S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Sortie le 19 février 1964, la dramédie musicale du duo Jacques Demy et Michel Legrand, révélant Catherine Deneuve, avait reçu la Palme d’or à Cannes !
Ne pleure pas… On ne meurt d’amour qu’au cinéma !
Madame Emery a beau être rassurante, sa fille Geneviève ne peut retenir ses larmes. La jeune demoiselle de Cherbourg (elle n’a pas de sœur jumelle à Rochefort, non, pas encore) est enceinte et son petit ami est parti se battre en Algérie ! Et nous aussi, spectateurs, attendris par la jeune fille, depuis la découverte en salle de cette histoire magnifiquement enchantée et en chansons, il y a 60 ans (le film est sorti le 19 février 1964), nous ne pouvons que pleurer et chanter avec elle…
Je ne pourrai jamais vivre sans toi… Je ne pourrai pas, ne pars pas, j’en mourrai… Un instant sans toi et je n’existe pas… Oh mon amour ne me quitte pas…
Mais reprenons tout depuis le début ! De quoi ça parle "Les parapluies de Cherbourg" du réalisateur Jacques Demy ? L’histoire se passe en 1957. Geneviève est une jeune fille de 17 ans comme les autres. Enfin pas réellement. Elle vit seule avec sa maman ("dans un très vieil appartement, rue Sarasate", non, ça, c’est un autre), la propriétaire d’une boutique de parapluies. Une boutique bien nommée, "Les Parapluies de Cherbourg". Geneviève est follement amoureuse de Guy. Oui mais voilà, le jeune homme est mobilisé. Il est appelé en Algérie, là où la guerre déchire le pays. Pour lui prouver son amour, Geneviève se donne à lui… De cette nuit d’amour naît une fille. Une enfant sans papa car Geneviève ne dit rien à Guy dont les lettres sont rares. Geneviève qui rencontre un riche bijoutier qu’elle épouse pour éponger les dettes de sa mère. De son retour du front, Guy devient le gérant devient d’une station-service. Il est marié à Madelaine et ils ont un fils. Un jour, Geneviève s’arrête à cette station pour faire le plein. Sa fille est dans la voiture. Les deux ex-amants se retrouvent, oui mais pour se raconter quoi… pour mieux se quitter sans un mot !
Ce film, "Les parapluies de Cherbourg", cristallise toutes les passions avouées de Jacques Demy. Le jeune réalisateur est fan du réalisme de Robert Bresson, lui qui aime travailler l’image et le son, lui qui aime les histoires avec ce satané destin malmenant ses personnages. Le Jacques, il fantasme aussi à propos de la poésie de Jean Cocteau. Malgré le réalisme de ses décors, Demy insuffle aussi cette poésie-là dans ses récits. Jacques Demy adule encore les comédies musicales hollywoodiennes comme "Chantons sous la pluie". C’est décidé, lui aussi, il se met à réaliser des films "en chanté", comme il dit, où les dialogues sont scandés en musique. Et quelle musique !
Il n’y a pas de film de Jacques Demy sans musique de Michel Legrand… le grand Michel ! Alors oui, il faut passer outre ces dialogues chantés. Non, il n’y a rien de dérangeant d’écouter ces amoureux se chanter leur désir, puis leur chagrin et enfin leur désespoir sur les airs symphoniques et pop classieux, pour ne pas écrire "pop classiques", du compositeur. Le tout magnifié par les couleurs du cinéma enchanté de Demy. Catherine Deneuve, la Geneviève de cette histoire, ne chante pas réellement dans ce film. Même si plus tard, dans les années 80, elle prouvera qu’elle sait/peut chanter, sous la direction de Serge Gainsbourg, elle est doublée par Danielle Licari… choriste de Léo Ferré. Juste comme ça, son album solo "Concerto pour une voix" est une pure merveille !
Juste comme ça, si vous désirez rendre hommage à ce chef-d’œuvre du Cinéma français, la ville de Cherbourg a mis en place une visite touristique des lieux de tournage. Une visite qui démarre à la boutique de parapluies. Elle est située 13 rue du port. Vous ne pouvez pas la louper vu qu’une plaque commémorative relate ce tournage. Au départ, il s’agissait d’une quincaillerie. Les décorateurs du film ont donc du tout réaménager. Ils ont tendu de grands draps pour y poser ensuite du papier peint. Ils ont aussi installé un nouveau comptoir et, bien entendu, des centaines de parapluies… comme s’il en pleuvait ! Ah oui, un dernier détail : ne cherchez plus la station-service de Guy, anciennement située Quai Alexandre III, elle n’existe plus aujourd’hui !
Avec Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française, et à travers les traces laissées dans les archives des tribunaux, Marius Loris Rodionoff passe en revue les différentes formes de la désobéissance de soldats réfractaires de l’armée française en Algérie. Compte-rendu, suivi d’un entretien avec l’auteur.
Il faut parfois attendre des décennies avant de mesurer l’ampleur d’un événement et de ses effets sur une société, un pays, un État. Ce qui se passa en Afrique du Nord, et plus précisément en Algérie, de 1954 à 1962, était alors identifié par des périphrases, des expressions, choisies avec constance pour diminuer, démilitariser ce qu’il se passait de l’autre côté de la Méditerranée : « événements d’Algérie », « opérations de police », « actions de maintien de l’ordre », « opérations en Afrique du Nord » ou encore « pacification ». Tandis que les combattants du FLN n’étaient surtout pas nommés, réduits à la qualité de « suspects, terroristes, hors-la-loi ou rebelles ».
Sur le terrain, les combattants du FLN, les militaires français engagés et appelés, les insoumis pacifistes employaient, eux, les mots pour la dire, cette guerre d’Algérie qui changea radicalement l’État français. Il fallut attendre 1999 pour que l’Assemblée nationale vote la reconnaissance de cette « guerre ».
En se concentrant sur les soubresauts au sein de l’armée française durant la guerre d’Algérie, sur les désobéissances, désertions, révoltes qui agitèrent la « Grande Muette », jusqu’à une tentative de coup d’État contre le général de Gaulle, Marius Loris Rodionoff nous donne à comprendre aussi l’évolution de la France depuis les années 1960 jusqu’aujourd’hui. Son livre Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française est issu d’une thèse soutenue en 2013, grâce à une ouverture partielle des archives de la justice militaire, à la faveur de l’arrivée au pouvoir du gouvernement Jospin. Ouverture temporaire : conservées dans une caserne de la ville de Le Blanc, une sous-préfecture de l’Indre, siège en outre d’un célèbre lycée militaire, elles sont redevenues inaccessibles pour des raisons politico-sanitaires : le bâtiment serait gangréné par l’amiante…
L’originalité de l’approche de l’auteur réside dans la mise en regard de réfractaires qui s’insurgèrent pour des choix radicalement opposés : d’un côté ceux — le plus souvent des appelés — qui refusaient de servir cette guerre, avatar de plus d’un siècle de colonisation, et une hiérarchie qui n’hésitait pas à recourir à la torture et aux assassinats. De l’autre, de petits chefs et des officiers supérieurs qui voulaient la mener jusqu’au bout, et par toutes les méthodes, décidés qu’ils étaient à garder la mainmise de la France sur l’Algérie. Dans les deux camps se trouvaient des soldats passés par la résistance, une constatation perturbante parmi d’autres.
Cette autre guerre, au sein de l’armée française, portait aussi en germe l’abandon du service militaire et l’avènement d’une armée exclusivement de métier, a priori obéissante sans réserve. Pas sûr que les citoyen·nes y aient gagné en pratique démocratique.
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Sylvie Braibant. — Vous dédiez votre livre à vos grands-parents, Andrée Tissot-Rodionoff qui vous a donné « le goût de l’histoire » et Nicolas Rodionoff « qui réussit à ne pas partir en Algérie ». Est-ce cela qui vous a mené vers l’étude de la guerre d’Algérie ?
Marius Loris Rodionoff. — En 1960, mon grand-père terminait ses études et il ne voulait pas partir en Algérie. C’était la fin de la guerre, mais en 1961-1962, et jusqu’en 1964, on continuait à y envoyer des appelés, et lui ne voulait vraiment pas y aller. Alors, il a organisé, avec d’autres, des grèves de la faim, plus précisément des grèves de réfectoire, ces grèves qui avaient lieu aussi bien en Algérie qu’en France. Il a fait ce qu’il a pu, il n’a pas été déserteur, il n’a pas été insoumis, mais il a été sanctionné. Il a quand même réussi à ne pas partir, à rester dans sa caserne en France, grâce à un acte de désobéissance.
Mon intérêt pour l’Algérie passe par le lycée Buffon, dans le XVe arrondissement de Paris, grâce à Claude Basuyau, un professeur d’histoire, à la retraite aujourd’hui, qui recueillait, avec ses élèves la parole de témoins, d’abord de déportés revenus d’Auschwitz, puis quand moi je l’ai eu pour professeur, de 2002 à 2004, il faisait la même chose avec les appelés du contingent en Algérie. Et donc j’ai découvert la guerre d’Algérie par cette recherche orale, et aussi par des archives que nous avions consultées. Quand en 2011 je suis arrivé en master, à l’université, mon parcours a croisé celui d’une Franco-Algérienne, écrivaine, donc mon intérêt pour l’Algérie passe aussi par l’intime. Il y avait aussi une question générale, politique, qui m’intéressait : cette mémoire cachée d’un événement fondamental.
S. B. — Vous évoquez donc la « mémoire cachée » de la guerre d’Algérie. Vous citez nombre de sources militaires dans votre ouvrage ; l’accès aux archives sur cette période a donc été possible ?
M. L. R. — Au début des années 2000, avec Lionel Jospin, il y a eu une première ouverture. Elle a permis à des historiennes comme Raphaëlle Branche ou Sylvie Thénault de mener leurs travaux universitaires sur cette période, grâce à des demandes de dérogation. Cette période a duré, mais il restait des pans d’archives totalement inaccessibles, notamment du côté des archives de la justice militaire. Moi, je suis arrivé au bon moment. J’ai commencé ma thèse en 2013, nous étions alors en période d’alternance politique, et les socialistes revenaient au pouvoir. S’ouvrait la possibilité d’accéder aux archives de la justice militaire en Algérie, conservées dans une caserne à Le Blanc dans l’Indre.
Bien sûr, il faut toujours s’y prendre longtemps à l’avance, passer les obstacles des demandes, des autorisations, mais elles sont progressivement ouvertes, ce qui me permet de terminer ma thèse. Depuis, ces archives se sont refermées, avec le changement de gouvernance et la mise en œuvre en 2019 d’une interprétation beaucoup plus restrictive de l’instruction générale interministérielle (IGI) 1300 sur la protection du secret de la défense nationale), et la fermeture du bâtiment en raison de la présence d’amiante. Et en plus aujourd’hui, les archives de la défense sont en plein déménagement… Ça va devenir très compliqué de faire de la recherche en histoire militaire et sur les guerres de décolonisation.
S. B. — Est-il nécessaire de revoir, de transformer l’historiographie de la guerre d’Algérie ? L’histoire de l’armée durant cette période est-elle l’un des moyens d’y parvenir ?
M. L. R. — Il y avait eu la thèse sur La justice dans la guerre d’Algérie de Sylvie Thénault (1999), qui allait dans ce sens, puis celle de l’historienne Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie : les soldats, leurs chefs et les violences illégales (2001), celle de Tramor Quemeneur : Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie : 1954-1962 (2007). À leur suite est arrivée une génération d’historiens — dont moi — intéressés à travailler sur d’autres champs, tels « la doctrine de la guerre révolutionnaire » mise en œuvre durant la guerre d’Algérie avec Denis Leroux, le rôle du « cinquième bureau », les camps de regroupement avec Fabien Sacriste, ce qui était assez nouveau.
