antoine rendant visite à Cléopâtre (1924). | George Giguere via Artvee
Cléopâtre «était si belle que beaucoup d'hommes achetèrent de leur vie la faveur de passer une nuit avec elle» («Tantae pulchritudinis, ut multi noctem illius morte emerint»), peut-on lire sous la plume de l'auteur anonyme du De viris illustribus (Au sujet des hommes illustres 86, 2), un ouvrage latin du IVe siècle apr. J.-C., qui fut parfois attribué à Aurelius Victor.
Ainsi, la célèbre reine d'Égypte (69-30 av. J.-C.) ne se serait pas contentée de coucher avec ses admirateurs, elle les aurait aussi fait tuer, à la manière d'une araignée ou d'une mante religieuse pratiquant le cannibalisme sexuel.
La putain charismatique
Ce court passage inspira Alexandre Pouchkine dans ses Nuits égyptiennes (1835). Dans cette œuvre, un poète italien installé en Russie est chargé, lors d'une élégante soirée, d'improviser un poème sur le thème «Cléopâtre et ses amants». Il imagine une putain charismatique qui, tout en se prostituant, n'en reste pas moins dans une position radicalement supérieure à ses clients qu'elle anéantit après leur avoir procuré des plaisirs divins.
À son tour, Théophile Gautier reprit ce thème dans sa nouvelle intitulée Une nuit de Cléopâtre (1838). La reine, qui fait commerce d'elle-même, y offre à un jeune Égyptien, nommé Meïamoun, la félicité suprême mais éphémère de passer une nuit dans ses bras. Il pourra jouir pleinement du corps de la souveraine, assouvir ses rêves les plus intimes, mais à une seule condition: en payer ensuite le prix extrême. Le lendemain matin, il recevra une coupe de poison qu'il devra avaler. Sa mort sera le salaire de Cléopâtre pour cette coucherie orgiaque.
Au moment où Meïamoun avale le puissant poison qu'elle lui fait apporter, la sublime Cléopâtre, un peu émue, baisse la tête et verse «une larme brûlante, la seule qu'elle ait versée de sa vie». Sans doute n'a-t-elle pas été totalement indifférente à la fougue du jeune Meïamoun. La prostituée aurait-elle tiré du plaisir des extases de son client? Mais elle sort vite de ce regret passager. Lorsque retentit le signal de l'arrivée de Marc Antoine, le chef romain avec lequel elle vit maritalement, elle retrouve aussitôt sa parfaite insensibilité.
Deux nuits avec Sophia Loren
Dans Due notti con Cleopatra (Deux nuits avec Cléopâtre, 1953), film comique de Mario Mattoli, dont le titre constitue une référence ironique à la nouvelle de Théophile Gautier, Sophia Loren, pulpeuse incarnation de Cléopâtre, prend pour amants ses gardes du corps. Au petit matin, elle les fait systématiquement exécuter, leur première nuit d'amour devant aussi être la dernière. Par ce procédé cruel, la reine peut se vanter de n'avoir aucun amant, du moins en vie!
Un des hommes de la reine, nommé Cesarino, interprété par Alberto Sordi, passe une nuit avec Nisca, sosie de la reine et servante (également jouée par Sophia Loren), qu'il prend pour Cléopâtre. N'ayant pas fait l'amour avec la véritable souveraine, il n'est pas mis à mort. C'est seulement dans un second temps que Cesarino couche avec l'authentique Cléopâtre. Mais il échappe à la peine capitale. Après avoir réussi à enivrer la reine, il prend la fuite avec Nisca. Tout est bien qui finit bien. Le film offrant une parodie du thème de la femme fatale, cher aux auteurs du XIXe siècle.
Récemment, la figure de Cléopâtre a également fait son entrée dans l'univers des jeux vidéo. Les concepteurs d'Assassin's Creed Origins, sorti en octobre 2017, ont choisi comme point de départ la guerre civile qui opposa la reine à son jeune frère Ptolémée XIII, en 49-47 av. J.-C. Le jeu fut suivi, en 2018, d'un Discovery Tour, à but autant ludique que pédagogique, qui propose une promenade culturelle à Alexandrie, dans la vallée du Nil et en Cyrénaïque.
On note cependant la présence d'éléments tirés non de l'histoire de Cléopâtre, mais du mythe de la femme fatale. Ainsi, dans une cinématique, la reine se dit prête à passer la nuit avec tout homme qui accepterait de se faire exécuter le lendemain matin («I will sleep with anyone! As long as they agree to be executed in the morning»).
C'est donc une référence à Alexandre Pouchkine, à Théophile Gautier et à Sophia Loren en Cléopâtre! Preuve que les fantasmes collent à la peau de la reine d'Égypte de manière presque indélébile.
Mort et orgasme de Cléopâtre
Dans la figure fantasmée de Cléopâtre se mêlent plaisir et cruauté, amour et mort. Si la reine élimine ses amants, elle finit aussi par se tuer elle-même. Son suicide connut un extraordinaire succès dans l'art de la fin du Moyen Âge à nos jours.
La représentation de la mort de Cléopâtre est fortement érotisée, comme le montre une enluminure d'un manuscrit de Boccace (1313-1375), aujourd'hui à la British Library, à Londres. L'artiste a peint Cléopâtre en train de se faire mordre les tétons par deux serpents. C'est la première fois, autant qu'on puisse le savoir, que la morsure est ainsi déplacée au niveau des seins, alors que Plutarque écrit pourtant que la reine a été mordue au bras. Le but de l'artiste était de rendre ce suicide encore plus érotique.
Le serpent devient, par la même occasion, un symbole phallique entrant en contact avec la poitrine dénudée de la reine. On retrouve ce thème dans la peinture occidentale du XVIe jusqu'à la fin du XIXe siècle. La mort de Cléopâtre se confond avec un orgasme chez Guido Reni, Guido Cagnacci, Claude Vignon, Hans Makart, Reginald Arthur et bien d'autres encore. La reine paraît s'abandonner à l'ultime jouissance que lui procure le ou les reptiles phalliques qui lui dévorent les seins. Le venin mortel remplaçant le sperme, c'est un érotisme ambigu et sadique qui se dégage de ces œuvres.
Dans son drame Antoine et Cléopâtre (1607), Shakespeare fait référence à la peinture de son époque: lorsque le paysan apporte à la reine le reptile, instrument de son suicide, il lance ironiquement: «Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec le serpent» («I wish you all joy of the worm»).
Érotisme nécrophile
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, certains peintres préfèrent des compositions d'apparence moins troublée, mais tout aussi cruelles: ils montrent non l'instant très tendu qui précède la mort, mais la minute qui suit le suicide parfaitement orchestré.
Il en résulte un érotisme nécrophile, comme sur le célèbre tableau de Jean-André Rixens, en 1874. On y voit le corps nu de la reine morte, très belle selon les canons de l'époque. Mais sa peau inerte est déjà d'une blancheur toute cadavérique qui contraste avec sa chevelure d'un noir intense. Dans un style orientaliste, alors en vogue en Europe, la reine prend la pose d'une odalisque défunte. Son cadavre érotique excite le désir du spectateur et voyeur, tout en le plongeant dans un monde lointain et fantasmé.
Cleopatra Varela
À l'extrême fin du XXe siècle, l'intérêt du grand public pour la figure de Cléopâtre fut relancé par un téléfilm en deux parties, réalisé par Franc Roddam, qui connut un large succès. Le rôle de la reine, toujours impeccablement fardée et vêtue de tenues égyptiennes dorées, assura à Leonor Varela une renommée internationale.
