S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a proposé un "travail de mémoire" commun sur toute la période de la colonisation française en Algérie. Il l'a dit à l'historien français Benjamin Stora lors d'un entretien cette semaine à Alger. Une visite d'Emmanuel Macron en Algérie a également été évoquée.
L'entretien était d'autant plus inédit que le rapport de Benjamin Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, remis en janvier 2021 à Emmanuel Macron, avait été fraîchement accueilli en Algérie. L'historien, qui était porteur d'une lettre du président français, a été reçu plus d'une heure lundi à Alger par le président Tebboune, à la veille de la commémoration en grande pompe du 60e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. "C'est la première fois qu'il y avait une discussion au fond" côté algérien sur ces questions mémorielles depuis la publication du rapport, a souligné Benjamin Stora.
Le rapport, sur lequel Emmanuel Macron s'est appuyé pour sa politique mémorielle, ne préconise ni excuses ni repentance, ce qui a très critiqué en Algérie, notamment par les associations d'anciens combattants.
Les relations franco-algériennes ont aussi connu un gros coup de froid lorsqu'en septembre 2021, le président Macron a reproché au système "politico-militaire" algérien d'entretenir une "rente mémorielle" autour de la guerre d'indépendance.
L'entretien témoigne du réchauffement en cours dans les relations franco-algériennes depuis quelques semaines. "Je pense qu'il y a une volonté, de relancer je ne sais pas si c'est le mot, mais de poursuivre un dialogue", estime Benjamin Stora, en notant un "changement de ton" entre Paris et Alger.
Le président Tebboune lui a expliqué "l'importance majeure d'un travail de mémoire sur toute la période de la colonisation", au-delà de la seule guerre d'Algérie (1954-1962), un avis partagé par l'historien. "La guerre de conquête a été très longue et très meurtrière. Elle a duré pratiquement un demi-siècle", de 1830 à 1871, rappelle Benjamin Stora. Elle a été marquée par une "dépossession foncière et identitaire" - "lorsque les gens perdaient leur terre, ils perdaient leur nom" - et par la mise en place d'une "colonie de peuplement", avec au final un million d'Européens sur neuf millions d'habitants.
Autant de traumatismes qui perdurent jusqu'à aujourd'hui dans la perception réciproque des deux peuples et qui "expliquent la difficulté des relations franco-algériennes", dit-il. "Les gens ne connaissent pas ce qu'il s'est passé. C'est le problème de la transmission aux jeunes générations et du travail en commun", souligne Benjamin Stora.
"Polarisation sur 1962"
"En Algérie, l'accent a été mis essentiellement sur la guerre de libération nationale. Il y a eu en France comme en Algérie une polarisation extrême sur l'unique séquence de la guerre et même de la fin de la guerre, les années 1960 à 1962", note-t-il.
Avec en toile de fond les "affrontements de groupes mémoriels" autour des différents massacres, l'exode des pieds noirs, les luttes de pouvoir à l'intérieur du nationalisme algérien. "On s'est tous focalisés sur 1962", des accords d'Evian en mars à l'indépendance de l'Algérie le 5 juillet, dit-il. Mais "on ne peut pas rester prisonnier d'une seule date, 1962, il faut élargir le champ de réflexion", considère-t-il.
Le président Tebboune n'est pas revenu durant l'entretien sur les propos controversés d'Emmanuel Macron, qui s'était également interrogé sur l'existence d'une "nation algérienne" avant la colonisation française.
Emmanuel Macron se rendra "prochainement" en Algérie à l'invitation de son homologue Abdelmadjid Tebboune, a dit le président français dans un message de félicitations à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, rendu public cette semaine par la présidence algérienne. "Monsieur le Président et mon cher ami, j'ai l'immense plaisir, en ce 5 juillet 2022 où l'Algérie commémore son 60e anniversaire de l'indépendance, de vous adresser, au nom de la France et en mon nom propre, à vous, l'Algérie et son peuple, un message d'amitié et de solidarité, accompagné des félicitations les plus sincères à votre pays", lit-on dans la lettre. Le président français a ajouté souhaiter que "nous puissions y travailler dès maintenant pour appuyer cette ambition sur des fondations solides et l'inscrire dans un calendrier partagé". Président, Emmanuel Macron a effectué une seule visite en Algérie, au début de son premier mandat présidentiel en décembre 2017.
Indépendance de l'Algérie : "Nous avons pu retrouver notre hameau"
Slimane Zeghidour est journaliste à TV5MONDE. Il avait 9 ans en 1962 quand son pays, l'Algérie, est devenue indépendant. Il vivait alors depuis cinq ans dans un camp de regroupement contrôlé par l'armée française et ses supplétifs. S'il se souvient notamment de la date du cessez-le-feu, le 19 mars 1962, la date de l'indépendance marque pour lui un tournant.
Retour sur les lieux d’un crime colonial · Où est mort Ali Boumendjel ? Près de 60 ans après sa disparition, l’interrogation n’a rien de trivial. Malika Rahal, auteure d’Une affaire française, une histoire algérienne, remarquable livre sur ce dirigeant politique d’envergure voué à la libération de l’Algérie depuis ses années de lycée jusqu’à sa mort, nous emporte dans la quête sensible et éclairante d’une historienne du temps présent.
J’ai écrit il y a quelques années une biographie d’Ali Boumendjel, l’avocat et militant politique algérien1. C’est durant cette recherche que j’ai commencé à saisir combien la connaissance des lieux aide à la compréhension des choses : j’avais vu la maison qu’Ali Boumendjel et sa femme avaient fait construire aux Sources, la maison de ses parents à Belcourt, repéré bien des lieux de leurs vies à Alger. Mais je n’avais jamais trouvé le bâtiment tenu par les parachutistes français à El Biar, d’où l’avocat avait été précipité durant la bataille d’Alger en 1957. Quelques promenades dans le quartier n’avaient rien donné, malgré le plan fourni par Pierre Vidal-Naquet. Ça ne devait pourtant pas être impossible puisque le peintre Ernest Pignon-Ernest l’avait trouvé pour y apposer le portrait en sérigraphie de Maurice Audin2 en 2003. La même année, Jean-Pierre Lledo y avait filmé le retour d’Henri Alleg3, torturé au même endroit, dans son documentaire Un rêve algérien.
Ce n’est qu’en 2014 que j’ai enfin pu localiser le bâtiment des parachutistes, en suivant un ami qui se souvenait que son père lui avait indiqué les lieux lorsqu’il était petit. Honnêtement, avec ce point de départ, nos chances d’aboutir paraissaient faibles : depuis son enfance, les boutiques avaient changé, les façades étaient refaites. Ce jour-là, l’avenue Ali Khodja était bondée et ensoleillée, et tout à coup mon guide s’est engouffré dans un couloir. La cour derrière l’immeuble ressemblait aux lieux du film ; la sérigraphie, elle, avait disparu. Mais surtout, l’architecture correspondait aux descriptions données par les sources.
Le général Paul Aussaresses :
Je me suis directement rendu à El Biar, boulevard Clemenceau, où Boumendjel était détenu. Il y avait plusieurs bâtiments. Certains de ces bâtiments étaient reliés entre eux par des passerelles au niveau des terrasses du sixième étage. La cellule de Boumendjel était au rez-de-chaussée. Je suis passé au bureau du lieutenant D., qui sembla étonné de me voir. — Qu’est-ce que je peux faire pour vous, mon commandant ? — Et bien voilà, D. : je viens d’assister à une longue réunion, en présence du général Massu. Mon sentiment, à la sortie de cette réunion, c’est qu’il ne faut absolument pas laisser Boumendjel dans le bâtiment où il se trouve actuellement [...]. Pour effectuer ce transfert, il ne faut surtout pas que vous passiez par le rez-de-chaussée, ce qui attirerait trop l’attention. [... ] Vous allez chercher votre prisonnier et, pour le transférer dans le bâtiment voisin, vous empruntez la passerelle du 6e étage. J’attends en bas que vous ayez fini. Vous me suivez mieux maintenant ? D. hocha la tête pour me montrer qu’il avait compris. Puis il disparut. J’ai attendu quelques minutes. D. est revenu, essoufflé, pour m’annoncer que Boumendjel était tombé. Avant de le précipiter du haut de la passerelle, il l’avait assommé d’un coup de manche de pioche derrière la nuque.
Paul Aussaresses, Services spéciaux. Algérie, 1955-1957, Perrin, 2001.
J’ai eu l’occasion d’écrire ailleurs qu’on ne peut prendre Aussaresses au mot, mais il n’a pas de raison de mentir sur la description des lieux. En observant depuis la cour, les choses étaient plus claires : le centre des parachutistes à El Biar constitue un seul bâtiment, avec trois cages d’escaliers. Nous sommes montés par la première cage d’escalier, pour trouver la porte du toit fermée à clef. Des pavés de verre donnaient de la lumière. L’architecture typique des constructions des années 1950 avait du charme. Par les trous des portes en mauvais état, on devine la terrasse, et on aperçoit même la mer. Je n’aurais jamais imaginé ce détail. Nous tentons la seconde entrée. En haut de l’escalier, nouvelle impasse. En parcourant ces escaliers, des sources me reviennent en tête :
Sûreté Nationale en Algérie Sûreté publique Alger Procès Verbal
L’an 1957 et le 23 du mois de mars
Devant nous, C. P., Officier de Police, Officier de Police judiciaire, auxiliaire de M. Le Procureur de la République, en fonction dans le 13e arrondissement el Biar Se présente le Lieutenant D. M., âgé de 26 ans du 2eRPC, 4e Cie, 92 av. Clemenceau à el Biar. Il nous déclare : Ce jour vers 13 h 15, le sergent S., du 2eRPC amena dans mon bureau le suspect, M. Boumendjel Ali, qui devait être transféré au Parquet le soir même, afin de procéder au dernier interrogatoire. En amenant le suspect au bureau des interrogatoires qui se trouve dans l’autre partie du bâtiment, nous passâmes sur la terrasse. Le sergent J. S. marchait en tête, Boumendjel le suivait, et je fermais la marche. Brusquement, Boumendjel se précipita vers le bord de la terrasse. Je me précipitai pour le retenir, mais dans un bond en avant il m’échappa et s’élança dans le vide. Je dus le lâcher précipitamment pour ne pas être entraîné moi-même. Je me rendis dans la cour et devant l’état désespéré de la victime, j’avertis immédiatement le médecin et le colonel commandant le 2eRPC. Boumendjel fut immédiatement transporté à l’hôpital Maillot, sur les ordres du Colonel, mais il semble qu’il ait été déjà mort à ce moment. Je signale que M. Boumendjel avait tenté déjà de se suicider le 12. 2. 57 à Hussein Dey où notre formation se trouvait. Il avait été transporté à Maillot, d’où il était sortit le 4 mars dernier.
Lu, persiste, signe, signons, Signé : D. L’officier de Police Signé : illisible.
Service historique de la Défense, 1H2584-5, Quelques affaires.
Cette version selon laquelle Boumendjel s’est volontairement précipité dans le vide est la version officielle. Mais, le rapport d’autopsie le confirme malgré lui bien plus sûrement que les « aveux » du général Aussaresses : il a été précipité inconscient dans le vide.
