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Le 21 mai 1529, les janissaires turcs de Barberousse s'emparent de la puissante forteresse espagnole qui se dresse face à Alger, le Peñon. Le pirate fait exécuter le gouverneur de la forteresse. Il devient le maître tout-puissant de la ville d'Alger et de ses environs immédiats. Lui-même et ses successeurs vont dès lors écumer la Méditerranée jusqu'à la veille du débarquement français en Algérie.
Les Barberousse sont au début quatre frères, nés d'un Albanais converti à l'islam. Leur nom vient de la barbe rousse que porte l'aîné, Aroudj. Corsaires dès leur plus jeune âge, ils reçoivent du sultan Sélim 1er, qui règne à Istamboul, la mission de combattre et soumettre les Maures d'Afrique du Nord. A la tête de 2000 janissaires (mercenaires turcs), ils s'acquittent de leur mission avec une brutalité remarquable en s'emparant d'abord de Tunis.
Dans le même temps, les Espagnols, qui ont abattu le dernier royaume musulman de la péninsule hispanique, commencent à manifester des envies de conquête sur le littoral nord-africain.
En 1512, le roi berbère de Bougie appelle à l'aide les frères Barberousse. Il veut récupérer la ville dont l'ont chassé les Espagnols. Quatre ans plus tard, c'est au tour du roi d'Alger d'appeler à l'aide les frères Barberousse. Il s'inquiète à juste titre de la menace que représente la forteresse espagnole du Peñon.
Peu au fait des lois de l'hospitalité, Aroudj exécute le roi d'Alger dans son bain et pourchasse ses fidèles. Ses janissaires tuent et violent à qui mieux mieux. Les corps des notables sont pendus aux remparts. Aroudj poursuit ses adversaires jusqu'à Tlemcen. Mais le roi berbère de cette ville est allié au gouverneur espagnol d'Oran qui surgit avec ses troupes, chasse Aroudj de Tlemcen et finit par le tuer.
Des quatre frères Barberousse ne survit plus que Kheir ed-Din. Celui-ci prend aussitôt la relève de son aîné. Il inflige une sévère défaite aux troupes de l'empereur Charles Quint sous les murs d'Alger et peut dès lors attaquer le Peñon d'Alger.
Après l'éviction des Espagnols, Kheir ed-Din va librement écumer la Méditerranée avec ses galères, pillant les côtes et les navires de rencontre. L'objectif est la prise d'un maximum de butin. Il s'agit essentiellement de prisonniers, hommes, femmes et enfants, que l'on libère contre rançon s'ils sont riches ou que l'on vend comme esclaves sur les marchés d'Orient.
C'est par dizaines de milliers que se comptent les malheureux paysans, voyageurs ou marins enlevés à leur famille, condamnés à la mort lente et aux travaux forcés, au harem s'il s'agit de femmes.
Suivant les consignes du sultan auquel il a fait acte d'allégeance pour la ville d'Alger en 1520, Kheir ed-Din s'applique à ruiner les côtes italiennes en vue d'affaiblir la chrétienté en son coeur.
Au corsaire musulman s'oppose un autre corsaire, chrétien celui-là, mais non moins talentueux. Il s'agit d'Andrea Doria, issu d'une noble lignée de Gênes. Andrea Doria se met au service du roi de France François 1er puis de l'empereur Charles Quint, son rival.
En 1534, le bey arabe de Tunis, menacé par Barberousse, appelle à son secours l'empereur lui-même. Charles Quint débarque en force près de Tunis et libère la ville où il entre lui-même en triomphe le 6 août 1535. Tunis devient vassale de l'empereur germanique !
C'est sans compter avec le roi de France, François 1er, qui s'accroche à son rêve de conquérir l'Italie et veut pour cela abattre Charles Quint. Il négocie une alliance avec le sultan Soliman II le Magnifique puis fait appel aux services de Kheir ed-Din, livrant à celui-ci la ville de Toulon...
Tout cela pour rien. Kheir ed-Din, le dernier Barberousse, se désengage au prix fort et poursuit la guerre de course jusqu'à sa mort, à 70 ans, qui survient en 1546 dans son palais d'Istamboul.
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Tiré du site Herodote
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avec son frère Khaïr Eddin -ou Kheireddine- Pacha
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj ou es-tu ?
Je vis sous les pierres
Une prison porte le nom
De mon frère Kheireddine
Amir el bahr de Metiline
Je suis entouré de gendarmes
De soldats, de casernes
A ma porte coulent des larmes
Dans cette prison il y a mes frères
Dans cette prison il y a mes soeurs
Djamila, Bittat et Guerroudj
Faut-il se taire, il y a mon coeur
Baba Aroudj libéra Alger de la menace espagnole en 1516. Son frère Kheireddine fonda la Régence d'Alger. Les chrétiens le surnomèrent Barberousse. Les Français donnèrent ce surnom à la prison centrale d'alger que les algèriens appelent Serkadji.
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
Chômeur nourri de cacahouètes
Ivrogne coutois
Je regarde d'Orléans
Caracoler dos au mâle
Depuis des ans
Menaces au bout de l'épée
A ses pieds la nuit
Longuement je me receuille
Je préfère son socle à la pissotière
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Cette statue du duc d'Orléans fut inaugurée en 1866, Place du Gouvernement (aujourd'hui Place des Martyrs) à Alger et déboulonnée après l'indépendance.
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj qui es-tu ?
Cheikh Halim sans narguillé
Savant à court de rimes
Sur ma jeune baie
Place du cheval je promène
Une prostitué de la rue des zouaves
Je m'en irai quand ce bey
Mécréant sera déboulonné
Cheik Abdelhalim, personnage algérois des années 1930, beau vieillard, révoqué de son poste d'immam par les autorités françaises. Connu pour ses désinvoltures, son esprit caustique et son comportement fantaisiste à l'égard des conventions sociales les plus solidement établis.
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj ou es-tu ?
J'erre au fond des alcôves fraîches
Derrière les chapiteaux corinthiens
Du palais vert pour l'été
Le temps n'est plus
Ou le café raillait le thé
Ca sent partout la naphtaline
Il y a des képis en vitrine
Souvenir des enfumeurs
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
De la petite mosquée je peux te voir
Le pavillon ''Coup d'éventail''
Patiente un peu, autre histoire
C'est une église sans bail
Ou venait prier Massu
Les dimanches sans éléctrodes
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
Je mesure l'étendue de leur bêtise
Ils ont cloué Hamidou er-Rais
Haut sur un mur de La Pointe (en hommage à Ali La Poine?)
Ils ont estimé les Racim
A la hauteur du chameau
Ils méprisent Imrou el Quais.
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Hamidou er-Rais,
capitaine algérien célébre par ses exploits en mer, commandant de la
flotte algérienne, mort en 1815, au cours d'un combat inégal contre une
flotte américaine.
Imrou el Quais, célébre poète arabe de la période ante-islamique. en hommage à Ali La Poine?
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj qu'espères-tu ?
J'ai vu novembre allumer
Les yeux de Lalla Khedidja
Au brasier de Chélia
J'ai assisté au mariage
De Mohamed et de Fatma
Qui procréent au son
Des zorna crépusculaires
J'ai vu planter un décor
Vert et blanc sans étoiles argentés
J'ai vu le croissant et l'étoile centrale
Virer au rouge au feu de la forge
La nostalgie du passé
N'est pas une marche arrière
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
J'écoute le coeur
Des condamnés à mort
Mâa toulu' alfejr
Les sanglots des prisonnières
Aux matins de guillotine
J'écoute le choeur
Des cohortes féminines
Autour de serkadji
Ou êtes-vous heures affolées
Réservées au bain au cimetière
Aux visites amicales
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Baba Arroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
J'écoute le vent de la mer
Les chebecs et les polacs
Ont rejoins les amphpores
La clameur des dockers
Couvre le cri des taifa
Et c'est mieuux ainsi
taifa cri de guerre des janissaires mais, ici il a le sens de détermination.
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que vois-tu ?
Le ciel est noir de corbeaux
Les oreilles se vendent cher
Avec les penditifs de Benni-Yenni
Icherriden fut déchiré
Tagdempt est moins connu qu'Abbo
Dure est l'ouvrage qui dure
Vendengeurs videngeurs
Plus de métier sur l'ouvrage
Pleure l'oiseau dans sa cage
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
J'écoute les mitrailleuses
Et leur têtes chercheuses
Voici la meute de chiens gras
Lachée sur la ville hurlant
Ou est le refuge de l'Indépendance?
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
J'écoute le chant
''Min djibalina
-de nos montagnes
-s'élève la voix
-Des hommes libres
-Elles nous appelle
-Au combat pour l'Istiqlal!'
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Baba Aroudj si tu savais
Baba Aroudj que fais-tu ?
Je suis au terme du voyage
Parle, Lis à haute voix
Au nom de ton peuple
Baba Aroudj
Dis à Kheireddine l'amiral
Notre dette envers lui
Envers Abelkader et Mokrani
Les sentiers sont fraternels
Qui les ont vu passer
Dis notre dette
Dis à Kheireddine
Nous le soulagerons
Du poids des cellules cancéreuses
Nous arracherons l'épine
Plus enfoncée dans le coeur de la ville
Que l'ancien Penon
T'en souviens-tu?
Dis à Kheireddine
Nous donnons son nom, le tien
Ceux de Lias et d'Ishaq
Fils de Lesbos l'ancienne
A des unités navales
De l'Algérie libre
Baba Aroudj, père manchot
Baba Aroudj boukefoussa
Dors en paix, ne pleure pas !
Lias et Ishaq, frères de Aroudj et Kheireddine.
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Rédigé le 17/06/2008 à 22:06 dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
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Comment la Berbèrie est devenue le Maghreb arabe
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Les pays de l’Afrique du Nord sont aujourd’hui des États musulmans qui revendiquent, à juste titre, leur double appartenance à la communauté musulmane et au monde arabe. Or ces États, après bien des vicissitudes, ont pris la lointaine succession d’une Afrique qui, à la fin de l’Antiquité, appartenait aussi sûrement au monde chrétien et à la communauté latine. Ce changement culturel, qui peut passer pour radical, ne s’est cependant accompagné d’aucune modification ethnique importante : Ce sont bien les mêmes hommes, ces Berbères dont beaucoup se croyaient romains et dont la plupart se sentent aujourd’hui arabes.
Comment expliquer cette transformation, qui apparaît d’autant plus profonde qu’il subsiste, dans certains de ces États mais dans des proportions très différentes, des groupes qui, tout en étant parfaitement musulmans, ne se considèrent nullement arabes et revendiquent aujourd’hui leur culture berbère [1] ?
Il importe, en premier lieu, de distinguer l’Islam de l’arabisme. Certes, ces deux concepts, l’un religieux, l’autre ethno-sociologique, sont très voisins l’un de l’autre puisque l’Islam est né chez les Arabes et qu’il fut, au début, propagé par eux. Il existe cependant au Proche-Orient des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées chrétiennes, et on dénombre des dizaines de millions de musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs africains, Turcs, Iraniens, Afghans, Pakistanais, Indonésiens…). Tous les Berbères auraient pu, comme les Perses et les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, en conservant leur langue, leur organisation sociale, leur culture. Apparemment, cela leur aurait même été plus facile puisqu’ils étaient plus nombreux que certaines populations qui ont conservé leur identité au sein de la communauté musulmane et qu’ils étaient plus éloignés du foyer initial de l’Islam.
Comment expliquer, aussi, que les provinces romaines d’Afrique, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l’Empire romain et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu’aux portes de l’Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d’Iraq ?
Pour répondre à ces questions, l’historien doit remonter bien au-delà de l’événement que fut la conquête arabe du VIIe siècle. Cette conquête, si elle permit l’islamisation, ne fut pas, cependant, la cause déterminante de l’arabisation. Celle-ci, qui lui fut postérieure de plusieurs siècles et qui n’est pas encore achevée, a des raisons beaucoup plus profondes ; en fait, dès la fin de l’Empire romain, nous assistons à un scénario qui en est comme l’image prophétique.
La fin d’un monde
Rome avait dominé l’Afrique, mais les provinces qu’elle y avait établies : Africa (divisée en Byzacène et Zeugitane), Numidie d’où avait été retranchée la Tripolitaine, les Maurétanies Sitifienne, Césarienne et Tingitane, avaient été romanisées à des degrés divers. En fait, il y eut deux Afrique romaines : À l’est, la province d’Afrique et son prolongement militaire, la Numidie, étaient très peuplés, prospères et largement urbanisés ; à l’ouest, les Maurétanies étaient des provinces de second ordre, limitées aux seules terres cultivables du Tell, alors qu’en Numidie et surtout en Tripolitaine, Rome est présente jusqu’en plein désert. Après le 1er siècle, toutes les grandes révoltes berbères qui secouèrent l’Afrique romaine eurent pour siège les Maurétanies.
Néanmoins Rome avait réussi, pendant quatre siècles, à contrôler les petits nomades des steppes ; grâce au système complexe du limes, elle contrôlait et filtrait leurs déplacements vers le Tell et les régions mises en valeur. C’était une organisation du terrain en profondeur, comprenant des fossés, des murailles qui barraient les cols, des tours de guet, des fermes fortifiées et des garnisons établies dans des castella. R. Rebuffat, qui fouille un de ces camps à Ngem (Tripolitaine), a retrouvé les modestes archives de ce poste. Ces archives sont des ostraca, simples tessons sur lesquels étaient mentionnés, en quelques mots, les moindres événements : l’envoi en mission d’un légionnaire chez les Garamantes, ou le passage de quelques Garamantes conduisant quatre bourricots (Garamantes ducentes asinos IV…). Dès le IIe siècle, des produits romains, amphores, vases en verre, bijoux étaient importés par les Garamantes jusque dans leurs lointains ksour du Fezzan et des architectes romains construisaient des mausolées pour les familles princières de Garama (Djerma). Légionnaires et auxiliaires patrouillaient le long de pistes jalonnées de citernes et de postes militaires autour desquels s’organisaient de petits centres agricoles.
Trois siècles plus tard, la domination romaine s’effondre ; ce désert paisible s’est transformé en une bouche de l’enfer, d’où se ruent, vers les anciennes provinces, de farouches guerriers, les Levathae, les mêmes que les auteurs arabes appelleront plus tard Louata, qui appartiennent au groupe botr. Ces nomades chameliers, venus de l’est, pénètrent dans les terres méridionales de la Byzacène et de Numidie qui avaient été mises en valeur au prix d’un rude effort soutenu pendant des siècles et font reculer puis disparaître l’agriculture permanente, en particulier ces olivettes dont les huileries ruinées parsèment aujourd’hui une steppe désolée [2].
Cette irruption de la vie nomade dans l’Afrique « utile » devait avoir des conséquences incalculables. Modifiant durablement les genres de vie, elle prépare et annonce l’arabisation.
Le second événement historique qui bouleversa la structure sociologique du monde africain fut la conquête arabe.
Cette conquête fut facilitée par la faiblesse des Byzantins qui avaient détruit le royaume vandale et reconquis une partie de l’Afrique (533). Mais l’Afrique byzantine n’est plus l’Afrique romaine. Depuis deux siècles, ce malheureux pays était la proie de l’anarchie ; tous les ferments de désorganisation et de destruction économique s’étaient rassemblés. Depuis le débarquement des Vandales (429), la plus grande partie des anciennes provinces échappait à l’administration des États héritiers de Rome. Le royaume vandale, en Afrique, ne s’étendait qu’à la Tunisie actuelle et à une faible partie de l’Algérie orientale limitée au sud par l’Aurès et à l’est par le méridien de Constantine.
Dès la fin du règne de Thrasamond, vers 520, les nomades chameliers du groupe zénète pénètrent en Byzacène sous la conduite de Cabaon [3]. À partir de cette date, Vandales puis Byzantins doivent lutter sans cesse contre leurs incursions.
Le poème épique du dernier écrivain latin d’Afrique, la Johannide de Corippus, raconte les combats que le commandant des forces byzantines, Jean Troglita, dut conduire contre ces terribles adversaires alliés aux Maures de l’intérieur. Ces Berbères Laguantan ( = Levathae = Louata) sont restés païens. Ils adorent un dieu représenté par un taureau nommé Gurzil et un dieu guerrier, Sinifere [4]. Leurs chameaux, qui effrayent les chevaux de la cavalerie byzantine, sont disposés en cercle et protègent ainsi femmes et enfants qui suivent les nomades dans leurs déplacements.
Du reste de l’Afrique, celle que C. Courtois avait appelée l’Afrique oubliée, et qui correspond, en gros, aux anciennes Maurétanies, nous ne connaissons, pour cette période de deux siècles, que des noms de chefs, de rares monuments funéraires (Djedars près de Saïda, Gour près de Meknès) et les célèbres inscriptions de Masties, à Arris (Aurès), qui s’était proclamé empereur, et de Masuna, « roi des tribus maures et des Romains » à Altava (Oranie). On devine, à travers les bribes transmises par les historiens comme Procope et par le contenu même de ces inscriptions, que l’insécurité n’était pas moindre dans ces régions « libérées » [5].
Les querelles théologiques sont un autre ferment de désordre, elles ne furent pas moins fortes chez les Chrétiens d’Afrique que chez ceux d’Orient. L’Église, qui avait eu tant de mal à lutter contre le schisme donatiste, est affaiblie, dans le royaume vandale, par les persécutions, car l’arianisme est devenu religion d’État. L’orthodoxie triomphe certes à nouveau dès le règne d’Hildéric. Les listes épiscopales du Concile de 525 révèlent combien l’Église africaine avait souffert pendant le siècle qui suivit la mort de Saint Augustin. Non seulement de nombreux évêchés semblent avoir déjà disparu, mais surtout le particularisme provincial et le repliement accompagnent la rupture de l’État romain.
La reconquête byzantine fut, en ce domaine, encore plus désastreuse [6]. Elle réintroduisit en Afrique de nouvelles querelles sur la nature du Christ : le Monophysisme et la querelle des Trois Chapitres, sous Justinien, ouvrent la période byzantine en Afrique ; la tentative de conciliation proposée par Héraclius, le Monothélisme, à son tour condamné comme une nouvelle hérésie, clôt cette même période. Alors même que la conquête arabe est commencée, une nouvelle querelle, née de l’initiative de l’empereur Constant II, celle du Type, déchire encore l’Afrique chrétienne (648).
En même temps s’accroît la complexité sociologique, voire ethnique, du pays. Aux romano-africains des villes et des campagnes, parfois très méridionales (comme la société paysanne que font connaître les « Tablettes Albertini », archives notariales sur bois de cèdre, trouvées à une centaine de kilomètres au Sud de Tébessa) [7] et aux Maures non romanisés issus des gentes paléoberbères, se sont ajoutés les nomades « zénètes », les Laguantan et leurs émules, les débris du peuple vandale, le corps expéditionnaire et les administrateurs byzantins qui sont des Orientaux. Cette société devient de plus en plus cloisonnée dans un pays où s’estompe la notion même de l’État.
C’est dans un pays désorganisé, appauvri et déchiré qu’apparaissent, au milieu du VIIe siècle, les conquérants arabes.
La conquête arabe
La conquête arabe, on le sait, ne fut pas une tentative de colonisation, c’est-à-dire une entreprise de peuplement. Elle se présente comme une suite d’opérations exclusivement militaires, dans lesquelles le goût du lucre se mêlait facilement à l’esprit missionnaire. Contrairement à une image très répandue dans les manuels scolaires, cette conquête ne fut pas le résultat d’une chevauchée héroïque, balayant toute opposition d’un simple revers de sabre.
Le Prophète meurt en 632 ; dix ans plus tard les armées du Calife occupaient l’Égypte et la Cyrénaïque (l’Antâbulus, corruption de Pentapolis). En 643, elles pénètrent en Tripolitaine, ayant Amrû ben al-Aç à leur tête. Sous les ordres d’Ibn Sâ’d, gouverneur d’Égypte, un raid est dirigé sur les confins de l’Ifriqîya (déformation arabe du nom de l’ancienne Africa), alors en proie à des convulsions entre Byzantins et Berbères révoltés et entre Byzantins eux-mêmes. Cette opération révéla à la fois la richesse du pays et ses faiblesses. Elle alluma d’ardentes convoitises. L’historien En-Noweiri décrit avec quelle facilité fut levée une petite armée, composée de contingents fournis par la plupart des tribus arabes, qui partit de Médine en octobre 647. Cette troupe ne devait pas dépasser 5 000 hommes, mais en Égypte, Ibn Sâ’d, qui en prit le commandement, lui adjoignit un corps levé sur place qui porta à 20 000 le nombre de combattants musulmans. Le choc décisif contre les « Roms » (Byzantins) commandés par le patrice Grégoire eut lieu près de Suffetula (Sbeitla), en Tunisie. Grégoire fut tué. Mais, ayant pillé le plat pays et obtenu un tribut considérable des cités de Byzacène, les Arabes se retirèrent satisfaits en 648. L’opération n’avait pas eu d’autre but. Elle aurait duré quatorze mois.
La conquête véritable ne fut entreprise que sous le calife Moawia, qui confia le commandement d’une nouvelle armée à Moawia ibn Hodeidj en 666. Trois ans plus tard semble-t-il [8], Oqba ben Nafê fonde la place de Kairouan, première ville musulmane au Maghreb. D’après les récits, transmis avec de nombreuses variantes par les auteurs arabes, Oqba multiplia, au cours de son second gouvernement, les raids vers l’Ouest, s’empara de villes importantes, comme Lambèse qui avait été le siège de la IIIe Légion et la capitale de la Numidie romaine. Il se dirigea ensuite vers Tahert, près de la moderne Tiaret, puis atteignit Tanger, où un certain Yuliân (Julianus) lui décrivit les Berbères du Sous (Sud marocain) sous un jour fort peu sympathique : « C’est, disait-il, un peuple sans religion, ils mangent des cadavres, boivent le sang de leurs bestiaux, vivent comme des animaux car ils ne croient pas en Dieu et ne le connaissent même pas ». Oqba en fit un massacre prodigieux et s’empara de leurs femmes qui étaient d’une beauté sans égale. Puis Oqba pénétra à cheval dans l’Atlantique, prenant Dieu à témoin « qu’il n’y avait plus d’ennemis de la religion à combattre ni d’infidèles à tuer »[9].
Ce récit, en grande partie légendaire, doublé par d’autres qui font aller Oqba jusqu’au fin fond du Fezzan avant de combattre dans l’extrême Occident, fait bon marché de la résistance rencontrée par ces expéditions. Celle d’Oqba finit même par un désastre qui compromit pendant cinq ans la domination arabe en Ifriqîya. Le chef berbère Koceila, un Aouréba donc un Brânis, déjà converti à l’Islam, donna le signal de la révolte. La troupe d’Oqba fut écrasée sur le chemin du retour, au Sud de l’Aurès [10], et lui-même fut tué à Tehuda, près de la ville qui porte son nom et renferme son tombeau, Sidi Oqba. Koceila marcha sur Kairouan et s’empara de la cité. Ce qui restait de l’armée musulmane se retira jusqu’en Cyrénaïque. Campagnes et expéditions se succèdent presque annuellement. Koceila meurt en 686, Carthage n’est prise par les Musulmans qu’en 693 et Tunis fondée en 698. Pendant quelques années, la résistance fut conduite par une femme, une Djeraoua, une des tribus zénètes maîtresses de l’Aurès. Cette femme, qui se nommait Dihya, est plus connue sous le sobriquet que lui donnèrent les Arabes : la Kahina (la « devineresse »). Sa mort, vers 700 [11], peut être considérée comme la fin de la résistance armée des Berbères contre les Arabes. De fait, lorsqu’en 711 Tarîq traverse le détroit auquel il a laissé son nom (Djebel el Tarîq : Gibraltar) pour conquérir l’Espagne, son armée est essentiellement composée de contingents berbères, de Maures.
En bref, les conquérants arabes, peu nombreux mais vaillants, ne trouvèrent pas en face d’eux un État prêt à résister à une invasion, mais des opposants successifs : le patrice byzantin, puis les chefs berbères [12], principautés après royaumes, tribus après confédérations. Quant à la population romano-africaine, les Afariq, enfermée dans les murs de ses villes, bien que fort nombreuse, elle n’a ni la possibilité ni la volonté de résister longtemps à ces nouveaux maîtres envoyés par Dieu. La capitation imposée par les Arabes, le Kharadj, n’était guère plus lourde que les exigences du fisc byzantin, et, au début du moins, sa perception apparaissait plus comme une contribution exceptionnelle aux malheurs de la guerre que comme une imposition permanente. Quant aux pillages et aux prises de butin des cavaliers d’Allah, ils n’étaient ni plus ni moins insupportables que ceux pratiqués par les Maures depuis deux siècles. L’Afrique fut donc conquise, mais comment fut-elle islamisée puis arabisée ?
Les voies de la conversion
Nous avons dit qu’il fallait distinguer l’islamisation de l’arabisation. De fait, la première se fit à un rythme bien plus rapide que la seconde. La Berbérie devient musulmane en moins de deux siècles (VIIe-VIIIe siècles), alors qu’elle n’est pas encore aujourd’hui entièrement arabisée, treize siècles après la première conquête arabe.
L’islamisation et la toute première arabisation furent d’abord citadines [13]. La religion des conquérants s’implanta dans les villes anciennes que visitaient des missionnaires guerriers puis des docteurs voyageurs, rompus aux discussions théologiques. La création de villes nouvelles, véritables centres religieux comme Kairouan, première fondation musulmane (670), et Fez, création d’Idriss II (809), contribua à implanter solidement l’Islam aux deux extrémités du pays.
La conversion des Berbères des campagnes, sanhadja ou zénètes, se fit plus mystérieusement. Ils étaient certes préparés au monothéisme absolu de l’Islam par le développement récent du christianisme mais aussi par un certain prosélytisme judaïque dans les tribus nomades du Sud.
De plus, comme aux chrétiens orientaux, l’Islam devait paraître aux Africains plus comme une hérésie chrétienne (il y en avait tant !) que comme une nouvelle religion ; cette indifférence relative expliquerait les fréquentes « apostasies » certainement liées aux fluctuations politiques [14].