L'actrice offre une transposition filmique des Cléopâtre littéraires et picturales. Elle incarne une reine courageuse qui met fin à ses jours, au terme d'un face-à-face avec le serpent fatal, offrant une ultime scène d'érotisme aussi éclatant que trouble. Comme le paysan de Shakespeare, le spectateur se prend à souhaiter à Cléopâtre «beaucoup de plaisir avec le serpent»!
Le général de Gaulle est sans nul doute le dirigeant français qui, grâce à de nombreux coups d'éclat, aura le plus marqué le XXe siècle de son empreinte. Portrait intime de ce grand stratège politique, depuis les champs de bataille de 14-18, où il fut plusieurs fois blessé, jusqu'à sa maison de Colombey-les-Deux-Eglises, en Haute-Marne, où il mena une vie de père de famille dévoué. L'occasion de découvrir un homme à part qui, déjà en son temps, avait compris l'importance du jeu médiatique et de l'art de la mise en scène pour asseoir son autorité. Des proches, des historiens et des journalistes témoignent.
Un road trip révélateur le long de la côte algérienne
Nous étions sur la route de Timgad lorsque la tempête de poussière nous a rattrapés. En une heure, le panache est arrivé de l’ouest et a masqué le soleil. En deux heures, il avait entièrement effacé l’horizon, engloutissant tout – terre et ciel – dans la même teinte ocre et sale.
Pour moi, déjà impressionné par l’espace conceptuel des plaines sahariennes à quelques centaines de kilomètres au sud, ce crépuscule jaune surréaliste soulignait deux choses à propos de l’Algérie. Le pays est immense, certes, le 10e plus grand pays du monde par sa superficie. Mais aussi qu’il est obscur, caché derrière des barrières à la fois géographiques et artificielles.
Cinq jours plus tôt, dans la capitale Alger, mon guide, Omar Zahafi, avait commencé à combler ce vide. Natif d’Alger, âgé de 36 ans, avec une barbe prodigieuse et une chemise orange à hauteur de cheville couvrant sa carrure de géant, Omar connaissait bien le décalage entre la taille de son pays et sa réputation.
« Lorsque je suis allé à l’étranger et que j’ai dit aux gens que je venais d’Algérie, ils m’ont dit : « Nigéria ? Et je répondais : « Vous savez, entre le Maroc et la Tunisie, il y a ce grand espace ? C’est mon pays ! «
Le vieil Alger, a expliqué Omar par un matin vif le mois dernier, était une ville en deux parties. La partie inférieure, du front de mer aux boulevards, est le quartier français, autrefois le centre du pouvoir colonial. Aujourd’hui, les hautes façades blanches se fondent au-dessus des boutiques anciennes et nouvelles, les reliefs en stuc écaillé paraissant grotesques à côté du linge aux couleurs vives drapé sur les balustrades. Immédiatement au nord, formant un coin, se trouve la ville originale, connue sous le nom de Kasbah, un labyrinthe de ruelles délabrées, site du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1992. Une grande partie de son aménagement remonte à l’époque où elle était un protectorat ottoman et un entrepôt pour le pillage des corsaires, dans les siècles qui ont précédé le débarquement d’un corps expéditionnaire français à Sidi Ferruch en 1830.
En juillet, l’Algérie fêtera le soixantième anniversaire de son indépendance du régime colonial. Mais les blessures de cette époque, et la brutale guerre d’indépendance de sept ans qui en a été la coda, restent omniprésentes dans la capitale. Si la ville a un noyau, c’est bien la statue surélevée, brandissant un cimeterre, de l’émir Abdelkader, qui a mené la résistance contre la première invasion française. Au cœur de la Kasbah, en face de la boutique d’un marchand de miel qui grouille d’abeilles, Omar m’a montré un grand trou dans les bâtiments autrement serrés, des pièces carrelées ouvertes sur le ciel, la zone d’explosion non réparée des bombes françaises.
L’Algérie avait ses préoccupations modernes, bien sûr. Les peintures murales de Riyad Mahrez, le plus grand footballeur du pays, jouissent aujourd’hui d’une importance similaire à celle de l’ancienne iconographie des martyrs révolutionnaires tels qu’Ali La Pointe, immortalisé dans le film de 1966 « La bataille d’Alger ». Mais le fait que les ombres de ce conflit soient restées si tangibles explique en partie la sclérose de l’Algérie. Le tourisme était une chose d’avenir, et l’Algérie était encore confrontée à ses fantômes.
Pour des gens comme Zahafi, dont la société de tourisme, Fancyellow, est l’une des rares agences à accueillir des visiteurs étrangers, la pandémie de coronavirus a été un nouvel échec dans une longue campagne visant à réveiller un géant endormi, sans doute l’un des endroits les plus culturellement distincts que l’on puisse atteindre par un vol court ou un ferry de nuit depuis l’Europe continentale. Il m’a raconté que ses récentes démarches auprès d’un grand éditeur de voyages pour mettre à jour son guide de l’Algérie avaient été rejetées. « Ils ont dit qu’il n’y avait pas de marché pour cela », a-t-il dit.
Au cours des prochains jours, nous testerions cette évaluation pessimiste en effectuant un voyage en voiture le long de la ceinture côtière, la bande de terre fertile et montagneuse qui fait vivre l’agriculture algérienne et la grande majorité de sa population, avant de se fondre dans les étendues sahariennes qui couvrent environ 80 % de sa superficie.
Il faisait nuit lorsque nous sommes arrivés à Constantine, l’autre ville incontournable d’Algérie. Cédant à mon impatience, Omar a contourné l’hôtel où nous allions passer la nuit et s’est dirigé directement vers le centre-ville. Il s’est garé à côté d’une passerelle faiblement éclairée, qui vacillait avec notre passage au-dessus d’un gouffre stygien. L’étendue réelle de ce gouffre n’est devenue claire que le lendemain matin.
À environ 300 km à l’est d’Alger, Constantine, connue par ses fondateurs numides sous le nom de Cirta, est aujourd’hui une agglomération tentaculaire de plus de 400 000 habitants. Mais son centre occupe toujours le site choisi à l’origine pour son emplacement imprenable : un promontoire calcaire, qui s’élève précipitamment de 500 à 1 000 pieds au-dessus du fleuve Rhumel.
Pendant qu’Omar est parti à la recherche d’une coupe de cheveux, les fonctions de guide ont été déléguées à Billel Benguedouar, un jeune Constantinois polyglotte. Alors que nous descendions le boulevard de l’Abîme et que nous nous engagions sur la route qui s’accroche au bord de l’escarpement vertigineux, il s’arrêtait de temps en temps pour fouiller dans son sac à dos des photos d’archives représentant les mêmes endroits tels qu’ils étaient il y a un siècle, la route non goudronnée, des vieillards en robe berbère déambulant sur les trottoirs.
« Vous voyez là-bas ? » dit-il en désignant le ravin, où l’on peut voir des fragments d’une passerelle en bois boulonnée sur le mur opposé. Nous l’appelons le « Chemin des Touristes ». Dans les années 1970, lorsque cette promenade à flanc de falaise aujourd’hui abandonnée permettait encore aux visiteurs d’explorer les arches et les balcons naturels au fond de la gorge, Constantine comptait 20 hôtels dans sa seule Kasbah.
Tout cela a pris fin dans les années 1990, lorsqu’une insurrection islamiste armée a déclenché une vicieuse guerre civile, une période que les Algériens appellent la « décennie noire ». Pendant des années, le chemin a été laissé à l’abandon, aussi oublié que le pont de l’époque ottomane en ruine, un peu plus haut sur la rivière.