***
J’avais lu le nom d’Ali Boumendjel la première fois lorsque je préparais un mémoire de maîtrise sur les parlementaires du deuxième collège représentant l’Algérie au Parlement français, entre 1945 et l’indépendance. Dans un débat parlementaire, on évoquait sa mort aux mains des parachutistes — mort suspecte bien que l’armée ait évoqué un suicide — et d’autant plus choquante qu’il était le frère d’un ancien conseiller de la République, Ahmed Boumendjel.
Le nom (et l’émotion) étaient restés dans un coin de ma tête. Quelques années plus tard, en 2001, Paul Aussaresses publiait ses mémoires qui confirmaient l’assassinat. On interviewait la veuve de Boumendjel et ses enfants à la télévision. En les voyant, j’avais repensé à mes lectures : au moins dans cette affaire, un secret de Polichinelle semblait enfin être levé. Je me préparais à faire une thèse. Mon futur directeur, Benjamin Stora, m’avait conseillé de travailler sur l’Union démocratique du Manifeste algérien et pour le diplôme d’études approfondies (DEA), me proposait d’écrire une biographie. La biographie, c’était pour moi le genre mou par excellence. En 2002, j’étais enseignante dans un collège classé zone d’éducation prioritaire (ZEP), j’avais arrêté la recherche pour étudier l’arabe en cours du soir à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et ne savais pas par où reprendre. Ferhat Abbas et son Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) manquaient de radicalité à mon goût (j’avais été discrètement biberonnée au nationalisme populiste et au tiers-mondisme) ; je n’aimais pas la biographie.
J’ai accepté parce qu’il fallait bien faire de l’histoire. Et à cause d’Ali Boumendjel. Cette recherche s’est révélée frustrante par bien des aspects. J’avais un accès très libre à la famille, mais les proches politiques de Boumendjel étaient morts : son frère Ahmed, les autres leaders de l’UDMA (Kaddour Sator, Ahmed Francis, Serge Michel et d’autres que peut-être je n’avais pas identifiés), comme ses camarades du collège de Blida, futurs leaders du Front de libération nationale (FLN) : Benyoucef Benkhedda était décédé quelques semaines avant que j’arrive à Alger en espérant l’interviewer. Le cœur du réacteur, c’était la connexion entre Ali Boumendjel (UDMA, et peut-être déjà FLN) et Abbane Ramdane, responsable du FLN à Alger, et ancien du collège de Blida. La famille en faisait grand cas, mais personne ne pouvait désormais témoigner directement de la nature de ce contact noué (ou renoué) dans la clandestinité.
L’autre problème, c’était la détention et la mort : des témoins pouvaient attester de tortures psychologiques, mais pas des tortures physiques. Et puis la seule confirmation de l’assassinat venait d’Aussaresses qui ne m’inspirait aucune confiance, et qui n’a jamais voulu me rencontrer. En politique comme entre les mains des parachutistes, dans la clandestinité, des épisodes entiers pouvaient m’échapper. Je risquais de faire passer d’une phrase Boumendjel pour un doux humaniste poussé au FLN par les événements de la guerre. D’une phrase aussi, j’avais le pouvoir de le rendre plus révolutionnaire. Il m’aurait fait plaisir qu’il le soit : la révolution me semblait plus désirable que l’humanisme. C’était bien ça le danger.
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Raconter la vie d’une personne est une responsabilité lourde. Plus encore si les siens sont vivants : ils seraient de toutes les façons secoués, insatisfaits, heurtés par la lecture. Il fallait être bien sûre de son histoire pour prendre le risque de l’écriture. Or lorsqu’on parle de la clandestinité, on ne peut jamais attester que ce dont on n’a pas de preuve n’a jamais existé. Comment écrire en laissant la place à ces possibles ? Les aveux extorqués à Boumendjel me semblaient faux. Mais pouvais-je être 100 % sûre que le réseau de télécommunication dont Boumendjel avait avoué sous la torture avoir été à la tête n’avait vraiment pas existé ?
La question de rendre justice avait aussi à cette époque un sens très concret : Paul Aussaresses avait été condamné en 2002, non pour crime de guerre, mais pour apologie de crime de guerre. Les poursuites mêmes étaient un aveu d’impuissance : à défaut de pouvoir poursuivre la torture et l’assassinat, couverts par les lois d’amnistie, on avait poursuivi l’écriture, envoyant un message dissuasif à qui serait pris de l’envie d’avouer d’autres crimes. La condamnation a été confirmée en appel en avril 2003, alors que j’étais en plein travail sur Boumendjel. La famille de son côté imaginait d’autres façons d’amener l’affaire Ali Boumendjel en procès, un procès pour la justice et la vérité. La connexion potentielle entre la recherche et le procès était omniprésente. On discutait à perte de vue entre collègues de DEA pour savoir s’il fallait, le cas échéant, accepter de parler dans un procès autour de cette affaire.
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J’en étais venue à penser que ce que les militaires avaient nommé « la première tentative de suicide » d’Ali Boumendjel lorsqu’il s’était, disait-on, taillé les veines du cou avec ses verres de lunettes, pouvait être une authentique tentative de suicide, et non une tentative d’assassinat comme le pensait la famille. J’aurais voulu penser autrement. Mais on lui avait fait croire que les hurlements de femme (bien réels) qu’il entendait étaient ceux de sa propre femme en train d’être violentée, causant un état de grande confusion. Soumis à cette torture, le suicide n’était pas inenvisageable. C’était une hypothèse, elle était fragile, mais c’était la mienne. Mieux, je ne voyais là, d’un point de vue moral, aucun caractère condamnable, et je répétais des formules : la torture excuse tout ; le suicide est aussi une volonté, un échappatoire, et une résistance. On le voit : la morale était partout, piégeait tout et il fallait s’en libérer. Lorsque j’ai téléphoné à Malika Boumendjel pour lui annoncer la fin de la rédaction du mémoire, j’ai voulu lui dire que telle était mon hypothèse, pour qu’elle n’en ait pas la surprise à la lecture. Il y eut un long silence. Elle dit : « Alors ils ont gagné. »
Des amis historiens des temps passés ont souvent voulu minimiser cette spécificité de l’histoire du temps présent. Ils expliquent qu’eux aussi peuvent avoir « un carton d’archive qui pleure », un objet douloureux, être saisis de fortes émotions et du désir de rendre justice. Nul doute. Pourtant, il y a bien là une caractéristique particulière à l’histoire du temps présent, lorsqu’un témoin exige de vous que vous fassiez justice ; ou porte plainte contre vous pour diffamation ; ou vous téléphone en pleine nuit. Ou, comme ici, vous crucifie d’une phrase qui vous accuse d’avoir trahi.
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Le mémoire a attendu longtemps avant de devenir livre. Certains problèmes restaient entiers : comment déconstruire le récit familial du martyre sans blesser la famille ? Comment se libérer du besoin de rendre justice, mais écrire juste ? Comment laisser la porte ouverte à ce qu’on n’a pu trouver ou prouver ? Que faire des fantômes (ceux de l’histoire, et ceux de notre propre histoire) ? La décantation s’est faite doucement. La lecture du livre de Daniel Mendelsohn, The Lost. In search for six of six million a provoqué le déclic final : on pouvait raconter une enquête, même si ses résultats étaient maigres ; le cheminement valait aussi pour lui-même. On pouvait écrire juste tout en honorant la mémoire.
Lorsque j’ai enfin apporté le livre à Malika Boumendjel, posant sur la table son exemplaire et ceux destinés à ses enfants, elle ne l’a pas regardé. Dans le petit appartement, elle passait aussi loin que possible de la table en apportant le thé depuis la cuisine, montrant du doigt seulement cet objet de douleur pour me remercier. J’étais inquiète et suis revenue quelques jours plus tard. Pour la seule et unique fois de toutes les années où nous nous sommes connues, elle m’a ouvert la porte en robe de chambre. Elle avait commencé à lire, mais c’était difficile. Bien sûr elle savait déjà tout, elle trouvait le style beau, et c’était d’autant plus douloureux. C’est une dame âgée : j’avais peur qu’avec ce livre, elle ne lâche prise. Ça n’a duré qu’un temps. Pour Sami, l’un de ses fils, la publication du livre n’était pas non plus chose simple : à mesure qu’elle approchait, il devenait parfois hostile, agacé par la maison d’édition qui ne faisait pas, disait-il, son travail. À la sortie, l’ouvrage tant attendu ne réalisait pas ce qu’on espérait de lui, il n’était pas assez fort, il ne résolvait pas tout, il ne pouvait réparer le passé. Il a fallu plusieurs mois pour que ces tensions s’apaisent.
J’avais pensé que la biographie était une affaire sans goût et sans grand intérêt. S’étaient posées en chemin de celle-ci toutes les grandes questions de l’histoire du temps présent, avec des balancements terribles entre justice et histoire, vérité et réparation du passé. L’écriture avait été une bagarre constante pour l’histoire.
***
Avant de partir, nous tentons la troisième entrée, pour n’avoir aucun regret. Dans la cage d’escalier, je repense à Henri Alleg et à Maurice Audin qui sont passés ici, eux aussi, en me demandant à chaque porte si c’était dans cet appartement qu’ils ont été torturés, ici qu’ils ont été détenus ou confrontés l’un à l’autre. Un voisin sort de chez lui pour faire des courses. Djamila Boupacha était là. On pense à tous les sans-nom aussi, qui ont laissé ici leur vie ou une partie d’eux-même à force de sévices.
C’est lorsqu’il a été conduit sur la terrasse par ses bourreaux qu’Henri Alleg a reconnu le bâtiment où son ami Boumendjel était mort. Henri Alleg qui m’avait livré un des témoignages les plus riches sur Ali Boumendjel. Nous arrivons en haut de l’escalier, la porte du toit s’ouvre. De tous côtés, la perspective est magnifique, la vue vers le bas vertigineuse. Il n’y a pas de balustrade. D’un côté, c’est l’avenue Ali Khodja, avec le bruit de la foule de la fin de l’après-midi qui se presse, de l’autre la cour. De quel côté Boumendjel est-il tombé ? L’officier de police judiciaire, venu sur les lieux immédiatement après sa chute rendait compte :
Ce jour il avait été extrait de la prison du 19e génie pour être remis au Parquet dans le courant de l’après-midi. Alors qu’il était conduit, sous escorte, au bureau de renseignement pour dernier interrogatoire, il s’échappait brusquement et se précipitait dans le vide, d’une hauteur de 15 mètres. Il tombait dans la cour dont le sol est revêtu de carrelage et succombait aussitôt des suites d’un grave traumatisme crânien.
PV du commissaire du 13e arrondissement d’El Biar, 23 mars 1957. Service historique de la Défense, 1H2584-5, Quelques affaires.
Côté cour, donc, où jouent les enfants et où un homme arrose ses plantes, c’est là que Boumendjel est mort. Du côté où, ce jour-là, des planches s’avancent dans le vide. De ce côté, ce n’est pas la mer qu’on voit, c’est la montagne. Nous nous asseyons silencieusement au bord du toit. Mon livre est fini depuis plusieurs années, je peux bien me laisser aller à voir mes fantômes.
Si Ali Boumendjel a eu un moment de conscience sur cette terrasse avant d’être assommé, ce sont ces montagnes qu’il aura vues.