Quoi qu’il en soit, la conversion des chefs de fédérations, souvent plus pour des raisons politiques que par conviction, répandit l’Islam dans le peuple. Les contingents berbères, conduits par ces chefs dans de fructueuses conquêtes faites au nom de l’Islam, furent amenés tout naturellement à la conversion.
La pratique des otages pris parmi les fils de princes ou de chefs de tribus peut avoir également contribué au progrès de l’Islam. Ces enfants islamisés et arabisés, de retour chez leurs contribules, devenaient des modèles car ils étaient auréolés du prestige que donne une culture supérieure.
Très efficaces bien que dangereux pour l’orthodoxie musulmane avaient été, dans les premiers siècles de l’Islam, les missionnaires kharédjites venus d’Orient qui, tout en répandant l’Islam dans les tribus surtout zénètes, « séparèrent » une partie des Berbères des autres musulmans. Si le schisme kharédjite ensanglanta le Maghreb à plusieurs reprises, il eut le mérite de conserver à toutes les époques, la nôtre comprise, une force religieuse minoritaire mais exemplaire par la rigueur de sa foi et l’austérité de ses mœurs.
Autres missionnaires et grands voyageurs : les « daï » chargés de répandre la doctrine chiite. Il faut dire qu’en ces époques qui, en Europe comme en Afrique, nous paraissent condamnées à une vie concentrationnaire en raison de l’insécurité, les clercs voyagent beaucoup et fort loin. Ils s’instruisent auprès des plus célèbres docteurs, se mettant délibérément à leur service, jusqu’au jour où ils prennent conscience de leur savoir, de leur autorité, et deviennent maîtres à leur tour, élaborant parfois une nouvelle doctrine. Ce fut, entre autres, l’histoire d’Ibn Toumert, fondateur du mouvement almohade (1120) qui donna naissance à un empire.
Pour gagner le cœur des populations, dans les villes et surtout les campagnes, les missionnaires musulmans eurent recours surtout à l’exemple. Il fallait montrer à ces Maghrébins, dont la religiosité fut toujours très profonde, ce qu’était la vraie communauté des Défenseurs de la Foi.
Le ribât en fut l’exemple achevé [15]. Ce fut à la fois un couvent et une garnison, base d’opération contre les infidèles ou les hérétiques. Le ribât peut être implanté n’importe où, sur le littoral ou à l’intérieur des terres, comme le Ribât Taza, partout où la défense de la Foi l’exige. Les moines-soldats qui occupent ces châteaux s’entraînent au combat et s’instruisent aux sources de l’orthodoxie la plus rigoureuse. L’âge d’or des ribâts fut le IXe siècle, en Ifriqîya, où les fondations pieuses des émirs aghlabites se multiplient de Tripoli à Bizerte, particulièrement sur les côtes dé l’ancienne Byzacène. Le ribât de Monastir, le plus célèbre (il suffisait d’avoir tenu garnison pendant trois jours pour gagner le paradis !), fut construit en 796, celui de Sousse en 821. À l’autre extrémité du Maghreb, sur la côte atlantique, une autre concentration de ribâts assure la défense de l’Islam sur le plan militaire et sur celui de l’orthodoxie, aussi bien contre les pillards normands que contre les hérétiques Bargwarta. L’un d’eux, de fondation assez tardive par l’almohade Yaqoub el-Mansour, devait devenir la capitale du royaume chérifien en conservant le nom de Rabat. Arcila, au nord, Safi, Qoûz et surtout Massât, au sud, complètent la défense littorale du Maghreb el-Aqsa.
Ces morabitoûn sont aussi des « ibad », hommes de prière ; les gens des ribâts savent, le cas échéant, devenir des réformateurs zélés et efficaces. Ceux qui parmi les Lemtouna et les Guezoula, tribus sanhadja du Sahara occidental, avaient sous la férule d’Ibn Yasin fondé un ribât dans une île du Sénégal, furent, au début du XIe siècle, à l’origine de l’empire almoravide dont le nom est une déformation hispanique de morabitoûn.
Dans les zones non menacées, le ribât perdit son caractère militaire pour devenir le siège de religieux très respectés. Des confréries, qu’il serait exagéré d’assimiler aux ordres religieux chrétiens, s’organisèrent, aux époques récentes, en prenant appui sur des centres d’études religieuses, les zaouïas, qui sont les héritiers des anciens ribâts. Ce mouvement, souvent mêlé de mysticisme populaire, est lié au maraboutisme, autre mot dérivé du ribât. Le maraboutisme contribua grandement à achever l’islamisation des campagnes, au prix de quelques concessions secondaires à des pratiques antéislamiques qui n’entament pas la foi du croyant.
Il fut cependant des parties de la Berbérie où l’Islam ne pénétra que tardivement, non pas dans les groupes compacts des sédentaires montagnards qui, au contraire, jouèrent très vite un rôle important dans l’Islam maghrébin, comme les Ketama de Petite Kabylie ou les Masmouda de l’Atlas marocain, mais chez les grands nomades du lointain Hoggar et du Sahara méridional. Il semble qu’il y eut, chez les Touareg, si on en croit leur tradition, une islamisation très précoce, œuvre des Sohâba (Compagnons du Prophète) ; mais cette islamisation, si elle n’est pas légendaire, n’eut guère de conséquence, et l’idolâtrie subsista jusqu’à ce que des missionnaires réintroduisent l’Islam au Hoggar, sans grand succès semble-t-il. En fait la véritable islamisation ne semble guère antérieure au XVe siècle.
Il est même un pays berbérophone qui ne fut jamais islamisé : Les îles Canaries, dont les habitants primitifs, les Guanches [16], étaient restés païens au moment de la conquête normande et espagnole, aux XIVe et XVe siècles.
L’islamisation des Berbères ne fit pas disparaître immédiatement toute trace de christianisme en Afrique. Les géographes et chroniqueurs arabes sont particulièrement discrets sur le maintien d’églises africaines quelques siècles après la conquête et la conversion massive (?) des Berbères ; ce n’est que récemment que les historiens se sont vraiment intéressés à cette question.
Les royaumes romano-africains qui s’étaient constitués pendant les époques vandale et byzantine étaient en majorité chrétiens. L’empereur Masties proclame son christianisme[17], le roi des Ucutamani, qui sont les Kotama des écrivains arabes, se dit « servus Dei » [18], les souverains qui se faisaient construire les imposants Djedar, monuments funéraires de la région de Frenda [19], étaient aussi chrétiens, comme vraisemblablement Masuna, « roi des Maures et des Romains » en Maurétanie vers 508 et Mastinas, autre prince maure qui frappa peut-être monnaie vers 535 [20]. En fait, seuls des chefs nomades, comme Terna adorateur du taureau Gurzil [21], sont encore païens. Tout semble indiquer qu’une part importante des populations paléoberbères dans les anciennes provinces de l’empire romain est évangélisée au VIe siècle. Les villes ont laissé les témoignages les plus nombreux, on ne saurait s’en étonner : basiliques vastes et nombreuses, nécropoles, inscriptions funéraires, en particulier la remarquable série de la lointaine Volubilis qui couvre la première moitié du VIIe siècle (595-655), celle d’Altava à peine plus ancienne (Ve siècle), celles encore de Pomaria ou d’Albulae, villes qui faisaient aussi partie du royaume de Masuna. On ne doit pas en tirer la conclusion que seule la population citadine était devenue chrétienne : de très modestes bourgades de Numidie, qui n’étaient en fait que de gros villages, possèdent leurs basiliques ; des textes précieux le montrent, tel que celui de Jean de Biclar[22] qui annonce la conversion, vers 570, de « gentes » qui, comme les Maccuritae, étaient restées païennes [23]. Faut-il s’étonner de ce qu’El-Bekri affirme qu’à l’époque byzantine les Berbères professaient le christianisme ? Le maintien de communautés chrétiennes en pleine période musulmane, plusieurs siècles après la conquête, ne fait plus, aujourd’hui, aucun doute. Aux découvertes épigraphiques, telles les fameuses inscriptions funéraires de Kairouan, datées du XIe siècle [24], et celles des sépultures chrétiennes d’Aïn Zara et d’En Ngila en Tripolitaine[25], s’ajoute le commentaire de textes jusqu’alors quelque peu négligés. T. Lewiki a montré qu’il existait une forte communauté chrétienne parmi les Ibadites, d’abord dans le royaume rostémide de Tahert, ensuite à Ouargla[26]. Nous connaissons un évêché de Qastiliya dans le sud tunisien, tandis que la chancellerie pontificale conserve la correspondance du pape Grégoire VII avec les évêques africains au Xe siècle [27]. H. R. Idriss reconnaît le maintien de la célébration de fêtes chrétiennes en Ifriqîya à l’époque ziride [28], et Ch. E. Dufourcq, reprenant le texte d’El Bekri, rappelle l’existence d’une population chrétienne et d’une église à Tlemcen au Xe siècle et propose même de retrouver la mention de pèlerinages chrétiens auprès des « ribâts » dans la ville ruinée de Cherchel-Caesarea [29]. Fort justement le même auteur met en rapport la survivance du latin d’Afrique (al-Lâtini al-afarîq) avec le maintien du christianisme [30].
Ce n’est qu’au XIIe siècle que semblent disparaître les dernières communautés chrétiennes ; encore cette extinction paraît plus le fait d’une persécution que d’une disparition naturelle. Les califes almohades furent particulièrement intolérants. Après la prise de Tunis, Abd el-Moumen, en 1159, donne à choisir aux juifs et aux chrétiens entre se convertir à l’islam ou périr par le glaive. À la fin du siècle, son petit-fils, Abou Yousouf Yakoub el-Mansour se vantait de ce qu’aucune église chrétienne ne subsistait dans ses états [31].
Les mécanismes de l’arabisation
L’arabisation suivit d’autres voies, bien qu’elle fût préparée par l’obligation de prononcer en arabe les quelques phrases essentielles d’adhésion à l’islam. Pendant la première période (VIIe-XIe siècles), l’arabisation linguistique et culturelle fut d’abord essentiellement citadine. Plusieurs villes maghrébines de fondation ancienne, Kairouan, Tunis, Tlemcen, Fès, ont conservé une langue assez classique, souvenir de cette première arabisation. Cet arabe citadin, en se chargeant de constructions diverses empruntées aux Berbères, s’est maintenu aussi, d’après W. Marçais, chez de vieux sédentaires ruraux comme les habitants du Sahel tunisien ou de la région maritime du Constantinois, ou encore les Traras et les Jebala du Rif oriental ; or, ces régions maritimes sont les débouchés de vieilles capitales régionales arabisées de longue date. Cette situation linguistique semble reproduire celle de la première arabisation [32]. Ailleurs, cette forme ancienne, dont on ignore quelle fut l’extension, fut submergée par une langue plus populaire, l’arabe bédouin, qui présente une certaine unité du Sud tunisien au Rio de Oro remontant largement vers le nord dans les plaines de l’Algérie centrale, d’Oranie et du Maroc. Cet arabe bédouin fut introduit au XIe siècle par les tribus hilaliennes car ce sont elles, en effet, qui ont véritablement arabisé une grande partie des Berbères.
Pour comprendre l’arrivée inattendue de ces tribus arabes bédouines, il nous faut remonter au Xe siècle, au moment où se déroulait, au Maghreb central d’abord, puis en Ifriqîya, une aventure prodigieuse et bien connue, celle de l’accession au califat des Fatimides. Alors que les Berbères zénètes étendaient progressivement leur domination sur les Hautes-Plaines, les Berbères autochtones, les Sanhadja, conservaient les territoires montagneux de l’Algérie centrale et orientale. L’une de ces tribus qui, depuis l’époque romaine, occupait la Petite Kabylie, les Ketama[33], avait accueilli un missionnaire chiite, Abou Abd Allah, qui annonçait la venue de l’Imam « dirigé » ou Mahdi, descendant d’Ali et de Fatima. Abou Abd Allah s’établit d’abord à Tafrout, dans la région de Mila ; il organise une milice qui groupe ses premiers partisans, puis transforme Ikdjan, à l’est des Babors, en place forte. Se révélant un remarquable stratège et meneur d’hommes, il s’empare tour à tour de Sétif, Béja, Constantine. En mars 909, les Chiites sont maîtres de Kairouan et proclament Imam le Fatimide Obaïd Allah, encore prisonnier à l’autre bout du Maghreb central, dans la lointaine Sidjilmassa. Une expédition ketama, toujours conduite par l’infatigable Abou Abd Allah, le ramena triomphant à Kairouan, en décembre 909, non sans avoir, au passage, détruit les principautés kharedjites. La dynastie issue d’Obaïd Allah, celle des Fatimides, réussit donc un moment à contrôler la plus grande partie de l’Afrique du Nord, mais de terribles révoltes secouent le pays. La plus grave fut celle des Kharedjites, menée par Mahlad ben Kaydâd dit Abou Yazid, « l’homme à l’âne ». Mais la dynastie fut une nouvelle fois sauvée par l’intervention des Sanhadja du Maghreb central, sous la conduite de Ziri. Aussi, lorsque les Fatimides, après avoir conquis l’Égypte avec l’aide des Sanhadja, établissent leur capitale au Caire (973), ils laissent le gouvernement du Maghreb à leur lieutenant Bologgin, fils de Ziri. De cette décision, qui paraissait sage et qui laissait la direction du pays à une dynastie berbère, devait naître la pire catastrophe que connut le Maghreb.
En trois générations, les Zirides relâchent leurs liens de vassalité à l’égard du calife fatimide. En 1045, El-Moezz rejeta le chiisme qui n’avait pas été accepté par la majorité de ses sujets et proclame la suprématie du calife abbasside de Bagdad. Pour punir cette sécession, le Fatimide « donna » le Maghreb aux tribus arabes trop turbulentes qui avaient émigré de Syrie et d’Arabie nomadisant dans le Sais, en Haute Égypte. Certaines de ces tribus se rattachaient à un ancêtre commun, Hilal, d’où le nom d’invasion hilalienne donnée à cette nouvelle immigration orientale en Afrique du Nord. Les Béni Hilal, bientôt suivis des Béni Soleim, pénètrent en Ifriqîya en 1051. À vrai dire, l’énumération de ces tribus et fractions est assez longue mais relativement bien connue, grâce au récit d’Ibn Khaldoun et à une littérature populaire appuyée sur une tradition orale encore bien vivante, véritable chanson de geste connue sous le nom de Taghribât Bani Hilal (la marche vers l’ouest des Béni Hilal). Il y avait deux groupes principaux, le premier formé des tribus Zoghba, Athbej, Ryâh, Djochem, Rebia et Adi se rattachait à Hilal, le second groupe constituait les Béni Soleïm. À ce flot d’envahisseurs succéda, quelques décennies plus tard, un groupe d’Arabes yéménites, les Ma’qil, qui suivirent leur voie propre, plus méridionale et atteignirent le Sud marocain et le Sahara occidental. Des groupes juifs nomades semblent bien avoir accompagné ces bédouins et contribuèrent à renforcer les communautés judaïques du Maghreb [34], dont l’essentiel était d’origine zénète.
On aurait tort d’imaginer l’arrivée de ces tribus comme une armée en marche occupant méticuleusement le terrain et combattant dans une guerre sans merci les Zirides, puis leurs cousins, les Hammadites, qui avaient organisé un royaume distinct en Algérie. Il serait faux également de croire qu’il y eut entre Arabes envahisseurs et Berbères une confrontation totale, de type racial ou national. Les tribus qui pénètrent au Maghreb occupent le pays ouvert, regroupent leurs forces pour s’emparer des villes qu’elles pillent systématiquement, puis se dispersent à nouveau, portant plus loin pillage et désolation.
Les princes berbères, Zirides, Hammadites, plus tard Almohades, et Mérinides, n’hésitent pas à utiliser la force militaire, toujours disponible, que constituent ces nomades qui, de proche en proche, pénètrent ainsi plus avant dans les campagnes maghrébines.
Dès l’arrivée des Arabes bédouins, les souverains berbères songent à utiliser cette force nouvelle dans leurs luttes intestines. Ainsi, loin de s’inquiéter de la pénétration des Hilaliens, le sultan ziride recherche leur alliance pour combattre ses cousins hammadides et donne une de ses filles en mariage au cheikh des Ryâh, ce qui n’empêche pas ces mêmes Arabes de battre par deux fois, en 1050 à Haïdra et en 1052 à Kairouan, les armées zirides et d’envahir l’Ifriqîya, bientôt entièrement soumise à l’anarchie. Des chefs arabes en profitent pour se tailler de minuscules royaumes aussi éphémères que restreints territorialement ; tels sont les émirats de Gabès et de Carthage, dès la fin du XIe siècle. Parallèlement, les Hammadides obtiennent le concours des Athbej qui combattent leur cousin Ryâh, comme eux-mêmes luttent contre leurs cousins zirides.
En 1152, un siècle après l’arrivée des premiers contingents bédouins, les Béni Hilal se regroupent pour faire face à la puissance grandissante des Almohades, maîtres du Maghreb el-Aqsa et de la plus grande partie du Maghreb central, mais il est trop tard et ils sont écrasés à la bataille de Sétif. Paradoxalement, cette défaite n’entrave pas leur expansion, elle en modifie seulement le processus. Les Almohades, successeurs d’Abd el-Moumen, n’hésitent pas à utiliser leurs contingents et, fait plus grave de conséquences, ils ordonnent la déportation de nombreuses fractions Ryâh, Athbej et Djochem dans diverses provinces du Maghreb el-Aqsa, dans le Haouz et les plaines atlantiques qui sont ainsi arabisés.
Tandis que s’écroule l’empire almohade, les Hafsides acquièrent leur indépendance en Ifriqîya et s’assurent le concours des Kooûb, l’une des principales fractions des Soleïm. Au même moment, le zénète Yaghmorasen fonde le royaume abd-el-wadide de Tlemcen avec l’appui des Arabes Zorba. D’autres Berbères zénètes, les Béni Merin, chassent les derniers Almohades de Fez (1248). La nouvelle dynastie s’appuya sur des familles arabes déportées au Maroc par les Almohades. Pendant plus d’un siècle, le maghzen mérinide fut ainsi recruté chez les Khlot.
Partout ces contingents arabes, introduits parfois contre leur volonté dans des régions nouvelles ou établis à la tête de populations agricoles dont le genre de vie ne résiste pas longtemps à leurs déprédations, provoquent inexorablement le déclin des campagnes. Mais bien qu’ils aient pillé Kairouan, Mendia, Tunis et les principales villes d’Ifriqîya, bien que Ibn Khaldoun les ait dépeints comme une armée de sauterelles détruisant tout sur son passage, Béni Hilal, Béni Soleïm et plus tard Béni Ma’qil furent bien plus dangereux par les ferments d’anarchie qu’ils introduisirent au Maghreb que par leurs propres déprédations.
C’est une étrange et à vrai dire assez merveilleuse histoire que la transformation ethno-sociologique d’une population de plusieurs millions de Berbères par quelques dizaines de milliers de Bédouins. On ne saurait, en effet, exagérer l’importance numérique des Béni Hilal ; quel que soit le nombre de ceux qui se croient leurs descendants, ils étaient, au moment de leur apparition en Ifriqîya et au Maghreb, tout au plus quelques dizaines de milliers. Les apports successifs des Béni Soleïm, puis des Ma’qil qui s’établirent dans le Sud du Maroc, ne portèrent pas à plus de cent mille les individus de sang arabe qui pénétrèrent en Afrique du Nord au XIe siècle. Les Vandales, lorsqu’ils franchirent le détroit de Gibraltar pour débarquer sur les côtes d’Afrique, en mai 429, étaient au nombre de 80 000, (peut-être le double si les chiffres donnés par Victor de Vita ne concernent que les hommes et les enfants de sexe mâle). C’est dire que l’importance numérique des deux invasions est sensiblement équivalente. Or que reste-t-il de l’emprise vandale en Afrique deux siècles plus tard ? Rien. La conquête byzantine a gommé purement et simplement la présence vandale, dont on rechercherait en vain les descendants ou ceux qui prétendraient en descendre. Considérons maintenant les conséquences de l’arrivée des Arabes hilaliens du XIe siècle : la Berbérie s’est en grande partie arabisée et les États du Maghreb se considèrent comme des États arabes.
Ce n’est, bien entendu, ni la fécondité des Béni Hilal, ni l’extermination des Berbères dans les plaines qui expliquent cette profonde arabisation culturelle et linguistique.
Les tribus bédouines ont, en premier lieu, porté un nouveau coup à la vie sédentaire par leurs déprédations et les menaces qu’elles font planer sur les campagnes ouvertes. Elles renforcent ainsi l’action dissolvante des nomades « néo-berbères » zénètes qui avaient, dès le VIe siècle, pénétré en Africa et en Numidie. Précurseurs des Hilaliens, ces nomades zénètes furent facilement assimilés par les nouveaux venus. Ainsi les contingents nomades arabes, qui parlaient la langue sacrée et en tiraient un grand prestige, loin d’être absorbés culturellement par la masse berbère nomade, l’attirèrent à eux et l’adoptèrent.
L’identité des genres de vie facilita la fusion. Il était tentant pour les nomades berbères de se dire aussi arabes et d’y gagner la considération et le statut de conquérant, voir de chérif, c’est-à-dire descendant du Prophète. L’assimilation était encore facilitée par une fiction juridique : lorsqu’un groupe devient le client d’une famille arabe, il a le droit de prendre le nom de son patron comme s’il s’agissait d’une sorte d’adoption collective. L’existence de pratiques analogues, chez les Berbères eux-mêmes, facilitait encore le processus. L’épisode bien connu de la Kahéna adoptant comme troisième fils son prisonnier arabe Khaled est un bon exemple de ce procédé [35].
La compénétration des groupes berbères et arabes nomades ou semi-nomades fut telle que le phénomène inverse, celui de la berbérisation de fractions arabes ou se disant arabes, a pu être parfois noté. Nous citerons à titre d’exemple, qui est loin d’être isolé, le cas de la tribu arabe des Béni Mhamed inféodée à l’un des « khoms » (celui des Ounebgi) de la puissante confédération des Aït Atta [36].
L’arabisation gagna donc en premier lieu les tribus berbères nomades et particulièrement les Zénètes. Elle fut si complète qu’il ne subsiste plus, aujourd’hui, de dialectes zénètes nomades ; ceux qui ont encore une certaine vitalité sont parlés par des Zénètes fixés soit dans les montagnes (Ouarsenis), soit dans les oasis du Sahara septentrional (Mzab).
Avant le XVe siècle, les puissants groupes berbères nomades Hawara de Tunisie centrale et septentrionale sont déjà complètement arabisés et se sont assimilés aux Soleïm ; comme le note W. Marçais, dès cette époque la Tunisie a acquis ses caractères ethniques et linguistiques actuels ; c’est le pays le plus arabisé du Maghreb [37]. Au Maghreb central, les Berbères du groupe Sanhadja, longtemps dominants, sont de plus en plus supplantés par les tribus zénètes arabisées ou en voie d’arabisation qui, entre autres, fondent le royaume abd-el-wadite de Tlemcen, tandis que d’autres Zénètes, les Béni Merin, évincent les derniers Almohades du Maroc.
Un autre facteur d’arabisation qui fut moins souvent retenu par les historiens du Maghreb est l’extinction des tribus qui, ayant joué un rôle important, ont vu fondre leurs effectifs au cours des combats incessants ou d’expéditions lointaines. J’avais attiré l’attention, voilà quelques années, sur le cas des Ketama de Petite Kabylie ; solidement implantés dans leur région montagneuse, ils contribuèrent, nous l’avons vu, à fonder l’empire fatimide, firent des expéditions dans toutes les directions : Ifriqîya, Sidjilmassa, Maghreb el-Aqsa, puis Sicile et Égypte, le tout entrecoupé par une coûteuse rébellion contre le calife qu’ils avaient établi. Dispersés dans les garnisons, décimés par les guerres, les Ketama disparaissent comme dans une trappe ; aujourd’hui leur pays, depuis le massif des Babors jusqu’à la frontière tunisienne, est profondément arabisé [38].
À la concordance des genres de vie entre groupes nomades, puissant facteur d’arabisation, s’ajoute, nous l’avons vu, le jeu politique des souverains berbères qui n’hésitent pas à utiliser la mobilité et la force militaire des nouveaux venus contre leurs frères de race. Par la double pression des migrations pastorales et des actions guerrières accompagnées de pillages, d’incendies ou de simples chapardages, la marée nomade qui, désormais, s’identifie, dans la plus grande partie du Maghreb, avec l’arabisme bédouin, s’étend sans cesse, gangrène les États, efface la vie sédentaire des plaines. Les régions berbérophones se réduisent pour l’essentiel à des îlots montagneux.
Le paradoxe maghrébin
Mais ce schéma est trop tranché pour être exact dans le détail. On ne peut faire subir une telle dichotomie à la réalité humaine du Maghreb. Les Nomades ne sont pas tous arabisés : il subsiste de vastes régions parcourues par des nomades berbérophones. Tout le Sahara central et méridional, dans trois États (Algérie, Mali, Niger), est contrôlé par eux. Dans le Sud marocain, l’importante confédération des Aït Atta, centrée sur le Jbel Sarho, maintient un semi-nomadisme berbère entre les groupes arabes du Tafïlalet, d’où est issue la dynastie chérifienne, et les nomades Regueibat du Sahara occidental qui se disent descendre des tribus arabes Ma’qil. Il faut également tenir compte des petits nomades du groupe Braber du Moyen Atlas : Zaïan, Béni M’Guild, Aït Seghouchen...
Le berbère n’est donc pas exclusivement un parler de sédentaire, ce n’est pas non plus une langue exclusivement montagnarde. Une île aussi plate que Jerba, les villes de la Pentapole mzabite, les oasis du Touat et du Gourara, les immenses plaines sahéliennes fréquentées par les Touareg Kel Grès, Kel Dinnik, Oullimiden, sont des zones berbérophones au même titre que les massifs marocains ou la montagne kabyle.