Billel avait l’ambition d’exploiter l’environnement vertigineux de Constantine, en le transformant en un lieu de sports d’aventure. « On pourrait y faire des sauts à l’élastique », disait-il en désignant d’un signe de tête le pont suspendu de Sidi M’Cid, l’un des huit qui sont encore en service et qui, pendant 17 ans après son ouverture en 1912, a été le plus haut du monde. Le plus spectaculaire des ponts de Constantine, cependant, était la Passerelle, le pont piétonnier que nous avions rencontré la veille au soir. Au-dessus d’elle, les bâtiments de la vieille ville s’élevaient au même niveau que les falaises, comme s’ils avaient été érodés par la roche sur laquelle ils se trouvaient.
Dans la Kasbah de la ville, pendant ce temps, nous avons rencontré des spectacles à vous retourner l’estomac d’une autre sorte. En entrant par le sud, une allée d’étals vendant des sultanines, des ersatz de mode et des oiseaux chanteurs en cage donnait sur une arcade de boucheries. Des bouquets d’abats dégoulinent des crochets. Des feuilles de graisse de mouton sont pliées en piles nacrées.
Un peu plus haut, un moulin à farine, dont les murs blanchis à la chaux résonnaient du cliquetis des moulins mécaniques, purifiait l’air d’une odeur d’épices et de blé dur. À l’approche de l’heure du déjeuner, des files d’attente se forment devant les étals de pains plats à la tomate, une nourriture de rue populaire connue sous le nom de « khamej we bnin », « sale et savoureux » dans la langue arabe locale. À Constantine, où le cadre à couper le souffle était trop souvent gâché par l’utilisation secondaire de la gorge comme gigantesque poubelle, ce terme semblait être un épithète approprié, bien que malheureux, pour toute la ville.
Si l’appréciation de la splendeur des villes algériennes exigeait un certain rétrécissement des yeux, il n’était pas nécessaire d’aller bien loin pour trouver l’histoire sous une forme plus pure.
Après quelques jours à Constantine, Omar nous a conduits à environ deux heures au sud de Timgad, une petite ville entourée de collines ondulantes, où nous avons déposé nos sacs dans les chambres caverneuses du nouvel hôtel Trajan. À seulement 300 pieds de son foyer aéré, nous avons foulé une route de dalles posée près de deux millénaires plus tôt.
Les ruines de Timgad datent du 1er siècle environ, lorsque l’empereur Trajan a créé une ville pour les vétérans retraités de l’armée impériale de Rome. Notre visite a commencé par un large « cardo » – la principale voie de circulation nord-sud dans les établissements romains – qui menait à un complexe tentaculaire de villas et de places. Sur toute sa longueur se trouvaient les vestiges d’un établissement autrefois florissant : une place de marché, une bibliothèque, un théâtre à l’acoustique parfaite. Des dauphins en pierre ont été taillés dans les accoudoirs d’une latrine princière.
Au VIIIe siècle, après des incursions répétées de tribus berbères et d’envahisseurs vandales, la ville est abandonnée. Le flux et le reflux de l’empire, ainsi que le vide inhospitalier de l’intérieur de l’Algérie, ont fait que ses trésors, à l’instar des sites archéologiques de toute l’Algérie, sont restés intacts pendant des siècles. Timgad n’est devenu un sujet d’intérêt pour les chercheurs qu’à partir de 1765, lorsqu’un consul écossais, James Bruce, a découvert par hasard les hautes colonnes du capitole dépassant d’un dôme de sable.
Le trajet entre Alger et Constantine avait déjà permis de découvrir une ruine romaine remarquable. Djemila, qui signifie « la belle » en arabe, était presque déserte lorsque Omar et moi avons visité son site en pente, ce qui nous a donné l’impression de découvrir ses trésors – un bain élaboré, une fontaine conique, un torse titanesque de Jupiter en marbre caché derrière un temple sans toit – pour la première fois.
Le fait que Timgad semble être le lieu le plus magique est peut-être dû à l’heure de la journée. Comme aucun fonctionnaire ne patrouillait dans le cardo et qu’il n’y avait pas d’autres touristes, nous nous sommes attardés dans le forum, utilisant un latin dont nous nous souvenions à moitié pour déchiffrer les dédicaces gravées, jusqu’au crépuscule, lorsque le grès des colonnes et des pieds de murs s’est coloré d’ombre au soleil bas.
Les objets du musée adjacent n’étaient pas moins extraordinaires. Une mosaïque, représentant des femmes nues aux larges hanches s’amusant avec des monstres chimériques, était composée de tesselles de quelques millimètres de large, un niveau de complexité rarement atteint en dehors de Rome. Des dizaines de lampes à huile en terre cuite, chacune avec son propre motif, étaient disposées dans des vitrines.
Le coût de l’entrée sur l’ensemble du site était de 130 dinars, soit moins d’un dollar. Vous auriez du mal à trouver une autre merveille archéologique où le rapport entre le coût et la récompense est aussi extrême.
Alors qu’Omar nous conduisait hors de Timgad, la route a été engloutie par le même phénomène météorologique étrange qui allait colorer le ciel d’Europe occidentale d’un orange apocalyptique. Au moment où nous sommes revenus à Alger, les nuages de pluie provenant de la Méditerranée avaient blanchi le ciel.
Dépoussiérés et fatigués, nous nous sommes rendus au Hamma Test Garden, un jardin botanique fondé en 1832, qui est aujourd’hui un sanctuaire relaxant, bien qu’usé par le temps, loin du trafic et de l’agitation de la capitale. Dans un café, devant des cafés courts, j’ai regardé un clown autoritaire en salopette étoilée faire des animaux en ballons pour des enfants inquiets.
Je ne pouvais pas prétendre que l’Algérie n’avait pas de défauts en tant que destination touristique. Les hôtels étaient fatigués, même ceux qui étaient neufs. Traverser des routes très fréquentées exigeait un acte de volonté. Les agents de l’État, qu’il s’agisse de la douane ou de la police, semblaient se méfier des touristes et des caméras, comme s’ils ne comprenaient pas pourquoi quelqu’un voudrait venir ici sans quelque arrière-pensée infâme.
Mais cette attitude réticente ne trouve guère d’écho dans la population en général. Il n’y a aucun problème. Les forces homogénéisantes de la culture occidentale restent en suspens. La nourriture – kebabs, bols parfumés de couscous et plateaux grésillants de chakhchoukha, un ragoût de légumes mélangé à des lambeaux de pain plat – était merveilleuse. Dans les restaurants, comme ailleurs, les exclamations spontanées de « Bienvenue en Algérie » étaient courantes.
En vérité, une semaine le long de la côte ne fait qu’effleurer la surface de ce « grand espace » entre le Maroc et la Tunisie. Plus au sud, à travers une étendue apparemment sans fin de plaines, de plateaux et de dunes, on trouve des villes-oasis jaillissant d’océans de sable et des étendues de topographie désertique à faire pleurer de joie un dénicheur de lieux de tournage de la Guerre des étoiles.
« Je n’avais aucune idée de ce qui se trouvait ici », ai-je dit à Omar, heureux à l’ombre des figuiers du jardin. C’est un sentiment dont l’industrie du voyage ferait bien de tenir compte.
Par Henry Wismayer Henry Wismayer est un écrivain basé à Londres. Son site web est henry-wismayer.com. Vous le trouverez sur Twitter : @henrywismayer.
Massacres de Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la population française est exsangue. Que dirait-on des populations "indigènes" des colonies françaises, notamment algérienne qui venait de participer à l'effort de guerre par la mobilisation forcée de plus 150 000 tirailleurs algériens, dont 12 000 sont morts en combattant pour la France ? Dans tous ces pays colonisés, notamment l'Algérie et Madagascar, les populations sont accablées de misère, affamées.