92, av. Ali Khodja (ex-boulevard Clemenceau), El-Biar, mai 2014
« Le trauma colonial », de Karima Lazali · Le trauma colonial de la psychanalyste Karima Lazali analyse les effets au présent de la colonisation française en Algérie. Une enquête singulière, publiée à La Découverte en France et aux éditions Koukou en Algérie, qui s’attaque à l’impensé colonial et ses effets psychiques et politiques, plaçant au cœur de son analyse pluridisciplinaire la notion d’effacement
Opération militaire française en Algérie, 1955.
Grâce aux travaux d’historiens ou encore d’écrivains algériens comme Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Jean El Mouhoub Amrouche, la psychanalyste Karima Lazali a pu enrichir son analyse débutée en cabinet avec ses patients à Paris et Alger et mettre des mots sur cet « impossible à refouler » colonial qui ne cesse de ressurgir sans être nommé dans les sociétés française et algérienne. Depuis les écrits fondateurs de l’intellectuel et psychiatre anticolonialiste Frantz Fanon, peu de livres ont offert une telle analyse de la colonisation et de ses traces mnésiques et politiques. Son ouvrage, qui s’inscrit dans la filiation des travaux d’Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste proche de Fanon, est certainement appelé à devenir une référence.
DANS LES BLANCS DE L’HISTOIRE
Dans la première partie de son livre, Lazali analyse le projet colonial français en Algérie en termes d’« effacement » : elle revient notamment sur l’histoire de la conquête coloniale et la volonté d’annihilation systématique des langues et de l’histoire algériennes.
« L’Algérie était un territoire considéré vierge, sans histoire ni culture. La colonisation s’est employé à détruire l’ordre social et symbolique qui était présent sous couvert de le franciser », résume-t-elle au cours d’un entretien avec Orient XXI. Cette « atteinte coloniale » a été profonde et irréversible : disparition d’un tiers de la population, destruction des généalogies, élimination des tribus, expropriations des terres. C’est cet effacement qui a coexisté avec un extrême marquage des corps et des esprits par le colonial qui a subsisté à la colonisation et reste tu. Karima Lazali préfère utiliser le mot « colonialité » : un état du colonial qui persiste, car il est demeuré impensé.
La colonisation a produit des effacements mémoriels qui ont profondément affecté la psyché des deux populations, française et algérienne, qui se débattent jusqu’à ce jour dans « des blancs de mémoire et de parole ». En Algérie, il est plus difficile qu’en France d’avoir accès aux subjectivités, du fait des nombreuses censures familiales, religieuses et politiques en place. L’analyse de la littérature algérienne, expression d’une sensibilité et intimité profondément atteinte par le colonial, lui permet de déjouer ces censures et de saisir les effets de la colonialité sur les esprits. Mais l’auteure a compris, lors de ses consultations à Paris, que le trauma colonial n’affecte pas que les anciens colonisés.
En France, j’ai réalisé avec le temps que nombre de mes patients avaient de près ou de loin un rapport avec l’Algérie. Ils étaient eux aussi pris dans un “blanc” absolument terrible, et ce sont eux qui m’ont aidé à comprendre que, finalement, il y avait un problème de réception de la colonisation par le politique. Tout est mis en place pour que l’on pense que cette histoire coloniale ne s’adresse qu’aux minorités, anciennement colonisées.
En France, c’est le déni de l’histoire coloniale par le politique qui a produit de l’effacement. Le déni est un « effacement des traces de l’effacement », dit-elle pour montrer le processus de suppression à l’œuvre et l’abîme ainsi créé pour les personnes qui cherchent à comprendre les causes politiques et transgénérationnelles de leur souffrance psychique.
Commentant l’actualité récente au cours de l’entretien, Lazali reconnait l’importance de la reconnaissance historique par le président Emmanuel Macron de l’assassinat de Maurice Audin et le caractère systématique de l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie.
C’est un premier pas vers le fait de reconnaître que les deux populations, européenne et indigène, ont été prises, pas de la même manière, pas avec les mêmes moyens, dans ce système destructeur. Remarquons que les Européens pro-indépendance étaient eux traités comme les Algériens : tortures, exécutions, rejet, silenciation.
Cette reconnaissance est importante pour libérer la parole des personnes prises dans « des blancs de mémoire et de parole ». Cependant, elle souligne le problème du désaveu qui suit souvent la reconnaissance politique, créant ainsi une difficulté à lire l’histoire et à se positionner.
On reconnaît en 1999 que lesdits événements en Algérie étaient une guerre, mais en 2005, on vote une loi sur les bienfaits de la colonisation. Cela crée un brouillage dans le rapport à la mémoire et réinscrit du blanc et de la confusion. Nous avons donc affaire à un début de reconnaissance historique qui se renverse en désaveu. Ce qui maintient inabouti le travail d’élaboration de cette histoire.
UNE FOLIE MÉMORIELLE
Si en France la mémoire de la colonisation est « carencée », l’Algérie souffre elle d’un « excès de mémoire », d’une « folie mémorielle » qui est elle aussi productrice d’effacement. Elle explique à Orient XXI :
À l’indépendance, le souci politique était de sortir de cet effacement — ce n’était pas dit comme ça, c’est moi qui parle d’« effacement ». Le national s’est donné pour mission d’essayer de restaurer l’histoire antérieure à cette destruction de la guerre de conquête coloniale. Tout le monde s’est accordé pour dire qu’il y avait un trou gigantesque dans l’identité et qu’il fallait le combler, le colmater. Ça a été un des grands fourvoiements à l’indépendance. Un trou comme ça, ça ne se comble pas.
Ainsi c’est la volonté, au moment de l’indépendance, d’aller contre l’effacement colonial d’une histoire, de langues, de cultures qui paradoxalement a produit de l’effacement. Cette réhabilitation de l’identité arabe, de la religion de l’islam par le politique algérien a fabriqué une nouvelle identité — et non restauré l’ancienne. Dans son livre, Karima Lazali va jusqu’à parler de « colonisation arabe ».
Ce qui m’a beaucoup étonnée c’est que le politique algérien a fait appel à la colonisation arabe pour traiter de la colonisation française. À partir du moment où je me suis rendu compte de ça, je me suis dit que décidément, on n’en sort pas. Comment se libérer du colonial ?
RÉSURGENCES DU NON-DIT
Comment se libérer ? C’est en exposant les effets dévastateurs de la colonialité en Algérie et en France que Lazali soulève l’urgence de la question. Elle consacre l’un des chapitres de son livre à la « guerre intérieure » des années 1990, opposant islamistes à l’armée algérienne, et ayant causé selon les sources jusqu’à 200 000 morts.
L’auteure analyse cette « guerre intérieure » comme la « résurgence du non-dit de l’effacement ». En citant l’écrivain libanais Amin Maalouf, elle souligne que ce n’est pas l’histoire de l’islam qu’il faut lire pour comprendre la violence des années 1990, mais l’histoire de la colonisation. « En travaillant à Alger, je me suis rendue compte que le projet des islamistes était de purifier la société algérienne des résidus du colonial – c’étaient les mots employés ».
Les islamistes ont tenté d’inventer un autre rapport à l’identité et à l’histoire pour sortir des confiscations coloniales que l’idéologie nationaliste algérienne n’a pas su identifier et réparer. De manière intéressante, Lazali montre que l’islamisme est un moyen de « panser les blessures du colonial » et d’« occuper des identités vidées ». Ainsi, l’établissement de l’état-civil par les autorités coloniales au XIXe siècle a produit une destruction des généalogies et un démantèlement du lien tribal. À l’indépendance, le pouvoir algérien a arabisé des noms qui avaient été francisés pendant la colonisation, au lieu de reconnaitre cette falsification. Pour réparer la figure du père atteint par le colonial, les islamistes ont créé une nouvelle filiation. Ils ne sont plus « fils de » comme le voulait la tradition en Algérie, mais « père de » comme le veut la kunya, le système de nomination importé du Proche-Orient. Dans ce système, c’est Dieu tout-puissant qui est le père des « frères » islamistes, analyse la psychanalyste. Mais là encore, par cette réinvention, les islamistes fabriquent de l’effacement.
En France, il y a également une urgence à penser le colonial et ses effets psychiques et politiques. Les débats à répétition sur la compatibilité de l’islam avec la République, le retour de la qualification de « Français musulman » qui prévalait au début du XXe siècle en Algérie, « la colonialité est un discours en creux en France, mais cette mémoire expulsée de la mémoire collective est bien agissante », souligne-t-elle dans son livre. « En France, l’histoire de la colonisation française de l’Algérie étant peu connue, les liens entre les discours présents et passés ne sont pas établis », « mais celui qui a le texte historique à l’esprit peut établir ces liens ».
Lazali prend l’exemple de la violence djihadiste. L’attentat perpétré par le Franco-Algérien Mohammed Merah a eu lieu le 19 mars, cinquante ans jour pour jour après le cessez-le-feu entre la France et l’Algérie. Elle dit :
J’ai été étonnée de lire un excès de mémoire par la date de l’attentat et une carence de la mémoire en France. Cela me paraissait évident, mais très peu ont fait le lien. Le père de Mohammed Merah était obsédé par la guerre d’Algérie. Il y a une mémoire en jeu dans l’acte, mais on n’arrive pas à faire les liens, car il y a un effacement de l’histoire.
SORTIR DU SILENCE
Si le prisme du colonial ne suffit pas à expliquer l’engagement djihadiste qui est multifactoriel, comme l’a montré le sociologue Farhad Khosrokhavar dans son dernier ouvrage Le nouveau jihad en Occident(Robert Laffont, 2018), la prise en compte du colonial et surtout de l’impensé colonial tel que posé par Lazali donne matière à réflexion. « Il faut sortir du pacte de silence et de blanc instauré par le colonial ». « Car à chaque fois, ce qui s’est inscrit dans le blanc du silence ressurgit dans le sang. »
Comment nommer les effets du colonial au niveau transgénérationnel et du politique ? Lazali souligne notamment le rôle de la littérature et du cinéma produit par cette nouvelle génération en France et en Algérie qui a grandi dans des blancs de mémoire et qui cherche à nommer l’effacement. « Mais cela ne pourra mener à un changement de mentalité que s’il y a une véritable réception et un consentement du politique à rentrer dans cette histoire-là, à cesser de faire croire à sa population que ce n’est que l’histoire des autres », répète-t-elle.
Ses travaux croisent le cheminement d’une génération de jeunes Maghrébins qui cherchent à reconstituer une histoire dont on les a privés, mais dont ils sont les héritiers. En tant que documentariste, je ne peux que témoigner de l’importance de cette démarche de documen-tation et d’expression artistique que j’ai moi-même entreprise en réalisant un film long métrage (actuellement en postproduction) avec mon père, Malek Kellou, cinéaste algérien exilé en France, qui a grandi dans un village devenu camp de regroupement pendant la guerre d’Algérie. Jusqu’à ce qu’il m’offre, un soir de Noël, les premières pages d’un projet de film sur son enfance en Algérie, je me débattais dans des blancs et des silences et ne soupçonnais pas un tel effacement.