Mais dans le même temps — celui où j’arrive —, la guerre d’Algérie est passée de mode dans le champ universitaire, au profit de la colonisation en général. J’ai soutenu en 2018 ma thèse Crises et reconfigurations de la relation d’autorité dans l’armée française au défi de la guerre d’Algérie (1954-1966), dirigée par Raphaëlle Branche, mais je n’ai toujours pas de poste universitaire en France, ce qui montre le désintérêt pour la question.
Ce qui m’a intéressé, c’est de faire une histoire sociale de la justice militaire, de comprendre de manière beaucoup plus globale ce que sont les relations d’autorité, de négociation et de résistance dans l’armée, et je me suis aussi inspiré, au-delà de la guerre d’Algérie, des recherches de ceux qui ont travaillé sur l’histoire sociale de l’armée en général et des historiens et des sociologues de l’autorité, tel Yves Cohen.
S. B. — Vous faites le parallèle entre ceux qui ont désobéi parce qu’ils étaient contre la guerre d’Algérie, et ceux qui se sont insurgés parce qu’ils étaient pour plus de guerre contre les combattants algériens…
M. L. R. — Je les distingue clairement dans le livre. Mais ce que je voulais montrer c’est la crise de l’autorité dans l’armée. Et cette crise prend des chemins différents, à l’image de la société française. Il y a ceux qui pensent que la guerre est un droit et qu’il faut aller plus loin, et ceux, à gauche, qui luttent contre cette guerre. Ces résistances ne vont pas dans le même sens, mais elles ébranlent, les unes et les autres, l’institution. C’est une réalité majeure de la guerre qui fait que cette institution, qui n’est pas un monolithe, sort très affaiblie de la guerre d’Algérie. C’est aussi une réalité, plus généralement, des mouvements sociaux : par exemple, dans celui des « Gilets jaunes », on trouvait aussi bien l’extrême gauche que l’extrême droite.
Il ne s’agit pas de mettre en équivalence — et je ne le fais pas — les actions de l’Organisation armée secrète (OAS) et celles des réfractaires. Dans cette histoire des résistances militaires durant la guerre d’Algérie, il n’y a pas que ceux du contingent, il y a aussi ceux de « l’active », etc. L’armée est le reflet de la société française, de la France coloniale, et des forces très différentes s’opposent.
S. B. — Ces multiples désobéissances, petites ou grandes, sont-elles la manifestation d’une demande de plus de liberté ou de plus d’obéissance ?
M. L. R. — C’est l’une des questions sous-jacentes au livre. Dans le chapitre consacré aux formes discrètes de désobéissance, la question qui se pose est : est-ce un vrai refus d’obéissance ou bien au contraire une manière de mieux accepter ? Une question qui reste irrésolue, mais qui semble indiquer quand même un rejet général de la discipline, même si le rejet ne va pas jusqu’à la remise en cause de la guerre parce que c’est trop risqué. Aller jusqu’à la désertion, au risque de l’emprisonnement, très peu de personnes peuvent le faire.
Mais certaines formes de désobéissance témoignent aussi d’un souhait d’être mieux ou plus commandé, c’est le paradoxe soulevé par Michel Foucault à travers plusieurs crises de désobéissance. La révolte contre un chef, c’est au cas par cas. Elle naît d’un ras-le-bol de la discipline, et aussi de la peur de se faire tuer à cause de ce chef.
S. B. — Pourquoi les combattants indépendantistes algériens et les harkis sont-ils si peu présents dans le livre ?
M. L. R. — Les tirailleurs ou les appelés algériens sont présents. J’évoque plus rapidement les « supplétifs » (les harkis), parce que d’autres travaux leur ont été consacrés, et que ce sont d’autres ressorts qui sont à l’œuvre : ils sont, par exemple, mieux payés que les soldats normaux, les appelés du contingent. Il me semble qu’ils ne sont pas soumis à la même relation contractuelle d’obéissance avec l’armée.
S. B. — À travers l’approche des soubresauts au sein de l’armée durant la guerre d’Algérie, vouliez-vous aussi montrer ses conséquences sur la société et la République françaises, jusqu’à aujourd’hui ?
M. L. R. — Ce qui est sûr, c’est qu’on vit les conséquences de la guerre d’Algérie, ne serait-ce que parce que l’avènement et les modalités de la Ve République en sont issus, tels les pouvoirs exceptionnels du président, renforcés par son élection au suffrage universel, un mode de scrutin directement lié à la guerre, puisque c’est la tentative d’assassinat de Charles de Gaulle par l’OAS en août 1962 qui le conduit à faire ce choix constitutionnel.
D’un autre côté la guerre d’Algérie a aussi provoqué une crise d’autorité générale. Les soldats qui rentraient en métropole ne supportaient plus aucun ordre, en particulier de la part des chefs, des patrons, dans les usines, les ateliers où beaucoup travaillaient. Ce n’est pas un hasard si les années 1960 sont un moment de révolte contre l’autorité, dont bien sûr celle de Mai 1968. Il y a eu aussi un grand recyclage des chefs de l’armée, dans les préfectures, dans les grandes entreprises françaises. Ainsi Marcel Bigeard, dont je parle souvent. Bigeard, c’est l’Indochine, c’est l’Algérie, et où le retrouve-t-on dans les années 1970 ? Secrétaire d’État à la défense nationale, un poste qui lui est offert en 1975 par le président Valéry Giscard d’Estaing, qui lui demande explicitement, entre autres, de lutter contre les comités de soldats1.
Et puis bien sûr, il y a la question de la mémoire de la guerre d’Algérie, en particulier pour les Algériens de France et pour leurs descendants, mais aussi pour les pieds-noirs et leurs enfants. On entre alors dans la question plus générale de la mémoire de la colonisation. Entre la France et l’Algérie, la guerre n’est pas terminée sur le plan mémoriel et elle ne le sera pas tant qu’un discours au plus haut niveau, tel celui, en juillet 1995, de Jacques Chirac sur la responsabilité de Vichy dans le génocide des juifs, ne viendra pas reconnaître cette guerre. En France, le champ politique est encore polarisé sur ce sujet, avec par exemple, un parti, le Front national (rebaptisé depuis Rassemblement national, RN,) directement issu de cette histoire. On voit aussi que la recherche sur cette guerre est encore minée en France.
S. B. — Votre livre raconte une histoire d’hommes, comme souvent quand il s’agit de l’armée. Et pourtant les femmes sont « entrées » officiellement dans l’armée en 1952.
M. L. R. — Dans les épisodes de la guerre d’Algérie que je rapporte, je ne rencontre effectivement pas de femmes. Il y a des femmes dans l’armée qui occupent divers postes, mais sur les questions d’autorité, comme elles ne sont pas dans les troupes combattantes, je ne les vois pas. Les femmes que je « rencontre » sont des Algériennes, victimes de viols dont les auteurs sont très rarement poursuivis devant la justice militaire.
S. B. — Vous évoquez un « devoir de désobéissance » à tout ordre manifestement illégal. Un principe inscrit dans la loi en 1972, puis réaffirmé par une « instruction » parue au Bulletin officiel des armées en décembre 2005. Est-ce une réponse directe, par un vrai droit, à la tentative de putsch des généraux en avril 1961 à Alger ?
M. L. R. — Il y a une querelle byzantine sur la formulation. Le fait est que finalement, pour éviter un nouveau putsch, dans le discours militaire, de Gaulle, ses ministres et chefs d’état-major ont opté pour une formulation alambiquée : il faut désobéir si on est face à des ordres illégaux, mais si l’ordre n’est pas jugé illégal, alors il ne faut pas désobéir. Et le fait que ce soit juste un texte réglementaire, et pas un devoir inscrit dans la Constitution, en atténue considérablement la portée. Par ailleurs, lorsque l’armée n’était pas seulement de métier, lorsqu’il y avait encore un contingent d’appelés, la désobéissance était encore envisageable. Avec la fin du service militaire, la possibilité d’un contre-pouvoir à l’armée de métier disparaît.
Illustration : Paris, 30 septembre 1955. Des appelés français se sont rassemblés dans l’église Saint-Séverin pour protester contre leur dép
L'Algérie est le premier — et, jusqu’à présent, le seul — pays du continent africain qui ait conquis son indépendance les armes à la main. Sept années de guerre, pendant lesquelles les « fellagha » eurent très peu d’amis ; et ceux qui se prétendaient tels prouvèrent bien souvent que cet appui n’était pas totalement désintéressé. En 1964, la charte d’Alger porte encore les traces de l’amertume ressentie :
« La guerre d’Algérie a démontré que la convergence entre mouvements révolutionnaires et entre peuples ayant un ennemi commun n’était pas automatique. » D’où la volonté d’introduire des principes nouveaux dans les relations internationales. Ils sont énoncés dans la charte : « Le développement du socialisme en Algérie est lié aux luttes des autres peuples dans le monde... Le recours à la lutte armée peut s’avérer décisif pour l’accession à la souveraineté nationale. Pour tout mouvement révolutionnaire, l’appui à cette lutte est sacré et ne saurait faire l’objet d’aucun marchandage. »
D’où la décision de donner asile et moyens de subsistance à tous les mouvements qui luttent pour l’indépendance de leur pays, contre le colonialisme, le racisme, l’impérialisme. Et le principe de base est énoncé : reconnaissance du droit des peuples à choisir leur propre destin. Lieu commun, s’il en fut, que l’on trouve dans la plupart des Constitutions et déclarations onusiennes, mais que l’Algérie a traduit dans les faits. Elle n’a cessé, depuis dix ans, d’accueillir les exilés et militants venus de tous les continents. Et les détracteurs de l’Algérie indépendante ont trouvé là toute l’eau nécessaire pour faire tourner leur moulin : « Alger la Blanche devenue Alger la Rouge », thème favori des cartiéristes, qui dénoncent à la fois ce « foyer d’infection installé à nos portes » et les « dépenses fabuleuses » que cette politique entraîne.
On a cité des chiffres : 500 000 francs par mois consacrés par le gouvernement algérien à cette aide. Nos interlocuteurs d’Alger seront aussi discrets sur le nombre des hébergés que sur les sommes attribuées. En fait, toute statistique globale est faussée par la présence de nombreux Palestiniens (on a avancé le chiffre de vingt mille) dont la situation, dans l’ensemble, est plus celle de réfugiés que de combattants : qu’on n’aille pas s’imaginer vingt mille fedayin armés jusqu’aux dents, entraînés dans des camps... La plupart des Palestiniens d’Algérie sont professeurs ou coopérants et gagnent leur vie. Ce qui ne les empêche pas de militer politiquement.
Nous n’avons donc pu dénombrer les révolutionnaires installés en Algérie. Il est, en revanche, relativement facile de faire le compte des mouvements de libération représentés ici : nous sommes arrivés à vingt-sept...
Des beaux quartiers aux caves des H.L.M.
Pour l’Algérie, cette générosité s’explique aussi par l’enthousiasme de la libération et l’euphorie des premières heures de l’indépendance : tout révolutionnaire était un « frère », chaque mouvement de libération un prolongement de la lutte algérienne. On allait faire mentir Mao Tse-toung, qui avait dit : « Un révolutionnaire est toujours seul. » L’Algérie était là pour prouver le contraire.