Pourtant, le grondement de la révolte trouble déjà sourdement l'atmosphère sociale. L'insurrection anticolonialiste, embusquée derrière le fracas catastrophique de la débandade française, accentuée plus tard par l'effondrement du régime vichyste, fourbit ses armes. L'heure de la lutte armée anticolonialiste sonne l'alarme du réveil des consciences politiques subversives et activités militantes libératrices.
Après le long sommeil d'asservissement, marqué par la vie coloniale cauchemardesque, le tempétueuse de la révolution afin de se jeter dans l'odyssée des indépendances nationales inscrite dans l'histoire de l'émancipation des peuples.
Contre la pusillanimité des structures indigènes collaborationnistes œuvrant pour le maintien de l'Algérie française ou, au mieux, l'indépendance par voie légale et pacifique, conçue dans le cadre de l'Union française et de la préservation des intérêts économiques de la France, de nouvelles organisations révolutionnaires patriotiques se fixent pour programme maximaliste le soulèvement armé contre la puissance française colonialiste. Le baptême du feu est déclenché en Algérie le 8 mai 1945.
En ce jour de la libération de la France du joug nazi, tandis que la population française fête dans l'allégresse sa liberté recouvrée, les Algériens croient bon de s'inviter aux festivités des libérations nationales pour revendiquer également leur indépendance, la restauration de leur souveraineté nationale.
Mais, aux yeux de la France coloniale, l'indépendance de l'Algérie n'est pas prévue dans son menu de la restauration des libertés, du recouvrement de l'indépendance nationale. Les Algériens ne peuvent pas prétendre goûter les délices de la libération, réservée, selon la conception coloniale, aux seuls Français. L'Algérien doit encore manger la vache enragée française. Subir le joug colonial. Nourrir la France coloniale. Trimer pour les pieds-noirs, ces hobereaux aux pieds d'argile. Vivre dans l'indigence sous le code de l'indigénat.
Or, sans avoir reçu de faire-part, le peuple algérien s'invite aux cérémonies libératrices par sa résolution d'entrer dans la séquence historique émancipatrice amorcée le 8 mai 1945, jour de la libération de nombreux pays du joug allemand. Il s'empare de la rue pour réclamer également son indépendance. Dans la liesse, dans plusieurs villes d'Algérie, d'ordinaire marquées par la ségrégation raciale et spatiale et la relégation sociale, des manifestations populaires éclatent. Des Algériens paradent avec un orgueil national triomphant d'espérances libératrices. Par milliers, de paisibles manifestants désarmés scandent des slogans de liberté : " Indépendance ", " Libérez Messali Hadj ", " L'Algérie est à nous ". Pour la première fois de l'histoire de l'Algérie, un invité-surprise, paré de couleurs vert et blanc frappé d'un croissant et étoile rouges, s'est fièrement joint à la pacifique foule pour devenir l'étendard sacré du peuple algérien indépendantiste : le drapeau algérien, hissé triomphalement par Bouzid Saal et Aïssa Cheraga. Les nationalistes algériens brandissent également des banderoles sur lesquelles est inscrit : "A bas le fascisme et le colonialisme". "Nous voulons être vos égaux".
Dans cette nouvelle séquence de l'histoire des libérations des peuples colonisés, les manifestants algériens donnent le la des revendications de l'indépendance nationale. Cependant, la France coloniale ne compte pas laisser ce concert de liberté entonner ses premières vocalises libératrices, permettre aux Algériens d'enchanter la rue par leur revendication d'indépendance de l'Algérie criée à tue-tête.
Comme à l'accoutumée, la France coloniale riposte violemment. Le 11 mai 1945, le chef du gouvernement, Charles de Gaulle, ordonne l'intervention de l'armée. Plus de 2?000 militaires sont envoyés en Algérie, épaulés par la légion étrangère, les goumiers marocains [1] et les tirailleurs sénégalais. Pour rétablir l'ordre colonial et terroriser les Algériens, les troupes armées françaises et les milices composées de civils procèdent à la "pacification" des régions soulevées pour revendiquer l'indépendance de l'Algérie. L'État colonial instaure le couvre-feu à 13 heures. L'état de siège est décrété à 20 heures. La loi martiale proclamée. Des armes sont distribuées aux Européens.
La répression est sanglante. La France réprime dans le sang ces manifestations. Plusieurs semaines durant, la soldatesque française, épaulée par des chars et des avions, se déchaîne contre la population algérienne désarmée. Une milice d'Européens surarmée est constituée. Elle se livre à la chasse de toute personne algérienne, à des exécutions sommaires. Les tribunaux civils et militaires condamnent sévèrement les Algériens arrêtés. Des milliers de soldats sont mobilisés pour réprimer sans distinction la population algérienne : hommes, femmes, enfants. Pire : des navires de guerre tirent depuis la rade de Bougie sur la région de Sétif, l'aviation bombarde la population jusqu'aux douars les plus reculés. Des villages entiers sont décimés, incendiés, des familles brûlées vives. La répression se généralise. Elle s'étend à tout le pays. Le massacre génocidaire dure plusieurs semaines.
De nombreux corps sont jetés dans les puits, dans les gorges de Kherrata. Des miliciens européens, autrement dit français, utilisent les fours à chaux pour faire disparaître les cadavres. Après avoir rétabli l'ordre colonial au prix du massacre de 45 000 Algériens, de l'arrestation de 4000 personnes, d'une centaine de condamnations à mort, les autorités coloniales procèdent à des cérémonies de reddition, pendant lesquelles les hommes algériens sont réunis sur les places des villages pour être forcés de se prosterner devant le drapeau français et répéter en chœur " Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien".
Ainsi, pour défendre son empire colonial et préserver son statut de grande puissance mondiale, la France a perpétré un génocide contre le peuple algérien.
Cette politique répressive génocidaire ne fait que se conformer aux mesures dictées par le général de Gaulle, alors chef de gouvernement, par télégramme à l'armée coloniale : " Veuillez prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agissements antifrançais d'une minorité d'agitateurs. ".
Dans un de ses textes, l'écrivain algérien Kateb Yacine, témoin oculaire, a immortalisé ces tragiques événements qui l'ont traumatisé : " C'est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J'avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l'impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l'ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. ". " Je témoigne que la manifestation du 8 mai était pacifique. En organisant une manifestation qui se voulait pacifique, on a été pris par surprise. Les dirigeants n'avaient pas prévu de réactions. Cela s'est terminé par des dizaines de milliers de victimes. À Guelma, ma mère a perdu la mémoire... On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c'était un grand massacre. "
Bilan : 45 000 "indigènes" algériens massacrés, exterminés par les autorités coloniales françaises, les pieds-noirs. Sans compter les autres milliers de victimes arrêtées, torturées, embastillées.
Contre le peuple algérien, aux yeux de l'Histoire, la France a commis un crime contre l'humanité.
Massacre colonial français à Madagascar le 29 mars 1947
À Madagascar, en écho au soulèvement du peuple algérien, à partir de 1946, des manifestations violentes se déroulent dans différentes villes de l'île contre l'arbitraire colonial. Ces manifestations se transforment rapidement en émeutes, aux cris de " Vive l'indépendance ! ".
Plus tard, le 29 mars 1947, des centaines d'hommes se soulèvent contre la misère, en particulier contre les exactions des colons, ces Français imbus de leur supériorité, pétris d'arrogance, installés dans leur domination qu'ils croyaient éternelle. Armés seulement de sagaies et de coupe-coupe, ils attaquent des villes côtières et des plantations. Ils s'en prennent aux Européens. Le soulèvement s'amplifie. Rapidement, toute l'île s'embrase. La réaction coloniale est violente et brutale. Elle débute le 4 avril 1947, appuyée par l'instauration de l'état de siège. La France coloniale dépêche immédiatement à Madagascar des troupes coloniales (tirailleurs sénégalais). Au total 18.000 hommes sont mobilisés début 1948 : infanterie, parachutistes et aviations attaquent les civils désarmés. La répression s'abat sur la population malgache révoltée. Ces premières révoltes sont durement réprimées : tortures, exécutions sommaires, regroupements forcés, incendie de villages, etc.