DOROTHÉE MYRIAM KELLOU
Journaliste et réalisatrice basée à Paris, elle a notamment révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de… (suite)
La mort d’Hélène Cuénat le 18 mai 2022 à Noisy-le-Grand en Seine-Saint-Denis est passée presque inaperçue. Départ discret d’une femme extraordinaire, qui consacra une partie de sa vie au soutien à la lutte d’indépendance du peuple algérien.
Souvent, Hélène Cuenat s’est appliquée à effacer elle-même ses traces. Pourtant, elle avait publié en 2001 La Porte verte, un récit autobiographique limpide qui procédait comme un film, en allers-retours dans un parcours riche en engagements, en « a venir », mais aussi marqué par la douleur — hier vu d’aujourd’hui, hier pour comprendre et vivre aujourd’hui.
Un projet de film fut d’ailleurs à l’origine de ce livre, comme elle le confia au Quotidien d’Oran en 2001 :
« Il y a quelques années, j’avais commencé à écrire à la demande d’un cinéaste algérien qui voulait réaliser un film sur les prisons en France. Il m’avait demandé à moi et à quelques autres amis de réagir sur notre expérience de la prison. Ce que j’ai fait, mais comme le film ne s’est pas fait, j’ai gardé mon travail comme dans un congélateur, quelque chose d’intact. Je me suis beaucoup référé à ce texte, sinon j’aurais certainement oublié beaucoup de choses. Le texte tel quel n’était pas publiable. Alors, quand j’ai eu le temps je m’y suis mise. »
C’est par la « porte verte » que les détenues entraient à la Petite Roquette, prison parisienne de femmes démolie en 1974. Par cette porte aussi que sa fille Michèle, alors âgée de sept ans, entrait pour lui rendre visite. Pour Hélène Cuénat, cette porte qui s’était refermée sur sa liberté en 1960 ouvrait aussi un passage vers l’émancipation. Hélène Cuénat était la quintessence d’origines républicaines : petite-fille d’instituteurs du côté paternel (grand-père gazé pendant la première guerre mondiale), et d’un ingénieur des travaux publics du côté maternel, fille de professeurs de mathématiques. Elle vécut et étudia au gré de leurs affectations — Nice, Cannes, Nîmes, Lyon, Paris, avant de devenir à son tour professeure de lettres.
Et c’est encore un enseignant, le germaniste André Gisselbrecht, qu’elle épouse en 1953. Elle a 22 ans à peine, brune, longiligne, et elle est enceinte de leur fille Michèle. Il est déjà communiste, elle le deviendra l’année suivante, cellule « étudiante Sorbonne-Lettres ». 1954, le 1ᵉʳ novembre, c’est aussi le début de l’insurrection algérienne contre le colonisateur français…
AUX CÔTÉS DU FLN ALGÉRIEN
En 1957, jeune enseignante, membre du Parti communiste, elle s’engage, entre hasard et conviction, dans le réseau Jeanson qui aide le Front de libération nationale (FLN) algérien, une démarche à l’encontre de la politique officielle de son parti. Après trois ans d’intense activité, elle est arrêtée, interrogée, inculpée, puis transférée à la maison d’arrêt de la Petite Roquette. Elle y restera un an, jusqu’à son procès, une condamnation à dix ans de prison et une évasion retentissante. Une année particulière, celle de l’expérience de l’enfermement et de la solidarité « anti-autoritaire » au sein d’un collectif de femmes. En 2001, dans son livre, elle résume :
Portraits (identités légales) pris le 24 février 1961 des porteuses de valises.
En haut, de gauche à droite : Micheline Pouteau, Fatima Hamoud et Hélène Cuenat. En bas : Zina Haraigne, Didar Fawzy-Rossano et Jacqueline Carré. /AFP
« L’absence de concurrence entre nous, femmes sans phallus, a été un atout déterminant de la réussite de notre projet. Peut-être parce qu’il n’y avait pas d’homme dans les parages. Nous avons eu la chance de vivre cette situation expérimentale. C’est la présence des hommes qui entraîne cette concurrence entre les femmes : puisque nous ne vivons qu’à travers eux. »
Hélène Cuénat avait rencontré Francis Jeanson en octobre 1957 — sa première mission fut de véhiculer un dirigeant du FLN. Le privé se mélangeant au politique, Hélène quitte son mari et s’installe avec le chef des porteurs de valises, rue des Acacias dans le XVIIᵉ arrondissement. La question lui fut posée brutalement, une question de journaliste à laquelle n’avait certainement pas eu droit Francis Jeanson : « Quand tu es rentrée dans le réseau Jeanson, l’as-tu fait pour des raisons politiques ou l’as-tu fait par amour pour Jeanson ? » Elle répondit calmement, pédagogiquement :
« Je suis rentrée dans le réseau Jeanson très clairement pour des raisons politiques en ce sens que si histoire d’amour il y a eu, elle s’est déclarée après. J’ai connu Jeanson par le réseau de soutien. À l’époque, j’étais membre du Parti communiste français, ma formation de communiste me montrait que le peuple français et le peuple algérien étaient du même côté, alliés. »
S’impliquant chaque jour davantage dans l’organisation du réseau, elle quitte son poste de maîtresse auxiliaire à Suresnes et entre dans une clandestinité qui devait durer un peu plus de deux ans. Jeanson grillé et contraint au retrait, elle poursuit l’aide aux indépendantistes algériens sous la houlette de Henri Curiel et de son groupe de communistes égyptiens très impliqués dans les combats de la décolonisation. Hélène Cuénat avait pour mission de répartir dans différentes planques les « valises » pleines de billets collectés auprès des travailleurs algériens établis en France et destinés aux caisses du FLN. Par choix et nécessité, clandestine, elle ne reprit pas sa carte du PCF.
Se sachant menacés, Francis Jeanson et Hélène Cuénat s’apprêtèrent à quitter Paris en février 1960. Jeanson échappa de justesse à l’arrestation, mais Hélène Cuénat, retenue par un problème domestique, n’eut pas cette chance. « J’ai été arrêtée parce que j’ai eu le tort d’attendre l’employé du gaz. Le destin en a été modifié », disait-elle drôlement.
L’arrestation fut mouvementée, Hélène Cuénat bien décidée à ne pas leur laisser la tâche facile, les agents la surnommèrent alors « la tigresse », le qualificatif restera dans les journaux :
« Ce sont les policiers, les inspecteurs de la DST quand ils sont venus m’arrêter. Ils ont renvoyé cette image de moi aux journalistes le lendemain de mon arrestation, parce que je les ai reçus peut-être pas comme une tigresse, mais sans leur faire la moindre concession. »
« LA PORTE VERTE »
Jugée par un tribunal militaire, elle est condamnée à dix ans de prison en septembre 1960. À la prison de La Roquette elle retrouve d’autres porteuses de valises, en particulier Didar Fawzy-Rossano1, (curieusement nommée Éliane Rossario par Le Monde), proche d’Henri Curiel, une amitié de prison indéfectible.
Dans La Porte verte, elle revient sur une autre rencontre inoubliable :
« Vers 3 heures ou 3 heures 30, dans l’après-midi, à nouveau, bruit de serrure, la porte s’ouvre, une dame entre dans la cellule, elle est accompagnée du directeur et se présente comme venant du ministère de la Justice, cabinet de Michelet. Elle s’appelle Simone Veil. Je lui donne 35 ans, beau visage, des yeux bleus intelligents qu’on n’oublie pas. Sur sa demande, je lui fais part de nos revendications. Pour une partie, me répond-elle, nous allons avoir satisfaction ; nous avons droit aux journaux, l’atelier ne nous sera désormais plus imposé. Mais il est un point sur lequel nous n’aurons pas satisfaction, en tout cas pas dans l’immédiat, c’est la mesure de l’isolement, car c’est sur la demande du juge d’Instruction que nous avons été isolées, il l’estime nécessaire pour l’instruction. »
Elle avait dit à l’issue de son procès : « Je ne resterai pas longtemps à La Roquette. »
Sans doute parce qu’elle pense à Michèle, sa fille :
« Mes parents et l’avocat, qui était Roland Dumas, avaient obtenu un droit de visite à peu près toutes les trois semaines et mon père avait obtenu que ma fille n’entre pas par la grande porte, qui était couverte de chaînes, avec des gardiens de prison… Ma fille ne savait pas que j’étais en prison. Elle pensait que j’étais dans une maison de repos, et mes parents voulaient éviter qu’elle en parle à l’école. Elle l’a quand même compris… »
Et le 24 février 1961, elle s’évade avec cinq autres détenues. Voici comment Le Monde rend compte de cette évasion collective de la section des femmes de la Roquette, alors « gérée » par des religieuses catholiques, peut-être moins vigilantes que des gardiens professionnels :
Six détenues de la prison de La Roquette se sont évadées dans la nuit de jeudi à vendredi. Il s’agit de trois métropolitaines : Micheline Pouteau, Hélène Cuenat, Joséphine Carré, condamnées lors du procès du réseau Jeanson, le 1ᵉʳ octobre 1960, les deux premières à dix ans de prison, la troisième à cinq ans de la même peine ; de deux Algériennes : Fatima Hamoud, condamnée à cinq ans de prison en mars 1960 par le tribunal militaire, et Zina Haraigne, inculpée d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État, en instance de jugement, et d’une Égyptienne, Eliane Rossario (sic), inculpée d’atteinte à l’intégrité du territoire, en prévention. C’est vers 6 h. 30, vendredi matin, que l’évasion a été découverte. Les six jeunes femmes, qui se trouvaient dans la même cellule, ont scié un des cinq barreaux de la fenêtre, et à l’aide d’une corde faite de lambeaux d’étoffe torsadés, ont gagné 8 mètres plus bas la cour de la prison. Puis, au moyen d’une échelle de jardinier, croit-on, elles ont franchi l’enceinte extérieure du côté de la rue Merlin. Le directeur de la prison a été suspendu de ses fonctions.
Hélène Cuénat réussit à passer en Belgique puis à gagner le Maroc et enfin l’Algérie en 1962.
ENSEIGNER ET TRANSMETTRE
Durant ses années algériennes, elle trouve d’autres voies à sa vocation d’enseigner et transmettre : au Commissariat à la formation professionnelle à Alger jusqu’en 1965, puis jusqu’en 1972 à la Société nationale de la sidérurgie à Annaba, où elle dirige le Centre de formation de techniciens et agents de maîtrise pour l’usine d’El Hadjar. Elle confiera au Quotidien d’Oran en 2001 :
« J’ai vécu dix ans en Algérie. Je pense que c’était des années avec une certaine grandeur. J’ai été très bien accueillie en Algérie. On nous a donné la possibilité de faire des choses intéressantes. Moi qui n’étais ni ingénieure ni technicienne, on m’a donné dans la sidérurgie des responsabilités, un travail passionnant que je n’aurais jamais eu la possibilité d’avoir en France. »
De retour à Paris en 1972, elle se consacre à la formation d’adultes au Conservatoire national des arts et métiers jusqu’à sa retraite en 1996. « Quand je suis rentrée en France, j’ai eu la chance de trouver un travail qui m’a passionnée. Je me suis resituée là, parce que je suis rentrée en France sachant que c’était là ma place. » Elle reste pourtant attachée à l’Algérie, et avoue acheter les journaux algériens tous les jours.