Entre-temps, l’Algérie est devenue une nation, avec ses intérêts particuliers, ses ambitions et ses problèmes de relations internationales. Si la présence des mouvements de libération a contribué à la dédouaner vis-à-vis de son peuple, et lui a permis de faire pièce à Nasser, aux Baas irakien et syrien, à Nkrumah, et, dernièrement, au colonel Kadhafi, dans la compétition pour le « leadership » du monde arabe-africain, cette présence est devenue parfois gênante dans les rapports avec certains pays occidentaux, dont l’aide ou les investissements sont utiles au développement de l’économie algérienne. En effet, comment le Canada peut-il investir sans réticence en Algérie, si le F.L.Q. (Front de libération du Québec), installé à Alger, accuse publiquement le gouvernement canadien de « colonialisme » et de « discrimination raciale vis-à-vis de la population francophone » et essaie d’y mobiliser des appuis à la cause du Québec libre ? Comment les Etats-Unis, désireux de rétablir des relations diplomatiques avec l’Algérie, peuvent-ils accepter sans broncher l’existence d’une « ambassade parallèle » des Noirs américains, d’où les Panthère noires dénoncent les crimes de guerre de l’impérialisme américain et la persécution des militants noirs en Amérique ? Et comment concilier le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’Etats amis avec la présence sur le sol algérien de mouvements qui contestent la légitimité de la présence éthiopienne en Erythrée ou l’authenticité de l’indépendance du Tchad ? Peut-on donner asile et assistance matérielle à des hommes qui qualifient l’indépendance de la plupart des pays africains de « cadeau empoisonné » et s’organisent pour lutter les armes à la main contre le néo-colonialisme, sans violer l’accord de 1965 entre membres de l’Organisation de l’unité africaine (O.U.A.) et hypothéquer sérieusement la politique africaine de l’Algérie ?
L’Algérie ne pouvait renier sa profession de foi révolutionnaire sans perdre la face devant son propre peuple et sans ternir son image de pays progressiste « de pointe » ; mais elle pouvait moins encore donner un appui inconditionnel à tous les mouvements de libération sans risquer un isolement dangereux. Un compromis s’imposait. Il fallait nuancer l’importance reconnue aux mouvements révolutionnaires en fonction des impératifs de l’intérêt national et doser prudemment les appuis matériels et moraux. Le principe énoncé dans la charte d’Alger, selon lequel aucun mouvement de libération ne saurait faire l’objet de marchandage, allait être adapté aux réalités de la politique étrangère.
C’est ainsi que l’hospitalité algérienne a développé ses nuances et ses hiérarchies. Elles apparaissent déjà quand on cherche à situer les adresses des mouvements de libération sur le plan de la capitale : il y a ceux des beaux quartiers, ceux des banlieues ouvrières, ceux du centre, ceux de très lointaine banlieue (et ces révolutionnaires-là prennent l’autobus), ceux des villas blanches de El Biar ou d’Hydra, ceux des H.L.M., ceux des caves de H.L.M., etc. Nous en avons même découvert un qui campait dans un garage (1).
Au sommet de la hiérarchie se trouve le gouvernement révolutionnaire provisoire du Vietnam du Sud (G.R.P.). Sa représentation a rang d’ambassade et occupe dans les hauts de El Biar une villa entourée de bougainvillées. Un personnel nombreux et un policier dans une guérite témoignent du statut officiel. Ici, c’est un gouvernement ami qui est reconnu comme tel et dont les représentants se comportent en diplomates ; ce qu’ils sont effectivement : conférences de presse, cocktails d’ambassade, présence aux cérémonies officielles du gouvernement algérien, à côté des autres membres du corps diplomatique.
Le FUNK (mouvement de libération du Cambodge), dirigé par le prince Sihanouk, est lui aussi reconnu comme représentant légitime du peuple cambodgien, avec rang d’ambassade (2).
A ce niveau, l’atmosphère n’a rien de « révolutionnaire » ou de « conspiratrice » : « Monsieur l’ambassadeur par-ci, Excellence par-là... » On est pointilleux sur le protocole. Limousines avec chauffeur, drapeaux flottant sur les villas blanches.
Un autre Grand encore : la Palestine. Elle est hébergée dans un charmant hôtel particulier du centre d’Alger, tout emmitouflé de glycines. Décor qui fut somptueux, mais atmosphère des plus déprimantes. Ici sont venus échouer ceux dont le calvaire aurait pu, tout autant que l’expérience algérienne, inspirer la charte d’Alger. Un cas typique de révolutionnaires devenus monnaie d’échange. En privé, quelques-uns se défoulent, disent leur amertume : « Les pays arabes voisins nous avaient d’abord gardés dons des camps de réfugiés et utilisés comme moyen de pression, pour nous en sortir ensuite, afin de laver l’humiliation de leur propre défaite. Exaltés alors comme représentant le fer de lance de l’arabisme révolutionnaire, nous sommes devenus les instruments des intérêts contradictoires de nos protecteurs. Et lorsque nous fûmes assez forts pour voler de nos propres ailes, ils nous ont sacrifiés et abandonnés à la vengeance de Hussein de Jordanie. » Sauf peut-être dans la Chine des années 30, jamais révolutionnaires n’ont été aussi cyniquement utilisés comme objets de marchandage. Leur présence massive à Alger, si loin de leur champ de bataille, est un avertissement, un enseignement, pour tous les révolutionnaires réunis dans la capitale et qui ne mâchent pas leurs mots quand ils évoquent « le cas palestinien ».
L’attitude des Palestiniens reflète l’impasse dans laquelle ils se trouvent après tous ces avatars. Que peuvent-ils nous dire, ceux auxquels nous rendons officiellement visite ? Que les nations arabes continuent de les menacer de représailles si les différents mouvements ne se fondent pas dans une seule organisation, l’O.L.P. ? Qu’à la rivalité irako-syro-égyptienne pour le contrôle de la résistance palestinienne est venue s’ajouter celle entre la Libye et l’Algérie ? Le représentant intérimaire d’El Fath, profitant de ce que nous ne le connaissons pas de vue, joue les fantômes et, chaque fois que nous nous présentons, dit de lui-même qu’il est absent. Comment lui en vouloir quand, après notre cinquième visite, nous découvrons son identité ? Pourquoi nous fâcher quand les hommes du service de sécurité essaient de confisquer les films que nous avions tournés, où l’on montrait la villa, allant jusqu’à porter la main à leur revolver ? Ces hommes se sentent cernés d’ennemis — réels ou imaginaires — ils sont malades de méfiance.
L’ambassade du peuple noir d’Amérique
Une atmosphère assez semblable nous attend chez le quatrième Grand : la section internationale des Panthères noires. La maison qui, en l’absence d’une représentation diplomatique des Etats-Unis, fut considérée comme l’« ambassade du peuple noir d’Amérique », ressemble aujourd’hui à un camp retranché où les derniers occupants font figure d’assiégés.
Elridge Cleaver vient de se démettre de toutes les fonctions qu’il avait au sein de cette section internationale du parti fondée par lui à Alger en 1970, et ambitionne de devenir le chef d’une armée de libération du peuple afro-américain. Sa démission était devenue inévitable, du moment où ses vues radicales n’étaient plus partagées par les leaders des Panthères noires aux Etats-Unis. Huey Newton et Bobby Seale prêchent aujourd’hui la modération. Ils veulent une politisation systématique et en profondeur, et à longue durée, des masses noires et non l’action violente d’une poignée de militants coupés de la base. Ces divergences se sont propagées au sein du petit groupe — une dizaine de Panthères — restés à Alger. Elles éclatent au grand jour lorsque deux militants du mouvement détournent un avion de la Western Airlines sur la capitale algérienne, avec, pour tout bagage, une rançon de 500 000 dollars. Laquelle des deux tendances se verra-t-elle attribuer cette somme ? Qui ira la réclamer au gouvernement algérien lorsque l’avion aura atterri ? Les durs ou les modérés ? Dispute prématurée et bien inutile... Après avoir compté les billets en présence des deux pirates et d’un diplomate américain, les autorités algériennes restituaient l’argent à ceux auxquels il avait été extorqué. Une chose est d’accorder l’asile politique à des pirates de l’air réclamant le statut de réfugiés politiques, une autre de devenir complice, ou receleur.
Et, du coup, les Panthères noires se mettent à parler : ces garçons, qui avaient refusé toute interview pour éviter d’avoir à évoquer leurs divergences, se soudent comme un seul bloc devant l’absurdité de ce demi-million de dollars qui se ré-envole pour les Etats-Unis.
Sékou, au faciès de Massaï et à l’élégance recherchée, ex-pirate de l’air lui-même, est véhément : « Nos détournements d’avion ne peuvent être qualifiés d’actes criminels : ce sont des actions révolutionnaires accomplies par des révolutionnaires. Nous, les combattants afro-américains, "libérons" les avions seulement quand il nous est nécessaire de quitter le territoire des Etats-Unis, ou — comme cette fois-ci — pour réunir des fonds. Cet argent est prise de guerre, ce n’est pas un vol. Nous sommes en guerre avec Babylone » (3).
Larry Mack, qui a perdu un œil dans une bataille de rue et a, lui aussi, détourné un avion sur Cuba, profite de notre présence pour nous faire enregistrer un appel aux « hommes de gauche du monde entier ». Il leur demande de faire pression sur les gouvernements progressistes pour qu’ils ne cèdent pas à la « torsion de bras » des Etats-Unis, accompagnée de menaces pour qu’ils retirent leur appui aux mouvements de libération. « Cette pression de Washington s’exerce surtout sur l’Algérie, à l’heure actuelle : l’Amérique la menace de blocus économique et de boycottage de la port des compagnies aériennes. Nous espérons que l’Algérie et les autres pays résisteront au chantage de l’impérialisme américain. Mais, s’ils cèdent, nous, les Black Panthers, rentrerons dans la clandestinité totale et continuerons seuls notre lutte jusqu’à la victoire finale. »
Cette voix aux accents pathétiques sonne-t-elle le glas de la présence des Panthères noires à Alger ? L’Amérique obtiendra-t-elle, en échange de la reprise des relations diplomatiques, la disparition de cette « ambassade des Noirs » ? La réponse à ces questions montrera où se situe la frontière tracée par l’Algérie entre solidarité révolutionnaire et intérêts nationaux.
C’est, du moins, l’argument qu’utilisent les Panthères noires pour convaincre les autres mouvements de libération de faire simultanément pression sur le gouvernement algérien. Les autres révolutionnaires sont bien embarrassés : comment mettre le gouvernement algérien au pied du mur pour la défense d’hommes dont la représentativité reste, pour le moment du moins, à prouver ? Au niveau des Quatre Grands, la fraternité n’est pas inconditionnelle, même s’ils disent tous se battre contre le même ennemi : le capitalisme aux multiples visages — impérialiste, colonialiste, raciste, fasciste...
En tête du peloton : les rebelles de l’Afrique australe
Une certaine fraternité — ne serait-ce que dans la façon de vivre, — nous l’avons trouvée à l’autre bout de la ville, dons deux immeubles genre H.L.M. pauvre, peuplés de révolutionnaires moins prestigieux, jusqu’à présent du moins. Dans un de ces immeubles, une dizaine de mouvements de libération s’entassent, du cinquième — sans ascenseur — jusqu’à la cave. Bien que les boîtes aux lettres ne cherchent aucunement à dissimuler l’identité des occupants, nous n’en donnerons pas l’adresse : elle ne nous a pas été fournie par les autorités algériennes responsables. Cet oubli s’explique peut-être par le fait que la présence d’un certain nombre d’entre eux pose quelques problèmes à Alger : ou bien ils s’attaquent à des gouvernements avec lesquels l’Algérie entretient des rapports amicaux, ou bien ils représentent, dans le monde arabe, des tendances trop radicales pour être acceptables — ceux qui veulent « apporter Mao chez les Bédouins », comme on dit ici, — ce qui semble déplaire foncièrement à tous les régimes arabes, pour lesquels le « socialisme » doit avoir pour corollaire un retour aux sources islamiques pour s’accorder « à la spécificité arabe ».