Au cours de cette expédition punitive à Madagascar, l'armée française expérimente une nouvelle technique de guerre psychologique: des suspects sont jetés vivants de l'avion pour terroriser les villageois de leur région.
En l'espace de quelques mois, la " pacification " fait 89.000 morts malgaches. Les forces coloniales perdent 1.900 hommes (essentiellement des supplétifs malgaches). On compte aussi la mort de 550 Européens, dont 350 militaires.
Au reste, il faut plusieurs mois aux forces armées coloniales pour venir à bout de la rébellion. Le 7 décembre 1948, Mr De Chevigné, Haut-commissaire de France à Madagascar, déclare : " Le dernier foyer rebelle a été occupé. " Bilan : l'île est ravagée et on dénombre 89.000 morts reconnus officiellement, sans compter les blessés, les personnes arrêtées, torturées.
Ironie de l'histoire, au cours de ces longs mois de massacres génocidaires, dans la métropole, les organisations malgaches et françaises brillent par leur silence criminel. Aucune formation politique ne dénonce les répressions et exactions, encore moins n'apporte son soutien aux insurgés indépendantistes. De même, les dirigeants du mouvement ouvrier ne manifestent aucune sympathie pour les insurgés. Au contraire, ils les condamnent avec virulence.
Comme lors de l'écrasement du soulèvement du peuple algérien le 8 mai 1945, le Parti communiste français, membre de la coalition gouvernementale de l'État colonial français, observe un silence criminel. En revanche, il manifeste son soutien indéfectible à l'empire colonial français. En effet, en juin 1947, au onzième congrès du PCF à Strasbourg, Maurice Thorez déclare : " A Madagascar, comme dans d'autres parties de l'Union française, certaines puissances étrangères ne se privent pas d'intriguer contre notre pays. " Auparavant, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, au lendemain de l'insurrection du peuple algérien le 8 avril 1945, l'organe théorique du PCF, les " Cahiers du communisme " d'avril 1945, avait écrit : " A l'heure présente, la séparation des peuples coloniaux avec la France irait à l'encontre des intérêts de ces populations. " L'Humanité, le quotidien du Parti communiste français, dénonce le 19 mai 1945 les " chefs pseudo-nationalistes qui ont sciemment essayé de tromper les masses musulmanes, faisant ainsi le jeu des cent seigneurs dans leur tentative de rupture entre les populations algériennes et le peuple de France ". Il somme le gouvernement à faire preuve de sévérité contre les " insurgés " algériens, allant jusqu'à exiger que " des mesures soient prises contre des dirigeants de cette association pseudo-nationale, dont les membres ont participé aux tragiques incidents ". Plus tard, le journal l'Humanité insinue que les manifestants algériens seraient des sympathisants nazis : des " éléments troubles d'inspiration hitlérienne [qui] se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait " la libération de la France du joug allemand. Il est de la plus haute importance de relever que l'une des plus sanglantes interventions militaires de l'impérialisme français débute sous un gouvernement dominé par les socialistes, au sein duquel siègent également des membres du Parti communiste français (PCF). Ce dernier occupe, entre autres, le ministère de la Défense nationale, dirigé par François Billoux, et le ministère de l'Air et de l'Armement, conduit par Charles Tillon. En mai 1945, le Parti communiste ne manifeste aucune opposition à l'envoi des renforts militaires pour écraser dans le sang le soulèvement du peuple algérien pour revendiquer pacifiquement son indépendance. Décidément, en France, toutes les organisations politiques, de gauche comme de droite, se sont toujours liguées contre le peuple algérien.
Au-delà de ces deux pays colonisés, l'Algérie et Madagascar, pour la France coloniale, cette répression génocidaire perpétrée contre les "indigènes" algériens et malgaches, soulevés pour leur indépendance, constitue un clair avertissement à destination de ses autres colonies tentées par des velléités d'indépendance ou d'insurrection.
Nul doute, ces massacres contre le peuple algérien marquent le prologue des crimes contre l'humanité commis au XXe siècle par la puissance coloniale française en déclin. Il ouvre une phase d'exactions et d'exécutions de masse perpétrées par l'armée coloniale, secondée par des civils " européens ", notamment les pieds-noirs en Algérie. En effet, outre l'Algérie et Madagascar, plusieurs autres pays colonisés subissent la même politique répressive génocidaire: Haiphong (1946) : 6000 morts; répression des manifestations à Sfax en Tunisie (1947) 29 morts ; guerre d'Indochine (1946/1954) 400 000 morts ; guerre de Libération d'Algérie (1954/1962), 1,5 million de morts. Ainsi, durant vingt longues années (1945/1964), la France livre une guerre génocidaire contre plusieurs de ses colonies insurgées pour se délivrer du joug colonial français.
Sous l'Etat impérialiste de France, les entreprises génocidaires poursuivent toujours leurs activités exterminatrices, de siècle en siècle.
Note
[1] Incidemment, on découvre que les Marocains (du moins les supplétifs mobilisés en mai 1945), bien avant la guerre larvée enclenchée depuis 1975 contre l'Algérie, date de l'occupation du Sahara occidental, bien avant la guerre réelle menée contre l'Algérie en 1963, livrèrent la guerre aux Algériens en secondant les troupes coloniales lors du massacre de Sétif, Guelma et Kherrata.
Indispensable instrument de travail, cet atlas aux 135 cartes commentées et accompagnées d’illustrations, commis par Karim Chaïbi, un chercheur spécialiste de la Sétif romaine et de la guerre d’indépendance. Un article du journal « le Matin » à Alger
Isoler l’Algérie dans une approche exclusivement nationaliste serait négliger les ensembles maghrébin, méditerranéen, saharien, africain, mais aussi les apports orientaux et occidentaux contenus dans ce guide.
Dans une lumineuse préface Jacques Frémeaux rappelle combien l’espace et le temps, c’est-à-dire l’histoire et la géographie, permettent de situer les événements marquants de l’histoire et du devenir de la nation algérienne. Et ce, du paléolithique aux conséquences du Hirak et de la pandémie. Et de poser, évidemment, la question de l’unité de cette longue histoire. C’est dire l’actualité de cette recherche essentielle à partir d’une interrogation sur l’unification du Maghreb central avant l’occupation ottomane. En fait, souligne Jacques Frémeaux, l’histoire algérienne progresse par ruptures, sur le substrat d’un vieux fond ethnique et religieux.
L’étude de Karim Chaïbi débouche aussi, à travers toutes les couches de l’histoire algérienne, sur le rapprochement des mémoires. En bref, sur l’humus à nul autre pareil de l’Algérie, cet ouvrage synthétique, si bien écrit, enrichit l’avenir par la richesse d’un passé à nul autre pareil.
En tenant compte de tous les Atlas disponibles, depuis celui de Ptolémée ou ceux des cartographes arabes et ottomans, cette cartographie historique s’articule en onze chapitres. La genèse du territoire fait notamment référence à l’apport phénicien plaqué sur le substrat berbère, dont Utique et un port environ tous les 40 kms de côte, témoins des liens des souverains massyles avec Carthage. Le riche chapitre consacré à la civilisation romano-africaine n’oublie ni Massinissa, ni Jugurtha en montrant comment l’Afrique devient une terre d’enjeux, autant politiques qu’économiques, pour le pouvoir romain. On suit César face à Pompée, puis la vassalisation des derniers souverains locaux, dont le savant Juba II.