Mais côté privé, la douleur s’installe : sa relation avec Francis Jeanson ne résiste pas à l’exil et le pire sera la disparition à l’âge de 34 ans de sa fille Michèle, passée si souvent par la « porte verte ».
« À Mansourah tu nous as séparés » · Que faire quand on est face au silence d’un père qui a tenté de refouler la colonisation française pour vivre en France ? La réponse de Dorothée Myriam Kellou a été un film. En images, elle part en voyage avec lui à Mansourah, son village natal. Ensemble, ils documentent une mémoire intime encore enfouie : les regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie.
Dorothée Myriam Kellou et son père Malek Kellou
Elise Ortiou Campion
L’effacement. C’est le mot qui me vient à l’esprit quand on me demande de parler de l’Algérie. Je ne suis pas la seule. Ils sont nombreux comme moi, en France, ailleurs dans le monde, à s’interroger sur leur histoire, celle de leur père, de leur mère, de leurs parents, anciens colonisés. Ils sont nombreux à s’interroger et à faire face à un vide. Ils sont nombreux à avoir besoin de comprendre leur histoire, aussi douloureuse fût-elle, pour se construire au présent, de manière apaisée. Ils sont nombreux à chercher et à tomber sur des réponses archétypales, à s’enfermer dans des « identités racines », figées, mythifiées, qui les séquestrent plus qu’elles ne les libèrent. C’est pour moi, pour eux, pour nous que j’ai souhaité faire ce film : À Mansourah, tu nous as séparés.
Depuis mon enfance, je cherchais l’Algérie, le pays de mon père.
Enfant, l’Algérie avait pour moi la forme du silence et l’odeur des troquets algériens où mon père partait se réfugier. Il y rencontrait ses amis algériens. Il y retrouvait sa « mer », le bleu argenté des collines d’Algérie, image que j’avais faite mienne, avant que dans un reflux elle ne disparaisse de mon champ de vision.
Enfant, il m’emmenait au cinéma, au meilleur restaurant du coin. Là, il me parlait de son métier de cinéaste, des films qu’il avait vus, qu’il avait aimés, des films qu’il avait imaginés et commencé à coucher sur papier. Il avait toujours beaucoup d’idées, la tête pleine de projets de films comme Lettre à mes filles, un projet de film documentaire qu’il n’a jamais tourné.
Mon père nous a offert ce projet de film documentaire à ma sœur et moi un soir de Noël. À l’époque, je n’en ai rien fait. Je n’étais pas prête à affronter les blessures de mon père. Lorsque j’ai travaillé en territoires palestiniens occupés, j’ai commencé́ à m’interroger sur le fonctionnement d’un système colonial et les blessures qu’il peut infliger à la psyché́. C’est lors de mes études d’histoire aux États-Unis que j’ai commencé à questionner directement la mémoire de mon père.
À Mansourah tu nous a séparés, extrait sur Vimeo
« LETTRE À MES FILLES »
J’ai relu Lettre à mes filles :
En 1955, j’avais 10 ans. L’armée française avait décidé́ l’évacuation des hameaux trop isolés, dont celui dans lequel nous vivions : Mansourah. Nous avons été́ regroupés au centre, un lieu placé sous le contrôle de l’armée française. Le terrain était entouré́ de barbelés électrifiés et il nous fallait obtenir des autorisations pour cultiver nos champs laissés à l’abandon. Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n’ai jamais revu ma maison, je n’ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd’hui, c’est mon rêve le plus cher d’y retourner.
J’ai appelé́ mon père.
— « Papa, c’est quoi les regroupements ? — « C’est le point d’attaque d’une vie brisée par la guerre qui nous a donné́ droit à l’errance et à l’immigration. »
Cela n’évoquait rien pour moi. Quelle était cette mémoire que mon père avait préféré́ passer sous silence ? Qu’avait-il vécu ? Comment cette histoire l’avait-elle marqué ? Comment son rapport au monde avait-il été́ bouleversé ? Et eux là-bas, ses « amis à Mansourah » qu’il n’a pas revus depuis 50 ans, quelle mémoire portent-ils en eux ? Et qu’en ont-ils fait ? L’ont-ils transmise à leurs enfants ? Ont-ils, comme mon père, préféré la chasser pour continuer à vivre ? Et qu’est devenu le village de Mansourah aujourd’hui ? Comment a-t-il été́ transformé par cet épisode ?
À LA RECONQUÊTE D’UN PASSÉ INCONNU
Je lisais les livres publiés sur le sujet et passais plusieurs jours à fouiller les archives militaires de la guerre d’Algérie au Service historique de l’armée de terre (SHAT) à Vincennes. Plusieurs rapports dits « secrets » signés de la main du colonel Buis, commandant en chef du secteur de l’Hodna-Ouest, concernaient le regroupement des populations à Mansourah.
En 1962, on compte plus de 2 350 000 Algériens regroupés dans des camps créés par l’armée française et 1 175 000 dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, c’est plus de la moitié de la population rurale algérienne qui a été déplacée de son lieu d’habitation d’origine pendant la guerre d’Algérie1.
Les regroupements de populations ont profondément modifié le visage de l’Algérie rurale. Les travaux de Pierre Bourdieu2 et de Michel Cornaton3 mettent en lumière les changements profonds et irréversibles que les regroupements ont causés dans les modes de vie et les mentalités des populations : abandon de l’agriculture familiale et de l’artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes.
Malgré l’ampleur et les conséquences de ce phénomène historique, les regroupements restent largement absents de la mémoire collective, en France comme en Algérie. Benjamin Stora a un jour parlé des regroupés comme des « derniers grands silenciés » de la guerre. L’urgence était donc pour moi, cinquante ans après, d’accéder à la mémoire de mon père et de ceux, dans son village natal, qui ont grandi ou vieilli « à l’ombre des barbelés ». Aussi je souhaitais aller au-delà du point de vue de l’armée française qui présentait les regroupements comme outils de modernisation de l’Algérie rurale.
METTRE EN IMAGES L’INDICIBLE
J’ai pensé au cinéma pour accéder à cette mémoire, car c’est le langage que mon père a su me transmettre. Je n’avais pas d’expérience dans l’écriture de scénarios ou en réalisation. Je me suis lancée. Ce film était pour moi une nécessité. J’ai préféré ne pas l’inscrire dans le cadre de la commémoration officielle du cinquantième anniversaire de l’indépendance en Algérie. Je souhaitais qu’il soit coproduit par la France et l’Algérie, qu’il soit financé par plusieurs fonds dans le monde, qu’il reste libre dans sa fabrique, et qu’il échappe à toute histoire officielle. Ce projet de film devenait une obsession. Il était dévorant et dans mes rêves, j’étais dévorée, mais je refusais de lâcher. Je me sentais une responsabilité, parfois accablante de faire ce film, de mettre en lumière cette mémoire que j’avais pu recueillir dans le village. J’ai lancé une campagne de financement participatif et reçu des soutiens de toute part, et même depuis le village. « Pour le film », était-il écrit sur une enveloppe que j’ai reçue un jour en 2013. « Que le film que tu fabriqueras ne soit pas un tigre dessiné sur le capot d’une voiture en pleine pluie », était-il ajouté. Que ce film sur cette mémoire soit assez fort pour qu’il ne soit pas aussi vite effacé de la mémoire de tous, je traduisais.
Après plusieurs faux pas, j’ai pu faire les bonnes rencontres pour accompagner ce film, créer un réseau de soutiens et de confiance pour qu’il voie le jour. J’ai suivi une formation à la réalisation documentaire aux Ateliers Varan, réalisé une résidence d’écriture organisée par le Festival international du documentaire d’Agadir (Fidadoc) en partenariat avec Africadoc, j’ai trouvé des productrices en Algérie (Mariem Hamidat, HKE production), en France (Eugénie Michel-Vilette, les Films du Bilboquet) puis plus tard au Danemark (Sara Stockmann, Sonntag Pictures), sensibles au projet et désireuses de le porter avec moi, malgré les portes qui se refermaient. « Cette histoire est vieille de 50 ans, vous ne voulez pas passer à autre chose ? », ai-je un jour entendu. Je restais silencieuse. Pour « passer à autre chose », peut-être aurait-il fallu d’abord en avoir parlé ? Pourquoi n’existait-il encore aucun film lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet ? Les seules images qui existaient sur les regroupements étaient celles de l’armée française — un outil de propagande pendant la guerre.
Après plus de cinq ans, « 62 versions » d’un scénario (il y en a eu moins, mais c’est devenu une blague entre amis), et plusieurs repérages, je suis arrivée au premier jour du tournage. Ce jour-là, j’avais tellement le trac que je pensais avoir attrapé une grippe. Je restais emmitouflée dans les couvertures de la chambre de mon oncle. Hassen Ferhani, réalisateur du très beau film Dans ma tête un rond-point est arrivé. Il avait accepté d’être chef opérateur sur mon film. Elyas Guettal, l’ingénieur du son, également. Je suis sortie de la chambre et ai été heureuse de vivre un tournage miracle, où chacun s’est entièrement donné, ou tout m’a semblé fluide après tant d’années et d’embûches.
Mon père était là. Il était d’accord pour être filmé, il avait accepté de se réinscrire dans cette histoire, qui l’avait marqué lui aussi. Au départ, il ne voulait pas. Il préférait que je filme les autres. Il m’aura fallu plus de six ans pour que j’accède à l’intimité émotionnelle de mon père pour filmer l’indicible : le poids du silence. Aujourd’hui, il peut me raconter et dire aux autres son histoire, comme le film-mémoire que nous avions créé. À Mansourah tu nous as séparés est devenu un support à la narration.
Le film a été projeté en première mondiale au festival Visions du réel à Nyon, en Suisse, là où mon père avait projeté son premier film dans les années 1970. Je marchais donc dans ses pas. Je le suivais jusqu’à Mansourah, cette fois avec ma sœur et ma nièce, qui le découvrait pour la première fois avec les habitants du village. « À Mansourah, tu nous as rassemblés », m’a dit mon père à la fin du film. Je ne sais pas à qui le « tu » s’adressait — au film sans doute. Le film poursuit sa tournée, en France, en Italie, au Maroc, en Grèce, bientôt en Tunisie, aux Pays-Bas et au Canada.
À l’issue d’une projection dans l’un de ces festivals, j’ai demandé à mon père pourquoi il n’avait pu, pas su me raconter cette histoire quand j’étais enfant. Il m’a répondu : « Je voulais te protéger. » Mais le silence protège-t-il ?
Pour empêcher les combattants indépendantistes de bénéficier du soutien des villageois pendant la guerre d’indépendance, l’armée française procède au regroupement de la population dans une opération pudiquement désignée sous le nom de « pacification ». En réalité, plus de deux millions d’Algériens ont été parqués dans des camps soumis à l’autorité militaire et qui ont déstructuré la société rurale.
« Dans mille villages de regroupement, un million d’Algériens apprennent à vivre au XXe siècle », titre Paris Journal le 11 mai 1959. Cette formulation a de quoi choquer : il est ici question des camps dans lesquels l’armée française a parqué en masse les populations rurales d’Algérie, pour mieux combattre la guérilla indépendantiste du Front de libération nationale (FLN) et de l’Armée de libération nationale (ALN). Elle n’en illustre pas moins les enjeux sémantiques du débat alors suscité par la publication du rapport Rocard1 qui révèle en mars 1959 l’existence de cette vaste politique de déplacement forcé.