Il ne faut pas non plus imaginer que tous les Arabes, au Maghreb, sont exclusivement nomades ; bien avant la période française qui favorisa, ne serait-ce que par le rétablissement de la sécurité, l’agriculture et la vie sédentaire, des groupes arabophones menaient, depuis des siècles, une vie sédentaire autour des villes et dans les campagnes les plus reculées. C’était, en particulier, le cas des habitants de Petite Kabylie et de l’ensemble des massifs et moyennes montagnes littorales de l’Algérie orientale et du Nord de la Tunisie. Tous ces montagnards et habitants des collines sont arabisés de longue date ; cependant, vivant de la forêt, d’une agriculture proche du jardinage et de l’arboriculture, ils ont toujours mené une vie sédentaire appuyée sur l’élevage de bovins. Bien d’autres cas semblables, dans le Rif oriental, l’Ouarsenis occidental, pourraient être cités.
Mais il n’empêche qu’aujourd’hui, dans le Maghreb sinon au Sahara, les zones berbérophones sont toutes des régions montagneuses, comme si celles-ci avaient servi de bastions et de refuges aux populations qui abandonnaient progressivement le plat pays aux nomades et semi-nomades éleveurs de petit bétail, arabes ou arabisés. C’est la raison pour laquelle, au XIXe siècle, l’Afrique du Nord présentait de curieuses inversions de peuplement : montagnes et collines au sol pauvre, occupées par des agriculteurs, avaient des densités de population bien plus grandes que les plaines et grandes vallées au sol riche parcourues par de petits groupes d’éleveurs.
Certains groupes montagnards sont si peu adaptés à la vie en montagne que leur origine semble devoir être recherchée ailleurs. Des détails vestimentaires, et surtout l’ignorance de pratiques agricoles telles que la culture en terrasse dans l’Atlas tellien, amènent à penser que les montagnes ont été non seulement des bastions qui résistèrent à l’arabisation, mais qu’elles furent aussi de véritables refuges dans lesquels se rassemblèrent les agriculteurs fuyant les plaines abandonnées aux déprédations des pasteurs nomades. Si la culture en terrasse est inconnue chez les agriculteurs des montagnes telliennes (alors qu’elle est si répandue dans les autres pays et îles méditerranéens), elle est, en revanche, parfaitement maîtrisée, et certainement de toute antiquité, chez les Berbères de l’Atlas saharien et des chaînes voisines [39].
Quelles que soient leurs origines, les Berbères qui occupent les montagnes du Tell sont si nombreux sur un sol pauvre et restreint qu’ils sont contraints de s’expatrier. Ce phénomène, si important en Kabylie, n’est pas récent. Comme les Savoyards des XVIIIe et XIXe siècles, les Kabyles se firent colporteurs ou se spécialisèrent, en ville, dans certains métiers. L’essor démographique consécutif à la colonisation provoqua l’arrivée massive des montagnards berbérophones dans les plaines mises en culture et dans les villes. Ce mouvement aurait pu entraîner une sorte de reconquête linguistique et culturelle aux dépens de l’arabe, or il n’en fut rien. Bien au contraire, le Berbère arrivant en pays arabe, qu’il soit Kabyle, Rifain, Chleuh ou Chaoui (aurasien), abandonne sa langue et souvent ses coutumes, tout en les retrouvant aisément lorsqu’il retourne au pays.
Cette disponibilité des masses berbères est d’autant plus remarquable qu’elles constituent la quasi totalité du peuplement, qu’elles soient arabisées ou non. Par leur venue dans le plat pays et dans les villes, les montagnards des zones berbérophones, qui demeurent les grands réservoirs démographiques du Maghreb, contribuent à développer ce phénomène paradoxal qu’est l’arabisation de l’Afrique du Nord. Les pays du Maghreb ne cessent de voir la part de sang arabe, déjà infime, se réduire à mesure qu’ils s’arabisent culturellement et linguistiquement.
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Gabriel Camps
Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°35, Aix-en-Provence, 1983, pp. 7-24
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[1] Cette question a été maintes fois traitée, en dernier lieu par Ch. E. Dufourcq, « Berbérie et Ibérie médiévales, un problème de rupture », Revue historique, 488, oct.-déc. 1968, pp. 293-324. Cette étude, d’une grande perspicacité, de notre regretté collègue succède à de nombreux essais, tant ceux d’E. F. Gautier dans Le passé de l’Afrique du Nord, Payot, Paris 1937, que de W. Marçais, « Comment l’Afrique du Nord a été arabisée », Annales de l’Instit. d’étud. orient. d’Alger, t. IV, 1938, pp. 1-2 et t. XIV, 1956, pp. 6-17, de Ch. Courtois, « De Rome à l’islam », Revue africaine, t. 86, 1942, pp. 24-55 et surtout de G. Marçais, La Berbérie musulmane et l’Orient au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1946.
[2] On ne saurait cependant brosser un tableau trop désolé de l’Africa à la fin de l’Antiquité, ni exagérer les déprédations des Berbères nomades tels que les Austoriani, Arzuges, Levathae ou Laguantan, futur Louata des auteurs arabes. Les olivettes n’ont pas complètement disparu en un ou deux siècles ; l’existence d’huileries ou de pressoirs isolés dans les villes ruinées apportent la preuve du maintien d’une production oléicole : nous citerons comme exemple la petite huilerie, d’époque certainement très tardive, construite sur le dallage d’une rue de Suffetula, ou le pressoir établi dans les ruines du capitole de Thuburbo Majus. On connaît l’anecdote, rapportée par Ibn al-H’akam (trad. Gâteau, Alger, Carbonnel, 1942, p. 43), qu’au moment de l’expédition d’Ibn Sa’d, celui-ci s’étonnait de l’abondance de l’argent monnayé chez les habitants de l’Africa. « D’où cela vous vient-il ? », demanda Ibn Sâ’d ; l’un des Africains se mit alors à fureter comme s’il cherchait quelque objet. Il trouva enfin une olive et la montrant à Ibn Sa’d : « Voici, dit-il, la source de notre argent ». Sur l’importance de la culture de l’olivier dans l’Afrique romaine, voir H. Camps-Fabrer, L’olivier et l’huile dans l’Afrique romaine, Alger, 1953.
[3] Ch. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, Paris, 1955, p. 350, fixe avant 523 cette première manifestation des nomades sahariens en Byzacène. Le chameau, au moins celui de bât, mais guère le méhari, était connu en Afrique antérieurement à ces incursions, comme le prouve, entre autres, la mention, dans les Tablettes Albertini, d’une « via de camellos » dans le secteur de Tebessa-Thelepte (cf. Ch. Courtois, L. Leschi, Ch. Perret, Ch. Saumagne et J. P. Miniconi, Tablettes Albertini. Actes privés de l’époque vandale (fin du Ve siècle), Paris, A.M.G., 1952). Le tarif de Rades, malheureusement non daté, fixe à 5 folles la taxe perçue sur un chamelier accompagné d’un chameau chargé (C.I.L., VIII 24512).
[4] II est très difficile de déterminer le pourcentage des Berbères christianisés par rapport à la population totale. Les sources arabes permettent cependant certaines approximations. On retiendra qu’El-Bekri (traduction de Slane, Description de l’Afrique septentrionale, Alger, 1913, p. 74), parlant il est vrai de l’Ifriqîya, dit qu’à l’époque byzantine les Berbères professaient le christianisme. Ces Berbères christianisés et romanisés furent soumis au kharadj en tant qu’infidèles par H’assan ben an-Nu’mân (Ibn el-Hakam, Conquête de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, traduction A. Gâteau, Alger, 1942, p. 77). Ce même texte apporte pour l’époque de la conquête un renseignement très précieux : « des Berbères qui professaient le christianisme, des Branis pour la plupart et un petit nombre de Botr ». Les Botr (Louata, Zénètes…) étaient restés en majorité païens (Corripus, Johannide, passim), une partie avait été judaïsée (G. Camps, « Réflexions sur l’origine des juifs des régions nord-sahariennes ». Communautés juives des marges sahariennes du Maghreb, Institut Ben Zvi, Jérusalem, 1982, pp. 57-67), mais ils furent aussi les plus rapidement islamisés.
[5] Je ne partage pas l’opinion de Ch. Courtois sur les nombreux royaumes maures qu’il propose de situer entre la Tingitane et la Tripolitaine (Les Vandales et l’Afrique, pp. 333-348 : Royaume d’Altava, royaume de l’Ouarsenis, royaume de la Dorsale, royaume de Cabaon, etc.). Je pense que ces royaumes étaient à la fois moins nombreux, plus étendus et par conséquent, mieux organisés et plus puissants. Masuna devait régner, comme je me propose de le montrer un jour, sur les royaumes d’Altava et de l’Ouarsenis. On trouvera une opinion très différente de celle de C. Courtois chez E. Dufourcq, « Berbérie et Ibérie médiévales… », Revue historique, 1968, pp. 293-324. Sur Masties, voir J. Carcopino, « Un empereur maure inconnu », Revue des études anciennes, t. XL VIII, 1944, pp. 94-120 et id., « Encore Masties l’empereur maure inconnu », Revue africaine, t. C, 1956, pp. 339-348. Ch. E. Dufourcq accorde une importance, à mon sens exagérée, à ce personnage, l. l. p. 296.
[6] Ch. Diehl, L’Afrique byzantine, Paris, 1898.
[7] Ch. Courtois, L. Leschi, Ch. Perrat, Ch. Saumagne et P. Miniconi, Tablettes Albenini, Actes privés de l’époque vandale (fin du Ve siècle), Paris, A.M.G., 1952.
[8] La date de la fondation de Kairouan et l’emplacement exact du premier établissement prêtent à discussion. Un premier « qaïrawan » avait été fondé par Moawia ibn Hodeidj, alors que, suivant le récit rapporté par Ibn Abd el-H’aqam, Oqba conquérait les principales villes du Fezzan. Abûl Muhâjir bâtit lui-même une autre ville, à deux milles du Kairouan d’Oqba. Voir H. Abdul-Wahab, « Sur l’emplacement de Qaïrawan », Revue tunisienne, numéro 41-42, 1940, pp. 51-53.
[9] D’après Ibn Abd el-H’aqam, ayant poussé son cheval jusqu’à ce que l’eau lui baignât le poitrail, Oqba s’écria : « Mon Dieu, je vous prends à témoin ! Il m’est impossible d’aller plus avant, mais si je trouvais un passage, je poursuivrais ma chevauchée » (traduction A. Gâteau, p. 69).
[10] L’emplacement de cette bataille ne doit pas servir à fixer les limites du « royaume » de Koceila. La tribu des Aouréba était établie dans les confins de l’Algérie et du Maroc, dans la région de Tlemcen, où Koceila avait été fait prisonnier et s’était converti, pour la deuxième fois, à l’Islam (Ibn Khaldoun, traduction de Slane, t. I, p. 211). D’après une ingénieuse supposition de Ch. E. Dufourcq (« La coexistence des chrétiens et des musulmans dans Al-Andalus et dans le Maghrib au Xe siècle », Occident et Orient, Congrès de Dijon, Paris 1979, pp. 209-234 : p. 222, numéro 19), Koceila portait un nom latin : Caecilius, déformé par les Arabes.
[11] D’après Ibn Khaldoun, Hassan ben Noman, une première fois vaincu par la Kahéna, revint en Ifriqîya avec des renforts en 74 de l’Hégire (693-694). La politique de la terre brûlée pratiquée par la reine Djeraoua aurait, selon l’auteur, provoqué la désunion qu’Hassan sut attiser… Ces péripéties exigent plusieurs mois sinon des années. Ch. E. Dufourcq, se fondant sur d’autres traditions, pense que la mort de la Kahéna se situerait plutôt en 702-703, l. l., p. 308.
[12] J’ai peine à souscrire à l’opinion de Ch. E. Dufourcq, l. l., p. 297, qui veut que tous les Berbères formaient, au moment de la conquête « une vaste confédération » sur laquelle, tantôt une tribu brânis, tantôt une tribu botr « exerçait l’autorité suprême ».
[13] W. Marçais, « Comment l’Afrique du Nord a été arabisée », Annales de l’Institut d’études orientales d’Alger, t. IV, 1938, pp. 1-22 et t. XIV, 1956, pp. 6-17.
[14] Ibn Khaldoun affirme que les Berbères abjurèrent l’Islam 12 fois avant de se convertir définitivement (traduction de Slane, t. I, p. 215), mais ces apostasies, sans doute celles de chefs comme Koceila, se succèdent à un rythme très rapide puisque, suivant le même auteur, la conversion « définitive » était acquise au moment de la conquête de l’Espagne. Il écrit même qu’en 101 de l’Hégire (719-720) « le reste des Berbères embrassa l’Islamisme ». Ces affirmations doivent être tempérées, car les preuves ne manquent pas, jusqu’au XIe siècle, du maintien de chrétiennetés, voire d’évêchés, au Maghreb, cf. infra.
[15] Le ribât, dans sa forme primitive, carrée et flanquée de tours, reproduit assez fidèlement le modèle des forteresses byzantines (A. Lezine, Le ribât de Sousse, suivi de notes sur le ribât de Monastir, Notes et documents, XIV, Tunis, 1956 : G. Marçais, « Les Ribât de Sousse et de Monastir d’après A. Lezine », Les Cahiers de Tunisie, numéro 13, 1956, pp. 127-135). L’étude la plus pénétrante sur les ribât d’Occident me paraît être celle de G. Marçais, « Notes sur les Ribât en Berbérie », Mélanges André Basset, t. II, 1925, pp. 395-450.
[16] C’est par abus de langage que le nom des Guanches a été étendu à l’ensemble des populations canariennes. À l’origine, Guanche (Guan-chinec) signifiait « habitant de Tenerife » (Espinosa, Historia de nuestra Senõra de Candeleria, Tenerife, 1962). Guan est manifestement l’équivalent du berbère wan qui signifie « celui de… ».
[17] J. Carcopino, « Un empereur maure inconnu », Revue des études anciennes, t. XLVIII, 1944, pp. 94-120 ; id., « Encore Mastios, l’empereur maure inconnu », Revue africaine, t. C, 1956, pp. 339-348.
[18] C.I.L., VIII, 8379 et 20216.
[19] Sur les Djedar, on consultera en particulier R. de la Blanchère, « Voyage d’étude en Maurétanie césarienne », Archives des Missions, IIIe série, t. X, 1883, pp. 1-131 ; S. Gsell, Les monuments antiques de l’Algérie, t. II, pp. 418-427, et surtout la thèse de F. Khadra (Aix, 1974) qui fait suite à d’importants travaux de dégagement et de fouilles.
[20] P. Grierson, « Mathasuntha or Mastinas, a reattribution », Numismatic Chronicle, 6e série, XIX, 1959, pp. 119-130.
[21] Corippus, Johannide, II, 106 et sq.
[22] Johanes Biclarensis, édition Mommsen, Monumenta germ. hist. Script, antiq., XI, 1. Ch. Diehl, L’Afrique byzantine, pp. 327-328.
[23] Contrairement à ce que pensait Ch. Diehl, il ne semble pas que les Maccuritae soient des Maures. Le fait qu’ils aient offert une girafe au Basileus invite à les situer plutôt en Afrique orientale qu’en Maurétanie Césarienne.
[24] A. Mahjoubi, « Nouveau témoignage épigraphique », Africa, t. I, 1966, pp. 87-96.
[25] P. A. Février, « Évolution des formes de l’écrit en Afrique du Nord à la fin de l’Antiquité et durant le Haut Moyen Âge », Academia dei Lincei, numéro 105, 1968, pp. 211-216. G. Gualandi, « La presenza cristina nell’ Ifriqîya. L’Area cimiteriale di En-Ngila (Tripoli) » Félix Ravenna, CV-CVI, 1973, pp. 257-259.
[26] T. Lewicki, « Une communauté chrétienne dans l’oasis de Ouargla au Xe siècle », Études maghrébines et soudanaises, 1976, pp. 79-90.
[27] Ch. Courtois, « Grégoire VII et l’Afrique du Nord », Revue historique, t. CXCV, 1945, pp. 97-122 et 193 -226.
[28] H. R. Idriss, « Fêtes chrétiennes célébrées en Ifriqîya à l’époque ziride (IVe siècle de l’Hégire – Xe siècle après J.-C.) ». Revue africaine, t. XCVIII, 1954, pp. 221-276.
[29] Ch. E. Dufourcq, « La coexistence des chrétiens et des musulmans dans Al-Andalus et dans le Maghrib au Xe siècle », Occident et Orient, Congrès de Dijon, Paris, 1979, pp. 209-234.
[30] T. Lewicki, « Une langue romane oubliée de l’Afrique du Nord. Observations d’un arabisant », Rocznik orientalistyczny, t. XVII, 1953, pp. 415-480. T. Canard, « Les travaux de T. Lewicki concernant le Maghreb », Revue africaine, t. CIII, 1959, pp. 356-371.
[31] Ch. E. Dufourcq, « La coexistence des chrétiens et des musulmans… » Id., « Berbérie et Ibérie… ».
[32] W. Marçais, « Comment l’Afrique du Nord a été arabisée », Annales de l’Institut d’études orientales d’Alger, t. XIV, 1956, pp. 6-17.
[33] Malgré la prudence exagérée de certains, il est difficile de rejeter l’identité des Ketama, des (U)cutamii (C.I.L., VIII, 8379 et 20216) et des Koidamousioi (Ptolémée) qui, à travers les siècles, occupent la même région. Voir G. Camps, « Une frontière inexpliquée, la limite de la Berbérie orientale de la Protohistoire au Moyen Âge », Mélanges offerts à Jean Despois, Maghreb et Sahara, 1973, pp. 59-67. L. Golvin, Le Magrib central à l’époque des Zirides. Recherches d’archéologie et d’histoire, Paris., A.M.G., 1957, pp. 23-26 et 51.
[34] L. Saada, « Un type d’archive. Les chansons de geste », Communautés juives des marges sahariennes du Maghreb, Institut Ben Zvi, Jérusalem, 1982, pp. 25-38. G. Camps, « Réflexions sur l’origine des Juifs des régions nord-sahariennes », ibid., pp. 57-67.
[35] Ces adoptions et alliances sont confirmées au Maroc par des pactes de « tata », qui établissent entre les groupes des liens de parenté fictive qui sont perçus avec tant de force que cette parenté est considérée comme réelle, au point que les mariages sont interdits entre les deux groupes réunis par le pacte. Cette parenté est affirmée par des gestes symboliques, en particulier celui de la colactation : au cours d’un repas de communion est consommé du couscous arrosé de lait de femme, au même moment les femmes qui allaitent échangent entre les deux groupes leurs nourrissons. Voir G. Marcy, « L’alliance par colactation (tâd’a) chez les Berbères du Maroc central », Deuxième congrès de la Fédération des sociétés savantes du Nord, Tlemcen, 1936, p. 17.
[36] Sur l’organisation complexe mais fort sage du pouvoir chez les Aït ‘Atta, voir D. M. Hart, « Segmentary System and the role of ‘five fifths’ in tribal Morocco, case II : The A ‘Atta », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, t. 3, 1967, pp. 65-95 ; et M. Morin-Berbe et G. Trécolle, « ’Atta (Aït ‘Atta) », Encyclopédie berbère, édition provisoire, Aix, 1975, cahier numéro 14.
[37] W. Marçais, l. l., p. 7.
[38] G. Camps, « Une frontière inexpliquée… », p. 65.
[39] J. Despois, « La culture en terrasse en Afrique du Nord », Annales, janvier-mars 1956, pp. 42-50
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Rédigé le 14/06/2008 à 12:31 dans Culture, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
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de Charles André Julien
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De la filiation entre Aussarès et le sinistre général Clausel
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«Histoire
de l’Algérie contemporaine: la conquête et les débuts de la
colonisation (1827-1871)» n’a rien perdu de son intérêt près d’un
demi-siècle après sa parution en France pour la première fois, en 1964.
Réédité à Alger par Casbah, il demeure une référence incontournable sur
les quarante premières années de la pénétration française en Algérie.
L’ouvrage
s’ouvre sur une introduction générale, qui est un succinct tableau
économique et sociologique de la «Régence d’Alger», alors gouvernée par
les Turcs ottomans, dont la domination, essentiellement militaire,
n’avait pu s’étendre à tout le territoire algérien actuel. Le premier
chapitre analyse le climat mondial dans lequel le débarquement français
à Alger, en juillet 1830, a été préparé et exécuté. S’appuyant sur une
riche documentation - allant des délibérations du Parlement français
aux échanges épistolaires entre les officiers en campagne et leurs
familles -, l’auteur y restitue les débats énergiques entre
«colonistes» et «anti-colonistes» sur «l’opportunité de la conquête» et
met en évidence les intérêts politiques et les ambitions de carrières
qui se sont affrontés à l’occasion de ces débats.
Les chapitres
suivants se présentent sous la forme d’allers-retours entre les
événements qui ont marqué la conquête (installation des premiers
colons, expropriations, multiplication des révoltes, etc.) et les échos
- souvent déformés - qu’elle a eus en France. La description
circonstanciée des confrontations entre les partisans de l’«occupation
restreinte» et les défenseurs de l’«occupation totale» permet de
retracer la patiente construction du projet de «colonisation de
peuplement» qui distinguera le destin de l’Algérie de celui de ses
voisins maghrébins. Un chapitre entier est consacré à «L’armée
d’Afrique» ; il reconstitue son parcours spécifique, s’étale sur ses
légendaires indiscipline et brutalité ainsi que sur la place
qu’occupaient en son sein les «corps indigènes», Spahis et autres
Zouaves.
La réédition d’«Histoire de l’Algérie contemporaine»
permet de rappeler un certain nombre de vérités enfouies depuis
l’indépendance sous un impressionnant amas des discours simplistes.
L’une de ces vérités est que l’occupation française a été motivée par
des raisons principalement économiques. L’élimination du «système de
piraterie» de la Régence visait le contrôle du commerce méditerranéen :
le rôle joué par le port de Marseille dans l’organisation et le
financement de la campagne de l’été 1830 en est une parfaite
démonstration.
Ce rappel est utile aujourd’hui que la propagande
islamisante prête à la colonisation un dessin inavoué : la
«christianisation des Algériens». L’entreprise de déculturation
coloniale retrouve dans le livre de Charles-André Julien(1) ses justes
dimensions, celles d’un dispositif de domination parmi d’autres. Si les
armées de Charles X ont transformé les mosquées algéroises en églises,
c’était moins pour «effacer les traces de l’islam» dans le pays que
pour arborer à la face des Ottomans, impuissants à défendre leurs
possessions maghrébines, le trophée d’une victoire symbolique. L’étude
précise qu’entreprend l’auteur du prosélytisme chrétien dans l’Algérie
colonisée démontre que pendant les premières 35 années de l’occupation,
il était considéré avec circonspection par l’armée (2), qui craignait
qu’il ne fournisse aux populations soumises de nouvelles raisons de se
révolter. Il ne sera autorisé qu’à la fin des années 1860.
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Les sinistres ancêtres de Douste-Blazy et d’Aussarès
Réédité
dans le contexte de polémiques exacerbées sur «la France et ses
colonies», le livre de Charles-André Julien pourrait tout aussi bien
s’intituler «Histoire du racisme colonial». Il éclaire les origines
lointaines de l’idéologie de la «colonisation bienfaitrice», celle-là
même qui sous-tend la loi du 23 février 2005. Les rédacteurs de cette
loi n’ont fait que reprendre, de façon anachronique, les arguments de
leurs pères spirituels : les «colonistes» des années 1820 et 1830.
Une
revue des débats français (parlementaires, etc.) avant et après la
prise d’Alger révèle une quasi-unanimité nationale sur la «supériorité»
de la civilisation française» et la «mission civilisatrice de la France
en Afrique». La justification de la colonisation par la nécessaire
expansion de la culture et de la science occidentales n’était pas
l’apanage des conservateurs, monarchistes et autres partisans de
l’Empire. Des libéraux comme Tocqueville et des humanistes comme
Lamartine, avec des arguments différents, y ont largement contribué.
Même les progressistes saint-simoniens ont compté dans leurs rangs
d’ardents «colonistes»: ils ont fourni à la conquête plusieurs de ses
chefs terribles, dont le général Lamoricière pour qui la colonisation
était «un puissant moyen d’importation d’idées». Les principes
égalitaires du socialisme saint-simonien ne pouvaient s’appliquer aux
exotiques «Barbaresques», appelés ainsi comme pour justifier leur
soumission au joug colonial.
L’oeuvre de Charles-André Julien
nous enseigne d’autres vérités oubliées: les «anti-colonistes» se sont
opposés à l’occupation avec des arguments strictement pratiques,
souvent économiques (le «climat malsain» du pays, la difficulté d’y
mobiliser une main-d’oeuvre bon marché vu l’interdiction de la traite
des Noirs…). Quant aux politiciens et intellectuels qui ont condamné la
violence avec laquelle se menait l’invasion, ils ont soigneusement
évité de condamner la colonisation elle-même comme une inacceptable
entreprise de déshumanisation. Le rapport d’une commission d’enquête
qui a séjourné en Algérie en l’automne 1833 concluait étrangement,
après avoir établi un constat accablant des spoliations subies par les
«autochtones» : «Par divers motifs d’utilité, de convenance et de
nécessité qui se sont exprimés, la Régence d’Alger doit être
définitivement occupée par la France.»
La filiation entre les
«colonistes» de la première moitié du 19e siècle et les nostalgiques de
la colonisation aujourd’hui n’est pas l’unique lien entre le passé de
la France et son histoire contemporaine. Il en est un autre, qui
s’établit, naturellement, entre les officiers de l’«Armée d’Afrique» et
leurs sinistres héritiers qui, dans leur lutte contre les
révolutionnaires algériens dès 1954, ont érigé la torture en «art de la
question». La politique d’extermination du général Clausel est
indéniablement le sanglant antécédent de la brutalité des parachutistes
du général Bigeard.
Comme les appelés des années 1950, beaucoup
d’officiers de «l’armée d’Afrique» ont laissé des témoignages vivants
sur les cruautés commises par les troupes coloniales qui allaient de
l’incendie des récoltes aux enfumades, en passant par les viols
collectifs. Certains ont dénoncé ces cruautés comme une inadmissible
dégradation de l’honneur militaire (le plus célèbre est Hérisson,
auteur d’un livre judicieusement intitulé «Chasse à l’homme»). Beaucoup
d’autres (le général Saint-Arnaud, etc.) les ont justifiées par la
«mentalité spécifique des indigènes, qui ne comprennent que le langage
du sabre», ou, comme le feraient les tortionnaires des années 1950, par
les besoins d’une «guerre non classique» contre les rebelles. Ce n’est
pas le général Aussarès qui a inventé les interrogatoires musclés et
les assassinats par lesquels, souvent, ils se soldaient : plus d’un
siècle avant lui, le général Yousouf, sinistre mercenaire, s’y était
brillamment illustré.