L’Africanova, grenier à blé de Rome, produit aussi vin et huile et attire des colons romains qui sont souvent des vétérans des légions, dont la célèbre IIIe Legio Augusta qui, depuis Lambèse, ceinture l’Aurès (fondation de Timgad sous Trajan) et contrôle les pistes caravanières. C’est l’âge d’or de l’Algérie sous la Pax romana, malgré la révolte des Bavares matée par Hadrien dans le centre et l’Est.
Les empereurs multiplient les fondations de cités comme Sétif ou Djamila (en tout 500 cités de 5 000 à 10 000 habitants, administrées par des magistrats élus, symboles de « l’intégration » par la naturalisation des Maures et des Numides).
Les cartes sont d’une grande utilité pour comprendre, après l’apogée au début du IIIe siècle, les soubresauts de l’Algérie romaine au temps de la christianisation et des révoltes berbères.
A juste titre, l’auteur rappelle l’antériorité de la diaspora juive en Algérie et la richesse de l’église que Dioclétien n’arrive pas à contrôler. Les donatistes finissent d’ailleurs par s’armer et, au IVe siècle, coupent l’approvisionnement de Rome en blé. Saint Augustin n’est pas oublié, jusqu’à sa mort en 430 dans Hippone assiégée par les Vandales.
Ces derniers ne contrôlent qu’une partie Nord et Est de l’Afrique romaine, laissant subsister des royaumes romano-berbères qui résistent, sous Justinien et le général Solomon, à une tentative de reconquête byzantine.
Mieux connue, la deuxième partie consacrée à la civilisation arabo-musulmane est tout aussi bien illustrée. Il est toutefois dommage que la grande figure de la Kahina n’ait pas été évoquée car, de 670 à 698, la résistance des royaumes berbères à l’invasion arabo-syro-libyenne fut acharnée. Parmi les rubriques originales, les chemins du prédicateur chiite Abu Abdullah originaire de Syrie (fin IXe siècle), la révolte d’Abu Yazid liée à la doctrine kharidjite finalement vaincue par une armée fatimide vers 960, tandis que, neuf ans plus tard, une armée « algérienne » (les Kotama et des Ziride de l’Ouest) fonde Le Caire.
Des photos complètent cartes et commentaires, dont celle de la page 77 d’un des plus vieux minarets d’Algérie. A noter l’itinéraire algérien du grand Ibn Khaldoun qui eut le courage de rencontrer Tamerlan.
La troisième partie concerne l’Empire ottoman et le pachalik d’Alger. Un souffle braudélien anime les rubriques consacrées à la Méditerranée en 1492, les conquêtes des Espagnols et des Ottomans de 1509 à Barberousse en 1534, et Alger et la Méditerranée au XVIe siècle (1541 et non 1571, bataille d’Alger contre Charles-Quint). La description de l’Algérie ottomane du XVIIe au début du XIXe siècle tient compte des relations internationales et de la pression européenne cherchant à annihiler les forces « barbaresques » par le blocus maritime. L’auteur rappelle le nombre des révoltes tribales en Kabylie entre 1810 et 1824, ce qui remet en cause l’idée d’une unité algérienne sous l’égide de la Sublime Porte et relance l’interminable débat sur l’antériorité de la nation algérienne.
La quatrième partie reprend en les illustrant nombre de travaux fondamentaux sur la conquête française, la colonisation et l’acculturation. La difficile conquête est bien soulignée (dont les expéditions contre la Constantine d’Ahmed Bey et la Kabylie). Une des cartes les plus novatrices évoque les campagnes de 1871 à la suite de la Grande révolte, régions de Miliana et Ouargla entre autres. Un texte précieux concerne la diaspora des prisonniers algériens dans le monde (Guyane, Nouvelle-Calédonie et Obock entre 1852 et 1953).
Les quatre parties suivantes tiennent compte des travaux les plus récents pour illustrer fort à propos la période allant de 1914 à 1962, de la montée du nationalisme algérien à l’exil des Français d’Algérie et des harkis.
A retenir : l’offensive des troupes algériennes en Alsace et Allemagne en mars-avril 1945, la carte et le texte sur les « exécutions sommaires préventives à Guelma » en mai-juin 1945, l’ALN à son apogée en 1957, le texte relatif à tous les centres de rétention, y compris les sinistres 47 DOP, mais aussi la clarté de la carte du plan Challe, les sites français du Sahara et le plan de Paris lors de la « ratonnade » du 17 octobre 1961.
L’auteur fait preuve d’une courageuse sérénité dans les deux dernières parties consacrées aux trente ans de reconstruction autoritaire suivant la liesse de l’indépendance algérienne, puis les années de sang de 1991 à 1999 avant l’ère Bouteflika précédant le Hirak.
Les cartes des années Ben Bella comportent les attaques de l’ALN contre les groupes politiques dissidents et la « guerre des sables » de 1963. La carte des années Boumediene contient les phases du projet de « barrage vert » (Nord Sahara, hauts plateaux) illustrée par des timbres d’époque. Le précis des années Chadli évoque la montée du FIS et les premiers maquis islamistes depuis 1985 (dont la région de Larbaâ et le MIA ou Mouvement islamique armée).
La carte « guerre civile et massacres (1996-2001) » rappelle que pour la seconde fois de son histoire au XXe siècle l’Algérie a connu des flux migratoires à l’intérieur de ses frontières et vers la Tunisie.
L’analyse du l’ère du clan Bouteflika contient les principales opérations militaires de 2001 à 2006 (Ouest, Kabylie et Sud-Est du pays), des divers trafics (drogues et cigarettes), des flux migratoires transsahariens et des ressources en hydrocarbures et minerais.
En bref, ce guide précieux est un des plus importants ouvrages jamais consacrés à l’Algérie.
Karim Chaïbi¸ Atlas historique de l’Algérie, préface de Jacques Frémeaux, Nouveau Monde Editions, février 2022, 414 p., 27,90 euros.
L'écrivain Boualem Sansal a reçu, ce samedi 23 avril à Perpignan, le prix Méditerranée de littérature 2022 en présence d’écrivains et de représentants du monde de l’édition. Il est récompensé pour son dernier roman, Abraham ou la cinquième alliance, une métaphore de la Genèse, pleine d’enseignements sur la période contemporaine. En 1916, alors que la guerre fait rage en Europe, Abraham est conduit pas son père, un patriarche chaldéen, à conduire son peuple vers la Terre promise sur fond d’effondrement des grands empires.
Lauréat du Grand Prix du roman de l'Académie française en 2015 pour 2084 : la fin du monde, Boualem Sansal, romancier et essayiste qui écrit en français, met ici à profit sa connaissance profonde des religions monothéistes pour parler de l’homme contemporain. Né à Alger en 1949, il est reconnu pour ses écrits sans concession et son hostilité aux religions en général et à l’islam en particulier. Il est l'auteur de dix romans, de huit recueils de nouvelles, de sept essais et de nombreux autres livres.
Depuis longtemps, son discours sur l’islam tranche avec l’irénisme ambiant en France. Lorsque, le 8 septembre 2015, un journaliste de France Inter lui demande si l’islam est compatible avec la démocratie, cet écrivain courageux ne joue pas avec les mots. « Pour moi, il est tout à fait incompatible, répond-il. Il faut [pour qu’il le devienne, NDLR] une révolution intellectuelle qui mènerait les musulmans à séparer dans leur tête la religion et la cité, il faut passer par là. Tant que l’islam restera ce qui configure l’identité musulmane, c’est impossible. On ne peut pas fonctionner sous l’égide de deux lois contradictoires, précise-t-il, la loi des hommes et la loi de Dieu. Elles seront en confrontation de manière permanente. » Sur tous les sujets sociétaux, « c’est toujours l’islam qui l’emportera », prévient-il.