À ses détracteurs qui l’accusent de multiplier les camps sur le territoire algérien, l’armée rétorque qu’elle entend ainsi assurer la « protection » des ruraux contre les « rebelles » algériens, et même leur promotion économique et sociale par l’aménagement de « nouveaux villages ». Une stratégie discursive d’ailleurs couronnée de succès : outre qu’elle offre à l’armée, non sans paradoxes, une nouvelle légitimité pour intensifier le « regroupement » au nom du développement économique et social, elle impose dans le débat public la figure du « village » contre celle du « camp », favorisant le refoulement collectif de l’une des violences d’État les plus massives de l’histoire contemporaine. En effet, à la fin de la guerre, ce sont au moins 2,35 millions d’Algérien.ne.s qui survivent dans ces regroupements. Près d’un quart de la population rurale est ainsi soumis à une forme spécifique d’enfermement, caractérisée par l’autoritarisme militaire, l’absence de libertés fondamentales et une précarité économique et sociale souvent durable.
UNE PRATIQUE PRESQUE ORDINAIRE
Bien connus grâce aux travaux de Michel Cornaton2, ces « regroupements » sont bel et bien des camps, dont l’armée et l’administration françaises constellent même le territoire algérien pendant la guerre d’indépendance. Au moins 2 392 sont alors créés, et le fait même que l’on soit aujourd’hui encore incapables d’en évaluer exactement le nombre souligne toute l’ampleur d’une pratique devenue presque ordinaire. Celle-ci naît dans le massif de l’Aurès, dans l’est du pays, à la croisée d’influences multiples.
Opérés à l’instigation des administrateurs civils et des cadres militaires dès novembre 1954, les premiers déplacements — qualifiés de « replis » — sont censés vider le massif pour laisser le champ libre aux unités militaires et contraindre les Algériens à manifester leur obéissance à l’autorité. L’expérience est ensuite reprise par les officiers du service dit « des affaires indigènes du Maroc », affectés dans l’Aurès pour suppléer l’administration durant la guerre. Ils élaborent une première doctrine du regroupement, oscillant entre deux pôles complémentaires : instrument propice à la lutte contre les moudjahidines qu’il prive du support logistique et moral apporté par la population à la guérilla de l’ALN, il doit aussi permettre de concentrer l’action de l’État et faciliter ainsi les réformes destinées à atténuer les inégalités sociales, pour mieux faire basculer les ruraux en faveur du gouvernement français.
D’emblée toutefois, ce pendant réformiste — créer un « centre de regroupement définitif » — passe au second plan, relégué au statut d’hypothétique projet brandi par l’autorité militaire pour justifier l’accélération du déplacement forcé des Algérien.ne.s, qui permet surtout alors de pallier la faiblesse des effectifs militaires, insuffisants pour garantir un quadrillage exhaustif du territoire. L’adoption de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » accélère la diffusion de cette pratique, sous l’impulsion d’officiers persuadés que la France est confrontée en Algérie à cette forme de guerre qui a causé sa défaite en Indochine et à laquelle il convient d’opposer des techniques nouvelles. Les responsables civils ne sont pas en reste, et dans le Constantinois (est algérien) par exemple, c’est même l’administration régionale dirigée par le préfet Maurice Papon qui insuffle cette dynamique, au nom des impératifs militaires de la contre-guérilla et d’une « contre-révolution » visant à battre le FLN-ALN sur son propre terrain : celui d’une révolution sociale et politique. Le regroupement doit alors permettre de détruire la société rurale pour mieux la reconstruire en faveur des forces de la « pacification ».
DANS LE SILLAGE DE LA VE RÉPUBLIQUE
Le coup d’État de mai 1958, qui parachève la militarisation de l’administration régionale et départementale, puis la préparation du référendum de septembre 1958 pour lequel les Algérien.ne.s sont regroupés en masse, accélèrent ce mouvement, malgré les tentatives de l’administration centrale qui cherche, elle, à réguler une pratique jugée trop dispendieuse pour être encouragée. En reprenant à son compte le principe du « regroupement définitif », tout en en restreignant les possibilités de financement, Alger cherche donc à limiter leur développement, au moment même où les autorités territoriales s’en emparent comme d’un argument permettant de légitimer l’intensification des déplacements. Une dynamique contradictoire qui perdure après 1959, lorsque le nouveau représentant du gouvernement en Algérie, Paul Delouvrier, reprend le principe du « centre définitif » en lançant le programme des « Mille Villages », dont la phrase placée en exergue de ce texte n’est que l’un des nombreux échos métropolitains.
En effet, les objectifs de ce programme sont triples : étouffer le relatif scandale né de la publication du rapport Rocard par un intense effort de propagande ; créer une dynamique à même de restaurer l’autorité civile dans ses prérogatives traditionnelles, et ainsi reprendre la main sur des dépenses publiques dont l’armée s’est arrogé la gestion ; transformer, dans le cadre du Plan de Constantine, le peuplement et la société rurale par la multiplication de ces « nouveaux villages », dont l’évaluation est confiée à une chétive et éphémère Inspection générale des regroupements de populations. L’argument de la villagisation est toutefois surtout utilisé pour légitimer la poursuite du regroupement, et même sa systématisation dans certaines régions. Cette logique atteint son apogée avec le général Jean Crépin, qui transforme le « plan Challe » en « bataille des regroupements » (mai 1960), doublant le nombre de déplacés.
Relevant d’un type de camp particulier, distinct de ceux d’internement et de concentration, les regroupements se caractérisent par leur forte hétérogénéité qui a plusieurs raisons. Il y a les modalités migratoires, puisqu’il s’agit de déplacements manu militari des populations de villages entiers, ou de regroupement a posteriori des Algérien.ne.s fuyant les zones interdites, ainsi que les modalités d’encampement, avec le transfert dans des villages évacués ou toujours habités, ou la création de camps ex nihilo à plus ou moins grande proximité des terres d’origine. La morphologie démographique participe également à cette hétérogénéité, avec l’existence de petites cités regroupant les familles de quelques dizaines d’ouvriers agricoles, aux grands camps de nomades du Sud oranais dont la population approche parfois la dizaine de milliers d’individus, ainsi que la morphologie sociale, les rapports d’âge et de sexe variant en fonction de l’intensité locale de l’affrontement, même si la population y est majoritairement infantile et juvénile d’une part (entre 45 et 55 % de la population totale des camps, contre 42 % en milieu rural hors des camps), masculine de l’autre (le sex ratio moyen y est de 0,89 homme par femme, inverse à celui du milieu rural qui est de 1,19).
SURVEILLANCE, ENCADREMENT, ORGANISATION
Ces camps ne s’en distinguent pas moins par de semblables pratiques structurelles en matière d’encadrement étatique : la population civile, enjeu et instrument du conflit, doit être surveillée, encadrée et organisée dans la lutte contre le FLN-ALN, au gré d’un panel de techniques de contrôle social dont le réseau de barbelés délimite le territoire d’exercice. Le pouvoir des officiers des Affaires algériennes, chargés de ces Sections administratives spécialisées (SAS) auxquelles échoue le plus souvent la gestion des camps, relève d’une forme de pastoralisme. Dans ces lieux soumis à la surveillance militaire, le quotidien des populations déplacées est d’abord tributaire de la discipline imposée par l’autorité, tant en termes d’espace (en témoigne l’organisation dominante de l’habitat sur le modèle du plan en damier) que de vie sociale : ritualisation des journées, contrôle strict des entrées et des sorties, surveillance des activités politiques, économiques ou sociales, qu’elles relèvent du collectif ou de la sphère familiale, voire éventuellement structuration et organisation des civils selon le principe des « hiérarchies parallèles » cher aux officiers du Cinquième bureau.
L’objectif du regroupement restant la formation d’un « groupe d’autodéfense » qui permet a priori de libérer les effectifs militaires chargés de sa surveillance, les chefs de SAS s’évertuent à obtenir l’adhésion, sinon l’engagement des Algérien.ne.s à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion : les distributions de vivres, les constructions de logements, l’emploi sur les chantiers de travail, ou encore et surtout la scolarisation des jeunes enfants et l’occupation des adolescents, restent indissociables d’une entreprise visant autant à détourner les Algérien.ne.s du FLN qu’à s’attacher leur soutien. Nombre d’officiers consacrent une part non négligeable de leur temps à ces actions, qui doivent également tenter de résorber la crise économique, sanitaire et sociale née d’un déracinement brutal et le plus souvent non planifié : la précarité, voire la misère à laquelle les familles rurales sont acculées offrent un cinglant démenti à l’entreprise de villagisation évoquée plus haut.
La perte des moyens de production, généralisée sans être systématique, prive la majorité des familles déplacées de leurs moyens de subsistance traditionnels, sans pour autant leur en proposer de nouveaux. Si de rares activités salariées existent — et en la matière la solde des harkis, bien plus que l’attachement patriotique, est un puissant facteur de l’enrôlement supplétif —, elles restent trop peu nombreuses pour occuper les centaines de milliers de paysans soumis à l’inactivité forcée. Une situation qui place ces familles déracinées dans une forme variable de dépendance aux secours alimentaires et vestimentaires distribués par l’administration ou par les rares organismes caritatifs (Cimade, Croix-Rouge et Secours populaire) autorisés à la fournir dans les camps après 1959. La malnutrition et la précarité physiologique qui en découlent, mais aussi la promiscuité et l’insalubrité des logements comme la faiblesse des infrastructures publiques et surtout médicales sont autant de facteurs d’une crise sanitaire toujours latente. Sans être systématique, elle est généralisée dans ces camps où la surmortalité est notable : il n’est pas exagéré d’estimer que près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie, et surtout qu’il s’agit là d’un effet direct de leur encampement.
D’autres conséquences économiques et sociales caractérisent ces camps sur un plus long terme. Malgré la diversité des trajectoires individuelles et familiales, la plupart se maintiennent de fait après l’indépendance, soulignant le caractère « durable » de cette violence imposée aux populations. Le regroupement reste ainsi le point d’orgue d’une crise de l’agriculture traditionnelle née avant-guerre. Dans cette société majoritairement rurale, le « déracinement » parachève, en empêchant et en dévalorisant le travail agraire, un processus de déstructuration et de dépaysannisation amorcé par les réformes foncières du XIXe siècle. Si le fait peut expliquer les réticences des paysans à renouer avec leurs activités traditionnelles, le maintien des camps obéit aussi à d’autres facteurs, parmi lesquels figure d’abord la ruine du milieu rural (destruction des villages, rupture des rythmes agraires, enfrichement des terres de culture favorisant la prolifération de la faune sauvage, ou encore diminution sinon même disparition des troupeaux) qui interdit souvent tout retour à la normale. D’autant que ces populations sont confrontées à de nouveaux modes d’existence qui constituent la culture urbaine en contrepoint, un monde auquel les anciens regroupés, dont le champ des possibles économiques oscille après-guerre entre chômage, salariat agricole ou migration vers les villes, accèdent pourtant moins souvent qu’ils n’y aspirent. Autant de bouleversements environnementaux, économiques et sociaux qu’il est indispensable de prendre en compte pour bien mesurer la nature, l’ampleur et la portée de cette violence d’État, a fortiori dans ce contexte de commémoration où les camps de regroupement, dont la mémoire semble ensevelie sous la mythologie de la « pacification », restent encore largement inconnus.