C’est le cas du P.F.L.O.A.G., l’ex-Front du Dhofar, devenu Front de libération d’Oman et du golfe Arabique, dont les leaders n’hésitent pas à déclarer : « Si le pétrole doit être l’obstacle qui se dresse entre nous et notre indépendance, nous ferons sauter le pétrole. » Déclaration qui doit être ressentie comme parfaitement hérétique par ceux qui pensent qu’il suffit de nationaliser l’or noir pour accéder à l’indépendance réelle et totale.
Le représentant du P.F.L.O.A.G. à Alger est une sorte de révolutionnaire-modèle : réveil à six heures, lecture de la presse, traduction des dépêches, contacts permanents avec les autres mouvements de libération, diffusion des informations en provenance du Front, création de comités de soutien à l’étranger... Nous retrouvons avec amusement la vivacité, la précision, propres aux gens du Sud arabique. Issa fait du café pour tout le monde, répond au téléphone : « Bonjour, désolé, le F.U.I.E.S. vient de sortir, mais le F.L.E. sera bientôt là... Non, non, celui qui vous répond c’est le P.F.L.O.A.G. »
Joyce, jolie Afro-Américaine, épouse d’un militant du SWAPO (Mouvement de libération de la Namibie) est venue en voisine avec son petit garçon et apprend au F.L.O. la recette du poulet frit. On va chercher chez les Erythréens les deux chaises qui manquent... Nous nous trouvons pour la première fois dons une atmosphère de commune révolutionnaire telle que l’on se l’imagine au quartier Latin. Dans cette vie quasiment collective, les militants ont la possibilité d’échanger informations et idées, de comparer leurs combats.
Il y avait là, porte à porte, les Québécois du F.L.Q., deux mouvements marginaux portugais, un représentant de la « Somalie-Occidentale » et des Erythréens, qui ont la malchance de vouloir libérer leur pays de l’emprise de celui qui a précisément pour capitale la ville choisie par l’Organisation de l’unité africaine (O.U.A.), l’empereur Haïlé Sélassié. Cela pose évidemment un problème délicat.
Le SWAPO (Organisation des peuples du Sud-Ouest africain), et le ZAPU (Union du peuple africain du Zimbabwe), par contre, sont très officiellement reconnus comme mouvements de libération de la Namibie (Sud-Ouest africain) et du Zimbabwe (Rhodésie). Eux, au moins, ont le mérite de se battre contre l’ennemi déclaré de toute l’Afrique, qu’elle soit noire ou arabe : les minorités blanches, qui refusent aux majorités africaines le droit à l’autodétermination. Leurs déclarations ne risquent pas de mettre les autorités algériennes dans l’embarras, et, quand la pénurie de logements se fera moins grande à Alger, ils rejoindront sans aucun doute dans les immeubles à grand standing du centre le peloton de tête des mouvements de libération : ceux qui se battent contre le colonialisme portugais et contre l’Afrique du Sud.
La bénédiction de l’ONU
Ceux-là se nomment P.A.I.G.C. (parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), M.P.L.A. (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola), FRELIMO (Front de libération du Mozambique), et A.N.C. (Congrès national africain, d’Afrique du Sud). Ce dernier étant le doyen : son action a commencé en 1912 déjà, par des méthodes pacifistes à la Gandhi, avec si peu d’agressivité qu’un de ses présidents, Albert Luthuli, a reçu en 1961 le prix Nobel de la paix.
Avec ces mouvements, nous sommes en pleine « légalité internationale » : les régimes contre lesquels ils s’insurgent ont été condamnés par les Nations unies. L’Assemblée générale de l’ONU a recommandé à ses membres de reconnaître la légitimité de leur lutte armée et de leur prêter assistance matérielle et morale. Elle a également enjoint à ses membres de rompre les relations diplomatiques, économiques et militaires avec le gouvernement de Pretoria. Devant la passivité avec laquelle ces recommandations ont été reçues, par les puissances européennes en particulier, le Conseil de sécurité est intervenu pour recommander l’arrêt des livraisons d’armes à l’Afrique du Sud, armes qu’elle n’utilise pas seulement Contre les populations noires, mais peut, le cas échéant, être amenée à employer dans une intervention en Angola ou au Mozambique, si les mouvements de libération y remportent des succès décisifs. Pretoria a, en effet, fait savoir qu’elle considère les frontières septentrionales des colonies portugaises comme les siennes propres et les défendra si besoin est.
Mais, de même que la majorité des membres de l’ONU, qui souscrivent solennellement au droit des peuples à l’autodétermination, continuent de soutenir les régimes qui violent ce droit, les chefs d’Etat africains ont tendance à se souvenir de existence des mouvements de libération seulement quand cela les arrange : pour proclamer leur foi dans la solidarité africaine pendant les campagnes électorales ou lorsqu’il s’agit de surenchérir sur un collègue qui a su se poser en champion de ces mouvements pour se parer de prestige.
Nous avons eu la chance de mener notre enquête à un moment animé : avant, pendant et après la conférence « au sommet » de l’O.U.A., qui s’est tenue en juin à Rabat. Les représentants des mouvements africains y étaient invités. Nous avons pu comparer leurs colères et leurs satisfactions d’« avant » à celles d’« après », entendre au jour le jour l’écho de leurs rivalités et des manœuvres de couloir qui alimentaient toutes les conversations des milieux politiques de la ville.
Par certains côtés, l’impression qui s’en dégageait devait être comme « du miel et du lait » pour les dirigeants de Lisbonne et de Pretoria. En effet, obligés de se soumettre à l’autorité collective d’une Afrique désunie afin d’obtenir des subventions, les mouvements de libération africains sont, en fait, les prisonniers et les victimes s contradictions qui déchirent ce continent.
Lorsqu’il s’agit, par exemple, de définir une stratégie globale pour achever la libération de l’Afrique, la masse des intérêts particuliers pèse plus lourd que l’objectif à atteindre. En ce qui concerne cette stratégie, deux théories, actuellement, s’affrontent : l’une, dite des « corridors », des semble pour le moment convenir à la plupart des Etats. Elle repose sur la constatation que l’ennemi le plus difficile à mettre à genoux sera l’Afrique du Sud, et en déduit qu’il convient de l’attaquer en dernier. En attendant, il faudra évincer le plus faible, le Portugal en l’occurrence, et fournir ainsi aux révolutionnaires sud-africains les bases d’appui et les « sanctuaires » qui leur permettront de se lancer à l’assaut final contre Pretoria.
Une stratégie contestable
Quelques esprits réalistes — ceux de l’A.N.C. en tête — répliquent que cette tactique est erronée : jamais l’Afrique du Sud ne tolérera que les colonies portugaises se muent en nations africaines hostiles à son régime. En admettant que le Portugal s’avère impuissant à contrôler la situation, Pretoria soutiendra les colons blancs, leur pour faire massif de ses troupes s’il le faut, pour faire du Mozambique et de l’Angola autant de nouvelle Rhodésies. Dans ces deux colonies Portugaises d’ailleurs, les colons ne manquent pas qui préféreraient cette indépendance-là à la dépendance actuelle d’une métropole où l’opposition marque des points, depuis la mort de Salazar.
Cette analyse mène les adversaires de la théorie des « corridors » à la conclusion qu’il faut, frapper partout à la fois et que les coups les plus forts doivent être portés en Afrique du Sud. En effet, en fournissant à l’A.N.C. les moyens de déclencher la lutte armée, en lui permettant de laisser exploser la violence révolutionnaire au cœur même de la forteresse ennemie, l’O.U.A. mettrait l’Afrique du Sud dans l’impossibilité, selon eux, d’intervenir massivement dans les colonies portugaises. Selon eux, encore, l’Afrique australe tout entière devrait bouger en même temps, sinon l’ennemi aurait tout loisir d’écraser une à une les révoltes africaines et de forger un bloc sans faille d’Etats gouvernés par les colons blancs, un bloc qui aurait pour frontières celles de la Tanzanie et du Zaïre.
Officiellement, l’O.U.A. n’a pas tranché. Mais le fait que l’aide matérielle accordée par le comité de libération aux mouvements des colonies portugaises dépasse de beaucoup celle consentie aux autres mouvements africains, indique clairement son choix.
Ce choix est apparemment justifié par l’étendue des zones libérées et l’ampleur de la lutte armée qui prévalent dans les colonies portugaises. Mais peut-on établir des critères en fonction de régions dissemblables à l’extrême et comparer des formes de lutte incomparables ? En Guinée-Bissau, par exemple, colonie d’encadrement et d’exploitation, ayant une poignée de colons seulement, il a été relativement facile de « libérer » des territoires à faible densité de population, dans lesquels le colonisateur n’avait pour ainsi dire jamais mis les pieds. Cela fait des années que le P.A.I.G.C. contrôle ainsi les deux tiers du territoire sans avoir étendu son domaine d’un pouce. Les villes continuent de lui échapper.
Au Mozambique et en Angola, ce sont également des régions de brousse éloignées des centres, démographiquement peu importantes, qui ont pu être libérées.
En Afrique du Sud, en revanche, le haut degré d’industrialisation et de concentration des masses africaines autour des centres urbains pose des problèmes de tout autre nature et permet, le cas échéant, de porter des coups bien plus décisifs que ne peut le faire un groupe de maquisards en action aux frontières du pays, parmi des populations restées étrangères à un système de production national.
Certains observateurs et théoriciens de la lutte armée pensent d’ailleurs que c’est ce sous-peuplement des colonies portugaises qui rend impossible toute perspective de victoire militaire des maquisards sur le Portugal. Ils ne pourront jamais aligner une quantité suffisante d’hommes au moment des batailles décisives. Sans leurs réserves en hommes, l’Algérie n’aurait pu gagner la guerre, ni le Vietnam résister comme il l’a fait jusqu’à présent.
L’O.U.A. continue néanmoins à mesurer son aide en fonction de ces critères de « zones libérées » — même après la conférence de Rabat, où ces thèses ont été vivement mises en question. Et là, une fois encore, la solidarité des révolutionnaires n’a pas joué, l’intérêt immédiat des bénéficiaires l’emportant sur leur adhésion à une stratégie globale.
Le capitalisme international, ennemi n° 1
A Alger, les révolutionnaires s’interrogent : pourquoi tant d’Etats africains ont-ils soutenu une thèse qui, de toute évidence, ne peut que reculer les perspectives de victoire totale, sinon les anéantir ? La plupart des militants admettent en général que la stratégie des « corridors » n’est qu’une manœuvre destinée à maintenir les mouvements de libération dans leur stagnation actuelle, ou même à les acculer à la défaite. Ils en sont arrivés à la conclusion que l’écrasante majorité des chefs d’Etat africains ne souhaitent au fond pas la disparition des régimes d’Afrique du Sud, de Rhodésie et des colonies portugaises, dont la stabilité semble être le garant de leur propre sécurité.
En effet, au cours des années de lutte, les militants africains se sont idéologiquement radicalisés, au point que la plupart d’entre eux ne se battent plus pour ce qu’ils nomment l’indépendance formelle, mais pour donner à cette indépendance un contenu socialiste.