Inlassablement, Sansal dénonce la « soumission » de l’Europe à l’islam et l’illusion des Européens qui pensent pouvoir « digérer » cette religion. Une religion que ces mêmes Européens connaissent mal et qui n’a rien d’un christianisme d’Orient, explique-t-il. Elle est d’une essence différente, montre Sansal, elle ne cède jamais, ne se dissout pas. Souriant, posé, drôle, la voix douce, cet érudit tente depuis des années de secouer le monde occidental. En vain.
« Abraham ou la cinquième Alliance », par Boualem Sansal
Traversant le Moyen-Orient du XXe siècle, des nomades bibliques suivent le même itinéraire que leurs aînés d’il y a 4 000 ans, menés par un Abraham contemporain qui annonce une nouvelle alliance.
1916 : une tribu fragile quitte la Chaldée. Les accords Sykes-Picot dépècent l’ancien Empire ottoman au profit de la France et de l’Angleterre. En ce XXe siècle, le Moyen-Orient est encore aux prises avec la violence. Les fils de Terah savent qu’ils doivent écrire l’histoire, celle qui sauvera le monde : « Nous nous mouvions à l’intérieur de la Genèse, pas seulement pour la vivre en accomplissant en actes ses récits mais pour la récrire. La révélation est un phénomène itératif, c’est notre tour de l’actualiser. »
L’histoire se répète. Et l’histoire d’Abraham est vieille comme le monde des religions. Il faut pourtant refaire le chemin, garder la trace : « Les temps actuels l’exigent, voilà longtemps, trop longtemps que l’humanité n’a pas eu de prophètes pour la sermonner et la remettre sur le chemin de la vérité et de la paix. » De Babylone à Hébron, en passant par Harran ou Sichem, le hasard et la destinée retracent l’itinéraire du premier Abraham.
La tribu s’identifie à l’histoire inaugurale, se projette comme un nouvel accomplissement de la promesse, répondant à un nouvel appel : « Nous sommes probablement les seuls hommes à ne vivre que pour chercher Dieu et témoigner de Lui. » Ils traversent le temps et les frontières, dans ce « Moyen-Orient qui, jusque-là, est le seul endroit sur terre où le Dieu unique aime à se manifester aux hommes ». À eux revient la nouvelle alliance, après celles scellées par Abraham, Moïse, Jésus et Mohammed.
L’histoire d’une errance vers Canaan
Le récit des tribulations est ponctué des palabres à la nuit tombée, quand la politique dispute l’avenir à l’Écriture : « Nous vivons dans ce texte depuis notre naissance. » Et encore : « Ce qui est écrit doit arriver. » Mais un autre rétorque : « Je n’ai toujours pas compris notre acharnement à vouloir suivre la Genèse à la lettre, je ne crois pas qu’elle nous oblige tant que ça.»
Les hommes du clan s’accrochent à leur mission divine : « La nouveauté n’est pas la rupture avec l’ancien, elle en est la suite, une étape nouvelle sur le chemin de la perfection. (…) Parler de rupture veut dire que Dieu tâtonne dans la réalisation de Son plan et se trompe à chaque fois… » Riches des millénaires passés, ils errent pendant des années vers Canaan, dans le tumulte de cette terre déchirée. « Nous sommes des rêveurs libres, des fous ivres de sagesse, des fantômes revenus à la vie, nous osons rêver d’un monde parfait et d’un dieu qui veut le bonheur des hommes. »
En racontant la Genèse transposée dans ce XXe siècle chaotique, Boualem Sansal retrace l’éternelle quête spirituelle de l’humanité en dialogue avec Dieu silencieux. Profonde méditation sur le devenir de l’Alliance, le roman montre les croyants pétris de doutes et d’audaces, vivant les Écritures pour mieux restaurer une espérance enfouie. Brossant les violences religieuses et les dérives sectaires dans ses précédents livres, ce sont les hommes de paix que l’écrivain restaure ici, dans leur quête maladroite, fervente, peut-être utopique, toujours renouvelée.
Photos d’époque, archives, documents, peintures, extraits vidéo ou encore affiches sont exposés
Une exposition unique "Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours" a été inaugurée cette semaine au musée de l’Immigration dans le 12e arrondissement de Paris; elle retrace à la fois la complexité et la richesse des relations entre ces deux communautés.
"C'est la première fois qu'on tente cette aventure intellectuelle difficile, celle de l'histoire des rapports entre Juifs et musulmans", qui a "une très grande longévité", a déclaré l'historien Benjamin Stora, commissaire général de l’exposition.
Photos d’époque, archives, documents, peintures, extraits vidéos ou de journaux et affiches permettent au visiteur de suivre l'évolution des liens entre les fidèles des deux religions lors de différentes périodes et nous donnent un regard direct sur leurs interactions à travers le temps.
De 1830 à 1914, avec l'arrivée de la France en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Puis la période de l'entre-deux-guerres, le régime de Vichy, la guerre d'Algérie et la décolonisation au Maroc et en Tunisie. Et enfin, de 1967 à nos jours.
La photographe Maya Inès Touam, aborde la question du voile et la place de la féminité au Maghreb. Dans son oeuvre "Ma Yasmina- m'laya", elle rend hommage aux femmes juives et musulmanes, pour qui l'étoffe traditionnelle (m'laya, portée dans l'Est algérien) marque leur identité.
En 1870, le décret Crémieux, dont une copie officielle est présentée dans l’exposition, crée la première fracture entre Juifs et musulmans, et suscite un sentiment d’injustice. Il octroie la citoyenneté française aux 35.000 Juifs d’Algérie mais pas aux 3 millions de musulmans qui ont le statut d’"indigènes".
Cela aura des répercussions jusqu'en 1962, avec l'indépendance de l'Algérie: les Juifs arrivés en métropole seront des rapatriés puisque citoyens français, tandis que les musulmans deviennent des immigrés.
La Grande guerre a été une source d’émigration importante vers la France. Entre 1921 et 1939, 400.000 Maghrébins arrivent en France. Par la suite, la grande révolte arabe de 1936 en Palestine mandataire, la progression du sionisme et les éveils nationalistes du monde arabe accentuent les écarts entre Juifs et musulmans.
L'oeuvre de Kamel Yahiaoui "Le Mémoriel Sétif Guelma Kherrata", où des visages anonymes sont alignés, évoque le caractère brutal des répressions lors des manifestations de Sétif, Guelma et Kherrata en Algérie, appelant à la libération du leader indépendiste Messali Hadj en 1945, et rend hommage aux victimes.
A partir de la guerre des Six jours en 1967, le conflit israélo-palestinien s'installe en France et devient "ce qui cristallise les relations entre Juifs et musulmans", explique l'historien Mathias Dreyfuss. A la fin des années 1960, 600.000 Juifs et 700.000 musulmans vivent en France.
Des photos témoignent des moments clés de l'histoire des Juifs et musulmans à travers les âges, tels que l'inauguration de la mosquée de Paris en 1926, le départ des Juifs d'Algérie en 1962, la manifestation de soutien à Israël à Paris en 1974 ou encore la visite de Yasser Arafat, président de l'OLP, à Paris en 1989.
L'exposition met également en lumière les liens entre Juifs et musulmans dans le domaine culturel, essentiellement dans l'entre-deux-guerres, mais aussi le soutien de familles juives engagées du côté algérien durant la guerre d'indépendance.
Un focus particulier est fait sur le quartier de Belleville à Paris, qui abrite les deux communautés dans les années 1970. Cette cohabitation a notamment inspiré des réalisateurs de cinéma et nous interroge sur le racisme anti-musulman et l'antisémitisme depuis la seconde Intifada.