POURALLERPLUSLOIN
➞ Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964
➞ Christian Gerlach, « Sustainable Violence : Mass Resettlement, Strategic Villages, and Militias in Anti-Guerrilla Warfare », in Richard Bessel et Claudia B. Haake, Removing Peoples. Forced Removal in the Modern World, Oxford/New York, Oxford University Press, 2009, p. 361–393
➞ Kamel Kateb, Nacer Melhani, et M’Hamed Rebah, Les Déracinés de Cherchell. Camps de regroupement dans la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Éditions de l’Institut national des études démographiques, 2018
➞ Denis Leroux, « La “doctrine de la guerre révolutionnaire” : théories et pratiques », dans Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari-Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris/Alger, La Découverte/Barzakh, p. 526-532, p. 532
➞ Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de Sciences Po, 2022 ➞ - Dorothée-Myriam Kellou, À Mansourah, tu nous as séparés, documentaire Algérie, France, Danemark, 71 minutes, 2019
Le 5 juillet 2022, anniversaire des 60 ans de l’indépendance de l’Algérie, a marqué la fin de cent trente-deux ans de colonisation, dont huit ans de guerre. Cette date, qui n’a été saluée par aucun discours officiel du côté français, traduit un évident inconfort. Il y a la joie des héritiers de celles et ceux qui sortirent à cette occasion de l’oppression coloniale, et conquirent une liberté qui était la condition sine qua non de l’épanouissement et de l’émancipation.
Mais se mêlent les regrets et les amertumes de l’exil et du déracinement de soi ou de ses ancêtres. Déracinement de celles et ceux qui avaient leur vie dans cette « Algérie française » sans forcément avoir conscience des privilèges que leur offrait la situation coloniale. Cette histoire a concerné ou frappé une proportion spectaculaire de chacune des populations : combattants indépendantistes, Algériens libérés du joug colonial, pieds-noirs, juifs d’Algérie, harkis, appelés du contingent français, intellectuels et militants ayant pris position dans le conflit…
Mais soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, ce sont de nouvelles générations qui – en Algérie et en France - ont à affronter les conséquences de cette histoire. Le chemin de ces nouvelles générations ne peut être ni la confrontation ni la réconciliation. En effet, il n’y a pas, pour elles, de camps qui s’affronteraient ou de mémoires cloisonnées.
Comprendre l’histoire et les mémoires de la colonisation
Les nouvelles générations ont bénéficié de l’enseignement de l’école, ont pris connaissance des travaux d’historiens, ont vu les films de Rachid Bouchareb, ont lu les romans d’Alice Zeniter. Celles et ceux qui constituent ces générations partagent pour l’essentiel une même culture politique et sont – sur cette période historique – d’accord sur l’essentiel, et notamment sur le travail à accomplir, et les projets à mener.
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, les enjeux de reconnaissance symbolique ou de réconciliation restent importants, mais les jeunesses se situent au-delà, dans l’invention d’une relation d’égalité. Dans une tribune pour Le Monde », un collectif de onze signataires, responsables d’organisations de jeunesse des deux pays, propose la création d’un office franco-algérien (ou algéro-français) pour la jeunesse.
Ainsi, que ce soit en France ou en Algérie, les jeunes générations, lorsqu’elles sont interrogées, considèrent que la connaissance historique constitue une étape nécessaire pour tourner la page de ce passé traumatique, et pour refuser les tensions et instrumentalisations dont les jeunes connaissent les dégâts sur leurs familles et leurs sociétés, qu’il s’agisse de l’incapacité encore trop fréquente au sein des institutions françaises de dire l’illégitimité coloniale, ou du monolithisme encore trop prégnant au sein du pouvoir algérien dans la présentation des dynamiques nationalistes.
Dans ce processus, il s’agit bien évidemment de mieux connaître mais surtout de mieux comprendre l’histoire et les mémoires de la colonisation et de la guerre. Si les enjeux de reconnaissance symbolique ou de réconciliation sont importants dans les relations entre les deux pays, les jeunesses semblent se situer au-delà.
Pour l’invention d’une relation
En effet, les nouvelles générations ne sont pas enfermées dans le passé et, pour peu qu’elles soient écoutées, ont des demandes bien présentes pour le dépasser. Il en va ainsi de la demande d’une plus grande circulation entre les deux rives de la Méditerrannée alors que la France a, ces derniers temps, divisé par deux le nombre de visas accordés aux Algériens.
A cette politique qui empêche concrètement les jeunesses de se rencontrer, il faut préférer un projet d’échange permettant aux jeunes Algériens et aux jeunes Français de se découvrir, d’exercer une curiosité mutuelle pour la culture, d’apprendre de leur histoire commune, et de relever les nombreux défis contemporains qui leur sont si souvent communs. Ce qui se joue pour les jeunes générations n’est ainsi pas tant une réconciliation – se seraient-elles fâchées ? – que l’invention d’une relation.
Cette nouvelle relation doit bien évidemment être une relation d’égalité, débarrassée du surplomb colonial. Cela nécessite que cette relation soit fondée sur un rapport à l’autre construit sur la considération, la curiosité, l’empathie et la circulation entre les pays, et au sein même de chacune des sociétés. Cette nouvelle relation requiert un travail et des investissements qui vont au-delà de la reconnaissance ou du dialogue sur le passé.
Mener des objectifs ambitieux mais nécessaires
L’enjeu est d’accompagner la création, dans les deux sociétés et entre elles, de structures et de politiques publiques permettant la multiplication d’espaces, de moments et d’opportunités de rencontres et d’échanges. Dans cette histoire algérienne, le « eux » et le « nous » sont intimement liés. En se lançant dans la construction de cette nouvelle relation à l’autre, les deux sociétés entreraient inévitablement dans une égale découverte d’elles-mêmes.
Pour relever ce défi, il faut des outils. C’est pourquoi, nous appelons à la création d’un office franco-algérien (ou algéro-français) pour la jeunesse. Fondé sur le modèle de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, cet office permettrait concrètement, et dans une gestion laissant une large place aux organisations de jeunesse des deux pays, de mener des objectifs ambitieux mais nécessaires :
- développer et faciliter les échanges entre établissements scolaires et universitaires français et algériens ;
- renforcer les programmes scolaires sur l’histoire de la colonisation, encourager les témoignages en milieu scolaire d’acteurs de cette histoire et soutenir la création de programmes de recherches universitaires communs aux deux pays ;
- faciliter l’accès aux archives, et concevoir des campagnes de collecte d’archives privées et de témoignages ;
- organiser des rencontres régulières de jeunes et d’acteurs de la société civile des deux pays ;
- financer des projets éducatifs, sociaux et culturels portés par des institutions, les sociétés civiles ou les individus ;
Dans l’édification de cette ambition, nous veillerons avec une attention particulière à tous les progrès qui viendraient de l’une ou de l’autre rive de la Méditerranée.
Les premiers signataires de cette tribune sont : Dounia Addad, étudiante, militante antiraciste et membre du projet Regards croisés ; Hakim Addad, membre fondateur du Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ) en Algérie ; Saphia Aït Ouarabi, vice-présidente de SOS Racisme ; Pierre Audin, membre de l’association Josette et Maurice Audin ; Amina Cheballah, membre de l’association féministe algérienne Tharwa N’Fadhma N’Soumer ; Louri Chretienne, président de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL, syndicat lycéen) ; Lenny Gras, cosecrétaire général du Mouvement national lycéen ; Samuel Lejoyeux, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) ; Paul Mayaux, président de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE) ; Imane Ouelhadj, présidente de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) ; Emma Rafowicz, présidente des Jeunes socialistes.
Ainsi, que ce soit en France ou en Algérie, les jeunes générations, lorsqu’elles sont interrogées, considèrent que la connaissance historique constitue une étape nécessaire pour tourner la page de ce passé traumatique, et pour refuser les tensions et instrumentalisations dont les jeunes connaissent les dégâts sur leurs familles et leurs sociétés, qu’il s’agisse de l’incapacité encore trop fréquente au sein des institutions françaises de dire l’illégitimité coloniale, ou du monolithisme encore trop prégnant au sein du pouvoir algérien dans la présentation des dynamiques nationalistes.
Dans ce processus, il s’agit bien évidemment de mieux connaître mais surtout de mieux comprendre l’histoire et les mémoires de la colonisation et de la guerre. Si les enjeux de reconnaissance symbolique ou de réconciliation sont importants dans les relations entre les deux pays, les jeunesses semblent se situer au-delà.
Pour l’invention d’une relation
En effet, les nouvelles générations ne sont pas enfermées dans le passé et, pour peu qu’elles soient écoutées, ont des demandes bien présentes pour le dépasser. Il en va ainsi de la demande d’une plus grande circulation entre les deux rives de la Méditerrannée alors que la France a, ces derniers temps, divisé par deux le nombre de visas accordés aux Algériens.
A cette politique qui empêche concrètement les jeunesses de se rencontrer, il faut préférer un projet d’échange permettant aux jeunes Algériens et aux jeunes Français de se découvrir, d’exercer une curiosité mutuelle pour la culture, d’apprendre de leur histoire commune, et de relever les nombreux défis contemporains qui leur sont si souvent communs. Ce qui se joue pour les jeunes générations n’est ainsi pas tant une réconciliation – se seraient-elles fâchées ? – que l’invention d’une relation.
Cette nouvelle relation doit bien évidemment être une relation d’égalité, débarrassée du surplomb colonial. Cela nécessite que cette relation soit fondée sur un rapport à l’autre construit sur la considération, la curiosité, l’empathie et la circulation entre les pays, et au sein même de chacune des sociétés. Cette nouvelle relation requiert un travail et des investissements qui vont au-delà de la reconnaissance ou du dialogue sur le passé.
Mener des objectifs ambitieux mais nécessaires
L’enjeu est d’accompagner la création, dans les deux sociétés et entre elles, de structures et de politiques publiques permettant la multiplication d’espaces, de moments et d’opportunités de rencontres et d’échanges. Dans cette histoire algérienne, le « eux » et le « nous » sont intimement liés. En se lançant dans la construction de cette nouvelle relation à l’autre, les deux sociétés entreraient inévitablement dans une égale découverte d’elles-mêmes.
Pour relever ce défi, il faut des outils. C’est pourquoi, nous appelons à la création d’un office franco-algérien (ou algéro-français) pour la jeunesse. Fondé sur le modèle de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, cet office permettrait concrètement, et dans une gestion laissant une large place aux organisations de jeunesse des deux pays, de mener des objectifs ambitieux mais nécessaires :
- développer et faciliter les échanges entre établissements scolaires et universitaires français et algériens ;
- renforcer les programmes scolaires sur l’histoire de la colonisation, encourager les témoignages en milieu scolaire d’acteurs de cette histoire et soutenir la création de programmes de recherches universitaires communs aux deux pays ;
- faciliter l’accès aux archives, et concevoir des campagnes de collecte d’archives privées et de témoignages ;
- organiser des rencontres régulières de jeunes et d’acteurs de la société civile des deux pays ;
- financer des projets éducatifs, sociaux et culturels portés par des institutions, les sociétés civiles ou les individus ;
- soutenir des projets de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, fléaux que cette histoire a favorisés.