« L’ennemi — nous ont-ils dit — est partout le même : le capitalisme. En Afrique australe, il exerce brutalement sa domination, par le truchement de régimes racistes et coloniaux, tandis que dans la majorité des autres Etats africains, il s’accommode fort bien d’une indépendance apparente. Pretoria et Lisbonne sont les alliés objectifs de tous les Etats africains, dont le système capitaliste est fondamentalement le même. Voilà pourquoi l’O.U.A. se voit obligée de freiner les mouvements de libération, et la récente création de hauts commandements militaires régionaux n’est qu’un moyen supplémentaire de les contrôler. »
Les bruyantes professions de foi progressistes et anti-impérialistes, ou anticolonialistes, de nombreux chefs d’Etat ne seraient que le voile de fumée destiné à masquer une manœuvre, et à tromper les populations que l’on apaise par cette apparence de progressisme.
Si les mouvements de libération des colonies portugaises se sont prêtés à ce jeu, on peut en conclure que, actuellement, les tendances modérées l’emportent sur les radicales. Ce virage se manifeste de la façon la plus visible dans le cas du P.A.I.G.C. de Guinée-Bissau. Son leader, Amilcar Cabral, s’est fait la réputation d’un des plus brillants théoriciens révolutionnaires du tiers-monde. Nous sommes d’autant plus surpris de constater la modération de son représentant à Alger, qui va jusqu’à dire que l’indépendance économique, « c’est un objectif bien lointain auquel ils n’aspirent pas tout de suite, que tout ce qu’ils réclament, c’est la souveraineté nationale qui leur permettrait de faire entendre leur voix dans le concert des nations et de participer au progrès. »
Et les révolutionnaires d’Alger comprennent de leur côté pourquoi à Rabat, où il était leur porte-parole, il n’avait pas sauté sur l’occasion, offerte par Hassan II, de faire siéger les dirigeants des mouvements de libération aux côtés des chefs d’Etat, et à égalité avec eux. Une fois son gouvernement formé, Cabral siégera d’office parmi les chefs d’Etat.
Si le P.A.I.G.C. a contribué activement à orienter l’O.U.A. vers la modération, le M.P.L.A. d’Angola est manifestement la victime de cette orientation nouvelle : sous peine de se voir retirer l’aide matérielle fournie par l’organisation, il a dû accepter de former un front commun avec le G.R.A.E. (Gouvernement de la révolution angolaise en exil), mouvement angolais rival, expulsé il n’y a pas longtemps d’Alger comme l’« émanation de la C.I.A. et l’instrument de l’impérialisme ».
Le M.P.L.A. se voulant révolutionnaire et progressiste, et le G.R.A.E. étant le poulain du président Mobutu, la nature des pressions exercées semble, aux yeux des révolutionnaires, parfaitement claire.
A Alger, l’amertume était à son comble. Loin d’être seuls, comme le dit Mao Tse-toung, les révolutionnaires sont trop sollicités, entourés et encadrés, et à la merci de ceux qui les aident, rarement libres en tout cas de décider eux-mêmes pour eux-mêmes. Certains de ceux que nous avons rencontrés en pleuraient.
Entre la Chine et l’U.R.S.S.
Ils devraient être endurcis, pourtant, après les coups que leur a portés l’antagonisme sino-soviétique. Au plus aigu de leur conflit, la Russie et la Chine exigeaient de chaque mouvement, en échange du soutien apporté, une dénonciation en bonne et due forme de l’autre « Grand ». Une seule chose comptait pour ces deux géants : mobiliser un maximum de supporters pour leur thèse dans les conférences internationales du tiers-monde, U.R.S.S. et Chine n’hésitaient pas à reconnaitre la représentation d’organisations ouvertement réactionnaires, pour réunir un maximum d’adhérents.
Entre-temps, les choses se sont améliorées. Elles se sont même inversées : il suffit aujourd’hui qu’un mouvement de libération inféodé aux Soviétiques se rapproche de la Chine pour provoquer une plus grande sollicitude de la part de l’U.R.S.S., et vice-versa. De la concurrence à mort, on en est arrivé à la surenchère, ce qui est moins nuisible aux mouvements de libération et élargit leur liberté de manœuvre.
Nous n’avons rencontré à Alger qu’un seul mouvement qui puisse se permettre de ne tenir compte d’aucune de ces entraves : le FROLINAT (Front de libération nationale du Tchad), dont Mokhtar, le jeune représentant, nous dit candidement : « Nous ne sommes pas en guerre avec la France, mais la France, elle, est en guerre avec nous. » Ce qui est la manière la plus cursive de résumer la situation née des accords de coopération franco-tchadiens, qui apportent une caution « légitime » à l’intervention des troupes françaises contre les combattants du FROLINAT. Ce mouvement n’est ni reconnu par l’O.U.A., ni soutenu par les pays du camp socialiste : d’un côté, il se bat contre un gouvernement membre de l’O.U.A., de l’autre, il n’a jamais prétendu être marxiste.
Paradoxalement, c’est l’hostilité générale qui lui permet une liberté de manœuvre et d’expression sans égales. Nous pouvons donc citer le Dr Aba Siddik, secrétaire général du FROLINAT, sans l’exposer à des sanctions (d’autant qu’il ne met en cause ni l’Algérie qui le tolère, ni la Libye qui l’héberge). Pour expliquer l’hostilité de la plupart des Etats africains à l’égard du Front, il dit :
« Le FROLINAT est un très mouvais exemple : ce n’est pas un mouvement de libération luttant contre une forme classique de la colonisation, car il ne s’agit pas de chasser la France ou de chasser une population européenne quelconque du Tchad. Le FROLINAT s’attaque à un pouvoir mis en place par l’ancienne puissance coloniale et qui défend les intérêts, d’une manière subtile, de cette puissance coloniale. Or si l’on voit ce qui se passe en Afrique, nos voisins et autres Etats sont des copies conformes du Tchad que nous combattons. Je ne veux pas dire que tous ces Etats-là sont contre nous, mais nous n’avons pas réussi à susciter auprès de la plupart d’entre eux de la sympathie, ou bien une "atmosphère de fraternité", comme on dit communément en Afrique. »
Lorsque nous lui demandons s’il ne craint pas une intervention de la port de certains de ces pays africains, au cas où le FROLINAT remporterait des succès spectaculaires, il répond : « Ce n’est pas l’envie qui leur manque, mais ce sont les moyens. S’ils en avaient les moyens, ils seraient déjà intervenus. »
A propos de l’idéologie qui est à la base de : son mouvement : « Vous voulez, n’est-ce pas, que j’ajoute un "isme" de plus à tous les "ismes" qui existent ? Evidemment, pour ne pas détonner sur mes confrères, mes camarades en révolution, je dirai que le Tchad de demain sera socialiste. Mais je pense que l’essentiel, ce n’est pas de parler de socialisme : il y en a tellement. Il y a même te socialisme bouddhiste, je crois. L’essentiel, pour nous, c’est d’être maître de son pays et de son économie, de façon que la masse des déshérités puisse en profiter. »
Quand nous faisons allusion à la théorie des zones libérées, si chère à l’O.U.A., le Dr Siddik confirme l’originalité de sa position : « Habituellement, lorsque la presse prend contact avec les mouvements de libération nationale, la question classique que l’on pose est celle-ci : “Quelle est l’étendue de vos zones libérées ?” Quant à nous, nous sommes contre la conception dite des zones libérées, pour la bonne raison que cela pourrait nous imposer trop de charges. Pour nous, ce qui importe, c’est le contrôle politique de la population. Au lieu des lourdes charges d’une administration relevant d’une zone libérée, la population est facilement contrôlée lorsqu’on résout immédiatement un problème qui lui tient à cœur. Nos comités de soutien ont la tâche facile. D’abord, la population est favorablement disposée, parce que “y’en a marre”, comme on dit. Les gens sont plutôt entraînés par ce que les théoriciens appellent les “motivations subjectives”. Les gens ne peuvent comprendre les motivations “objectives” qu’à partir des motivations subjectives. Lorsque le paysan ou l’éleveur s’engage dans les forces combattantes, il ne le fait pas parce qu’il gagne peu, il ne le fait pas parce que son pays n’est pas mis en valeur, il le fait d’abord parce qu’on l’a dérangé dons ses habitudes (4), on l’a humilié, on l’a mis dans un cul-de-sac moral, et ce n’est qu’à partir de ce moment-là que se révèlent les motivations concrètes qui sont dues ou à l’existence de la lutte armée, ou aux difficultés mêmes de cette lutte armée. »
Le Dr Siddik regrette de ne pas pouvoir nous montrer le trophée qu’il a laissé à Tripoli. Un militant du FROLINAT l’aurait dérobé pour lui dans la maison du général Cortadellas. L’objet symbolise la cruauté de la lutte : c’est un porte-clé dont la breloque est une oreille tannée, celle d’un combattant du FROLINAT.
Si l’on était tenté d’évaluer l’échelon hiérarchique sur lequel le gouvernement algérien a placé le FROLINAT, en utilisant le critère du standing de l’habitat, il ne serait pas très haut : le représentant du Front doit se contenter d’un sous-sol dans un H.L.M. éloigné et, lors de ses passages à Alger, le Dr Siddik descend dans un hôtel de second ordre. Mais, en vérité, il est tout à l’honneur du gouvernement algérien d’accorder son hospitalité « révolutionnaire » même à un mouvement mis au ban de l’O.U.A.
Des absents
Tous les mouvements de libération du monde ne sont pas à Alger, il s’en faut. Si l’on peut bien se douter des raisons pour lesquelles ni les antifranquistes, ni l’opposition grecque ne sont représentés, les révolutionnaires du Brésil, pays avec lequel l’Algérie entretient d’aussi bonnes relations qu’avec l’Espagne ou la Grèce, sont bel et bien présents. Nous les avons rencontrés, ainsi que les représentants du Front de libération du Portugal. Nous avons recueilli auprès d’eux un passionnant bilan comparé des résistances et des guérillas urbaines dans les différents pays, mais cela dépasserait le cadre de cet article, de même que la dénonciation du tourisme allemand-néo-colonial par le mouvement de libération de l’archipel canarien.
En partant pour Alger, nous avions établi, dans nos hypothèses de travail, une hiérarchie des mouvements de libération, basée sur la « justesse » plus ou moins évidente de leur cause. En tête venaient les victimes du colonialisme (colonies portugaises) et, tout de suite après, celles de l’apartheid (Afrique du Sud, Namibie, Rhodésie), ensuite celles d’une agression impérialiste (Vietnam, Cambodge), puis les minorités opprimées ou victimes de discriminations culturelles et économiques, comme les Québécois, les Basques — que nous avons aussi trouvés là, d’ailleurs — et, enfin, les victimes de dictatures militaires de style fasciste (Brésil, Portugal, Espagne, Grèce, etc.), mais, comme toutes les hypothèses de travail, celle-ci s’est modifiée en cours de route. Les révolutionnaires que nous avons rencontrés l’ont trouvée sommaire, et surtout de nature à déboucher sur des conclusions erronées. Ils nous ont dit : « Si les différents visages pris par l’injustice, l’oppression et l’exploitation nous obligent à concevoir différentes formes de lutte, il ne faut pas perdre de vue une chose : c’est que l’ennemi que nous combattons est partout le même : le capitalisme international. »
Claude Deffarge
Journaliste au magazine ouest-allemand Stern.
Gordian Troeller
Journaliste au magazine ouest-allemand Stern. Il est décédé en 2003.
(1) Un militant — fort bien logé — devant lequel nous faisions allusion à cette hiérarchie, l’a contestée : elle serait due au hasard et surtout à la date d’installation, le problème du logement s’étant considérablement aggravé depuis quelques années.