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(12/06/2008)
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Notes.
(1)
L’historien Charles-André Julien (1891-1991) est l’auteur d’une œuvre
monumentale sur l’histoire de l’Algérie. Pendant l’occupation
française, il s’est engagé très tôt en faveur des droits des Algériens
colonisés.
(2) Notamment les officiers de ce qu’on appelait les «bureaux arabes», chargés de l’administration des populations «indigènes».
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Rédigé le 14/06/2008 à 08:32 dans Guerre d'Algérie, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
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Menacer
fut un haut lieu de la résistance algérienne durant l’occupation
coloniale française. Cette contrée a aussi été, et ce durant des
siècles, le fief incontesté de tous les valeureux algériens qui ont
pris les armes contre toutes les formes d’asservissement au cours de
plusieurs révoltes face aux envahisseurs.
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Dans le cadre d’une cérémonie commémorative, l’association de
la zaouïa de Sidi Abdellah Bouamrane a organisé les 4 et 5 mai une
rencontre qui rentre dans le cadre de la préservation de notre
patrimoine national. En effet, ce saint homme en la personne de Sidi
Abdellah Bouamrane qui, selon Mahmoud Gheris, imam de la mosquée de
Menacer est lui-même descendant direct de la lignée de l’Emir
Abdelkader.
A ce propos , notre interlocuteur nous retracera les différentes
péripéties de ce wali Allah qui, selon l’histoire qui s’est perpétuée
oralement, est un descendant de la famille des Moulay Idrisse
El-Akhbar, né à Tafilelt au Maroc. Il avait décidé alors de s’installer
à Tlemcen selon les estimations au VIIIe siècle de l’hégire. Mais très
vite, il a eu un grave différend avec le hakem de Tlemcen, ce qui le
poussa à se réfugier dans les montagnes de l’Ouarsenis.
Sentant le danger venir de Tlemcen, il décida alors de partir en
Orient. Après quelques années, cet homme d’une piété incommensurable
décida de venir s’installer dans la région de Menacer pour fuir ses
ennemis. Sidi Ahmed Aberkane est le fils de Sidi M’hamed Ben Aissa El
Berkani, khalifa de l’Emir Abdelkader, le priy sous sa protection.
Durant quelques années, Sidi Abdellah Bouamrane gardait les troupeaux
de moutons de son protecteur et c’est ainsi que son hôte, ayant
découvert que son protégé était un homme très pieux, lui donna un lopin
de terre et l’autorisa à construire sa propre maison tout en continuant
de le servir.
Selon la légende, un jour, Sidi Abdellah Bouamrane qui partait tôt le
matin labourer les champs de son bienfaiteur, la fille aînée de Sidi
Ahmed Aberkane, comme à ses habitudes, lui apporta sa pitance sur les
lieux mêmes de son travail. Elle fut stupéfaite de voir le soc de la
charrue labourer les sillons alors que Sidi Ahmed Aberkane se reposait
sous un arbre. Affolée, la jeune fille se précipita chez son père pour
lui raconter ce qu’elle a vu de ses propres yeux. Intrigué par le récit
de sa fille, Sidi Ahmed Aberkane décide de suivre sa fille pour se
rendre compte lui-même de cette histoire. Du haut d’une colline, Sidi
Ahmed Aberkane observa, en effet, le soc des charrues en train de
creuser la terre sans aucune aide. Il rebroussa chemin sans éveiller
les soupçons de Sidi Abdellah Bouamrane et décida ainsi de lui accorder
la main de sa fille.
Quand ces deux journées sont commémorées, des voitures affluent de
toutes les régions, Miliana, Aïn Defla, Chlef, Relizane, Oran, Blida,
Alger, Biskra, Laghouat pour ne citer que celles-là. Deux jours durant,
les talebs récitaient des versets du saint Coran, organisant aussi une
fantasia, danses folkloriques typiques à la région.
Visite du mausolée de Sidi Abdallah Bouamrane
Le mausolée de Sidi Abdellah Bouamrane est perché à 900 mètres
d’altitude et pour y accéder, nous avons emprunté un chemin tortueux et
cahin-caha, nous sommes arrivés sur les lieux pour admirer les environs
de cet espace magnifique qui fut, jadis, un lieu où a éclaté la révolte
des Beni Menacer.
Parmi les raisons essentielles ayant motivé le déclenchement de la
révolte, figure la politique du colonialisme français basée sur
l’injustice, l’oppression, la répression et la spoliation des biens
privés et publics, parallèlement à l’adoption par les autorités
françaises de la politique de «diviser pour régner», en essayant de
concilier la bienveillance de certaines familles auxquelles elle confia
la mission de veiller sur ses intérêts aux dépens de la majorité des
habitants. Dans cette région, les autorités coloniales réussirent à
créer de toutes pièces un conflit entre deux familles algériennes :
d’un côté celle de Brahim Ibn Mohammed Sîdi El Ghobrini, une des
familles ayant, dès le début, collaboré avec les autorités d’occupation
et pris les armes contre le bey du Titteri ainsi que le bey Boumezrag
et de l’autre, la famille d’El Berkani dont le fief était situé à
Miliana et qui était dirigée par le cheikh Malek Ibn al Sahraoui al
Berkani, neveu de Mohammed Ben Aïssa el Berkani, khalifa de l’Emir
Abdelkader au Titteri. Suite à la politique de la France, les deux
familles entrèrent dans un conflit sanglant d’autant que la famille El
Berkani commandait la partie orientale de Beni Menacer, chose que la
famille El Ghobrini n’a pas admise.
A cela, il convient d’ajouter les souffrances endurées par les
habitants de Cherchell et de Miliana du fait de la politique coloniale
fondée sur la collecte forcée des impôts, qui grèvent lourdement leurs
ressources ainsi que l’atteinte à leurs valeurs les plus sacrées en
matière de religion. La première étincelle de la résistance jaillit le
30 avril 1871, lorsque les autorités coloniales entreprirent de
provoquer les habitants, en ordonnant aux caïds qui leur étaient
soumis, de collecter les impôts sans tenir compte des conditions
dramatiques des habitants. Les habitants exprimèrent leur refus en
chassant à coups de pierres les agents du colonialisme.
Première étape
Les chouyoukh des Béni Menacer jugèrent nécessaire de tenir une réunion
extraordinaire pour étudier la situation sociale et économique dans la
région découlant de la politique française. Le 6 mai 1871 fut la date
fixée pour la réunion à la koubba du saint Sidi Ahmed Benyoucef, près
de la région de Souk El Had. La réunion s’achève sur la décision, dans
une première étape, de se débarasser des caïds alliés à la France. Tous
les présents s’accordèrent sur la nécessité d’éliminer El Mouloud El
Habbouchi, considéré comme étant l’homme de main de la France dans la
région. Toutefois, la France, craignant justement la réaction des
habitants, œuvra pour obtenir sa démission et il fut remplacé, le 20
mai 187, par Mohammed Saïd El Ghobrini, lequel figurait sur la liste
des personnes à abattre, dressée par les participants à la réunion du 6
mai 1871. La désignation de ce dernier provoqua le mécontentement et la
colère des habitants dont les chouyoukh se réunirent une nouvelle fois
les 28 et 29 juin 1871 pour convenir d’éliminer Saïd El Ghobrini.
Cependant, l’intervention du chef du bureau arabe, Varloud, empêcha
cela par la nomination d’un nouveau caïd, à savoir Ben El Mouloud
Abidi, qui fut également rejetée parce qu’il n’appartenait pas à la
région des Béni Menasra. Mais le gouverneur général Gueydon maintint sa
décision de désigner Ben El Mouloud, ce qui accrut le mécontentement
des habitants contre cette politique.
Deuxième étape
Lassés de la politique du gouverneur général, Gueydon, les habitants de
Beni Menacer décidèrent de passer à l’étape décisive du combat, le 13
juillet 1871. Le point de départ fut la région de Théniet El Had et le
mouvement s’étendit aux villages et dechras, entraînant une adhésion
populaire. Ben El Mouloud Abidi et Saïd El Ghobrini s’empressèrent
d’informer les autorités coloniales de ce mouvement populaire et de ce
qui s’était passé lors de la réunion au cours de laquelle fut prise la
décision révolutionnaire. Cela permit aux autorités françaises de
prendre des mesures pour faire face aux événements.
Troisième étape
Il était impératif pour les notables et chouyoukh des Béni Menacer de
prendre des mesures le plus rapidement possible afin de ne pas perdre
la direction des affaires et fournir l’occasion aux autorités
d’occupation d’étouffer dans l’œuf la révolte. Pour cela, il fut
convenu de désigner le cheikh Malek El Berkani, en tant que chef après
que la trahison d’El Ghobrini et Ben El Mouloud fut avérée. Le titre
d’agha des combattants lui fut attribué et les troupes furent réparties
en trois groupes. Le groupe principal, dirigé par Malek El Berkani,
assisté de son frère Brahim ainsi que Mustapha Ibn Abdelmalek et
Mohammed Oudjelloul, fut chargé de se diriger sur Cherchell, siège de
l’autorité d’occupation et de l’attaquer. Un deuxième groupe, celui des
Beni Menacer est, dont le commandement fut confié à Ali Ibn Ahmed
Oukerjouj, ami d’El Berkani et qui fut l’un des dirigeants éminents de
cette révolte, fut chargé de se diriger vers la région de Zourikh. Un
troisième groupe, celui des Béni Menacer ouest, dont le commandement
fut confié à Ahmed Ouddadi, assisté par les chefs de douars et dechras
et qui devait se diriger vers la région de Noufi. Cette étape fut
également caractérisée par les correspondances adressées par Malek El
Berkani, chef de la révolte, à bon nombre de régions avoisinantes, pour
les inciter à entreprendre la guerre sainte contre les mécréants. Il
obtint ainsi le ralliement de Kaddour Ben El Moubarek de Koléa et
Abdelkader Ben El Mokhtar de Miliana, deux personnalités fortes dont le
ralliement donna un nouveau souffle à la révolte, et permit aux
combattants de mener de nombreuses attaques contre l’ennemi et ses
alliés le 17 juillet 1871.
En effet, ils affrontèrent une troupe militaire dirigée par le
capitaine Varloud dans la région de Noufi. De là, ils se dirigèrent
vers Hadjout, incendièrent l’hôtel de Hammam Righa et tuèrent de
nombreux français. Devant le développement du phénomène des révoltes et
leur intensification, les autorités françaises furent contraintes
d’envoyer des troupes supplémentaires de Koléa sous le commandement du
colonel Desandre.
Cependant, ces renforts n’entamèrent pas la détermination des
combattants, dirigés par El Berkani puisqu’ils parvinrent à étendre la
révolte dans la région de Hadjout, arrivant jusqu’aux confins de la
capitale. Au cours de cette étape, la révolte enregistra de nombreuses
victoires contre les Français et leurs alliés. Ainsi, le 23 juillet, un
certain nombre de colons furent tués et leurs usines incendiées parmi
lesquels une minoterie et une huilerie, parallèlement aux incendies de
fermes des colons et de leurs plantations érigées aux dépens des
habitants.
La journée du 25 juillet 1871 fut caractérisée par les attaques menées
par les combattants contre les troupes militaires. C’est ce jour-là
également qu’eut lieu la bataille d’Oued Bellagh, près du mont Chenoua,
à l’issue de laquelle les combattants furent victorieux, de même qu’ils
réussirent à couper l’alimentation en eau de la ville de Cherchell et à
incendier certaines fermes de colons dont la ferme Nicolas.
Conséquences de la résistance des Béni Menacer
Les autorités françaises acquirent la conviction que pour faire face à
cette révolte, l’intensification de sa présence militaire s’avérait
nécessaire. Pour cela, ordre fut donné à ses forces terrestres et
maritimes d’attaquer les foyers de la révolte. Elles arrivèrent donc de
Miliana, d’Alger et de Béjaïa sous le commandement de l’officier
Ponsark. Par ailleurs, des troupes françaises dirigées par l’officier
Bousquet, et appuyées par les escorteurs Aviso -Kleber et Desax firent
route vers les régions concernées. De ce déséquilibre du rapport de
forces, il résulta la mort au champ d’honneur du dirigeant Malek El
Berkani, le 2 août 1871, au cours d’une bataille près de la région de
Zourikh, la destruction de la zaouïa El Berkani à Miliana, la
succession de son frère Ibrahim à la tête de la révolte qu’il
poursuivit en engageant plusieurs batailles entre le 19 et le 20 août,
la reddition de ce dernier le 21 août 1871, ce qui mit fin à la
révolte. Les familles des révoltés firent l’objet de sanctions sévères
parmi lesquelles la confiscation de leurs terres, la destruction de
leurs maisons, l’incendie de leurs biens et le jugement de bon nombre
parmi eux par les cours martiales et leur condamnation à des peines
allant de la perpétuité aux travaux forcés et à la déportation.
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(Sources : site de la Wilaya IV historique)
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Mohamed El-Ouahed
08-06-2008
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Rédigé le 10/06/2008 à 12:08 dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (6)
et sa
guerre contre Rome
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par Mounir Bouchenaki
conservateur en chef au Service des Antiquités, Tipasa (Algérie)
(dans « Les Africains », Tome 4, sous la direction
de Charles-André Julien et Magali Morsy, Catherine Coquery-Vidrovitch,
Yves Person, Éditions J.A, Paris, 1977.)
Entre la date de 146 avant Jésus-Christ qui marque la fin de Carthage et les différents épisodes de la guerre dite de Jugurtha, entre 111 et 105 avant Jésus-Christ, s'ouvre une nouvelle phase de l'histoire de l'Afrique ou la figure dominante, succédant au célèbre Massinissa, est sans conteste celle de Jugurtha.
Pourtant, et comme pour une grande partie de l'histoire de cette période, les données manquent et si ce n'était l'oeuvre de l'historien latin Salluste [1], connue sous le nom de « Guerre de Jugurtha », nous n'aurions que très peu de choses à en dire. Les sources de notre connaissance du personnage sont en effet très limitées. L'oeuvre maîtresse dans laquelle tous les historiens puisent des renseignements sur Jugurtha reste donc le Bellum Jugurthinum. À côté de cet ouvrage ne subsistent que quelques fragments, notamment dans Diodore de Sicile ou dans l'Histoire romaine de Tite-Live, dans laquelle les événements ayant trait à la guerre de Jugurtha se trouvent réduits à de simples et brèves mentions.
Salluste a écrit la « Guerre de Jugurtha » vers les années 42-40 avant Jésus Christ, alors qu'il était âgé de quarante-six ans environ et qu'il s'était retiré de la vie politique après son dernier poste de proconsul dans la toute dernière province que Rome venait d'annexer : l'Africa Nova [2].
Les limites du nouveau territoire, dont la capitale était soit Zama, soit Cirta Nova Sicca (Le Kef), demeuraient imprécises au sud. Du côté est, la limite suivait la frontière de l'Africa Vetus, le fossé de Scipion ou Fossa Regia, depuis l'Oued-el-Kebir, près de Tabarka, jusqu'à l'entrée de la petite Syrte, à côté de la ville de Thaenae (Henchir Thyna près de Sfax) (fig. 1).
Du côté occidental la nouvelle province était bordée par un territoire donné à Sittius, un lieutenant de César. Il semble que la limite entre l'Africa Nova et le territoire de Sittius partait d'un point situé sur la côte entre Hippo Regius (Annaba) et Rusicade (Skikda), passait à l'ouest de Calama (Guelma) et se poursuivait vers le sud-ouest.
Salluste a donc eu à exercer une responsabilité sur ce territoire pendant plus d'un an et demi. Lorsqu'il en parle, à propos de la guerre de Jugurtha, on peut supposer qu'il a une certaine familiarité avec le pays, même si ça et là on note quelques erreurs. Cependant un certain nombre de questions se posent à propos du sujet qu'il a choisi de traiter alors que près de soixante-dix ans s'étaient écoulés depuis la fin de la guerre et qu'il n'a pu, par conséquent, utiliser des témoignages oraux.
L'auteur a-t-il étudié consciencieusement son sujet, a-t-il su et voulu dire la vérité ? Pour répondre, il faudrait savoir où Salluste a puisé ses sources et dans quel esprit il a mis en oeuvre les renseignements qu'il avait recueillis.
En ce qui concerne les sources utilisées, Salluste rapporte lui-même qu'il s'était fait traduire les livres du roi numide Hiempsal écrits en punique [3]. Pour les sources grecques ou latines de Salluste, nous n'avons aucune indication. On suppose seulement qu'il a pu s'inspirer de certains annalistes, tels Sempronius Asellio, d'historiens latins, comme Cornelius Sisenna, ou encore d'historiens grecs, tel le célèbre Posidonius d'Apamée.
Le problème, on le voit, est assez complexe quand il s'agit d'étudier un personnage aussi important à son époque que fut Jugurtha, avec pratiquement une seule et unique source. Il est alors permis de se demander quel degré de confiance l'on peut accorder au récit de Salluste sur les événements au cours desquels s'est illustré Jugurtha.
Salluste entreprend son récit, comme dans une pièce dramatique, en nous présentant les personnages et les protagonistes du drame qui va se jouer en grande partie sur la terre africaine. Il met l'accent, dès le départ, sur le problème fondamental qui est, à ses yeux, la trahison du parti de la noblesse à Rome, qui n'a que « mépris pour la vertu et la chose publique ». Avant d'en arriver au personnage qui s'opposera à Rome, entre 118 et 105 avant Jésus-Christ, Salluste fait un bref rappel de la situation antérieure :
« J'entreprends d'écrire l'histoire de la guerre que le peuple romain a faite à Jugurtha, roi des Numides. D'abord, parce qu'elle a été cruelle, sanglante, marquée par bien des vicissitudes. Ensuite parce qu'elle est devenue le point de départ de la lutte contre la tyrannie des nobles, lutte qui a bouleversé toutes choses divines et humaines et mis un tel délire dans les esprits que seuls la guerre et le ravage de toute l'Italie ont pu mettre fin à ces fureurs civiles. Mais avant d'en aborder le récit, je résumerai en quelques mots les faits antérieurs pour rendre cette histoire plus claire.
Lors de la seconde Guerre punique, dans laquelle le chef des Carthaginois, Hannibal, avait porté à l'Italie le plus rude des coups qu'elle avait eu à subir depuis l'établissement de la puissance romaine, Massinissa, roi des Numides, admis à notre alliance par Publius Scipion que ses exploits avaient fait surnommer l'Africain, s'était signalé par des faits d'armes multiples et brillants. Le peuple romain l'en récompensa après la défaite des Carthaginois et la capture de Syphax, souverain d'un vaste et puissant empire africain, en lui faisant don de toutes les villes et de toutes les terres qu'il avait conquises. Aussi Massinissa nous garda-t-il toujours une amitié fidèle et indéfectible. Mais son règne finit avec sa vie. Son fils Micipsa fut seul à lui succéder, la maladie ayant emporté ses frères Mastanabal et Gulussa. Micipsa fut père d'Adherbal et de Hiempsal. Il recueillit dans son palais le fils de son frère Mastanabal, Jugurtha, laissé par Massinissa dans une condition inférieure parce qu'il était né d'une concubine, et lui donna la même éducation qu'à ses propres enfants. » (Bellum Jugurthinum, V).
En aidant à la reconstitution du grand royaume de Numidie (fig. 2), Scipion l'Africain désirait non seulement récompenser Massinissa pour l'aide qu'il avait apportée à Rome dans sa lutte contre Carthage, mais encore l'entraîner dans une situation de vassalité qu'il lui aurait été difficile de secouer. Massinissa termine sa vie [4] par une sorte d'aveu d'impuissance puisqu'en 148 il fait appeler, pour régler sa succession, le petit-fils adoptif de Scipion l'Africain qui conduit le siège devant Carthage.
Les attributions royales furent partagées entre ses trois fils légitimes : Micipsa reçut l'administration du royaume, Gulussa l'armée, et Mastanabal la justice. Notons à ce sujet qu'une stèle punique datant de 148, découverte à Constantine, dans le quartier d'EI-Hofra, mentionne les trois rois sans différence dans les prérogatives.
Gulussa et Mastanabal moururent peu de temps après leur père et Micipsa resta seul roi (en libyque, on disait aguellid). Son long règne (148-118) ne fut pas marqué par d'importants événements. À l'égard de Rome, il se conduisit en fidèle allié, mettant à sa disposition une aide humaine et matérielle chaque fois qu'elle était demandée, notamment en Espagne contre Viriathe et les Lusitaniens et durant le siège de Numance par Scipion Émilien en 134. Il ne posait donc aucun problème aux Romains qui s'étaient installés, après la destruction de Carthage en 146, sur le territoire de l'ancienne puissance voisine de la Numidie (voir carte).
Il semble même avoir facilité l'implantation de commerçants, mais aussi de trafiquants romains à Cirta (Constantine) et dans la Numidie. À la fin de sa vie, et comme lors de la succession de Massinissa, probablement sous l'influence romaine, il a dû penser à celui qui prendrait la relève et assumerait le pouvoir, tout en restant en bons termes avec les Romains qui administraient la province Africa [5].
Micipsa avait deux fils légitimes, Adherbal et Hiempsal, à qui il aurait souhaité réserver la succession tout entière, écartant ainsi les autres prétendants de la famille de Massinissa (voir le tableau généalogique de la dynastie massyle de Numidie). Mais il dut prendre une autre décision.
Son frère Mastanabal avait eu également deux enfants, Gauda, né d'une épouse légitime, et Jugurtha, issu d'une concubine et normalement « non qualifié pour accéder au trône ». Gauda ne semble avoir été retenu qu'en seconde position pour la succession car « c'était, selon Saluste, un homme rongé de maladies qui avaient quelque peu diminué son intelligence » [6]. Il n'en régna pas moins à partir de 105 avant Jésus-Christ.
Salluste à tenté d'expliquer alors les raisons qui amenèrent Micipsa à adopter Jugurtha. Il lui fait dire, en effet, sur son lit de mort : « Tu n'étais qu'un petit enfant, Jugurtha ; ton père était mort, et t'avait laissé sans avenir et sans ressource. Alors moi, je t'ai reçu dans la famille royale ; j'ai fait cela dans la pensée que ces bienfaits me voudraient de ta part une affection égale à celle qu'auraient pour moi mes propres enfants, si je venais à en avoir ». [7]
Cette légitimation a dû intervenir alors que Jugurtha n'avait qu'une dizaine d'années, vers 143 avant Jésus-Christ, avant même que naissent Adherbal et Hiempsal.
Par quelques phrases suggestives, Salluste nous a dépeint la jeunesse de Jugurtha, et sa rapide ascension au milieu de son entourage. Ses qualités physiques et sa personnalité rappellent celles de son grand-père Massinissa.
« Des sa première jeunesse, Jugurtha s'était fait remarquer par sa vigueur, par sa belle prestance et, surtout, par son intelligence. Il ne se laissait pas corrompre par le luxe et par l'oisiveté, mais comme c'est l'usage dans son pays, montait à cheval, lançait le javelot, disputait le prix de la course aux garçons de son âge et, tout en se montrant supérieur à tous, se faisait aimer de tous. Il consacrait, en outre, une grande partie de son temps à la chasse et était toujours le premier, ou parmi les premiers, à s'attaquer à des lions et autres bêtes féroces. Nul n'agissait plus que lui et nul ne parlait moins de ses propres actions. » (Bellum Jugurthinum, VI).
Il devint populaire parmi les tribus numides ce qui ne manqua pas d'inquiéter le vieux roi Micipsa, enfin père de deux garçons. « Mais n'osant pas le faire périr, par crainte d'une révolte de ses sujets, il l'aurait envoyé devant Numance, avec l'espoir qu'il s'y ferait tuer, victime de sa bravoure. » [8]
Jugurtha a donc quitté la capitale, Cirta, au cours de l'année 134 et s'est rendu en Espagne, à la tête de cavaliers numides, pour aider les troupes romaines qui assiégeaient Numance [9]. Il se fit remarquer aussi bien par les Romains que par les troupes adverses. Salluste lui-même reconnaît « qu'il était à la fois intrépide dans les combats et sage dans le conseil, qualités qui vont rarement de pair... Il en résulta que Scipion prit l'habitude de charger Jugurtha de toutes les entreprises dangereuses » [10]...
Dans son récit, Salluste laisse entendre qu'à ce moment-là déjà Jugurtha aurait été encourage par certains amis romains à revendiquer le trône numide. Dans l'interprétation faite par Charles Saumagne de ce texte assez énigmatique, où l'on annonce déjà « qu'à Rome tout était à vendre », il faudrait voir un avertissement à Jugurtha [11] : « Jugurtha devra savoir que c'est du peuple (romain), et non de la complaisance des nobles, qu'il pourra obtenir la puissance royale... Que Jugurtha ne s'écarte pas de la ligne que lui trace cette sorte d'investiture officieuse ; qu'il se pénètre tout de suite du principe que le peuple romain est bien le maître de disposer du trône de Numidie, et ce trône s'offrira comme de lui-même à ses ambitions. »
Il nous semble que cette vision de la Numidie pratiquement terre romaine est quelque peu extrapolée et qu'une confiance démesurée est accordée au texte de Salluste. N'oublions pas qu'il était romain, qu'il avait été gouverneur d'une province romaine en Afrique, et qu'il n'avait pas le souci d'objectivité d'un historien moderne. Aussi les explications de Salluste sont-elles à prendre avec beaucoup de précaution surtout en ce qui concerne ce problème de succession, « car Micipsa aurait pu, s'il l'avait voulu, se débarrasser facilement de Jugurtha, avant même de l'envoyer à Numance » [12].
Toujours est-il qu'après la prise de Numance, à laquelle les contingents numides contribuèrent grandement, Scipion Émilien fit les louanges de Jugurtha devant toute l'armée et lui remit une lettre pour Micipsa rédigée à peu près dans ces termes : « Ton Jugurtha a fait preuve de la plus grande vaillance dans la guerre de Numance. Je suis sûr que tu t'en réjouiras... Tu as là un homme digne de toi et de son grand-père Massinissa » [13].