Enfin, l'exposition donne à réfléchir sur la question de l'islam en France dès les années 1980 et ses nouveaux modes d'affirmation tant sur la scène politique que religieuse.
L'exposition a lieu jusqu'au 17 juillet 2022.
Caroline Haïat est journaliste pour le site français d'i24NEWS
En Algérie, les journaux deviennent au tournant du XXe siècle un puissant outil au service de l’intelligentsia musulmane. Et le creuset de l’anticolonialisme.
« La presse, voilà l’arme dont vous devez apprendre à vous servir ; elle peut soulever un monde. » « L’Astre d’Orient », qui publie ces lignes depuis Paris en 1883, n’est qu’un obscur hebdomadaire franco-arabe qui ne fut distribué en Algérie que quelques mois. Cette sentence relevée par l’historien Charles-Robert Ageron dans « Genèse de l’Algérie algérienne » (Editions Bouchène, 2005) est pourtant annonciatrice du rôle que tiendront les journaux des colonisés d’Algérie tout au long des décennies suivantes.
Presse « musulmane », « indigène » ou « indigénophile », les mots ne manquent pas pour désigner les titres en langue française ou arabe qui essaimèrent durant l’occupation française de l’Algérie. Entravés par les nombreux obstacles dressés par le colonisateur français, ces périodiques peineront à réunir les moyens matériels et financiers nécessaires à leur subsistance et, surtout, à trouver leur public parmi une population maintenue dans l’analphabétisme (85 % des hommes en 1939). Mais, faute de partis politiques, encore inexistants, c’est bien la presse « indigène » qui, dès la fin du XIXesiècle, a permis la circulation des idées au sein de l’intelligentsia musulmane, la naissance de nouvelles opinions et la structuration d’une conscience politique.
Au XIXe siècle, les journaux du colonisateur
L’imprimerie a fait partie intégrante, tout au long du XIXe siècle, de l’arsenal de la conquête coloniale. Les journaux sont d’abord ceux du colonisateur. Leur objectif est d’asseoir sa domination, et les créations de périodiques locaux suivent les étapes de la conquête. Le « Saf-Saf » est fondé en 1844 à Philippeville (aujourd’hui Skikda), « la Seybouse »en 1844 à Bône (Annaba). Laure Demougin, docteure en littérature française et auteure de « l’Empire de la presse. Une étude de la presse coloniale française » (PUS) analyse :
« Des débuts de la conquête aux années 1880, la parole du colonisé dans la presse coloniale est à peine audible, et quand elle l’est, c’est le plus souvent accompagnée, reprise, encadrée voire déformée par une parole colonisatrice. »
Mais, à partir de 1893, de nombreux petits périodiques rédigés presque exclusivement en français vont progressivement constituer une presse politique « indigène » : l’hebdomadaire « El-Hack – la Vérité » est créé à Bône en juillet de cette année, et sera renommé deux ans plus tard « l’Eclair » ; « El-Misbah » (le Flambeau), hebdomadaire francophile mais jacobin d’inspiration,voit le jour à Oran en juin 1904 ; « le Croissant », sous-titré « El-Hilal », se veut à Alger, en juin 1906, « l’organe des revendications indigènes » ; « l’Islam », « journal démocratique des musulmans algériens », fondé à Bône en 1909, est semble-t-il alors le plus lu par l’intelligentsia. Citons encore « le Musulman » (Constantine, 1909), « l’Etendard algérien » (Bône, 1910), « le Rachidi » (Djidjelli, 1911)…
« L’Ikdam », journal du courant modernisateur lié à l’émir Khaled, paraît à partir de 1919.
Autant de tirages modestes qui vont devenir la caisse de résonance des revendications du mouvement d’émancipation politique naissant des Jeunes-Algériens. Les petits groupes hétérogènes de modernisateurs que l’on regroupe sous cette appellation défendront dans ces journaux des positions souvent assimilationnistes, portées par des hommes comme les docteurs Belkacem Benthami, né en 1873, ou Taïeb Ould Morsly, en 1856 : développement de l’instruction des « indigènes », abolition du « code de l’indigénat », octroi des droits politiques à l’élite lettrée, représentation des musulmans au Parlement.
« Lutter contre le régime du plus vil esclavage »
Plusieurs de ces journaux, relève l’historien Charles-Robert Ageron, vont même jusqu’à défendre le service militaire obligatoire dans le but d’obtenir des compensations politiques. Une position contre laquelle va en revanche se dresser une autre tendance de cette presse balbutiante, inspirée, elle, par le réformisme islamique venu d’Orient. Protecteurs de l’héritage culturel, défenseurs de la foi musulmane et de la langue arabe, des hommes comme le cheikh Miloud Ben Mouhoub de Constantine ou le peintre et journaliste algérois Omar Racim refusent, eux, toute naturalisation. Le ton se fait plus revendicatif. Sans jamais pousser les Algériens à la révolte, l’hebdomadaire bilingue « le Jeune Egyptien », fondé à Oran en 1911, les appelle à « lutter contre le régime du plus vil esclavage ». Dès avant la Première Guerre mondiale, une espérance nationaliste s’exprime dans ces petits périodiques, à la diffusion limitée mais à l’influence grandissante.
Ces courants modernisateurs qui se coalisent derrière l’émir Khaled, petit-fils du chef de file de la résistance à la conquête française Abd el-Kader, se retrouvent également dans un journal, « l’Ikdam » (le Courage), fondé à Alger en 1919. Pas question alors d’indépendantisme – la devise de l’hebdomadaire bilingue est « France-Islam » – mais le titre dénonce l’accaparement des terres, les abus administratifs. Aux journaux de l’élite francisée succède peu à peu une presse politique arabophone qui voit dans sa langue un instrument d’émancipation. Les idées réformistes venues du Moyen-Orient prennent encore davantage d’importance. En particulier à travers les journaux fondés en 1924 et 1925 par le père spirituel du réformisme algérien, Abdelhamid Ben Badis : « Al-Mountaqid » (le Censeur) et « Al-Chihab » (le Météore). Des titres qui s’attachent pour leur part à dénoncer ce qu’ils considèrent comme « les vices » de la société musulmane, mais appellent également à la résurrection nationale. On lit dans « Al-Mountaqid » le 2 juillet 1925 :
« Nous engageons les musulmans à entrer dans l’action utile afin de renaître en tant que nation ayant droit à l’existence dans le monde. »
Le nombre de titres augmente. L’historien algérien Ali Merad a ainsi recensé une soixantaine de périodiques entre 1919 et 1939, parmi lesquels quelques journaux communistes (« la Lutte sociale ») et nationalistes (« El Ouma » en 1930, journal de l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj). La presse « indigène » doit faire face à une répression accrue. La loi sur la liberté de la presse de 1881 ne s’applique qu’au bénéfice des citoyens français. Le texte, qui sera modifié, permettra qui plus est d’interdire les journaux rédigés en langue étrangère – dont l’arabe – par simple voie administrative.
La censure se renforce à partir de 1927 au prétexte de la guerre du Rif au Maroc : saisies, suspensions, interdictions, procès… Enfin, le décret Régnier du 30 mars 1935 permettra d’engager des poursuites contre la presse musulmane de langue française au prétexte de « provocation des indigènes à des désordres contre la souveraineté française » ou bien encore pour « résistance active ou passive contre l’application des lois, décrets ou ordres de l’autorité publique ». Les journaux sont visés, qu’ils soient édités en Algérie ou en France, et leurs journalistes menacés. La répression poussera par la suite les nationalistes à recourir aux publications clandestines. Mais, à la fin des années 1930, le journalisme « indigène » a déjà contribué à faire émerger une conscience militante.
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