(2) FUNK : Front de l’unlté nationale khmère. Le cas de l’ambassade du Cambodge est particulier : au moment de l’éviction de Norodom Sihanouk, le gouvernement algérien n’ayant pas reconnu le gouvernement de Lon Nol. les représentants du Cambodge à Alger sont restés en place, mais au lieu du régime de Phnom-Penh, Ils continuent de représenter celui, en exil, de Sihanouk, et le FUNK qu’il dirige.
(3) « Babylone » : terme employé par les Panthères noires pour parler des Etats-Unis.
(4) Par « dérangé dans ses habitudes ». le Dr Siddik fait allusion au travail forcé des planteurs de coton qui ne pratiquent pas cette culture te leur plein gré.
Pendant des décennies, la guerre d’Algérie fut le monopole des historiens — et des témoins — français. Désormais se multiplient les récits de moudjahidins et de « djounoud » (soldats) qui ont résisté durant huit ans au colonialisme. Ces documents, avec leurs limites, ont commencé à évoquer certains sujets délicats interdits par l’histoire officielle en Algérie.
Au centre-ville d’Alger, l’avenue Victor-Hugo a conservé son nom de l’époque coloniale. Large artère plantée de palmiers en contrebas de la rue Didouche-Mourad (ex-Michelet), elle abrite l’un des lieux de culture les plus agréables de la capitale : la librairie Kalimat (« les mots », en arabe). Un couple entre, la soixantaine, reçu avec un large sourire par Amel.
« Alors, vous avez quoi de nouveau cette semaine ?
— Les Mémoires d’un capitaine de la wilaya I [région des Aurès], un livre sur Abane Ramdane et le témoignage d’un ancien officier des services secrets de l’ALN [Armée de libération nationale] pendant la guerre.
— D’accord, on prend tout !
— Avez-vous déjà lu le livre de Pierre et Claudine Chaulet, ce couple de pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance ?, demande la jeune vendeuse.
— Non, justement, la dernière fois vous étiez en rupture de stock. Si vous l’avez, c’est formidable ! »
La patronne de Kalimat, Mme Fatiha Soal, commente : « Des clients comme cela, nous en avons des dizaines par jour. Ils veulent lire tout ce qui se publie sur l’histoire de l’Algérie, pendant la guerre, mais aussi juste après, à l’époque de [Ahmed] Ben Bella et de [Houari] Boumediène. Et, comme il sort chaque semaine de nouveaux livres sur ces sujets, c’est sans fin ! »
Des tabous historiques sont brisés
Ces dernières années, un impressionnant phénomène est apparu en Algérie : la publication des Mémoires de centaines d’anciens maquisards. « Les grandes figures du mouvement de libération ont souvent déjà publié leurs souvenirs (1), précise l’historien Mohammed Harbi, qui, lui-même ancien membre du Front de libération nationale (FLN) de France, prépare le second tome de l’histoire de sa vie et de ses engagements. Mais ce qui est nouveau, et proprement phénoménal, c’est la publication de récits par des cadres intermédiaires, voire par de simples djounoud [soldats]. »
De quoi parlent ces livres ? Essentiellement de faits de guerre, de ces milliers de microévénements qui constituèrent le quotidien des maquisards pendant les sept années et demie de combats pour la libération de leur pays (1954-1962). Mis bout à bout, ces récits de privations, d’embuscades, d’arrestations, de tortures forment un immense puzzle qui, malgré ses pièces manquantes ou déformées, offre un aperçu très vivant du conflit vu du côté algérien. « Dans les écoles historiographiques contemporaines, on surévalue les sources écrites », estime l’historien Daho Djerbal, qui poursuit depuis trente ans un travail minutieux de collecte de Mémoires d’anciens djounoud (2). « On prétend relater des faits objectifs à partir de documents vérifiables, classés, répertoriés dans des fonds d’archives. Je ne suis pas dans cette logique, notamment parce que, d’une manière générale, l’essentiel de ces sources écrites proviennent de ceux qui ont occupé l’Algérie : administrateurs ou officiers de l’armée coloniale. » D’où l’importance de ces Mémoires, afin de corriger le déséquilibre originel (3).
Autre intérêt de ces récits de djounoud du djebel : en 1962, ceux qui prirent le pouvoir avaient peu l’expérience des maquis. Ils avaient vécu la guerre soit au sein de l’armée des frontières, au Maroc ou en Tunisie — comme Boumediène —, soit dans les prisons françaises — comme Ben Bella. Le discours algérien sur le conflit, contrôlé pendant quarante ans par ces hommes-là, accorda très peu de place à la parole des soldats de l’intérieur.
Les historiens peuvent-ils tirer de véritables révélations de ces ouvrages ? « Il m’arrive d’en utiliser certains, répond Raphaëlle Branche, l’une des plus reconnues parmi la nouvelle génération des spécialistes de l’Algérie. Mais toujours avec beaucoup de prudence, et en les croisant systématiquement avec d’autres sources. » Sur la guerre fratricide — et très longtemps restée secrète — entre le FLN et les messalistes (4) du Mouvement national algérien (MNA), par exemple, Hamou Amirouche, l’ancien secrétaire du colonel Amirouche Aït Hamouda, le héros de Kabylie, écrit dans ses Mémoires que, « comme chacun sait, cette lutte atteint son apogée morbide et sanglant avec le massacre, à Beni Ilmane [Melouza], près de M’Sila, de plus de trois cents villageois, hommes, femmes et enfants (5) ». Est-ce là une découverte ? Non, bien évidemment : plutôt la confirmation de ce que les historiens savaient déjà.
Autre exemple : malgré un nombre significatif de livres parus sur le sujet, les circonstances exactes de la mort de Ramdane restent encore à éclaircir (6). Chef politique du FLN originaire de Kabylie, organisateur du congrès de la Soummam, en août 1956, Ramdane mourut assassiné au Maroc en 1957. Alors qu’il a été présenté durant quarante ans comme un chahid (« martyr ») « mort sous les balles françaises », il est désormais admis en Algérie qu’il fut tué par ses camarades. Dans la dernière édition d’Abane Ramdane, finalement le père de l’indépendance (Thala Editions), Khalfa Mameri, ancien membre du FLN, conforte le soupçon selon lequel les commanditaires du crime auraient été, selon une « solide présomption sinon une preuve irréfragable », trois des compagnons de la victime : Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Ben Tobbal. Mais il n’apporte aucun élément supplémentaire.
La nouveauté réside surtout dans le fait que l’on ose désormais parler en Algérie de ces sujets longtemps tabous. Dans un magnifique renversement de tendance, les thèmes autrefois les plus délicats deviennent les plus porteurs. « Tous les ans, un nouveau livre sort sur Abane. Vous pouvez être sûr qu’il va cartonner », prédit M. Tahar Dahmar, patron de la librairie Ahouidh (« la pépinière », en berbère), à Tizi Ouzou (7). Cette avalanche de publications a peu à peu brisé la plupart des grands tabous de l’histoire officielle algérienne, ou les a du moins écornés. Messali Hadj, le père du nationalisme algérien, longtemps proscrit des manuels scolaires pour s’être opposé en 1954 à la lutte armée, fait l’objet de nombreuses publications (8). La « bleuite », cette opération d’intoxication de l’ALN par les services secrets français, qui conduisit à la mort de centaines de maquisards soupçonnés à tort de trahison, est souvent évoquée (9). De même que l’affaire Si Salah, du nom de l’ancien commandant de la wilaya IV (l’Algérois), qui tenta en juin 1960 une négociation parallèle avec le général de Gaulle. Le « traître » fut arrêté par le FLN, et ses compagnons abattus (10). Sans oublier les luttes de pouvoir de l’été 1962 entre les dirigeants du FLN, etc.
Un autre point commun se dégage de ces récits : « Beaucoup tournent autour de la défense de tel ou tel personnage, ou du rôle prétendument plus important de telle wilaya plutôt que de telle autre, ce qui peut conduire à des polémiques stériles, voire ethnicisantes », constate l’historien Gilles Manceron. En Kabylie, par exemple, un véritable engouement entoure la personne de Ramdane. Le colonel Amirouche, chef de la wilaya III (Kabylie), mort au combat en mars 1959, compte également au nombre des personnages très populaires : « Même s’il porte une part de responsabilité dans la “bleuite”, il reste une figure très positive en Kabylie », confirme M. Omar Cheikh, propriétaire de l’une des plus vieilles librairies de Tizi Ouzou. Le livre de Saïd Sadi, Amirouche, une vie, deux morts, un testament, qui développe la thèse d’un complot de l’armée des frontières algérienne, alors sous l’autorité de Boussouf et de Boumediène, a provoqué une tempête médiatique lors de sa parution, en mars 2010.
Cependant, les auteurs ne franchissent pas certaines limites. « Moi, aujourd’hui encore, je n’ai pas le courage de publier un ouvrage vraiment complet sur la “bleuite”, admet Mustapha Madi, sociologue et directeur chez Casbah Editions. En 2005, un type est venu me voir ; j’ai refusé son manuscrit car il était rempli de noms : “ X a torturé Y”, etc. Imaginez les enfants d’un chahid qui croient que leur père est mort sous les balles françaises, découvrant qu’il a péri sous la torture algérienne ! Même Ali Kafi (11)ne cite pas de noms. »
Parler d’un sujet tabou est une chose ; le prendre comme objet d’étude en est une autre. Alors que déferlent les récits mémoriels, on ne peut que noter le silence, ou du moins l’extrême timidité, des historiens algériens. Dans les universités, aucun doctorant n’ose choisir ces sujets-là. Et, pour qu’un premier travail scientifique soit mené sur les luttes sanglantes de la postindépendance, il a fallu attendre 2010 et la thèse d’un étudiant algérien inscrit à… l’université Paris-VII (12).
A l’université d’Alger, un étudiant qui prépare une thèse sur un sujet « tranquille » glisse à voix basse, après s’être assuré qu’aucun collègue ne l’entend : « Je vais vous dire, des sujets restent interdits à l’université. Par exemple, l’existence de moudjahidins qui ont massacré des villages entiers d’Algériens uniquement parce qu’ils les soupçonnaient d’avoir renseigné les Français. Comme ça, sans enquête ni procès. Moi, si j’en parlais, je serais immédiatement considéré comme un traître ! »
Trois thèmes restent inabordables
Malgré la très grande liberté des récits mémoriels, trois sujets au moins demeurent inabordables. D’abord, le nombre de morts algériens, fixé officiellement dès 1962 à un million et demi alors que la communauté scientifique française l’estime à quatre cent mille — un chiffre confirmé en off par de nombreux historiens algériens. Ensuite, le taux de participation de la population à la guerre : depuis cinquante ans, l’histoire officielle impose l’idée que tout le peuple se serait soulevé contre l’oppresseur français, hormis quelques traîtres, ceux qu’on appelle les harkis, dont le nombre — entre deux cent mille et quatre cent mille, selon l’historien François-Xavier Hautreux (13) — est plus élevé qu’on ne l’admet généralement. Enfin, la participation réelle du président de la République Abdelaziz Bouteflika à la guerre de libération n’est pas un sujet qu’auteurs et éditeurs se disputent.
Grâce à tous ces témoignages, les Algériens vont-ils enfin combler leur désir de vérité sur leur passé ? Ce n’est pas acquis, dans la mesure où cette juxtaposition de Mémoires parfois contradictoires aboutit à une grande confusion. Celle-ci est palpable à la lecture de la vingtaine de quotidiens du pays, francophones et arabophones. La foison de récits mémoriels s’accompagne en effet d’un second phénomène, aussi impressionnant : la presse publie presque chaque jour de longues contributions portant sur tel ou tel point historique, le nouveau texte accusant les précédents de distorsions de la vérité. Mais aucun des contributeurs ne s’impose la rigueur d’un historien (citation, multiplication et confrontation des sources), et ces textes constituent souvent un mélange de faits réels noyés dans un galimatias d’erreurs et d’interprétations. Enfouis sous cette avalanche, les historiens algériens peinent à faire entendre leur voix.