Le jeune prince, déjà auréole de gloire, fut alors adopté par Micipsa. Les talents militaires du fils de Mastanabal avaient probablement incité le roi à prévoir une répartition des charges entre ses deux enfants et son neveu, à l'image de ce qui avait été fait entre ses deux frères et lui-même.
Lorsque survint la mort de Micipsa, en 118, les trois héritiers se sont réunis pour établir leur part respective de la royauté. Mais ce fut tout de suite objet de litige et aucun accord ne put être enregistré. Ainsi les précautions prises par Micipsa auront été vaines.
Cette affaire de succession ouverte aux portes de Rome, aux frontières de la province d'Afrique, n'a certainement pas laissé insensibles les dirigeants romains. On peut même supposer, Salluste ne le dit pas, que l'un des deux consuls de l'année 118, M. Porcius Caton, mort la même année en Afrique, a dû être dépêché auprès des trois rois numides pour appuyer une solution favorable à Rome.
Effectivement, Adherbal, Hiempsal et Jugurtha ne pouvant s'entendre, renoncent à toute association et décident de faire le partage du trésor, puis du royaume. Au cours du laps de temps qui sépara la première conférence des trois princes et le moment où ils fixèrent la date pour le partage du trésor et du royaume, Jugurtha allait profiter de la situation. Il fit assassiner Hiempsal, dans une des villes du royaume, Thirmida. Ce geste eut pour conséquence de diviser les Numides en deux camps, l'un pour Adherbal, et le second constitué surtout par l'élite militaire favorable à Jugurtha.
Comme l'on peut s'y attendre, le texte de Salluste flétrit le geste de Jugurtha et favorise, par contre, un sentiment de pitié à l'égard d'Adherbal qui fait d'abord appel au Sénat romain puis « se fiant à la supériorité numérique de ses troupes, va tenter la fortune des armes ».[14] À peine le combat engage, Adherbal fut battu par Jugurtha. Il chercha alors refuge dans la province romaine de l'Africa, et de là partit pour Rome.
À l'incohérence de la conduite d'Adherbal qui, après avoir procédé par la voie juridique avec un appel porté devant le Sénat, a recours aux armes par la suite, s'oppose la fermeté de l'attitude de Jugurtha à qui la division de la Numidie en trois ne pouvait convenir. Le problème qui est soumis à l'attention du Sénat romain va voir se développer les deux thèses en présence. La première, illustrée par le roi Adherbal soulignait le fait que la Numidie était « chose romaine » et que le « roi » (ou aguellid) n'en était que le régisseur. Il se faisait ainsi le porte-parole d'une tendance favorable à l'introduction de la Numidie dans la propriété de Rome.
La seconde était brièvement exposée par les envoyés de Jugurtha qui, selon Salluste, étaient chargés de présents pour les sénateurs : « ...Des problèmes ont surgi dans le royaume numide où Jugurtha doit être jugé selon ses actes. Or, vous l'avez eu comme ami et allié à Numance. » Il n'est pas question ici d'une quelconque allégeance à l'égard de Rome. Jugurtha accepta cependant l'arbitrage d'une commission de dix personnes qui présida au partage du royaume. Toujours selon Salluste, Jugurtha reçut la partie de la Numidie « la plus fertile et la plus peuplée » qui touchait à la Maurétanie, tandis qu'Adherbal « eut celle qui, tout en comptant plus de ports et de belles constructions, avait moins de ressources naturelles que d'apparence. » [15]
Ceci se passait en 117 avant Jésus-Christ, un an à peine après la mort de Micipsa. Dans le récit de Salluste, on assiste alors à une pause. L'auteur esquisse légèrement l'aspect général et la physionomie de l'Afrique. En même temps, il indique quels peuples l'habitaient à l'origine, quelles migrations successives s'y étaient développées, et enfin quel était l'état politique de ce territoire au moment où commence la guerre de Jugurtha :
« Au temps de la guerre de Jugurtha, la plupart des villes puniques étaient administrées au nom du peuple romain, par des magistrats romains. Une grande partie du pays des Gétules et la Numidie jusqu'au fleuve Muluccha étaient sous la domination de Jugurtha. Les Maures obéissaient au roi Bocchus qui ne connaissait des Romains que le nom et qui ne nous était connu ni comme ennemi ni comme allié. » [16]
Ce qui semble sûr, c'est qu'à Rome, l'habitude était prise d'appeler Numidie la vaste contrée qui s'étendait depuis le territoire de Carthage jusqu'au fleuve Muluccha (Moulouya) et Maurétanie, le pays le plus lointain compris entre la Muluccha et l'Atlantique. La Numidie était un peu mieux connue puisqu'on savait qu'elle était partagée entre deux grandes tribus, ou plutôt confédération de tribus, qui dominaient sur toutes les autres : à l'ouest, celle des Masaesyles qui obéirent, entre autres au célèbre roi Syphax et eurent pour capitale Siga, à l'embouchure de la Tafna ; à l'est, celle des Massyles, avec leur chef, célèbre rival de Syphax, l'aguellid Massinissa, autour de la capitale Cirta (actuelle Constantine) (fig. 2).
Après une trêve de quatre années sur laquelle Salluste n'apporte aucune information, Jugurtha, qui ne s'était pas résigné au partage de la Numidie, prit en 113 l'initiative des opérations et s'attaqua au royaume d'Adherbal qui avait Cirta pour capitale.
Bien entendu, Salluste nous présente, dans sa conception manichéenne du monde, le « méchant » Jugurtha face à un Adherbal paisible et pacifique qui ne désirait même pas répondre par la brutalité, sauf s'il y était contraint. Adherbal se contentait d'appeler au secours ses protecteurs romains. Des ambassades furent envoyées, l'une après l'autre, sans succès aucun. Jugurtha tenait ferme et continuait le siège de Cirta.
C'étaient des Romains et des Italiotes (Togati et Italici) pratiquant le commerce dans les États d'Adherbal, et ayant établi leur centre d'affaires à Cirta, qui avaient protégé la retraite du roi et interdit les portes de la ville à ceux qui les talonnaient. Ils avaient monté la garde aux remparts. On imagine bien que cette attitude des Italiens présents à Cirta n'était dictée que par le désir de conserver leurs intérêts avec un roi à leur merci, plutôt que de se livrer à un Jugurtha qui ne leur aurait pas permis les même facilités.
Diodore de Sicile suit, en la dramatisant encore plus, la version de Salluste pour cet épisode qui fut le casus belli qu'attendaient les ennemis de Jugurtha à Rome :
« Dans une bataille que se livrèrent en Libye les deux rois et frères Adherbal et Jugurtha, ce dernier remporta la victoire, et fit mordre la poussière à un grand nombre de Numides. Adherbal, qui s'était réfugié à Cirta, assiégé dans cette place, envoya des députés à Rome pour réclamer son appui, et prier qu'on n'abandonnât pas, dans un péril si pressant, un roi et un allié fidèle. Le Sénat accueillit cette demande et fit partir des commissaires chargés d'ordonner la levée du siège ; mais Jugurtha n'ayant pas obéi à cette première injonction, les Romains envoyèrent de nouveaux députés pris dans un rang plus élevé que les premiers : ils ne réussirent pas mieux, et revinrent à Rome sans avoir rien obtenu. Cependant Jugurtha avait fait entourer la ville d'un fossé et cherchait par tous les moyens de réduire la place. Dans cette extrémité, son frère Adherbal même vint à la rencontre du vainqueur, offrit de lui céder la royauté et se borna à demander la vie ; mais Jugurtha, sans respecter ni les liens du sang, ni les saintes lois qui protègent les suppliants, fit sans pitié égorger Adherbal, et ordonna en même temps le supplice de quelques Italiens qui avaient suivi le parti de son frère, et qu'il fit périr dans les tourments. » (Diodore de Sicile, Fragments).
En prenant Cirta, Jugurtha venait de reconstituer l'unité du royaume de Numidie. Ce faisant, il n'ignorait pas qu'il se heurterait à l'hostilité de Rome, surtout à la suite du massacre des négociants et trafiquants romains. Mais sa volonté d'unifier la Numidie fut telle qu'il n'hésita pas à payer d'audace.
À Rome, ce fut « l'union sacrée » contre Jugurtha. L'un des tribuns récemment élus au cours de l'année 112, Caius Memmius, enflamma l'assemblée par ses harangues belliqueuses. Il faisait certainement partie d'un groupe de financiers solidaires des négociants d'Afrique.
Talonné par la propagande de Caius Memmius, le Sénat fut contraint de prendre position dès l'automne de l'année 112 en créant une « province de Numidie », désignant ainsi le territoire de Jugurtha comme champ de prochaines batailles. Le sort chargea le nouveau consul pour l'année 111, Lucius Calpurnius Bestia, d'y mener la campagne pour laquelle une armée fut levée et des crédits alloués.
Cette décision surprit fortement Jugurtha, nous rapporte Salluste [17]. Mais « cette guerre, beaucoup de Romains clairvoyants ont voulu et voudraient l'éviter, souligne Gsell ; ils n'ont pas besoin de l'or de Jugurtha pour comprendre qu'elle est inopportune et qu'elle sera très dure... On sait, depuis le temps d'Hannibal, que ces barbares d'Afrique ne sont pas des ennemis à dédaigner. » [18]
Lorsque les armées romaines, sous la direction de Calpurnius Bestia et d'Aemilius Scaurus débarquèrent en Afrique, Jugurtha les laissa pénétrer quelque peu en territoire numide puis il leur proposa une trêve, « en achetant les chefs », nous dit Salluste. Et, poursuit l'auteur, « dans la Numidie, comme dans notre armée, ce fut la paix ». L'année 111 fut donc assez favorable à Jugurtha qui évitait ainsi à son pays les difficultés d'une guerre à outrance. Mais l'opinion publique romaine, manipulée par les financiers, n'acceptait pas ce trop rapide dénouement et exigeait le châtiment des nobles qui s'étaient, parait-il, laissé corrompre par l'or numide.
Encore une fois le tribun Memmius souleva l'indignation du parti populaire et exigea du Sénat de faire témoigner Jugurtha lui-même contre la vénalité des nobles : « Qu'ils soient poursuivis par la justice, dénoncés par Jugurtha lui-même ! » [19]
Pour Jugurtha qui semblait connaître assez bien les méandres de la politique romaine, il n'était plus question de remettre en cause une paix qu'il avait signée avec le consul romain et un prince du Sénat. Aussi accepta-t-il de se rendre à Rome au début du mois de décembre 111.
Les commentateurs de Salluste expliquent différemment l'attitude de Jugurtha au procès des nobles. Pour Saumagne, Jugurtha va nouer des relations avec le parti populaire et, tournant le dos à une noblesse incapable de maîtriser l'irréversible mouvement des forces plébéiennes, il est conduit à devenir l'animateur et l'informateur de cette « conjuration jugurthine »... mais lui-même deviendra à son tour victime de sa propre cabale [20].
C'est ainsi qu'on explique son attitude devant l'Assemblée du peuple où il se tut comme le lui avait demandé le tribun Baebius, acheté lui aussi, selon Salluste, à prix d'or.
Pour Gsell, au contraire, « il n'est pas moins vrai qu'un honnête homme eut pu trouver légitime d'agir comme lui (Baebius) car rien n'était plus humiliant pour la République que cette scène théâtrale où un barbare, qui s'était joué de Rome et souillé de sang italien, était appelé à jeter le déshonneur sur les personnages les plus considérables de l'État. » [21]
En fait, reconnaît Saumagne, le récit de cette première partie de la guerre de Jugurtha sent l'enflure et l'artifice. On y flaire un parti pris d'excitation à froid qui ne parvient pas même à communiquer sa fausse chaleur [22]...
Jugurtha semble avoir séjourné plusieurs semaines à Rome. La fin de l'année 111 marque en effet la désignation de deux nouveaux consuls, tandis que le roi numide est toujours présent à Rome. L'un des deux consuls, Spurius Postumius Albinus, avait tenté d'apporter une solution au problème de la Numidie en suscitant un rival à Jugurtha. L'homme « providentiel » était justement à la disposition des Romains, mais Salluste n'en parle qu'à cette occasion : « Il y avait alors à Rome un Numide du nom de Massiva, fils de Gulussa, et petit-fils de Massinissa. Il s'était déclaré contre Jugurtha lors de la querelle des princes et, après la réddition de Cirta et le meurtre d'Adherbal, avait du quitter en fugitif sa patrie. Spurius Albinus qui, avec Quintus Minucius Rufus, avait succédé à Bestia dans le consulat, s'adressa à cet homme et l'engagea, puisqu'il descendait de Massinissa, à profiter de la haine et de la terreur qu'avaient inspirées les crimes de Jugurtha, pour demander au Sénat de le reconnaître pour roi de Numidie. » [23]
Mais Jugurtha, grâce aux amitiés qu'il avait à Rome, avait été mis au courant de cette nouvelle offensive destinée à le destituer du trône de Numidie. Il eut l'audace, selon Salluste, de faire assassiner Massiva à Rome même. Puis il quitta la ville en prononçant sa fameuse phrase : « Ville à vendre ! Que tu périras vite si tu trouves un acheteur ! »
La guerre va reprendre au début de l'année 110. Jugurtha va tenir tête aux troupes dirigées par le consul Spurius Albinus, en multipliant les manoeuvres de diversion et en appliquant une stratégie qui réussissait d'autant mieux qu'il connaissait parfaitement l'armée adverse. L'aguellid devait savoir également que le consul était pressé et qu'il devait rentrer à Rome avant la fin de l'automne pour des raisons politiques. Spurius Albinus finit par laisser son frère Aulus à la tête de l'armée qui avait pris ses quartiers d'hiver, dans la province Africa, aux frontières de la Numidie. Ce dernier, voyant que son frère tardait à revenir de Rome, et rêvant d'une victoire facile, se mit à menacer Jugurtha de la puissance de son armée.
Il entreprit alors, en plein hiver, le siège de Suthul, lieu nous dit Salluste, où était déposé le trésor du roi numide. On a cherché à identifier, mais sans preuve, Suthul avec Calama (Guelma). Par une habile manœuvre, Jugurtha réussit à l'entraîner, puis à l'encercler avec ses troupes et remporter ainsi une grande victoire sur l'armée romaine.
« Le lendemain, Jugurtha eut une entrevue avec Aulus. Bien qu'il le tienne enfermé avec son armée, bien qu'il ne dépende que de lui de l'exterminer par le fer ou par la faim, il est prêt à prendre en considération l'instabilité des choses humaines. Si Aulus est dispose à traiter il ne fera que le passer sous le joug, lui et les siens, après quoi ils pourront s'en aller où bon leur semble. Mais Aulus aura dix jours pour quitter la Numidie... La nouvelle de ces événements plongea Rome dans la douleur et dans l'angoisse. » [24]
Ainsi Jugurtha prenait-il sa revanche en humiliant Rome et en lui imposant sa paix. C'est alors qu'éclata la suite de cette singulière aventure au cours de laquelle Jugurtha continua à s'illustrer comme le champion d'une Numidie libre.
Ce fut d'abord le frère aîné d'Aulus, Spurius Albinus qui, repoussant le traité signé, et voulant effacer la honte de la défaite, s'embarqua pour l'Afrique, mais devant ses troupes démoralisées et indisciplinées « tira la conclusion qu'il ne lui restait plus rien à faire ».
À ce moment-là, Salluste fait apparaître un nouveau personnage, Quintus Caecilius Metellus, élu consul pour l'année 109 et chargé de conduire la guerre contre Jugurtha. Il se fait accompagner par deux légats, Publius Rutilius Rufus et Caius Marius que Jugurtha avait rencontrés au cours du siège de Numance, vingt-cinq ans plus tôt. Les adversaires se connaissaient donc bien, et les dispositions prises montrent à quel point les Romains craignaient le roi des Numides :
« Jugurtha était, en effet, si fécond en ruses, il avait une telle connaissance du pays, une expérience militaire si grande, qu'on ne savait ce qu'il fallait redouter le plus : son absence ou sa présence, ses offres de paix ou de combat. » [25]
Les différents épisodes qui ont marqué la lutte que Jugurtha soutint contre Metellus et ses lieutenants sont parmi les plus commentés mais aussi les plus controversés du texte de Salluste. Les historiens modernes ont, en effet, tenté, chaque fois que cela était possible, d'identifier les sites où eurent lieu des combats en suivant le texte de Salluste et, en les plaçant ainsi sur une carte, de reconstituer le déroulement de ce qu'on qualifie communément de campagnes de Metellus.
À suivre de si près le texte de Salluste, qui n'était pas un géographe, loin s'en faut, on risque de tomber dans certaines exagérations, notamment celle des auteurs du « problème de Cirta » qui proposent de revoir toute la géographie politique de l'Afrique ancienne, en remplaçant par exemple Cirta (Constantine), capitale de la Numidie par Cirta Nova Sicca (Le Kef), et en réduisant le théâtre des opérations de la guerre contre Jugurtha à une partie seulement de l'actuelle Tunisie [26]. Or, les distances comme la durée et l'importance des opérations ne sont pas toujours données avec exactitude par Salluste qui se contente souvent d'allusions. Gsell écrivait déjà, dans son Histoire ancienne de l'Afrique du Nord [27] : « En telle matière, Salluste ne se pique pas de la précision et de l'exactitude rigoureuse du grand historien grec Thucydide. Aussi, nous est-il assez malaisé de rétablir la suite chronologique des faits qui nous sont présentes, et impossible de reconstituer l'ensemble des opérations militaires, en les plaçant dans leur milieu géographique. D'autres textes nous permettent de constater l'omission par Salluste d'un événement qui nous parait fort important : la perte de Cirta, dont Metellus s'était emparé en 108, et qui en 106 n'appartenait plus aux Romains. »
Les campagnes de Metellus se sont déroulées au cours des années 109 et 108 avant Jésus-Christ. Encore une fois, Jugurtha va avoir à mobiliser l'énergie et les ressources de la Numidie pour affronter un ennemi dont les troupes ont été grossies et réorganisées. Celles-ci pénètrent en Numidie et occupent la place de Vaga (Beja) qui était un important marché agricole.
La première bataille s'est déroulé, non loin de la, près du fleuve Muthul, dont l'identification a une grande importance (l'Oued Mellegue d'après Gsell, l'Oued Tessa, d'après les travaux de Saumagne).
Jugurtha, sans abandonner les méthodes de guérilla qu'il avait commencé d'appliquer contre l'armée romaine, a tenté cependant, durant l'été 109, une opération de grande envergure au cours de laquelle Salluste nous le montre en train d'exhorter ses troupes et les encourager à défendre leur pays :
« Ensuite, il se mit à parcourir, un à un, escadrons et manipules, les exhortant, les conjurant de se souvenir de leur glorieux passé et de leur récente victoire, et de défendre leur pays et leur roi contre la rapacité des Romains : »Ceux qu'ils vont combattre, une fois déjà ils les ont vaincus et fait passer sous le joug. En changeant de chef ils n'ont pas changé d'âme. Tout ce qu'un général doit faire pour assurer à ses troupes les meilleures conditions de combat, il l'a fait. Ils ont l'avantage du terrain. Ils sont exercés au combat, l'ennemi ne l'est pas ; et ils ne lui sont pas inférieurs en nombre. Qu'ils se tiennent donc prêts et résolus pour fondre sur les Romains au premier signal. Le jour est venu qui va voir soit le couronnement de tous leurs efforts et toutes leurs victoires, soit le commencement de leur ruine.« Il trouve un mot pour chaque combattant. Quand il reconnaît un soldat qui a reçu de lui une récompense, il lui rappelle cette faveur et le donne en exemple aux autres. Selon le caractère de chacun, il promet, menace, supplie, bref, use de tous les moyens pour exciter leur courage. » [28]
Ainsi, en véritable chef militaire, Jugurtha déployait-il une activité inlassable. On retrouvera ce trait de caractère tout au long de sa résistance.
« Jugurtha ne reste pas inactif. On le trouve partout. Partout il exhorte ses soldats. Il recommence le combat. Toujours à la tête des siens, tantôt il vole à leur secours, tantôt il attaque ceux des nôtres qui fléchissent, tantôt il combat de loin ceux qui tiennent ferme. » [29]
Les Romains décidèrent alors d'employer une autre tactique, celle de la terre brûlée, car Jugurtha demeurait irréductible. Mais le roi s'en tenait à la stratégie de la guérilla et du harcèlement des troupes romaines, dont il fit un véritable art militaire :
« Dérobant soigneusement ses déplacements par des marches nocturnes à travers des routes détournées, il surprenait les Romains en train d'errer isoles... Partout où il savait que l'ennemi devait passer, il empoisonnait le fourrage et les rares sources qu'on rencontrait dans la région. Il s'en prenait tantôt à Metellus, tantôt à Marius. Il tombait sur la queue de la colonne et regagnait ensuite précipitamment les hauteurs les plus proches, pour revenir à la charge aussitôt après, harcelant, tantôt l'un, tantôt l'autre. Jamais il n'engageait le combat mais, aussi, jamais il ne laissait un instant de répit à l'ennemi, se contentant de contrarier tous ses desseins. » [30]
La seconde bataille de l'année 109, qui dut se dérouler vers le début de l'automne, jeta une ombre sur les opérations militaires de Metellus, car elle fut un véritable désastre de l'armée romaine devant la ville de Zama assiégée.
Naturellement, le texte de Salluste n'est pas très accablant pour les Romains et, comme pour dédouaner Metellus des résultats limités de sa campagne engagée avec force et éclat, il nous le montre en train de déployer une fébrile activité diplomatique pour capturer Jugurtha par traîtrise. C'est ainsi qu'il entra en contact avec Bomilcar, l'un des lieutenants de Jugurtha, et « le séduisit par les plus magnifiques promesses », à condition qu'il lui livrât Jugurtha, mort ou vivant.
Bomilcar se mit à l'oeuvre et chercha à décourager le roi. Après avoir écouté un moment les mauvais conseils de son collaborateur, Jugurtha ne put supporter l'idée d'un esclavage éventuel et reprit la lutte de plus belle. Profitant d'un relâchement de l'armée romaine, [au cours de l'hiver 109-108] occupée à suivre les intrigues de Marius pour accéder au consulat et remplacer Metellus, le roi numide organisa le soulèvement de la population de Vaga qui massacra la garnison romaine, le jour de la fête des Cereres. Une violente politique de répression suivit ce « coup » de Vaga.
« Cependant Jugurtha, ayant renoncé à se rendre et résolu de recommencer la guerre, s'y préparait avec une ardeur fébrile. Il levait des troupes, cherchait à gagner par la terreur ou par l'appât des récompenses les cités qui s'étaient détachées de lui, fortifiait les places, faisait réparer les armes, en achetait de nouvelles, des traits, des projectiles de toute sorte, pour remplacer ceux qu'il avait livrés dans l'espoir d'une paix. Il attirait à lui les esclaves des Romains, s'efforçait de corrompre les soldats de nos garnisons. Pour tout dire, il n'y avait pas de moyen qu'il ne tentât, d'argument qu'il ne fit valoir, d'occasion qu'il ne négligeât. » [31]
L'échec du complot contre Jugurtha fut également le début d'une nouvelle vie pour le roi dont certains familiers comme Bomilcar ou Nabdalsa avaient trahi la confiance. « À partir de cette époque, il ne connut plus de repos, ni de jour ni de nuit... Au fond ce qu'il craignait, c'était la trahison, et il croyait pouvoir y échapper en multipliant ses déplacements, jugeant que l'exécution de tels desseins nécessite toujours un temps plus ou moins long avant que s'offre un concours de circonstances favorables. » [32]
Pour l'armée romaine également, la campagne de l'année 108 est marquée par un changement dans la stratégie. Metellus, après une attaque surprise au cours de laquelle il ne réussit cependant pas à vaincre Jugurtha, décida de pénétrer au cœur du pays numide et d'engager de longues opérations où il s'attaquerait aux centres qui soutenaient Jugurtha.
À Thala, ville du sud, « dont l'emplacement est discute » [33], la population a résisté quarante jours au siège que lui imposaient les Romains. « Les défenseurs voyant leur ville perdue, transportèrent tous leurs biens, tout l'or et l'argent au palais, et livrèrent tout aux flammes : le palais, les trésors et leurs corps, préférant la mort à la servitude. » [34]
Ainsi, les effets escomptes par les opérations de Metellus se révélaient inefficaces, puisqu'après la perte de Thala, Jugurtha entreprit de former une armée parmi les populations du sud de la Numidie, et renforça ses positions par une alliance avec le roi de Maurétanie, son beau-père, Bocchus.
« Donc, les armées se réunissent en un lieu convenu entre les deux rois. Là, après un échange de serments, Jugurtha cherche par son discours à exciter l'ardeur de Bocchus : les Romains, peuple injuste d'une rapacité sans frein, sont les ennemis de l'humanité. Le motif de leur guerre contre Bocchus est celui-là même qui les arme contre lui, Jugurtha, et contre tant d'autres, c'est leur soif de domination. Ils voient un ennemi dans toute puissance autre que la leur. Aujourd'hui Jugurtha. Hier Carthage, le roi Persée. Demain tout peuple, quel qu'il soit, s'il est trop riche à leur gré. » [35]
Les deux rois s'avancèrent alors vers l'est, en direction de Cirta que Metellus avait occupée et où il avait fait « entreposer son butin, ses prisonniers et ses bagages ». Mais le proconsul romain refusait le combat et se protégeait dans un camp retranché. C'était la fin de l'année 108 et voici que des nouvelles de Rome lui apprirent que son légat Marius venait d'être élu consul chargé de conduire la guerre en Numidie. Marius intriguait depuis longtemps contre Metellus et entretenait des rapports avec un demi-frère de Jugurtha, nomme Gauda.
Comme son prédécesseur, Marius recruta de nouveaux et importants contingents pour rentrer en Numidie. Il y avait déjà une importante armée d'occupation, mais, faute de précisions, il est difficile d'avancer le moindre chiffre. Les combats reprirent au printemps de l'année 107 et Marius, poursuivant la tactique de Metellus, s'efforçait de couper Jugurtha de ses bases d'appui et de ravitaillement. N'ayant enregistré aucun succès, il voulut, à l'exemple de son ancien chef, s'emparer d'une ville du sud. Ce genre d'opérations frappait l'opinion publique à Rome et permettait aux militaires de recevoir une aide accrue.
À la fin de l'été, Marius réussit à occuper Capsa (Gafsa) qui « fut livrée aux flammes. Les Numides adultes furent massacrés ; tous les autres vendus comme esclaves... ». Cet acte, Salluste le reconnaît, était contraire aux lois de la guerre. Le deuil et le carnage se répandaient partout [36]. L'auteur passe ensuite sous silence tout ce qui a pu se produire au cours de l'hiver 107 jusqu'au printemps 106 où une place forte située à la limite de la Numidie et de la Maurétanie, près du fleuve Muluccha (Moulouya), tomba aux mains des Romains qui purent s'emparer du trésor de Jugurtha. Cette longue expédition à travers toute la Numidie, et sur laquelle Salluste ne dit mot, fait l'objet de discussion entre les historiens.
Comment expliquer, en effet, que Salluste ne mentionne pas un trajet aussi long, surtout quand il ajoute que le questeur Lucius Cornelius Sulla (Sylla) a rejoint Marius jusqu'au fortin de la Muluccha ? Sur les invraisemblances du texte de Salluste, est-il utile de répéter qu'il n'existe pas d'autre texte qui permette de le corriger ou de le compléter ? Cependant, il est à constater que la guerre menée par les Romains contre Jugurtha avait pris une tournure particulière et surtout qu'elle se poursuivait depuis plus de quatre ans.
À l'arrivée du questeur Sylla, il n'était pas impossible que, forts d'un gros apport de troupes, le consul Marius puis son questeur cherchèrent à occuper le pays et à risquer de s'enfoncer profondément à travers la Numidie.
« Cependant Jugurtha, qui venait de perdre Capsa et plusieurs autres places importantes, ainsi qu'une grande partie de ses trésors, avait demandé à Bocchus d'amener au plus tôt ses troupes en Numidie : le temps était venu, selon lui, de livrer bataille... Bocchus rejoignit Jugurtha à la tête d'une armée considérable et tous deux, ainsi réunis, marchèrent contre Marius qui était en train de regagner ses quartiers d'hiver. » [37]
Juste avant l'hiver 106, peut-être en octobre, eurent lieu deux batailles, séparées par un intervalle de quelques jours, que se livrèrent les deux armées. Au cours de la première, favorable à l'armée de Jugurtha et de Bocchus, Marius avait réussi à échapper à un désastre et à un massacre de son armée. Jugurtha engagea la seconde bataille près de Cirta :
« Marius se trouvait alors à l'avant-garde où Jugurtha dirigeait en personne la principale attaque. À la nouvelle de l'arrivée de Bocchus, le Numide s'éclipse discrètement et accourt avec précipitation, suivi d'une poignée d'hommes, du côté où combattent les fantassins de son allié. Là, il s'écrie en latin - il avait appris cette langue au siège de Numance - que »toute résistance des Romains est vaine, qu'il vient de tuer Marius de sa propre main « ... Ces paroles jettent l'épouvante dans nos rangs. » [38]
Grâce à cette ruse de Jugurtha, les Romains faillirent connaître une seconde défaite, mais l'intervention de Sylla renversa les chances et la rencontre fut défavorable aux deux rois. Bocchus, décourage, chercha à négocier, tandis que Jugurtha poursuivait, infatigable, la lutte contre Marius. Mais ce dernier, probablement sous l'influence de Sylla, au lieu d'opérations hasardeuses et difficiles dans lesquelles s'enlisait l'armée romaine, préféra la voie des pourparlers avec Bocchus.
Les Romains voulaient amener Bocchus à leur livrer Jugurtha. Hésitant, Bocchus finit par faire croire à Jugurtha que des tractations étaient en cours avec les Romains pour la signature d'un accord.
Jugurtha lui fit répondre qu'il était « prêt à signer et à accepter toutes les conditions mais qu'il n'avait que peu de confiance en Marius. Combien de fois a-t-on déjà signé avec les généraux romains des traités de paix qui sont demeurés sans valeur ! » [39]
Il proposa donc à Bocchus de lui livrer Sylla contraignant ainsi Rome à signer. Le roi maure fit mine d'accepter cette dernière proposition tout en préparant un guet-apens qui lui permit de livrer Jugurtha « chargé de chaînes » à Sylla. Ce dernier le conduisit chez Marius [40], en automne de l'année 105.
Fidèle soutien des Romains, le roi Bocchus fut récompensé en ajoutant à ses États ceux du Numide qu'il avait trahi.
Le récit de Salluste s'arrête presque net à ce point, passant sous silence la fin tragique réservée à l'aguellid numide qui avait âprement défendu l'indépendance de sa patrie. Plusieurs années de guerre avaient été nécessaires pour tenter de venir à bout du redoutable Jugurtha que l'on considérait, en Italie même, comme un second Hannibal. Et encore ne fut-il pris que par traîtrise...
C'est Plutarque qui nous a transmis un récit détaillé de l'exécution de Jugurtha qui eut lieu, le 1er janvier 104, pendant le triomphe de Marius :
« Revenu d'Afrique avec son armée, il (Marius) célébra en même temps son triomphe et offrit aux Romains un spectacle incroyable : Jugurtha prisonnier ! Jamais aucun ennemi de ce prince n'aurait jadis espéré le prendre vivant, tant il était fertile en ressources pour ruser avec le malheur et tant de scélératesse se mêlait à courage !... Après le triomphe, il fut jeté en prison. Parmi ses gardiens, les uns déchirèrent violemment sa chemise, les autres, pressés de lui ôter brutalement ses boucles d'oreilles d'or, lui arrachèrent en même temps les deux lobes des oreilles. Quand il fut tout nu, on le poussa et on le fit tomber dans le cachot souterrain... Il lutta pendant six jours contre la faim et, suspendu jusqu'à sa dernière heure au désir de vivre... », il aurait été étranglé, selon Eutrope, par ordre de Marius [41].
C'est dans la prison du Tullianum, sur le Forum romain, que l'illustre condamné subit ces ultimes supplices. Ses deux fils, qui avaient précédé le char du triomphe, furent envoyés à Venusia, où ils passèrent leur vie dans la captivité.
Le roi du Pont, Mithridate, reprocha aux Romains leur barbarie envers le petit-fils de Massinissa. « Si l'action de Jugurtha fut un essai conscient d'unir tous les Berbères dans une guerre patriotique, c'est en vain qu'on cherchera une preuve dans Salluste, car Jugurtha n'y est que prétexte à un jugement moral sur Rome, et ses chefs » [42], écrit A. Laroui, dans un de ses récents ouvrages, à propos du texte du Bellum Jugurthinum qui constitue pratiquement notre seule source d'étude du roi numide.
Effectivement, toute la première partie de l'oeuvre de Salluste, qui va de la jeunesse de Jugurtha jusqu'à sa résistance à Metellus, a toujours constitué un obstacle pour la recherche d'une histoire impartiale. Les événements de la guerre dite de Jugurtha nous apprennent finalement peu de choses sur ce personnage, hormis quelques détails sur sa jeunesse et sa vie de résistant. Mais que fut le roi ? Comment administrait-il son royaume ? Quelles étaient ses ressources ? Cela Salluste ne le dit pas et aucun auteur ancien ne s'en est soucie, laissant ainsi un aspect important de la vie de cet homme dans l'ombre. C'est ce qui rend d'ailleurs Jugurtha si énigmatique et si attirant à la fois.
Pour la majorité des chercheurs qui se sont intéressés à Salluste et à son oeuvre, la « Guerre de Jugurtha » est considérée plutôt comme une oeuvre de composition harmonieuse où la recherche de l'effet dramatique est prédominant. On peut se demander également dans quelle mesure le séjour de Salluste en Afrique a pu le préparer à raconter la guerre de Jugurtha, car finalement ces événements n'ont été pour lui qu'une occasion pour s'attaquer à la noblesse et montrer les dommages causes à la république romaine par l'aristocratie maîtresse de l'État depuis la chute des Gracques.
C'est sur cette toile de fond qu'apparaît la forte personnalité de Jugurtha, en même temps que tout le tragique de la situation du royaume numide dont l'indépendance va être rendue de plus en plus illusoire au fur et à mesure que Rome s'engage dans sa politique coloniale.
Rédigé le 10/06/2008 à 11:24 dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
Vu par Malek Bennabi
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( I )
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Lorsque nous parlons de la perception d’un individu par un autre, cela signifie que nous cherchons à comprendre la relation qu’il y a entre deux sujets d’étude. Cette mise en relation nous en dira autant sur la personne décrite ici que le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, que sur celui décrivant cette personne, dans le cadre de cet article de Malek Bennabi.
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En effet, celui qui décrit une personne et son action le fait en
fonction d’un regard singulier porteur de son identité individuelle
propre. Dans le regard de Malek Bennabi sur le cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis, nous apprenons autant de choses sur le penseur algérien et sa
pensée que sur le président-fondateur de la l’Association des Oulémas
et chef de file du mouvement réformateur algérien.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de noter que les
deux personnages, étudiés ici, sont deux des plus grandes figures de
l’Islam de l’Algérie contemporaine. Le cheikh Abde el-Hamid Ben Badis
est la grande figure du mouvement réformateur en Algérie.
Il représente, à l’instar du cheikh Mohmmed Abduh en Egypte, le ‘alim
de formation classique s’engageant pour la promotion d’une réforme
culturelle et religieuse. Malek Bennabi, quant à lui, est la figure
même de l’intellectuel musulman connaissant à la fois les références
culturelles arabo-islamiques et la culture occidentale.
Cette double culture permit à l’intellectuel algérien de développer une
pensée singulière à la fois proche de celle du mouvement réformateur
algérien mais en même temps critique vis-à-vis de celui-ci.
Malek Bennabi était conscient qu’il était difficile pour lui de porter
un regard détaché, «neutre», sur l’action d’un homme qu’il avait admiré
et qui fut son contemporain. Il reconnaissait qu’il lui manquait le
recul du temps pour porter un regard global sur la pensée et l’œuvre du
cheikh Abd el-Hamid Ben Badis.
Selon le penseur algérien, «parler de Ben Badis alors que l’écho de sa
voix vibre encore à nos oreilles, alors que sa figure n’a pas encore
pris cette mobilité éternelle qui permet à l’historien de lire ses
traits définitifs, est une tâche quelque peu malaisée pour un homme de
cette génération. Il faudrait plus de recul. Ben Badis est encore trop
près de nous. Son nom nous impose d’abord une image familière de
l’homme que nous connaissons. Nous le voyons marcher de son pas menu
par les ruelles du Vieux Constantine, saluant ce groupe, s’arrêtant à
celui-ce pour demander des nouvelles d’un absent ou d’un malade».
Dans les écrits de Malek Bennabi se rapportant au cheikh Abd el-Hamid
Ben Badis, la question, pour l’auteur de «vocation de l’Islam», n’était
pas tant de présenter celui-ci dans les détails de son existence que de
tirer de la figure du cheikh ce qui pouvait servir à l’édification
culturelle, religieuse et même idéologique de ses contemporains.
Cette question était posée par le penseur algérien dans les premières
lignes du premier article qu’il consacra à Abd el-Hamid Ben Badis en
1953 : «Comment dégager une figure de Ben Badis qui soit valable pour
ses compatriotes qui l’ont connu et pour la postérité ?» «C’est
pourquoi, selon Malek Bennabi, Ben Badis ne doit pas, comme une figure
du passé, être relégué dans une galerie rétrospective. Sa présence
salvatrice parmi nous doit être comme elle l’était dans le combat
islahiste. La présente génération doit reprendre les tâches un peu
oubliées avec le même élan créateur de jadis.»
Dans cette perspective, Malek Bennabi a étudié la pensée et l’action du
fondateur de l’association des Oulémas d’abord dans le but d’inspirer
la pensée et l’action de ses contemporains.
Ainsi il affirmait : «Ce qui nous intéresse davantage, c’est le sens de
sa pensée, de son action dans le cadre social et politique qui se
transforme en fonction de cette pensée et cette action.» [5] Pour cela,
l’intellectuel algérien voulait «procéder un peu à la manière de A. J.
Toynbee en histoire générale, c’est-à-dire cerner du même trait les
causes historiques d’une époque et les effets qu’elles déterminent à
travers la pensée et l’action de ses contemporains».
Au milieu des ruines
Malek Bennabi qui fut, selon Anouar Abdel-Malek, «l’un des premiers
philosophes sociaux du monde arabe et afro-asiatique de notre temps»,
mit, dans tous ses écrits sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis l’action
et la pensée de ce dernier en rapport avec le contexte social qui fut
le sien, c’est-à-dire celui de l’Algérie sous domination coloniale.
«Ben Badis, écrivait le penseur algérien, a vécu dans un cadre social
et politique qui a fourni assurément toutes les motivations qui l’ont
fait agir et penser comme il a agi et pensé. Sa personnalité, c’est le
prisme à plusieurs facettes qui réfléchit tous les aspects de ce milieu
où germent les idées qui vont le transformer.»
De fait, dans tous ses écrits sur Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi
ne se contenta pas de faire le portrait du fondateur de l’Association
des Oulémas mais dressa un véritable «état des lieux» du monde dans
lequel évoluait le cheikh de Constantine.
Cet «état des lieux» du monde arabo-islamique en général et de
l’Algérie en particulier était sous-tendu par la recherche des causes
de l’origine de son asservissement. La décadence et sa conséquence la
colonisation furent sûrement l’une des origines des réflexions de Malek
Bennabi comme de nombreux autres intellectuels arabo-musulmans.
Pour ces hommes de foi et de culture, la domination européenne
provoqua une véritable «crise occidentale dans la pensée
arabo-islamique».
«Pourquoi sommes-nous dominés ?» ; «Qu’est-ce qui a provoqué notre
chute ?» ; «Où avons-nous failli ?» ; «Comment redresser la
situation ?» ; «Comment promouvoir une renaissance politique et
culturelle du monde arabo-islamique ?» Tels étaient les réflexions et
les questionnements des intellectuels arabo-musulmans de l’époque.
Pour Malek Bennabi, «le monde musulman émerge de l’ère post-Almohade
depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette.
Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne parvient pas encore à le
reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa déchéance séculaire, qui
l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la
colonisabilité, a conversé néanmoins ses valeurs plus ou moins
fossilisées».
L’efficacité de l’idée islamique, écrivait le penseur algérien, «ira
diminuant tout au long de l’ère post-almohadienne, jusqu’au moment où
sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le contact brutal avec
la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les
pires conditions».
Selon Malek Bennabi, la crise du monde arabo-islamique en général et de
l’Algérie en particulier devait être comprise à deux niveaux
différents : premièrement, les causes internes de la décadence qui
avaient permis la domination par l’impérialisme ocidental et la
colonisation ; deuxièmement, l’action propre de la colonisation et de
l’impérialisme.
L’une des causes de la décadence interne du monde arabo-islamique, sur
laquelle Malek Bennabi insiste particulièrement dans ses écrits sur Abd
el-Hamid Ben Badis, était le mysticisme, le maraboutisme, qui avait
envahi toute la société maghrébine, maintenue dans un véritable état
léthargique depuis le fin de l’ère almohadienne.
Malek Bennabi ne condamnait pas la mystique en tant que telle mais les
dérives qui l’avaient transformée en un élixir permettant aux sociétés
musulmanes de ne pas affronter les réalités de leur propre défaillance
en se réfugiant dans un monde uniquement métaphysique. Le maraboutisme
était devenu dans ces conditions une sorte d’ «opium du peuple», pour
reprendre une formule devenue célèbre.
De fait, le mouvement islahiste algérien, et Abd el-Hamid Ben Badis à
sa tête, s’attacha à combattre avec vigueur le maraboutisme et ses
dérives.
Selon l’intellectuel algérien, «la pensée islahiste s’est traduite
surtout dans ce combat contre un mysticisme de Bas-Empire
post-almohadien […]. La civilisation musulmane avait perdu son essor
depuis longtemps.
La pensée mystique musulmane a subi le sort de toutes ses valeurs
culturelles, avant d’aboutir avec elle au naufrage où tout s’est
englouti, au cours des siècles post-almohadiens. Plus que toute autre
valeur, elle était exposée à la perte de ses prestiges dans cette
dégradation générale».
Pour Malek Bennabi, les dérives de la mystique musulmane étaient l’un
des symptômes les plus marquants du déclin du monde arabo-islamique.
«Il suffirait de situer la pensée mystique à deux époques, nous dit le
penseur algérien, pour sentir sa chute vertigineuse : l’époque où elle
était incarnée par un Hassan El Basriou un Soufyan Eth-Thouri et
l’époque où elle portera une livrée faite de mille pièces pour
mobiliser l’austérité du derviche ou du charlatan, aux yeux des foules
crédules rêvant d’un paradis à bon marché.
Au demeurant, la livrée rapiécée sera parfois même sur le dos d’un gai
luron comme ce muphti de l’Est européen qu’on voit avec son cafetan
symbole de pauvreté, hanter ces hôtels de luxe où descendent les
délégations qui viennent à des congrès islamiques, où après toute sa
bonne humeur vaut mieux que l’hypocrite bigoterie qui l’entoure.
La pensée mystique n’a pas subi d’ailleurs que ce travestissement vestimentaire risible mais innocent au cours des siècles.
D’autres travestissements l’ont déshonorée davantage quand elle fut
adoptée comme une fausse clef par ces sectes batinites ismaéliennes et
qarmates qui voulaient s’introduire dans la cité musulmane pour la
détruire. Et l’on peut se demander ce qu’elle fut réellement dans
l’attitude étrange d’un Halladj ou dans l’œuvre énigmatique d’un
Mohieddin Ibn Arabi ?
En tout cas, après avoir été l’emblème du sursum corda dans une société
tendue à la réalisation de l’idéal le plus élevé sur le plan spirituel
comme sur plan temporel, la pensée mystique devint le signe d’une
société dissoute qui n’avait plus la notion claire de sa place et de sa
mission sur terre.
Dans les siècles post-almohadiens, on devenait mystique par une sorte
de panique communiquée à l’âme par le naufrage d’une société qui était
à l’heure tragique du sauve-qui-peut.»
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( II )
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En plus des causes internes du déclin du monde
arabo-islamique, Malek Bennabi met en avant l’impact de la colonisation
sur l’environnement social dans lequel le cheikh Ben Badis a évolué.
Cet environnement marqué par la défaite et la soumission de l’Algérie à
la colonisation française fut, selon le penseur algérien, un facteur
décisif pour la formation intellectuelle et de l’engagement du cheikh
de Constantine.
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Pour l’auteur de Vocation de l’Islam, le fait qu’Abd el-Hamid
Ben Badis vienne de cette ville, durement marquée par l’occupation
coloniale, n’était pas anodin. «On peut, écrit Malek Bennabi, alors
procéder le long de cette direction à quelques sondages de l’histoire
comme on procède pour dresser une carte géographique. Le premier
sondage doit se faire au niveau des causes qui ont déterminé la
vocation du cheikh. Aucune ville algérienne n’a gardé, comme
Constantine, avec la même intensité tragique, le souvenir de
l’installation du colonialisme dans ses murs.
Dans le Vieux Cirta, un monde détruit, mais dont les vestiges
prestigieux subsistaient dans les murs, les usages et parfois dans les
visages mêmes de ces lieux, n’a pas cessé de parler aux générations qui
s’y sont succédé jusqu’à celle de Ben Badis. Le nouvel ordre s’est
installé sur ces ruines et ces vestiges. Il faut imaginer ce que sera
le choc de cette génération constantinoise qui a vu la mosquée de Salah
Bey devenir la cathédrale de la ville…»
C’est dans le désastre de cette Algérie dégénérée par plusieurs siècles
de décadence et de soumission à la colonisation française, selon Malek
Bennabi, que l’on devait rechercher l’origine de l’action et de la
pensée du cheikh Adb el-Hamid Ben Badis ; action et pensée dont le but
était de relever ce pays humilié et meurtri par la colonisation. «Ben
Badis, affirmait l’intellectuel algérien, est venu au moment crucial
d’une débâcle sans nom. Il est tragique de naître et de méditer parmi
les ruines d’un monde anéanti qu’il faut reconstruire.» Malek Bennabi
poursuivait : «Ben Badis a médité sur le monde post-almohadien dans sa
cité natale au plus sombre de son histoire.
Avec quoi pouvait-il concevoir sa résurrection. La doctrine était
claire : ce qui constitue une nation, c’est la foi, la culture, la
fierté du passé. Tant qu’un peuple ne les a pas perdues, il est libre
même s’il est enchaîné. C’est ce qu’il écrit dans ses séances
d’édification «qui constituent la préface ou l’éditorial de chaque
numéro du Chihab».
Ici étaient résumés les thèmes que l’islah algérien défendit tout au
long de son histoire : défense de la foi islamique, de l’histoire et de
la culture comme fondement de l’identité nationale algérienne.
L’homme de l’islah algérien
Loin de condamner toute forme de mysticisme ou d’ascétisme, Malek
Bennabi saluait la profonde spiritualité du cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis qui fut, pour le penseur algérien, le moteur de son engagement en
faveur du mouvement réformateur en Algérie : «Il était un croyant
fervent. C’est assurément ce trait-là qui est essentiel pour l’étude
d’une vocation qui marque, si puissamment, l’islahisme algérien.»
Pour Malek Bennabi, le cheikh Ben Badis était plus qu’un croyant
fervent. Il était un véritable mystique au sens le plus noble du
terme : «Dans le cours de sa vie et dans toutes les alternatives de
celle-ci, qu’il médite ou qu’il enseigne, qu’il parle ou qu’il écrive,
la figure de Ben Badis garde toujours un trait mystique. A la fin de sa
vie, c’est son trait essentiel sinon son unique trait. Pourtant, l’idée
de présenter un portrait de Ben Badis mystique serait accueillie plutôt
comme une originalité dans cette Algérie qui a mené, avec lui et
derrière lui, le combat de l’Islah.»
Ainsi, le penseur algérien précisait la portée du mysticisme du Cheikh
de Constantine : «Ben Badis n’a pas endossé la livrée rapiécée des faux
mystiques qui veut frapper l’imagination de ses contemporains. Il a
régénéré une authentique valeur culturelle islamique et l’a incarnée
non pas au-dessus de la mêlée mais au sein d’un combat. Depuis bien des
générations, une vocation mystique avait signifié une nouvelle rupture
au sein d’une société désintégrée, atomisée, réduite en individus.
Voici qu’elle reprend avec Ben Badis sa signification à l’époque de
Hassan El Basri quand le monde musulman était à l’apogée de sa grandeur
temporelle et spirituelle. La pensée mystique était en quelque sorte
reformulée dans le feu de l’action islahiste au sein d’une société qui
retrouvait peu à peu le sens de sa mission.»
En plus de sa fervente croyance et de son mysticisme, Malek Bennabi
replaçait l’action du cheikh Constantinois dans le grand mouvement de
réforme de la salafiyyah qui avait émergé dans le monde musulman au
XIXe siècle, grâce à l’action de Djamal ed-Din al-Afghani.
Pour le penseur algérien, le cheikh Ben Badis fut le grand
introducteur de la pensée de la salafiyyah, née au Machrek, en
Algérie : «Le vénérable cheikh était revenu, un peu avant la guerre de
1914, de l’Université d’El-Azhar où il avait brillamment achevé ses
études commencées à la Zitouna. Or, la vieille et prestigieuse
institution égyptienne venait elle-même de subir des transformations
radicales pour l’époque sous la direction de son recteur cheikh Abdou
et sous l’influence de Djamal Ed-Din El Afghani. Si bien que lorsque
Ben Badis arrivait, il pouvait y trouver les éléments idéologiques de
sa vocation.» Tout en replaçant l’action du cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis dans la dynamique de la salafiyyah qui touchait l’ensemble du
monde musulman, Malek Bennabi mettait en avant les sources
spécifiquement algériennes ou maghrébines de la pensée et de l’action
du fondateur de l’association des Oulémas. Peu étudiées, ces sources
spécifiques de la pensée du cheikh Ben Badis étaient, pour Malek
Bennabi, à l’origine de la spécificité de l’islah algérien. Selon
l’intellectuel algérien, «un autre détail biographique pourrait
suggérer une autre réponse. Le cheikh Ben Badis était, on le sait,
constantinois. Mais on sait aussi que Constantine avait été, vers les
années 1895-1900, le centre d’action «islahiste», avant la lettre,
grâce à deux personnages dont nous avions évoqué seulement les noms :
cheikh Ben Mehanna et cheikh Abd El Kader Madjawi. On est donc fondé à
se demander si cette action n’avait pas servi de prémices à l’islahisme
proprement dit, soit directement par les propres idées de Ben Badis,
soit indirectement dans l’ambiance où il avait grandi. Cela nous
mettrait en présence d’une source proprement nord-africaine de tout le
mouvement réformateur en Algérie.» Contre certaines tendances
islamiques qui refusaient de prendre en compte les spécificités
culturelles, sociales et historiques de chaque pays musulman, Malek
Bennabi affirmait, en historicisant la pensée babisienne, les
spécificités de l’islah algérien. Pour lui, l’islah en Algérie avait
pris une couleur, une texture, propre et singulière correspondant à
l’identité et à l’histoire particulière de son pays. Il répondait aussi
à des questions liées à la conjoncture sociale particulière de
l’Algérie sous domination française depuis 1830.
Cet islah algérien était le résultat du mariage fécond entre le grand
mouvement réformateur de le salafiyyah, initié par Djamal ed-Din
al-Afghani, et du mouvement de réforme spécifique à l’Algérie, lancé
par les cheikhs Mehanna et Abd el-Kader Madjawi. Ainsi, Malek Bennabi
affirmait : «L’islahisme a pu aussi, il est vrai, par l’intermédiaire
de Ben Badis, avoir sa source à la fois au Caire et à Constantine. Et
pour notre part, nous croyons qu’il s’agit d’une synthèse.»