Pierre Daum
Journaliste.
(1) A l’exception notable de Lakhdar Ben Tobbal, ancien dirigeant de la wilaya II (Nord-Constantinois), dont les Mémoires sont rédigés mais toujours pas publiés.
(2) Dernier ouvrage paru : Daho Djerbal, L’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN, Chihab, Alger, 2012.
(3) Même si une partie des archives algériennes, notamment celles détenues par le ministère de l’intérieur, ne sont toujours pas accessibles, elles restent bien inférieures en volume aux archives françaises — dont une partie n’est toujours pas ouverte.
(7) Son neveu Belaïd Abane vient de publier Ben Bella-Kafi-Bennabi contre Abane. Les raisons occultes de la haine, Koukou, Alger, 2012.
(8) Le premier livre important écrit par un Algérien fut Messali Hadj, le Zaïm calomnié, d’Ammar Nedjar, Dar Al-Hikma, Alger, 2003. La biographie de Benjamin Stora, publiée en France en 1982 par Le Sycomore, a été éditée à Alger en 1991 par Rahma. Une traduction en arabe a été publiée par Casbah Editions en 1998.
(9) Cf. par exemple Salah Mekacher, Au PC de la wilaya III de 1957 à 1962 (à compte d’auteur), Algérie, 2006.
(10) Lui-même trouva la mort en 1961, lors d’un bombardement de l’armée française. Cf. les Mémoires de Lakhdar Bouregaa : Témoin de l’assassinat de la révolution (en arabe), Dar Al-Hikma, Alger, 2010.
(11) Ancien commandant de la wilaya II, auteur de Du militant politique au dirigeant militaire. Mémoires (1946-1962), Casbah Editions, 2002.
(12) Amar Mohand Amer, « La crise du FLN de l’été 1962 », thèse de doctorat soutenue en 2010.
(13) François-Xavier Hautreux, La Guerre d’Algérie des harkis, 1954-1962, Perrin, Paris, 2013.
Ce texte a été modifié le vendredi 9 août 2013 pour refléter les corrections suivantes : Amirouche Aït Hamouda est le « héros » de la Kabylie, et non pas des Aurès, par ailleurs, nous avons traduit le terme « wilaya » par « préfecture » ; or ces deux mots ne sont devenus synonymes qu’après la guerre de libération. Pendant le conflit, « wilaya » correspond à « région ».
Revenant sur l’épisode de la censure d’un numéro du journal Révolution Africaine en août 1965, Christian Phéline montre comment le régime algérien a, très tôt, combattu une partie de l’héritage de la guerre de libération nationale, pour asseoir l’ascendance du militaire sur le civil.
De gauche à droite, Youcef Zighoud, Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem et Amar Ouamrane au congrès de la Soummam, le 20 août 1956.
Wikimedia Commons
Le 21 août 1965, Révolution Africaine, l’un des deux journaux du Front de libération nationale (FLN), le parti au pouvoir en Algérie, affiche à la une la photographie d’un combattant agenouillé derrière un parapet, qui tire avec son fusil sur un ennemi invisible. À un jour près, l’hebdomadaire célèbre le dixième anniversaire du sanglant soulèvement populaire du 20 août 1955 survenu dans le Nord-Constantinois. Rien de très habituel dans la commémoration d’un événement iconique de la lutte de libération nationale. Sauf que moins de 24 heures plus tôt, la couverture du journal et sa « cover story », déjà bouclées, étaient consacrées à un tout autre anniversaire : celui de la « plateforme de la Soummam » adoptée en août 1956 par un mini-congrès, qui scelle les grands principes de la révolution algérienne1.
Auteur de plusieurs ouvrages distingués sur l’Algérie coloniale, Christian Phéline passe pour la première fois la frontière de 1962, date de l’indépendance des trois « départements français », pour s’attaquer à un épisode postérieur, largement oublié : le remplacement en quelques heures d’un sujet par un autre à la une d’un journal important. Amar Ouzegane, à l’époque directeur de Révolution africaine, reconnait pour la première fois dans l’article phare être le principal rédacteur de la plateforme de la Soummam. Il met en scène la découverte récente du manuscrit sous le carrelage vieilli d’une masure dans le vieux quartier d’Alger, la Casbah : un texte de 77 pages écrites à la main sur un cahier d’écolier. En quelques heures, les agents de la Sécurité militaire, la police politique du nouveau régime né du coup d’État militaire du 19 juin 1965 qui a renversé le président Ahmed Ben Bella, bloquent la rédaction, éloignent son directeur, isolent l’imprimerie et récupèrent les 20 000 exemplaires déjà imprimés.
CIVILS ET MILITAIRES
Personne ne s’en aperçoit. Cette supercherie réussie traduit la peur des militaires devant un texte qui, au contraire du nouveau régime, pose la prééminence des civils sur les soldats dans la hiérarchie politique de l’Algérie nouvelle. Elle montre aussi leur méfiance à l’égard de son auteur, Amar Ouzegane, ancien secrétaire général du Parti communiste algérien, devenu partisan de l’amalgame entre islam et socialisme, connu pour son savoir-faire politique et son ambition de jouer un rôle sur la scène de l’Algérie indépendante. Avant même l’indépendance et après la signature du cessez-le-feu, le 19 mars 1962, l’armée des frontières fait sentir sa force en quelques semaines et écrase un à un ses rivaux dans la course au pouvoir. Après l’indépendance, ce sont une à une toutes les institutions, de l’université aux syndicats, en passant par les ONG et les mosquées, qui sont épurées et « redressées » par la police politique de Ben Bella, puis celle de Houari Boumédiène, toutes deux soumises aux militaires.
Un demi-siècle plus tard, le spectre de la Soummam revient en force dans l’actualité. Pendant un an, chaque vendredi, des centaines de milliers d’Algériens défilent dans les rues de la capitale, et plus irrégulièrement dans les autres villes du pays. Ils scandent un slogan en faveur d’un « État civil et non militaire » qui reprend le principe de la plateforme de la Soummam relatif à la prééminence du civil sur le soldat. Un scandale pour le chef d’état-major qui assume alors tous les pouvoirs. Dans une postface éclairante, Mohammed Harbi, historien majeur et militant, qui fut directeur de Révolution africaine après Ouzegane, explique les conditions difficiles dans lesquelles se débattaient les tenants d’une ligne politique plus ouverte et progressiste, à la fois avec le président Ben Bella désireux de se renforcer, et contre l’armée qui pesait de tout son poids. Ce livre précis et documenté montre bien que la fossilisation idéologique et politique du système algérien ne date pas d’hier.
JEAN-PIERRE SERENI
Journaliste, ancien directeur du Nouvel Économiste et ex-rédacteur en chef de l’Express. Auteur de plusieurs ouvrages…
Loin des théories générales, des analyses globales, c’est en explorant les itinéraires individuels que Patrick Rotman tente de trouver une réponse. Pendant des mois, il a recueilli des témoignages d’hommes qui avaient été confrontés à la vioIence extrême. Ces témoignages concrets, parfois insupportables, tissent la face sombre d’une guerre affreuse. Ils forment un récit où une trentaine de destins s’entremêlent avec l’histoire de la guerre d’Algérie.
Photo de la bombe atomique " Gerboise bleue " remplacée par Michel Dandelot
Il y a 64 ans jour pour jour, la France a déclenché une explosion nucléaire dans le Sahara. Elle a été suivie par une série d’autres essais jusqu’en 1966, et ce alors même que l’Algérie a accédé à l’indépendance en 1962. Sputnik Afrique revient sur ce dossier très sensible qui empoisonne encore aujourd’hui la relation entre Paris et Alger.
Le 13 février 1960, dans le cadre de l’opération baptisée Gerboise bleue, la France a réalisé son tout premier essai nucléaire dans le désert du Sahara, à Reggane.
L’explosion a atteint une puissance d’environ 60 à 70 kilotonnes, soit quatre fois celle d’Hiroshima, au Japon.
En 1962, l’Algérie a obtenu son indépendance, mettant fin à la colonisation française. Toutefois, Paris a continué ses essais pendant plusieurs années après cette date.
Entre 1960 et 1966, la France a effectué 17 autres expérimentations nucléaires: 4 explosions aériennes dans la région de Reggane et 13 explosions souterraines à In Ecker.
À l’époque, les forces d’occupation françaises ont prétendu que les essais avaient eu lieu dans des zones inhabitées, alors qu’elles comptaient plusieurs milliers de civils.
Le bilan total des explosions nucléaires françaises entre 1960 et 1966 en Algérie est de 600 kilotonnes, soit plus de 46 fois la bombe d’Hiroshima et plus de 28 fois celle de Nagasaki.
Des quantités importantes de plutonium ont été dispersées sur des milliers d’hectares.
L’armée française a utilisé 150 cobayes algériens lors de l’explosion de la bombe «Gerboise blanche», 101 autres cobayes algériens pour «Gerboise rouge» et enfin 195 cobayes français pour «Gerboise verte». Les éléments d’une unité militaire française ont été également utilisés comme cobayes dans «l’Opération Pollen».
Les habitants de ces régions souffrent toujours des séquelles des explosions, avec le recensement chaque année de plusieurs cas de cancer, de malformations congénitales et de stérilité.
Les essais nucléaires ont également causé des dommages environnementaux importants, contaminant les sols et les nappes phréatiques de la région.
Six accidents majeurs ont été répertoriés entre 1962 et 1965 : deux à Reggane et quatre à In Ecker. Huit autres essais souterrains au Tan Affela ont provoqué des fuites de gaz radioactifs de moindre importance.
Le fait le plus marquant s’est produit le 1er mai 1962, lors de l’explosion souterraine répertoriée sous le nom de code Béryl. C’est le premier accident nucléaire, surnommé Tchernobyl 1 par les experts. La puissance de la bombe était de 30 kilotonnes et les parois de l’enceinte de confinement ont cédé. Une lave radioactive s’est formée et s’est répandue sur un rayon de 300 mètres, libérant un nuage radioactif qui a franchi la frontière algérienne avec la Libye. Pas moins de 2000 civils et militaires, qui ont aussi assisté à l’explosion, et des habitants de la région ont été contaminés. Actuellement, cette région est gravement affectée par les déchets radioactifs, ce qui a un impact sur la santé de ses habitants.
Les autorités algériennes n’ont obtenu aucune carte ou plan des sites d’enfouissement des matériaux radioactifs pour procéder à une décontamination.
La seule carte concernant la première explosion atmosphérique, «Gerboise bleue», déclassifiée il y a dix ans, montre au moins 26 pays africains contaminés. Même le sud de l’Europe, à savoir les côtes espagnoles et la Sicile ont vu arriver le nuage radioactif.
Paris n’a pas non plus versé de compensations aux victimes algériennes ni à leurs familles, malgré le vote en 2010 d’une loi qui prévoit de dédommager les victimes des essais nucléaires français. Depuis, une seule victime «habitant en Algérie» a pu obtenir réparation.
Les Algériens «attendent une reconnaissance totale de tous les crimes commis par la France coloniale», a déclaré à la presse le chef d’État Abdelmadjid Tebboune. Il a insisté sur l’obligation pour la France de «nettoyer les sites des essais nucléaires» et de soigner ses victimes.