Cette synthèse, de la salafiyyah et du mouvement réformateur
spécifiquement algérien, ne s’est pas uniquement effectuée dans un but
intellectuel mais déboucha sur un engagement concret du fondateur de
l’association des Oulémas au service d’une action de réforme culturelle
et religieuse. L’engagement, mu par la foi, du cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis revêtait une importance particulière pour Malek Bennabi. Celui-ci
chercha toute sa vie, non à réapprendre la croyance islamique aux
musulmans, mais à ce que cette croyance retrouve, ce qu’il appelait,
une efficacité, c’est-à-dire que la foi islamique fut le moteur d’une
action politique, sociale et culturelle permettant le redressement du
monde musulman. Contre une attitude quiétiste, Malek Bennabi voulait
redonner à l’Islam sa force mobilisatrice dans une perspective
immanente. De fait, la figure du cheikh Ben Badis en tant qu’homme
d’action était capitale pour le penseur algérien.
Ainsi, il affirmait : «Nous céderions volontiers à la sollicitation de
suivre ses pas. D’abord à son petit bureau de la rue Arbain-Chérif où
il va rédiger son éditorial. Voici qu’il relève la tête pour écouter ce
visiteur, venu de l’intérieur, lui apporter des nouvelles sur la marche
de islah dans le pays. Il donnera des instructions à ce collaborateur
sur le tirage du numéro du Chihab en cours d’impression. Il ira
probablement donner ensuite son cours à ses élèves, à cette génération
formée à son école et qui compte notamment le poète Hamma El Aïd.
Il ira tout à l’heure encore à ce cercle des fidèles de son cours
public, à la petite mosquée de Sidi Kammouch ou de Djemaâ Lakhdar.
C’est son groupe d’Ansar, son état-major avec lequel il dresse les
plans de l’action islahiste et réunit ses moyens. Nous le suivrions
volontiers dans cet itinéraire quotidien auquel chaque jour ajoute une
variété de péripéties nouvelles, parfois extraordinaires, quand il
sera, par exemple, l’objet d’une tentative d’assassinat à la porte de
son domicile, de la part d’un fanatique exalté ou d’un simple assassin
à gages, on se demande encore.» Dans les multiples activités d’Abd
el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi insistait sur son engagement dans la
lutte idéologico-culturelle pour la défense de l’identité algérienne
contre les partisans de l’assimilation et de la soumission au
colonialisme français.
Face à ces figures de la «politique politicienne», la «boulitique»
selon la terminologie algérienne, le fondateur de l’Association des
Oulémas représentait, pour le penseur algérien, l’homme qui défendait
une véritable idée, celle de l’identité arabo-islamique de l’Algérie.
Poursuivant l’idée du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis selon laquelle un
peuple est libre même s’il est enchaîné à condition qu’il n’ait pas
perdu la foi, la culture et la fierté de son passé, Malek Bennabi
affirmait : «Un peuple peut être libre même s’il est enchaîné, c’est
irrationnel. Ce n’est pas le langage de la raison à cette époque où
tout le monde était raisonnable et sage et où l’on se faisait Voix des
Humbles ou Voix Indigènes (32) pour parler à son maître. Quel défi
c’était à la face des ces «zaïms» réunis alors en fédération à
Constantine (33) d’où ils adressaient héroïquement de temps à autre
«une protestation énergique» contre l’inconduite d’un administrateur.
Il faut avoir des idées bien claires sur les origines et le
développement des sociétés pour comprendre la force propulsive d’un tel
défi et sa vertu rédemptrice. C’était le moment de «A Dieu va» quand
l’âme algérienne, échouée fort longtemps sur des rivages silencieux,
reprenait le flot comme une voile déployée dans laquelle soufflait le
destin. Il n’était pas entré, en effet, dans la lutte avec les réserves
et les calculs d’un «zaïm» mais avec le don total de soi et la ferveur
d’un mystique».
Même s’il avait un profond respect pour l’action du cheikh Ben Badis,
Malek Bennabi n’en avait pas moins un regard critique sur l’engagement
politique de l’Association des Oulémas et de son fondateur. Le penseur
algérien dénonçait l’alliance des Oulémas avec les partisans de
l’assimilation au sein du Congrès musulman algérien qui défendaient le
rattachement de l’Algérie à la France, en 1936. Le Congrès approuva le
projet Blum-Violette, prévoyant d’octroyer des droits politiques de
citoyens français à environ vingt mille Algériens parmi les élites.
L’alliance de l’Association du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et avec
les assimilationnistes au sein du Congrès musulman était due, pour
Malek Bennabi, aux faiblesses idéologiques des Oulémas qui entraînèrent
leur fourvoiement dans une politique de compromission avec le
colonialisme.
Selon le penseur algérien, «l’islah tint encore entre ses mains le sort
de la renaissance en mettant à son service les ressources de l’âme
musulmane tirée de sa torpeur. C’était son moment privilégié où le
rapport idée-personne était au profit de l’idée islahiste qui connut
son moment d’Archimède, son apothéose dans le Congrès musulman
algérien, en 1936. Ce triomphe était-il définitif ? Il eût fallu que
les Oulémas n’eussent pas dans leur univers culturel une cause
perturbatrice du rapport idée-personne susceptible de la transformer de
nouveau en rapport idée-idole.
Or, les Oulémas portaient en eux un complexe d’infériorité vis-à-vis
des intellectomanes politiciens qu’ils jugeaient comme leurs
protecteurs. En fait, ils n’étaient pas eux-mêmes suffisamment
immunisés pour ne pas permettre le retour offensif de l’idole déguisée
en «zaïm» faiseur de miracles politiques et, avec lui, le retour de
l’amulette sous la forme du bulletin de vote et le retour des kermesses
maraboutiques sous la forme de zerdas électorales auxquelles eux-mêmes
convièrent le peuple à sacrifier. Les Oulémas ont eu le vertige des
hauteurs sur cette cime où ils avaient porté l’islah, en fondant le
congrès musulman algérien en 1936. Le rapport idée-personne a échappé
de leurs mains de cette hauteur pour tomber dans le bourbier politique
où l’idole a remplacé l’idée. L’islah traîna alors dans le ruisseau où
coulait le champagne des festins électoraux mêlé parfois au sang pur du
peuple versé pour des causes impures bien des fois.»
Au-delà de ces errements politiques, pour le penseur algérien, les
multiples aspects de l’engagement du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis
étaient dus à l’environnement social dans lequel il évoluait. Celui-ci,
ravagé par plusieurs siècles de décadence et soumis à près d’un siècle
de colonisation française, nécessitait l’engagement total d’hommes,
afin de redresser l’Algérie. Cette vision correspond aux idées de Malek
Bennabi qui postulait que l’intellectuel arabo-musulman devait lutter
sur tous les fronts, culturels, politiques, idéologiques, pour refuser
sa condition d’être marginal et demeurer lui-même. Selon Malek Bennabi,
«la polyvalence de son rôle en est une conséquence. C’est le polémiste
caustique, le croyant qui croit en la mission historique de sa
religion, c’est le mystique qui demeure cependant fidèle à la plus
stricte orthodoxie, c’est le pédagogue qui forme une génération
d’intellectuels, le journaliste qui dirige et rédige le Chihab,
l’érudit qui a le courage d’entreprendre la correction et la réédition
du livre d’Abou Bakr Ibn El Arabi : «Awacim min el kawacim. Il est même
à son temps perdu, le poète qui mettra sur les lèvres de la jeune
génération les strophes du premier hymne national. C’est tout cela Ben
Badis et plus encore.»
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Youssef Girard
20-05-2008
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Rédigé le 19/05/2008 à 22:24 dans Histoire, Islam | Lien permanent | Commentaires (0)
Un chercheur essaie de décrypter le mystère de stèles funéraires
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Méconnues, envahies par les herbes parfois même pillées : il faut absolument faire quelque chose pour recenser et protéger les sculptures en bois que l’on trouve dans les cimetières de l’ouest du pays, car elles remontent sans doute à la préhistoire. »
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En 2002, lorsque Farid Chentir, chercheur au Centre national de la recherche préhistorique, anthropologique et historique, spécialiste du paléolithique moyen (45 000 à 22 000 ans) se rend en mission dans la région de Beni Menasser, entre Tipaza et Cherchell, rien ne le prédisposait à s’intéresser aux rites funéraires. « Mais, je me suis retrouvé dans un cimetière musulman, face à des stèles en bois dont j’ignorais totalement l’existence », raconte-t-il. Ces sculptures, baptisées ‘’imenza’’, ce qui signifie « les aînés, les ancêtres », ressemblent à des totems africains aux motifs géométriques gravés dans le bois. « Les appeler simplement ‘’stèles’’ est bien réducteur, car ce mot ne renvoie qu’à un objet figé, précise le chercheur, alors qu’en réalité ‘’imenza’’ est tout un concept qui renvoie à l’histoire : une fois la personne décédée, elle devient un ancêtre. » Chaque tombe en comprend deux. S’il s’agit d’un homme, les stèles se font face. S’il s’agit d’une femme, la deuxième est tournée à la perpendiculaire. Enfin, celles des enfants sont facilement reconnaissables à leur petite taille. Toutes différentes d’une tombe à une autre, elles marquent l’identité du défunt. Mais elles sont toutes construites sur le même principe : un pieu, trois formes superposées — trois ronds, trois losanges, trois triangles — représentant sans doute la tête, le tronc et le bas du corps, et parfois une protubérance sur la tête comme une houppette. Certains auteurs avancent que cela pourrait être lié au culte de la chevelure. « Dans les années 1920 et 1930, des Français avaient déjà signalé ces stèles en bois mais dans d’autres régions. Ils pensaient alors que cette pratique, liée au paganisme berbère, avait disparu. Or elle persiste aujourd’hui… » Pour l’instant, aucune datation n’a été effectuée sur les sculptures. « Elles remontent sûrement à la période ante-islamique, car l’Islam interdit toute représentation humaine, et ces sculptures ont clairement la forme d’une silhouette. Ensuite, elles sont fabriquées dans du bois, ce qui renvoie à l’origine des monuments funéraires au Maghreb, bien avant que les Musulmans, les Phéniciens importent le ciment ou le marbre. On peut même aller encore plus loin, ajoute-t-il, si on regarde les formes géométriques des gravures. Les ronds, les losanges, les triangles sont identiques à ceux des poteries, des textiles, des tatouages recensés depuis la préhistoire et qui dateraient, au moins, du néolithique ». Sur le terrain, les personnes interrogées par le chercheur n’ont pas su donner d’explication sur cette pratique. « Cette méconnaissance est d’ailleurs très intéressante car elle reflète la permanence de la culture, de la civilisation malgré elle ! Mais elle pointe aussi du doigt l’urgence de préserver ce patrimoine. Ces stèles sont de véritables œuvres d’art, elles incarnent tout le génie du monde rural maghrébin. » La pratique des artisans ayant disparu, les sculptures sont aujourd’hui plus rudimentaires, certaines se résument à de simples pieux en bois. Les plus anciennes sont abîmées par le temps, envahies par la végétation ou même arrachées pour être vendues à l’étranger. « J’en ai découvert il y a deux mois dans un cimetière du côté d’Ouled Fayet. Pour l’instant, aucune sculpture de ce type n’a été signalée à l’Est : elles se répartissent vraisemblablement de l’ouest algérois jusqu’au Maroc atlantique. Dans la région de Béni Menasser, j’ai compté douze cimetières. Je pense qu’ils correspondent à la répartition des tribus avant le regroupement colonial de 1889. Après cette date, les cimetières les plus éloignés de la ville ont été abandonnés. Voilà pourquoi Il est urgent de procéder à un véritable travail de recensement, insiste-t-il, car il risque d’être très long et rien ne garantit que les stèles découvertes en 2002 soient toujours là. »
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10-05-2008
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Rédigé le 11/05/2008 à 18:53 dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
Deuxième tome des mémoires d’Ahmed Taleb-Ibrahimi.
La grande désillusion,
trente ans après la mort de Boumediène
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Après le premier tome de ses mémoires publiés en avril 2006, l’ancien ministre Ahmed Taleb Ibrahimi s’apprête dans deux semaines à éditer chez Casbah le second opus, sous le titre Mémoire d’un Algérien, tome 2, La passion de bâtir (1965-1978).
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L’auteur, ancien ministre sous Boumediène et Chadli, médecin de formation, candidat à la présidentielle en 1999, chef d’un parti, Wafa, revient dans cet ouvrage sur ses années dans les arcanes du pouvoir de Houari Boumediène. Boumediène, l’homme qui lit la Fatiha sur la dépouille du cheikh Ibrahimi, le père de l’auteur, décédé le 20 mai 1965, alors que Ben Bella prolongera sa tournée à l’Est pour ne pas assister aux obsèques. D’ailleurs, et sans ambages, Taleb Ibrahimi charge son dernier ouvrage d’une sorte de mission : « Consacrer l’œuvre de Boumediène », ce dernier ayant été, selon l’auteur, ciblé après sa disparition en 1978 par une « politique délibérée et systématique » pour le « faire tomber dans l’oubli ». Le livre s’ouvre donc sur cette année 1965, lorsque, médecin à l’hôpital Mustapha Pacha à Alger, Taleb Ibrahimi désire s’éloigner de la politique, mais le coup d’Etat du colonel Boumediène le rattrape. Cherif Belkacem, ministre de l’Orientation à l’époque, lui propose d’intégrer le gouvernement. Taleb Ibrahimi réfléchit puis dit : « Oui. » « En prononçant ce oui, pouvais-je deviner que j’allais m’engouffrer dans une nouvelle ’’prison’’ qui allait durer plus d’un quart de siècle ? », concluait-il dans son premier opus. Dans le nouvel ouvrage dont El Watan présente des extraits, Taleb Ibrahimi détaille ce riche quart de siècle : les raisons de son adhésion au « redressement révolutionnaire » de 1965, son quotidien auprès de Boumediène, sa politique d’arabisation à la tête du ministère de l’Education, les tensions algéro-marocaines concernant le Sahara occidental, les circonstances du décès du président Boumediène, etc. Avec toujours ce regard sur l’actualité nationale et les désillusions qu’il porte. Taleb Ibrahimi se demande, d’ailleurs, à l’ouverture du livre, où était passées la justice sociale et les promesses de lendemains qui chantent trente ans après la mort de Boumediène.
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11-05-2008
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Tome II des mémoires de Taleb-Ibrahimi
Ce que pensait Boumediène de Bouteflika
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En 1976, Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, voulait proposer à Boumediène la création du poste de vice-président à l’occasion de l’élaboration de la Constitution. Le président Houari Boumediène, selon les révélations de Taleb Ibrahimi dans le second tome de ses mémoires, a refusé cette proposition.
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Le 14 octobre 1978, le président Houari Boumediène, hospitalisé à Moscou pour un « paratyphoïde B », selon des responsables russes de l’époque, révèle à Ahmed Taleb Ibrahimi des confidences quelque temps avant son décès. Des confidences sur les hommes de pouvoir d’hier et d’aujourd’hui. C’est ce que raconte l’ancien ministre dans le second tome de ses mémoires (prochainement publié chez Casbah éditions) dont El Watan a présenté de larges extraits hier. Des révélations qui restent d’une actualité : comment l’actuel président Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, tenait à créer, à l’occasion de la promulgation d’une nouvelle Constitution en 1976, le poste de vice-président. L’histoire semble se répéter si l’on revient avec Taleb Ibrahimi à cette longue discussion nocturne – « de 22h à 4h du matin » – avec Houari Boumediène, malade et fatigué, à Moscou, le 14 octobre 1978. Le président Boumediène semblait, raconte dans son nouveau ouvrage Mémoire d’un Algérien, tome 2, La passion de bâtir (1965-1978), plus rassuré sur son état de santé. Les médecins soviétiques ont écarté le diagnostic du cancer de la vessie et il pense même à préparer son retour à Alger pour tuer dans l’œuf la rumeur qui gronde autour de son absence. Et dans la nuit moscovite, le président appelle Taleb Ibrahimi pour lui dresser un tableau des membres du Conseil de la révolution. Et là, Houari Boumediène révèle à son ministre : « On a beaucoup épilogué sur mes relations avec Bouteflika. La vérité, c’est que Abdelaziz était un jeune homme inexpérimenté, qui avait besoin d’un mentor, j’ai joué ce rôle. Sans doute m’en veut-il de ne l’avoir pas désigné comme "prince héritier" ainsi qu’il le désirait. En effet, lorsqu’en 1976, j’ai chargé Bedjaoui de préparer un projet de Constitution, ce dernier est venu m’informer d’une demande de Bouteflika relative à l’introduction d’une disposition portant création d’un poste de vice-président, élu en même temps que le Président, sur le même ‘‘ticket”, à la manière américaine. A Bedjaoui qui voulait savoir si cette proposition avait mon agrément, j’ai répondu qu’en tant que juriste, il pourrait proposer autre chose sauf introduire un tel article. » Il semble donc que les rumeurs qui foisonnent à Alger depuis des mois autour d’une même proposition – ou deal selon d’autres sources – d’amendement de la Constitution émis par le président Bouteflika rejoignent un ancien désir du locataire d’El Mouradia. D’ailleurs, avant même que le président Bouteflika lance son idée de révision constitutionnelle en 2007, il avait déjà déclaré critiquer la loi fondamentale de 1996. A ses yeux, la Constitution actuelle ne garantit pas le principe de la séparation des pouvoirs, ne permet pas de mettre fin aux interférences entre les prérogatives des institutions ainsi qu’à l’amalgame entre le régime parlementaire et le régime présidentiel. Mais depuis plusieurs mois, à part les appareils satellitaires du régime, aucune confirmation officielle d’une révision constitutionnelle n’est venue dissiper l’incertitude qui plombe tout un pays. Une partie de l’opinion doute des mobiles du chef de l’Etat, interprétant son désir de révision constitutionnelle comme un arrimage de la loi fondamentale à ses propres volontés de rester au pouvoir. Un groupe d’intellectuels, journalistes, militants de la société civile ont créé l’initiative civile pour le respect de la Constitution et lancé un appel qui a recueilli pas moins de six cents signatures. « L’heure est à l’application de la Constitution, pas à sa révision », peut-on lire dans cet appel. Depuis le maintien illégal de l’état d’urgence (en violation de l’article 92 de la Constitution) à l’abus du recours aux ordonnances présidentielles en violation de l’article 124, les cas de non-respect de la loi fondamentale depuis le premier mandat du chef d’Etat sont légion. Ce rappel historique de Taleb Ibrahimi éclaire plus sur les actuelles manœuvres qui se trament sur les hauteurs barbelées d’Alger.
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12-05-2008
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.Bonnes feuilles du second tome d’Ahmed Taleb-Ibrahimi «Mémoires d’un Algérien» La passion de bâtir (1965-1978)
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Le docteur Ahmed Taleb-Ibrahimi qui côtoya longuement le président défunt, Houari Boumediene, témoigne dans le second tome de ses mémoires sur des faits peu connus du public qui participèrent à l’écriture de l’histoire récente de l’Algérie. Nous donnons ci-dessous, quelques bonnes feuilles qui, sans doute, expliquent quelques aspects demeurés obscurs de la politique de Boumediene et, singulièrement, sur le mystère qui entoura sa maladie. Voici quelques extraits ayant trait aux relations du Dr Taleb-Ibrahimi avec Boumediene, le séjour de celui-ci à Moscou et à Rabat (Sommet de l’OUA), enfin le récit sur les premières manifestations de la maladie qui emporta le président Boumediene.
Au cours de mes premiers pas de ministre, mes relations avec le Président sont espacées et revêtent un caractère professionnel. Accaparé par mes nouvelles responsabilités, je n’ai plus de vie sociale et n’appartiens à aucun clan. Je ne demande audience au Président que si l’affaire est impérative: un différend m’opposant à un collègue et qui requiert son arbitrage, une mission à l’étranger qui appelle ses directives, un besoin en locaux appartenant à d’autres ministères (notamment la Défense nationale) et inutilisés, pour les transformer en établissements scolaires. Je dois dire qu’il me reçoit avec diligence, que la quasi-totalité des demandes au profit de l’Education nationale est satisfaite et qu’il ne cesse d’aiguillonner la politique d’arabisation.
A chaque audience, je pose le problème de la libération de Hocine Aït Ahmed et Mohamed Benahmed, dit Moussa, qu’il m’avait pourtant promise au lendemain du 19 juin 1965. Mon insistance semble l’agacer. C’est pourquoi, de guerre lasse, je renonce à l’évoquer tout en continuant de recevoir la famille d’Aït Ahmed et régler les problèmes de scolarité ou de santé qui se posent à elle. Son neveu Chafik est l’une des rares personnes à qui mon bureau est ouvert chaque fois qu’il désire me voir. On me conseille de faire intervenir le premier cercle des intimes de Boumediene qui, semble-t-il, est seul capable de l’influencer. C’est pourquoi je me rends auprès de Kaïd, Medeghri, Chérif Belkacem et Bouteflika pour poser le problème. Curieusement, j’obtiens la même réponse auprès de mes quatre interlocuteurs.
«Pour Moussa, il m’est plus facile d’intervenir car je le connais et il a travaillé avec nous, mais pour Aït Ahmed, il vaut mieux voir avec le Président lui-même.» Effectivement, seul Benahmed sera libéré. Au cours de l’entretien avec Bouteflika, je me fais accompagner par Ait Chaalal qui approuve mes démarches. Au moment de nous quitter, j’exprime au ministre des Affaires étrangères mon souhait de voir notre ami commun servir dans la diplomatie. Quelques jours plus tard, il est nommé ambassadeur à Rome. Quant à Aït Ahmed(1), il demeure incarcéré et lorsqu’il s’évade, le 30 avril 1966, Boumediene me dit: «J’aurais dû t’écouter.» Je ne formule aucun commentaire.
Autre sujet de mésentente: la torture. Au printemps 1966, je reçois mon ami Claude Roy, écrivain français qui, à deux reprises, a pris ma défense dans les colonnes du journal Le Monde: lors de ma maladie dans les prisons françaises en 1961 et lors de mon incarcération par Ben Bella en 1964. Il m’annonce qu’il est venu à Alger pour protester contre l’utilisation de la torture par les autorités algériennes dont je suis partie prenante.
Je lui exprime mon étonnement et mes doutes. Il me remet alors un dossier sur la question. Armé de ce dossier, je demande à voir Boumediene pour lui dire pour la énième fois l’horreur que m’inspire la torture. «Si bavure il y a, me dit-il, elle est du ressort d’agents subalternes car j’ai signé personnellement une directive destinée aux services de sécurité interdisant l’emploi de la torture». Et il me montre cette directive interne dont j’entends parler pour la première fois. Je lui fais remarquer que cela ne suffit pas -et qu’il faudrait, si les informations de Claude Roy s’avéraient exactes, sanctionner les coupables de sévices. Il me promet que cela se fera. Je le quitte relativement rasséréné. Mais le soir, chez moi, je me livre à une profonde réflexion sur les intellectuels et le pouvoir. Je me remémore la figure du sultan Abdulhamid qui a voulu utiliser Djameleddine El-Afghani de même que la figure de Catherine II, impératrice de Russie, despote intelligente et cruelle, qui a réussi à utiliser les philosophes français (Voltaire, Diderot notamment) comme relais d’opinion. Je me demande si, comme eux, toutes proportions gardées, je ne suis pas pris au piège des promesses et des illusions. Est-ce là le lot des intellectuels?
Je ne cesse de répéter à Boumediene que tout ce que réalise le pouvoir en faveur du relèvement du niveau matériel et intellectuel du peuple sera effacé par la moindre atteinte aux droits de l’homme, par un seul acte de torture. Comment le citoyen algérien peut-il être tranquille s’il sent que son honneur, sa dignité et sa vie sont à tout instant à la merci des services de sécurité? Je m’appuie sur un verset coranique qui m’a toujours interpellé: «Puissent-ils adorer le Seigneur de ce temple Qui veille à leur nourriture, les mettant à l’abri de la faim, et assure leur sécurité, les délivrant de la crainte» (CVI, Set 4). Si pour adorer Dieu, Celui-ci doit nous garantir le bien-être et la sécurité, a fortiori pour adhérer à un régime politique, ce dernier doit nous préserver de la faim et de la peur.
L’essentiel est de rester lucide, d’agir selon ses convictions et de ne jamais perdre l’estime de soi-même: lorsque Aragon chante les louanges de Staline, il n’est plus Aragon.
On peut dire aujourd’hui que Boumediene a passé les trois
premières années à consolider son pouvoir en luttant sur plusieurs
fronts:
-sur le front intérieur, en gérant au mieux les
contradictions au sein du Conseil de la Révolution. Il rencontrera des
difficultés parmi ses compagnons qui lui reprochent ou l’absence de
concertation ou d’être prisonnier du groupe d’Oujda (Kaïd, Medeghri,
Bouteflika, Chérif Belkacem). C’est ainsi que l’on assiste à la
défection de Ali Mendjli, Boumaza, Mahsas puis à la tentative de coup
d’Etat dirigée par le colonel Zbiri, soutenu par le colonel Youcef
Khatib puis à la tentative d’assassinat du Président Boumediene.
Celui-ci aura, par ailleurs, à affronter ses adversaires politiques qui
ont condamné l’action du 19 juin, à l’intérieur de l’Algérie
(regroupement de la gauche dans une organisation clandestine,
l’Organisation de la Résistance populaire) et à l’extérieur (le parti
de la Révolution socialiste de Boudiaf, l’Organisation Clandestine de
la Révolution algérienne de Lebjaoui et à partir de 1968, le Mouvement
pour la Défense de la Révolution Algérienne de Krim Belkacem).
-à l’étranger, le timing choisi pour le renversement de Ben Bella desservait le nouveau régime puisqu’il se situait à la veille de la tenue à Alger d’un événement important pour le Tiers-monde, la seconde Conférence afro-asiatique après Bandung: réprobation à Moscou, perplexité au Caire, condamnation par les pays progressistes africains, silence pesant à Pékin. Les différents courants de la gauche arabe y voient «un virage à droite», l’Arabie Saoudite une action communiste, tandis que le Parti communiste français la qualifiait de «fasciste» et se lançait dans une campagne tous azimuts pour isoler l’Algérie(2)
Plus tard, Boumediene me confiera qu’il s’est parfois senti mortifié par l’accueil de ses pairs lorsqu’il a assisté, en tant que chef d’Etat, à des réunions africaines.