Vu l’impossibilité pour l’Algérie d’assumer seule la tâche de décontamination d’un territoire s’étalant sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, la nécessité d’une coopération internationale est indiscutable. Par exemple, le Royaume-Uni, qui a mené des essais nuc
Dans les années 1970, la mobilisation des travailleurs immigrés pour la Palestine a été importante dans la cité phocéenne. En 1973, cette ville a aussi été l’épicentre d’une vague de criminalité raciste sans précédent. Aujourd’hui, alors que la municipalité de gauche maintient son soutien à l’UNRWA, les initiatives s’inscrivent dans la mémoire collective anticoloniale d’une partie des Marseillais.
re 1973 contre le consulat d’Algérie à Marseille revendiqué par le Groupe Charles Martel. STF/AFPLe 16 décembre 1973, des milliers de personnes accompagnent les dépouilles des Algériens victimes de l’attentat à la bombe du 14 décemb
Une histoire qui se répète, ou plutôt se reflète. C’est ce que l’on saisit en filigrane de l’engagement pour la Palestine de nombreux jeunes Français issus de l’immigration. À Marseille, Dalal, 23 ans, descend chaque semaine dans la rue pour demander un cessez-le-feu : « J’ai été très tôt sensibilisée par ma famille à la cause palestinienne, mes grands-parents et arrières grands-parents ayant vécu sous le joug colonial français ». Tout comme Sarah, étudiante algérienne à la faculté de droit d’Aix-Marseille, qui lie son soutien à son histoire personnelle et se dit « très sensible aux questions de lutte indépendantiste et de libération des peuples en raison de l’histoire de l’Algérie ».
Mi-novembre 2023, les manifestations en soutien à Gaza essaiment les rues de Marseille depuis plus d’un mois quand des étudiants décident de lancer le Comité étudiant Palestine. Une initiative qui coïncide dans la cité phocéenne avec les cinquante ans d’une page sombre de l’histoire française. En 1973, une vague de meurtres racistes cible ses immigrés maghrébins, noyés, tués à l’arme blanche, ou battus à mort. La ville devient l’épicentre d’une « chasse à l’Arabe », comme nommera rétrospectivement Le Monde cette période de meurtres en série qui fit une cinquantaine de victimes en France, dont au moins 17 dans la région. Une flambée de violences qui intervient au terme d’années de diabolisation de la figure de l’Arabe.
Car le racisme est une histoire française qui s’accorde aux contrecoups du conflit au Proche-Orient. Dès la guerre de juin 1967, l’opinion publique rejette dans sa grande majorité les puissances arabes opposées à Israël dans la région. Aux avant-postes du soutien écrasant à Israël, des associations de pieds-noirs rapatriés d’Algérie instrumentalisent le conflit pour attaquer les immigrés arabes en France.
MÉMOIRES COLONIALES
« En France, le fait que la parole coloniale n’ait jamais été dite joue beaucoup dans le soutien occidental à Israël. Pour les Occidentaux, Israël est un exemple réussi de reconquête coloniale ». Depuis le 7-Octobre, Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la paix (UJFP), multiplie les interventions en soutien à la Palestine. Il clame son antisionisme comme prolongement de ses convictions anticoloniales. Le 16 octobre 2023, la militante gazaouie du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) Mariam Abou Daqqa quitte son appartement à Marseille quand elle est arrêtée par la police à la gare Saint-Charles. « On assiste à une criminalisation de la Palestine par l’État français », s’insurge Pierre Stambul.
Fils de Yakov Stambul, résistant et rescapé juif du groupe Manouchian déporté à Buchenwald, survivant des camps, sa parole jaillit régulièrement des manifestations en soutien à la cause palestinienne à Marseille. Pour lui, mal nommer les choses ajoute au malheur de Gaza :
Ce n’est pas une guerre raciale, ni communautaire ni religieuse, mais coloniale. Et nous faisons face à un colonialisme particulier, puisque le colonialisme sioniste n’a jamais visé à exploiter l’indigène mais à l’expulser et à le remplacer.
Le colonialisme est une histoire partagée entre Israël et la France. Les mémoires à vif héritées du règlement de la « guerre d’Algérie » ancrent le conflit israélo-arabe dans le débat français dès la guerre de juin 1967. Elle « correspond à l’un des moments les plus stupéfiants de l’histoire des passions françaises (…). Un véritable vent de folie s’est alors levé sur le pays, saisi par un déchaînement de haine anti-arabe qui n’allait pas retomber de sitôt »1.
En amont de la guerre de juin 1967, les comparaisons entre Gamal Abdel Nasser et Hitler se multiplient. Ainsi que les manifestations en soutien à Israël. À gauche, comme au Parti communiste, on s’inquiète du caractère anti-arabe qu’elles prennent. Sur les Champs-Élysées, différentes organisations de rapatriés d’Algérie « fournissent d’amples contingents » pour klaxonner sur les cinq notes le slogan « Al-gé-rie fran-çaise » rebaptisé « Is-ra-ël vain-cra ». Selon un sondage SOFRES d’octobre 1967, 44 % des personnes interrogées se considèrent plus fortement hostiles envers les Arabes qu’envers les juifs, contre 3 %2.
RANCUNES D’APRÈS-GUERRE
À Marseille en particulier, les fractures identitaires qui survivent au conflit algérien nourrissent la haine contre l’immigré et cristallisent les mémoires coloniales françaises. Ainsi le 7 septembre 1972, le quotidien marseillais Le Méridional qualifiait, en réaction à l’attentat de Munich, l’immigration algérienne de « gangrène ». La veille, un commando de l’organisation palestinienne Septembre noir3 avait pris en otage la délégation israélienne aux Jeux olympiques, à l’issue de quoi 11 de ses athlètes seront tués. Un an plus tard, un épisode de violences racistes sans précédent marquera la France.
Dès sa création en octobre 1972 par des anciens de la Waffen-SS4, le Front national de Jean-Marie Le Pen s’attelle à séduire l’électorat pied-noir. En 1973, lors des élections législatives, son programme propose d’indemniser les rapatriés d’Algérie tout en dénonçant les Accords d’Évian. À Marseille, son candidat Roland Soler, ancien membre de l’Organisation armée secrète (OAS), prétend porter la voix des 100 000 pieds-noirs que compte la ville. Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’afflux des rapatriés Français d’Algérie et des travailleurs immigrés font de la cité phocéenne l’épicentre des flux migratoires en France. En 1973, des statistiques du ministère de l’intérieur font état d’un million deux cent mille Maghrébins en France dont environ 18 % dans le sud-est.
À l’époque, le mythe du retour s’éloigne pour beaucoup d’entre eux qui finissent par s’installer en France. Un mouvement qui coïncide avec Mai 68 et le climat de révolution anti-impérialiste qui oriente les luttes de classe, notamment en France. Après la défaite arabe de juin 1967, la cause palestinienne s’ancre à gauche. « Encouragée par ce souffle international, la résistance palestinienne se voudra l’alternative aux échecs du nationalisme arabe nassérien (…) et véhiculera une idéologie révolutionnaire universalisante »5.
En 1970, des Comités Palestine s’organisent au lendemain des massacres de « Septembre noir »6 contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en Jordanie. Des militants immigrés se saisissent de l’événement pour unir leurs revendications. À Marseille, le comité local est pourchassé par les forces de police, convaincues de trouver parmi leurs militants une cellule clandestine du FPLP. Le soutien à la cause palestinienne par les immigrés est appréhendé par les autorités françaises comme un trouble à l’ordre public. L’expérience des Comités Palestine dure deux ans, avant leur intégration dans le nouveau Mouvement des travailleurs arabes (MTA) en 1972 : « C’était une manière de prendre acte de la transformation de la nature même de notre action, qui a dépassé le soutien aux Palestiniens pour devenir presque entièrement centrée sur la problématique des droits et de la lutte contre le racisme », avance Driss El-Yazami, alors étudiant marocain à Marseille7.
L’ENGRENAGE DE VIOLENCES
Mais en 1973, c’est l’escalade8. Le 25 août, en plein centre-ville de Marseille, un chauffeur de bus est tué par un déséquilibré d’origine algérienne. Le lendemain, le rédacteur en chef du Méridional, Gabriel Domenech, signe un éditorial qui fera date : « Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens (…) ».
Le 28 août 1973, l’assassinat de Ladj Lounès, 16 ans, abattu de trois balles, provoque une grève générale des travailleurs immigrés à l’initiative du MTA. C’est sur son cercueil, rapatrié en Algérie depuis la gare maritime de la Joliette, que l’appel est lancé. Entre août et décembre 1973, une cinquantaine d’agressions et 17 meurtres d’immigrés algériens sont comptabilisés dans la région, informations brièvement évoquées dans les pages des faits divers de la presse locale : « En une ou deux lignes, il est seulement question de crânes fracturés, de morts par balles ou à coups de hache, de coups de feu tirés depuis des voitures, de noyés retrouvés dans le Vieux-Port (…) »9.
Les violences sont si graves que le président algérien Houari Boumédiène décide de suspendre les départs des travailleurs : « Si la France ne veut pas de nos ressortissants, qu’elle nous le dise, nous les reprendrons ! » Le 14 décembre, un attentat revendiqué par le Groupe Charles Martel vise le consulat d’Algérie à Marseille. Le bilan est de 4 morts et 16 blessés. Mais l’antiracisme politique hérité de la mobilisation pour la Palestine est déjà ancré dans l’expérience politique des immigrés arabes en France. En 1974, le sujet du vote des immigrés est notamment posé lors du premier congrès des travailleurs étrangers à Marseille.
LUTTES EN MARCHE
La création de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) en 1982 marque une étape dans l’approche politique de la question de l’immigration. À l’origine nommée Association des Marocains en France (AMF), fondée par Mehdi Ben Barka, elle prend acte de l’abrogation du décret de 193910. À l’époque la création d’associations dites « étrangères » se fait sur une base nationale et reste subordonnée à l’autorisation du ministre de l’intérieur. Les immigrés de nationalités différentes pouvaient difficilement s’unir au sein d’une même organisation. Une barrière que les Comités Palestine puis le MTA ont contribué à commencer de lever.
Mais à l’heure des 40 ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, partie de Marseille le 15 octobre et arrivée en fanfare à Paris le 3 décembre 1983, le bilan des luttes antiracistes convoque une mémoire coloniale encore étouffée. La gauche socialiste s’inquiète alors des revendications portées par des jeunes de banlieues arborant le keffieh palestinien. Pour Antoine, 20 ans, étudiant en cinéma à Marseille, « les raisons des violences, physiques ou institutionnelles, qui sont perpétuées sur les immigrés et descendants d’immigrés sont liées idéologiquement au soutien (français) apporté à un État génocidaire »11. Dalel pointe pour sa part les récentes « interdictions de manifester début octobre qui s’inscrivent dans le continuum colonial français ».
Ce que montre tristement la participation du Rassemblement national (RN) et de Reconquête ! à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023 à Paris, Éric Zemmour ne lésinant pas devant les micros des chaînes d’info en continu sur les prétendus dangers de « l’immigration venue des contrées musulmanes » qui entretiendrait l’antisémitisme en France.
Lundi 5 février 2024, plus d’une semaine après l’annonce par un certain nombre de pays de leur suspension à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), Benoît Payan, le maire (ex-socialiste) de Marseille, déclarait maintenir les 80 000 euros d’aide de la ville à l’UNRWA. L’agence onusienne avait révélé fin janvier avoir licencié 12 employés accusés d’être impliqués dans les attaques du Hamas du 7-octobre. À l’origine de ces allégations, Israël refuse néanmoins de partager avec l’organisme ses éléments de preuves. Une pétition avait invité l’édile marseillais à ne pas participer à une « punition collective » pour Gaza. Message reçu, contrairement à plusieurs pays occidentaux dont les États-Unis.
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