Il a fallu attendre la guerre des Six-Jours de juin 1967 pour voir Boumediene remonter la pente quand, traduisant les sentiments du peuple algérien, il déclara la guerre à Israël, se rangea aux côtés de l’Egypte, de la Syrie et de la Jordanie en leur fournissant hommes, armement et toute forme d’aide, rompit ses relations diplomatiques avec les USA et interdit l’exportation de pétrole à destination de ce pays et de la Grande-Bretagne en raison de leur soutien à l’agression israélienne.
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Les voyages de Boumediene
La première visite officielle du Président est réservée à l’Union soviétique et elle se déroule du 14 au 17 décembre 1965. Ce choix est certainement dicté par la volonté de démentir cette idée répandue alors, à savoir que le changement du 19 juin 1965 a pour objectif principal l’abandon de la voie socialiste initiée par le Président Ben Bella, le seul haut responsable algérien à avoir reçu les plus hautes distinctions soviétiques: «Ordre de Lénine» et «Héros de l’URSS».
L’accueil à l’aéroport est plutôt froid, ce qui indispose Boumediene. Et lorsqu’il prendra connaissance du programme officiel de la visite, son exaspération est à son comble. En effet, la réception au Kremlin - consécration suprême de toute visite de Chef d’Etat ami - n’y figure pas, elle est remplacée par un meeting dans une usine. Boumediene décide d’écourter sa visite et de prendre le chemin du retour dès la fin des entretiens officiels fixés au lendemain matin.
Ceux-ci ont lieu au Kremlin. Podgorny, Président du présidium du soviet suprême, les ouvre en donnant la parole à Kossyguine, Chef du Gouvernement. Celui-ci se lance dans un long développement sur la politique intérieure et extérieure de l’URSS, sans s’attarder sur les relations bilatérales qui «sont bonnes mais méritent d’être. clarifiées» (allusion au 19 juin). Sur ce point, Boumediene l’interrompt en ces termes: «Je demande au camarade Kossyguine de parler sans mettre les formes, car nous sommes venus pour dissiper tout malentendu.»
(...) S’agissant de la politique extérieure, Kossyguine brosse un tableau détaillé des conflits régionaux et des interférences étrangères, tout en mettant l’accent sur le rôle négatif de la Chine populaire, son rival idéologique, «ce qui sert, dit-il, les intérêts de l’impérialisme.» Il invite l’Algérie à «consolider le camp socialiste» en coopérant davantage avec les pays socialistes à travers le monde.
Kossyguine donne ensuite la parole à Boumediene: «Nous sommes au mois de décembre, c’est l’heure des bilans, je vous écoute». Boumediene improvise alors un exposé remarquable, en arabe, sur «l’Algérie qui a combattu vaillamment le colonialisme et qui oeuvre patiemment pour reconquérir son indépendance, sa dignité et sa souveraineté en comptant uniquement sur ses ressources matérielles et humaines et en restant fidèle à ses valeurs traditionnelles, notamment au principe de justice sociale qui fait de nous les défenseurs acharnés d’une distribution équitable du revenu national au bénéfice de tous les Algériens». Il évoque dans le détail nos efforts pour bâtir une société socialiste, et nos projets dans tous les domaines: éducation, santé, communication, industrialisation, réforme agraire, etc. Il brosse un brillant tableau de l’Algérie telle qu’elle est (l’ampleur de la tâche et la modicité des moyens, notre indigence en cadres et la force de notre foi) et telle qu’il la rêve.
Cet exposé qui nous a permis de découvrir le Boumediene des grands jours, impressionne nos interlocuteurs. Kossyguine conclut les entretiens en ces termes: «Ce qui nous réjouit, c’est votre engagement de rester dans la voie socialiste. Vous avez des ressources naturelles et des cadres révolutionnaires pour bâtir un Etat socialiste sans chômage et avec un revenu élevé par tête d’habitant.» Et pour dire que les malentendus sont dissipés, il fait le parallèle des relations entre les peuples d’une part, et les relations entre compagnons d’armes «qui sont différentes» d’autre part. Les intérêts des Etats d’abord. La spécificité du socialisme algérien est reconnue, tel que Boumediene l’a développé devant ses hôtes (...)
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Boumediene et le traité d’Ifrane
Le IXe sommet de l’OUA se tient à Rabat du 12 au 15 juin 1972.
L’ouverture
a lieu à l’hôtel Hilton de Rabat. Les chefs d’Etat sont logés dans des
villas appartenant aux dignitaires marocains (Boumediene est à la villa
de Driss Slaoui) tandis que le reste des délégations est au Hilton. Les
travaux du sommet se déroulent dans le Palais d’hôtes de Rabat. Dans
son discours inaugural, Hassan II rend hommage au rôle du Président
algérien dans la réconciliation Guinée-Sénégal et à sa décision de
retirer à l’OUA l’examen du dossier relatif au différend frontalier
algéro-marocain. Le 13 juin, les 40 pays représentés au sommet adoptent
à l’unanimité une résolution demandant que le prochain sommet des pays
non-alignés se tienne à Alger. Le 14, c’est l’élection du nouveau
secrétaire général de l’OUA.
Toute la nuit du 14 au 15, Mouloud Kassim et moi-même nous la passons à ciseler le discours que doit prononcer Boumediene le lendemain à la séance de clôture qui voit la signature des conventions historiques réglant définitivement le différend algéro-marocain de 1963. La cérémonie a lieu en présence de membres du Conseil de la Révolution et du Gouvernement qui nous ont rejoints le jour-même. Heureux aboutissement, qui réjouit les peuples algérien et marocain, à la suite d’un long processus engagé à Ifrane et poursuivi à Tlemcen. Nous n’avons pas le droit de distraire nos forces dans de faux problèmes, artificiellement créés par l’ennemi. Au contraire, nous devons consacrer toutes nos énergies pour gagner la bataille du développement économique et social.
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La maladie et la mort du Président: Mission à Moscou
Cet événement représente à l’évidence un pas vers la construction du Grand Maghreb. La joie qui se lit sur les visages nous renforce dans la conviction qu’une page est tournée et qu’une étape vient d’être franchie dans cette voie.
Le 20 septembre 1978, à 11 heures, tous les membres du Conseil de la Révolution et du Gouvernement se retrouvent au Palais du peuple, puis se rendent à l’aéroport pour saluer à la fois le Président cubain Fidel Castro et sa délégation qui quittent Alger après un séjour de 24 heures, et le Président Boumediene qui s’envole pour Damas où doit se tenir le 3e sommet des pays arabes, membres du «Front de la fermeté».
La délégation qui l’accompagne se compose de Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, de Yahiaoui, responsable exécutif, chargé de l’appareil du Parti, et de moi-même, en qualité de ministre conseiller du Président. Au cours du vol, nous sommes tous les trois intrigués par l’attitude de Boumediene, d’habitude si détendu lors de ses déplacements, et qui, aujourd’hui, se montre taciturne, voire un peu triste. Il n’a pas son cigare habituel et boit sans cesse de l’eau minérale. Par ailleurs, ce n’est pas son médecin habituel qui l’accompagne, mais un urologue en la personne du professeur Abdelhaq Oucherif. Personne n’ose l’approcher, mais je finis par l’interroger sur son état de santé. Il me répond qu’il a une fièvre tenace qui l’empêche de dormir et que son médecin lui a recommandé de ne pas fumer.
Nous arrivons à Damas à 17 heures. Le Président Hafedh Assad est là. Après le cérémonial, nous nous rendons directement à notre réunion, où, après la séance d’ouverture, les travaux vont durer jusqu’à 2 heures du matin. Là aussi, nous remarquons que quelque chose «cloche» chez le Président. Lui, habituellement si patient, si courtois, se montre maintenant irritable et cassant. Le lendemain a lieu la seconde séance, à 10 heures, et Boumediene n’a toujours pas la forme. II nous charge, Yahiaoui et moi, de convaincre George Habache et Nayef Hawatmeh d’arrondir les angles avec Yasser Arafat qui vient de s’envoler pour Amman, en compagnie du Président libyen Kaddafi. Le vendredi 22 septembre, Boumediene réunit toutes les factions palestiniennes, dans une ultime tentative de faire taire leurs divergences. Après la séance de clôture qui se tient le samedi 23 septembre à 22 heures, notre hôte, le Président Hafedh Assad, insiste pour que Boumediene passe la nuit à Damas, avant de s’envoler le lendemain pour Alger. Mais à la surprise générale, celui-ci s’obstine à vouloir partir sur-le-champ, prétextant qu’il ne peut ajourner le conseil des ministres du dimanche.
(...) Le dimanche 24 septembre, nous débarquons à Alger, à 4 heures du matin. Nouvelle surprise, nous l’entendons demander à Allahoum, Secrétaire général de la Présidence de faire annuler le conseil des ministres prévu ce jour. Je me repose chez moi, lorsqu’à 15 heures, Allahoum me téléphone pour m’annoncer que le Président souhaite me voir. A la Présidence, je retrouve Bouteflika, et nous sommes introduits dès notre arrivée, auprès de Boumediene. A notre grande stupéfaction, il prononce les phrases suivantes, ponctuées de longs silences -Je ne vous ai pas appelés en tant que ministres, mais en tant que frères...-Je, vous ai appelés pour une question personnelle...-Il. s’agit d’un problème de santé... -Un problème grave...
Je m’empresse de lui demander s’il s’agit d’un problème cardiaque. Après un moment, il finit par nous expliquer que c’est l’appareil urinaire qui est affecté. Il a fait une hématurie le 12 septembre dernier et les radiographies ont révélé une tumeur maligne de la vessie. Puis il nous quitte, feignant d’aller aux toilettes. Au bout de quelques minutes, il revient pour s’enquérir du résultat de nos réflexions. Je prends la parole pour souligner qu’il est difficile d’établir un diagnostic définitif sur la base d’une radiographie, aussi précise soit-elle. Il répond que le professeur Oucherif a montré les radios à son patron parisien, le professeur Couvelaire, (en prétendant qu’il s’agissait de son père) qui a confirmé le diagnostic. Il a ajouté: «Pour assurer la discrétion nécessaire sur mon état de santé, mieux vaut envisager un traitement à l’étranger. Mais vous risquez de me ramener dans un cercueil. Faites-moi vos propositions en excluant au préalable la France, pour de multiples raisons.»
Nous évoquons d’abord les USA où la médecine a réalisé les plus grands progrès. Il écarte cette hypothèse car, dit-il, «le secret n’est pas assuré, sans compter le danger que représente la CIA: nous serions dans la gueule du loup»...Alors Bouteflika et moi avançons des pays européens comme l’Allemagne, la Suisse, la Suède, l’Autriche, etc. Mais à chaque fois il fait la moue. II reste l’URSS, dit Abdelaziz. Sur le visage de Boumediene, se lit une sorte de satisfaction et je comprends alors que sa décision était prise, mais qu’il voulait nous y amener, nous aussi, insensiblement. Il me demande de me préparer à quitter rapidement Alger pour Moscou, afin de rencontrer Kossyguine, chef du gouvernement soviétique, et préparer avec lui les conditions de son hospitalisation. Bouteflika déclare: «Le choix de Si Ahmed pour cette mission est d’autant plus judicieux qu’il est médecin». Et Boumediene de répliquer: «J’ai déjà dit que je vous ai appelés en tant que frères.» Nous prenons congé du Président et restons ensemble Bouteflika et moi un long moment, sur le seuil de la Présidence, abasourdis, incapables d’échanger des paroles ou des impressions sur ce que nous venons de vivre.
Le 26 septembre, Boumediene demande à me voir, mais cette fois chez lui, à Zéralda. Je le trouve physiquement fatigué et moralement affaibli; il se plaint toujours de fièvre, d’inappétence, de diarrhées. Son épouse, très éprouvée, est près de lui. J’essaye la psychothérapie pour lui apporter un peu de réconfort. Il me donne ses dernières instructions avant mon départ pour Moscou et me demande également de voir le professeur Oucherif que je rencontre le lendemain, à la Présidence. Nous avons une discussion médicale au cours de laquelle j’évoque la possibilité d’une bilharziose, en raison d’un long séjour au Caire, car elle est susceptible de donner une image radiologique évocatrice d’un cancer de la vessie. Le professeur Oucherif, fort de l’avis de ses professeurs, s’en tient au diagnostic initial.
Le 27 septembre, Bouteflika m’accompagne à l’aéroport où, à 13heures, je prends l’avion d’Aéroflot pour Moscou, via Budapest. Je suis accueilli par Chvedov, directeur des affaires africaines au ministère soviétique des Affaires étrangères, qui me conduit dans une villa d’hôte, la n°l1, sur le mont Lénine. Tout au long du trajet, Chvedov veut connaître les sujets que je souhaiterais aborder avec le Président Kossyguine. Le lendemain, à 14 heures, Kossyguine, accompagné de plusieurs collaborateurs, me rejoint à la villa n°11 pour une séance de travail. Je demande une rencontre en tête-à-tête au cours de laquelle je lui expose, en la forme, les véritables raisons de mon déplacement: le Gouvernement de l’URSS est-il prêt à prendre, dans la discrétion la plus absolue, la responsabilité d’assurer des soins appropriés au Président Boumediene qui, selon les radiographies que je lui remets, serait atteint d’une tumeur de la vessie?
Tout en exprimant les sentiments d’affection et d’estime qui le lient au Président Boumediene, Kossyguine dit qu’il ne peut me répondre sur-le-champ et me fixe un rendez-vous pour 15 heures. En fait, il est de retour à midi trente et m’annonce qu’il a informé le camarade Brejnev de la situation. Ce dernier, en présence du ministre de la Santé, a réuni une commission d’académiciens qui se déclarent prêts à assurer la mission qui leur est demandée, ajoutant que des centaines de cas similaires ont déjà été traités par eux.
Je téléphone à Allahoum, selon un code convenu entre nous, pour l’informer du résultat de ma démarche, et le 29 septembre à 16 heures, Boumediene arrive par un courrier spécial, accompagné de son épouse, de Bouteflika, du directeur du protocole Mouloud Hamrouche, du responsable de sa sûreté personnelle, Abdelmalek Kerkeb et du professeur Oucherif. Pour l’accueillir, nous sommes trois: Kossyguine, Chvedov et moi. (...) Du 30 septembre au 5 octobre, tous deux résidons ensemble à la villa n°11 que nous ne quittons -discrétion oblige- que pour nos visites quotidiennes à Boumediene. Les médecins sont très stricts quant à la durée de nos visites, mais le Président réagit, arguant que celles-ci font partie de sa thérapie.
Au fil des jours, nous le voyons de plus en plus reposé et détendu. Le 2 octobre, Chvedov nous rend visite, pour nous apprendre «une bonne nouvelle», dit-il. Les médecins s’orientent de plus en plus vers l’élimination du diagnostic relatif à la présence d’une tumeur maligne. Reste la fièvre dont ils essaient de détecter l’étiologie. Lors de cette visite, notre hôte m’offre un Coran et le «Sahih de Boukhari», tous deux imprimés en URSS.
(...)
Le 3 octobre, nous l’informons de l’arrivée d’un message que,
précisément, le souverain marocain vient de lui envoyer, accusant
l’Algérie d’escalade militaire au Sahara occidental. Il nous demande de
préparer une réponse, à la lumière de ses directives, à laquelle nous
nous consacrons toute la journée et la soirée du 4 octobre et qui sera
publiée à la «une» de nos quotidiens du 5 octobre, sous le titre: «Jamais aucun soldat algérien n’a franchi les frontières nationales, celles que nous avons scellées ensemble en 1972» avec cette profession de foi: «Le
moment est de dire avec la plus grande solennité qu’il n’y a aucun
contentieux bilatéral entre l’Algérie et le Maroc. Nos peuples doivent
le savoir et le monde aussi. Il est vrai qu’il n’est pas toujours
facile de choisir entre une politique d’intérêts et une politique de
principes. L’Algérie, quant à elle, a choisi, souvent au détriment de
ses intérêts propres, une politique de principes sans laquelle le
peuple algérien ne serait ce qu’il est et ce qu’il doit être». Le 5
octobre, nous lui faisons une visite d’adieu. Il ne cache pas sa
tristesse de nous voir quitter Moscou, Bouteflika se rendant à New York
pour participer aux travaux de l’Assemblée générale de l’ONU et moi,
retournant à Alger. Le 6 octobre, dans la voiture qui nous conduit à
l’aéroport, Chvedov nous informe que le microbe responsable de la
fièvre est identifié: «Le Président souffre d’une simple paratyphoïde B et il pourra reprendre ses activités très prochainement.»
Notre joie et notre soulagement sont immenses quand nous prenons
l’avion pour Paris, escale où nous nous séparons, chacun se dirigeant
vers sa propre destination.
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R.N
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Rédigé le 11/05/2008 à 13:39 dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
... et le droit humanitaire
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Le
Maréchal Soult avait déclaré jadis:»Il n’y a présentement dans le monde
que trois hommes auxquels on puisse légitimement accorder la
qualification de «grands» et, tous trois appartiennent à l’Islam. Ce
sont Abdelkader, Mahamet Ali et Chamyl». L’emir Abdelkader El Djazaïri,
a été une personnalité brillante tant sur le plan militaire que dans le
domaine de l’humanitaire, ce qui laissa Bugeaud,l’illustre maréchal si
infatué de sa personne, la loyauté de qualifier Abdelkader «d’homme de
génie» du haut de la tribune de la Chambre des députés.Oui, cet
illustre homme très attaché à sa religion , symbole de la tolérance, du
respect de l’autrui et du rapprochement entre les religions du livre,
prônait le dialogue de l’humanitaire entant que militaire et homme
d’état. L’origine du droit international humanitaire, est souvent lié
au code Lieber, loi martiale instauré lors de la guerre de sécession,
connu sous le nom de « Instructions for the Government of Armies of the
United States in the Field ». Acte signé par le président Lincoln le 24
avril 1863, qui codifie l’attitude à adopter de la part des forces
armées de l’Union pendant la Guerre de Sécession ou guerre civile. Le
Lieber Code, définit la loi martiale, la juridiction militaire, le
traitement des espions et des traîtres ainsi que des prisonniers de la
guerre civile des Etats-Unis d’Amérique.
La loi martiale est
l’effet et la conséquence immédiate et directe de l’occupation ou de la
conquête. Le territoire occupé par l’ennemi est soumis à la loi
martiale de l’armée d’invasion ou d’occupation, La loi martiale
instaurée lors de la guerre civile des Etats-Unis d’Amérique a aboutit
aux pires des exactions à l’encontre des populations civiles et des
prisonniers. Il fallait sauver les Etats-Unis d’Amérique à n’importe
quel prix. Peut-elle être prise comme modèle pour la rédaction des
conventions de Genève ?
Dire, que bien avant le code Lieber, et
pour sauvegarder la vie des prisonniers des champs de bataille, l’Emir
Abdelkader qui défendait son pays contre l’occupant ( et qui avait
toute la latitude d’instaurer la loi martiale avec ses représailles),
promulgue en 1837 le décret sur la détention des prisonniers de guerre
qui stipulait en particulier les dispositions suivantes :
1)
Tout Français capturé au combat sera considéré comme prisonnier de
guerre et sera traité en conséquence jusqu’à ce qu’une occasion s’offre
pour son échange contre un prisonnier algérien.
2) Interdiction absolue de tuer un prisonnier désarmé.
3) Tout Arabe qui amènera un soldat français captif sain et sauf aura une récompense de 8 douros.
4)
Tout Arabe ayant un Français en sa possession est tenu de le bien
traiter. Dans le cas où le prisonnier aura à se plaindre de mauvais
traitement, la récompense prévue pour l’avoir fait prisonnier sera
supprimée sans préjudice d’autres sanctions.
Le comportement
chevaleresque, la grandeur morale et l’humanité de l’Emir sont reconnus
par ses ennemis. Il institue un règlement humanitaire pour ses
prisonniers, dont sa mère s’en occupe avec une très grande sollicitude.
Ainsi, lorsqu’en 1841, Mgr Dupuch, évêque d’Alger lui envoya une lettre
demandant la libération d’un prisonnier, l’intendant Massot, ce
dernier, retrouva sa liberté dignement, en lui remettant son fusil, des
habits neufs de la nourriture et une lettre de l’Emir au Représentant
de l’église, dans laquelle il écrit : « En tant que serviteur de Dieu
et qu’ami d es hommes vous auriez dû me demander non la liberté d’un
seul mais de tous les Chrétiens faits prisonniers ». Et d’ajouter en
invoquant le Nouveau Testament «Faites aux Autres, ce que vous voudriez
qu’on fit à vous-même» que l’évêque serait «deux fois digne de sa
mission, s’il procurait un pareil bienfait à un nombre correspondant de
musulmans languissant dans les geôles françaises». La même année eut
lieu à Sidi Khelifa , un échange de prisonniers entre les deux armées.
Cette opération ne fût malheureusement pas renouvelée. La magnanimité
de l’Emir a semé le doute au sein des officiers de l’Armée Française,
allons jusqu’à éviter la procédure des échanges des prisonniers. Un des
officiers supérieur (le colonel de Géry), a confié à Monseigneur Dupuch
: « Nous sommes obligés de cacher, autant que nous le pouvons, ces
choses à nos soldats, car s’ils le soupçonnaient, jamais ils ne
combattraient avec autant d’acharnement ». Effectivement, le Roi
Philippe ne donna aucune suite aux nouvelles propositions de L’Emir
Abdelkader. Animé toujours d’une grande foi, et prônant le dialogue
inter- religieux, l’Emir sollicité par la suite à l’évêque d’Alger la
désignation d’un aumônier : « Envoyez un prêtre dans mon camp. Il ne
manquera de rien. Je veillerai à ce qu’il soit honoré et respecté comme
il convient à celui qui est revêtu de la noble dignité d’homme de dieu
et de représentant de son Evêque. Il priera chaque jour avec les
prisonniers, il les réconfortera, il correspondra avec leurs familles.
Il pourra ainsi leur procurer le moyen de recevoir de l’argent, des
vêtements, des livres, en un mot tout ce dont ils peuvent avoir le
désir ou le besoin, pour adoucir les rigueurs de leur captivité ».
Afin de nourrir correctement les prisonniers, l’Emir était souvent obligé de libérer unilatéralement certains d’entres eux.
En
détention, le trompette Escoffier a eu l’honneur et le privilège de
voir l’Emir Abdelkader lui accroché en cérémonie officielle, la croix
de la légion d’honneur , décernée par le Roi Philippe pour avoir sauvé
son supérieur dans la bataille de Sidi Brahim. En ce temps là, la
convention de Genève n’était pas encore née.
Précurseur du droit
humanitaire en tant que chef militaire, l’Emir Abdelkader le fut aussi
dans sa terre d’exil en Syrie. Il sauva en 1860, 13.000 Chrétiens de
Damas d’une mort certaine aux mains de fanatiques. L’Emir et les siens
firent face, au péril de leur vie, à une foule déchaînée. Ils
refusèrent de leur céder les Chrétiens d’Orient réunis sous leur
protection. Les consuls de France, d’Amérique, de Russie et de Grèce
eurent également la vie sauve grâce au courage et à l’autorité morale
dont jouissait l’Emir. Nombreux, sont les hommes politiques, militaires
et religieux ( l’Imam Chamyl et l’évêque d’Alger) qui lui exprimèrent
leur reconnaissance. L’Emir répondit qu’il ne méritait point d’éloge
pour cela «n’ayant fait que son devoir». Il n’avait agi de la sorte,
précise-t-il «que par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les
droits de l’humanité».«La valeur de la contribution de l’Emir réside
non tant dans son originalité par rapport à la pensée contemporaine que
dans le rappel du fait qu’il fut le précurseur oublié de cette
dernière. La vie et l’œuvre de cet homme emblématique sont d’autant
plus pertinents que ses prises de position n’ont pas été conçues pour
les besoins de la cause qui est présentement la nôtre. Elles
l’anticipent pourtant, en évoquant des thèmes qui sont d’une actualité
brûlante. L’intérêt enfin et surtout de la contribution de l’Emir,
musulman d’une piété irréprochable, est qu’elle fait apparaître l’Islam
sous son vrai jour, pétri qu’il est de tolérance, de fraternité,
d’amour et d’humanité», déclaration de son petit fils Idriss El
Djazairi mettant en exergue l’attachement fidèle de l’Emir aux
principes fondamentaux de l’islam. C’est à travers l’Emir Abdelkader
que l’occident a mesuré l’humanisme de l’islam. A ce sujet, et lors de
l’un de ses discours en faveur de l’Emir Abelkader, Monsieur Jacob
Kellenberger, président du comité international de la croix rouge
déclare : «Je vous épargnerai la liste de tous les articles des
conventions de Genève qui traitent du sujet, mais vous pouvez me faire
confiance que le même esprit les anime. L’Emir a donné à l’avance et
sans le savoir une description fidèle de ce qui constitue aujourd’hui
encore le travail quotidien des délégués du C.I.C.R : apporter
réconfort aux détenus et s’assurer que leurs droits soient respectés,
rassurer leurs familles ». cet aveu, doit être obligatoirement suivie
d’une médaille de l’humanitaire à l’effigie de l’émir Abdelkader. Henry
Dunant à qui nous léguons une part d’Algériannité, a certainement
beaucoup appris du père de la nation Algérienne.
En conclusion,
en consultant les quatre conventions de Genève, on sent planer l’esprit
du décret de 1843, des évènements de 1860 et des différents actes
humanitaires de l’Emir Abdelkader en faveur des prisonniers. Par sa
pensée comme par son action, l’Emir a démontré à juste titre
l’universalité des valeurs sur lesquelles repose le droit international
humanitaire.
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« Quand on voit des personnes sans
lumière s’imaginer que le principe de l’Islam est la dureté, la
rigueur, l’extravagance et la barbarie, c’est l’occasion de répéter ces
mots : la patience est une belle chose et c’est en Dieu qu’il faut
chercher refuge».
L’Emir Abdelkader
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par Driss Reffas
Membre du Conseil d’Administration
du Croissant Rouge Algérien.
11-05-2008
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Rédigé le 11/05/2008 à 08:06 dans Histoire, Islam | Lien permanent | Commentaires (0)
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