Dans l’édification de cette ambition, nous veillerons avec une attention particulière à tous les progrès qui viendraient de l’une ou de l’autre rive de la Méditerranée.
Les premiers signataires de cette tribune sont : Dounia Addad, étudiante, militante antiraciste et membre du projet Regards croisés ; Hakim Addad, membre fondateur du Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ) en Algérie ; Saphia Aït Ouarabi, vice-présidente de SOS Racisme ; Pierre Audin, membre de l’association Josette et Maurice Audin ; Amina Cheballah, membre de l’association féministe algérienne Tharwa N’Fadhma N’Soumer ; Louri Chretienne, président de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL, syndicat lycéen) ; Lenny Gras, cosecrétaire général du Mouvement national lycéen ; Samuel Lejoyeux, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) ; Paul Mayaux, président de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE) ; Imane Ouelhadj, présidente de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) ; Emma Rafowicz, présidente des Jeunes socialistes.
Collectif
publié le 2022-07-09 à 08h00
https://wwublié aujourd’hui à 08h00w.lemonde.fr/idees/article/2022/07/09/un-office-franco-algerien-pour-la-jeunesse-aiderait-a-construire-une-relation-d-egalite-debarrassee-du-surplomb-colonial_6134080_3232.html
Le Hirak/Tanekra est une lame de fond qui travaille la société algérienne.
El Djazaïr est une terre multimillénaire : des royaumes numides à la présence romaine, vandale et byzantine. Suite à l’islamisation de la terre algérienne, elle connaît –ainsi d’ailleurs que le Maroc et la Tunisie- les dynasties des Rostémides, Zirides, Hammadides, Zianides, voire Almoravides et Almohades.
Territorialement, l’Algérie contemporaine se constitue avec la Régence d’Alger et se perpétue par un Etat-nation après la colonisation française (CF mes contributions dans Le Soir d’Algérie des 24, 25 et 26 septembre 2017 et Le Quotidien d’Oran des 25, 26 et 27 mars 2019).
L’Histoire
Après diverses tentatives de structuration du mouvement national, les manifestations dans plusieurs villes de l’Est du pays (notamment à Sétif, Kherrata et Guelma) tournèrent à l’émeute entraînant une répression par l’armée française des plus brutales provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers de morts parmi les Algériens. Certains historiens ont pu estimer que ces massacres furent le début de la guerre d’Algérie en vue de l’indépendance.
Devant l’inertie des leaders qui continuaient de tergiverser, apparut l’Organisation spéciale (OS) qui eut pour but d’appeler au combat contre le système colonial devenu insupportable. En Algérie, le déclenchement de la guerre de libération nationale est caractérisé comme étant une Révolution (en France, on utilisa le terme de « guerre d’Algérie » après l’avoir désigné comme étant des évènements d’Algérie jusqu’en 1999).
La guerre d’Algérie débuta le 1er novembre 1954 avec quelques soixante-dix attentats dans différents endroits d’Algérie. La réponse de la France ne se fit pas attendre ; des mesures policières (arrestations de militants du MTLD), militaires (augmentation des effectifs) et politiques (projet de réformes présenté le 5 janvier 1955). Ce qui n’empêcha pas à l’Armée de libération nationale (ALN) de se développer. De quelques cinq cent hommes, elle augmenta ses effectifs en quelques mois pour atteindre quinze mille et plus tard plus de quatre cent mille à travers toute l’Algérie.
Les massacres du Constantinois des 20 et 21 août 1955, notamment à Skikda (alors Philippeville) constituèrent une étape supplémentaire de la guerre. La même année, l’affaire algérienne fut inscrite à l’ordre du jour à l’Assemblée générale de l’ONU, tandis que plusieurs chefs de l’insurrection de l’armée furent soit emprisonnés, soit tués (Mostefa Ben Boulaïd, Zighoud Youcef…).
Des intellectuels français aidèrent le FLN, à l’instar du réseau Jeanson, en collectant et en transportant fonds et faux papiers. Le 22 octobre 1956, eut lieu le détournement de l’avion qui transportait la Délégation des principaux dirigeants du FLN : Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Lacheraf. Ce fut là un acte caractérisé de piraterie aérienne. De même, il y eut l’opération d’intoxication de la bleuite (1957-1958) menée par les services secrets français.
Arrivé au pouvoir, Charles de Gaulle engagea une lutte contre les éléments de l’Armée de libération nationale algérienne (ALN). En France, les Algériens organisèrent des manifestations en faveur du FLN. En 1960, le général de Gaulle annonça la tenue du référendum pour l’indépendance de l’Algérie ; certains généraux français tentèrent en vain un putsch en avril 1961. Il n’est pas anodin de rappeler qu’en février 1960, la France coloniale a procédé à un essai nucléaire de grande ampleur dans la région de Reggane (sud algérien).
Avec 17 essais nucléaires opérés par la France entre les années 1960 à 1966, il semble que 42.000 Algériens ont trouvé la mort ; des milliers d’autres ont été irradiés et sujets à des pathologies dont notamment des cancers de la peau… Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fut proclamé avec à sa tête Ferhat Abbas. Le colonel Houari Boumediene était alors le chef d’état-major de l’Armée de libération nationale. En 1960, l’ONU annonça le droit à l’autodétermination du peuple algérien. Des pourparlers avec le GPRA furent organisés pour aboutir aux accords d’Évian (18 mars 1962).
Près d’un million de Français (Pieds-noirs, Harkis et Juifs) quitta l’Algérie entre avril et juin 1962. Le référendum d’autodétermination (1er juillet 1962) confirma les accords d’Évian avec 99,72 % des suffrages exprimés. Le bilan de cette guerre, en termes de pertes humaines, continue de soulever des controverses des deux côtés de la Méditerranée. Si El Djazaïr se considère avec fierté comme le pays du million et demi de chahids, en France circulent d’autres chiffres qui oscillent entre 250.000 à 300.000 morts. Outre cette comptabilité macabre, bien d’autres sujets continuent de constituer un contentieux entre les deux pays.
Il est vrai aussi que la guerre fratricide entre le FLN et le MNA (mouvement de Messali Hadj) fit quelques centaines de morts tant en France qu’en Algérie (notamment à Melouza), outre le nombre de harkis tués après le cessez-le-feu. Ce, sans oublier les luttes pour le pouvoir : d’un côté, le pouvoir civil avec le GPRA présidé par Ferhat Abbas appuyé par les wilayas III et IV, et de l’autre côté le pouvoir militaire (le « clan d’Oujda ») et l’« armée des frontières ») avec à sa tête Houari Boumediene.
De l’Indépendance…
A l’indépendance, El Djazaïr est sortie exsangue des suites de la guerre, des conflits internes et du départ massif des Européens ayant servi d’encadrement durant la période coloniale. Ce, outre le conflit avec le Maroc en 1963 (« guerre des Sables ») et plus tard le différend quant à la question du Sahara occidental depuis les années 1970. Ainsi, après plusieurs mois d’incidents frontaliers, il y eut une guerre ouverte (notamment dans la région algérienne de Tindouf) pour s’étendre ensuite à la région de Figuig au Maroc.
L’Organisation de l’unité africaine (OUA) obtint un cessez-le-feu définitif le 20 février 1964, la frontière entre les deux pays étant inchangée. L’armée française évacua ses dernières bases en Algérie (enclaves autorisées par les accords d’Évian) : Reggane et Bechar (1967), Mers el-Kébir (1968), Bousfer (1970) et B2-Namous (1978). Ainsi, nonobstant l’indépendance, la France continua d’avoir des bases en Algérie.
Le GPRA de Ferhat Abbas fut évincé par l’ALN au profit d’Ahmed Ben Bella qui fut ainsi le premier président de l’Algérie indépendante du système colonial français. Le FLN devint parti unique et prôna un socialisme à l’algérienne marqué par le populisme et le culte de la personnalité. Le coup d’Etat du 19 juin 1965 vit l’accession de Houari Boumediene au pouvoir jusqu’à sa mort en décembre 1978. La politique suivie fut ce qui a été qualifié par le régime en place de « socialisme spécifique » avec la mise en place de la planification de l’économie et la bureaucratie d’Etat.
La rente pétrolière devait notamment servir à la mise sur pied d’une industrie lourde ; ce qui eut pour conséquence de marginaliser l’agriculture et l’importation croissante des produits alimentaires par l’Algérie. Il y eut également une solarisation massive et une arabisation volontariste de l’enseignement avec des résultats que d’aucuns contestent.
En 1979, Chadli Bendjedid devint le nouveau chef d’État. Des réformes économiques avec une libéralisation débridée et une corruption crescendo due à l’affairisme d’Etat. En 1985, l’effondrement des prix des hydrocarbures, l’endettement excessif de l’État et l’explosion démographique eurent raison de cette « nouvelle politique économique ». Le pouvoir dut également faire face aux mouvements populaires : Printemps berbère de 1980, émeutes de Sétif en 1986…
En octobre 1988, l’armée fut instrumentalisée pour tirer sur les émeutiers (plus de 500 morts ?). Le pouvoir concéda une forme de multipartisme par l’autorisation de la création d’associations à caractère politique. Le pouvoir promulgua une nouvelle constitution qui devait favoriser l’accession d’El Djazaïr à la démocratie.
En 1991, le processus électoral fut interrompu à la suite de la victoire électorale du Front islamique du salut (FIS) aux législatives. Ce qui entraîna une guerre civile (officiellement, il s’agit d’une « tragédie nationale »), notamment entre l’Armée algérienne et les groupes islamiques armés (GIA). Ce, durant plus d’une décennie, s’étant terminée avec quelque 200.000 morts parmi lesquels des femmes, des enfants, des intellectuels, des étrangers ainsi que des villages isolés (Bentalha), sans omettre les considérables dégradations des infrastructures publiques et économiques.
Face à cette situation, le pouvoir oscilla entre dialogue avec l’opposition et répression. L’assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992 plongea davantage l’Algérie dans une période trouble. Le 16 novembre 1995, le général Liamine Zéroual devint président, suite à des élections présidentielles jugées pluralistes, mais aucun accord concret ne fut trouvé pour régler la crise multiple vécue alors par l’Algérie, nonobstant la trêve observée par l’AIS (branche armée du FIS) et la loi dite de la « Rahma » pour les terroristes repentis.
La démission de Zéroual en 1999 fut suivie par l’élection d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République. Se voulant candidat indépendant, il fut soutenu selon nombre d’observateurs par l’armée, ses adversaires s’étant retiré la veille du premier tour des élections. Le nouveau président afficha une volonté de parvenir à la paix civile. C’est ainsi que la loi dite de la « concorde civile » fut votée et approuvée par référendum ; ensuite, il y eut une politique dite de « réconciliation nationale ».
Il a été réélu pour un troisième et quatrième mandats, après amendement de la Constitution. Cette opération est considérée par beaucoup comme une violation du texte fondamental qui date de la période de Zeroual dont le principe premier a été de limiter à deux mandats l’accession à la présidence de la République.
Après vingt ans aux commandes, Bouteflika dut quitter le pouvoir dans des circonstances lamentables. Le Hirak, peuple dans la rue, réclama son départ, poussant l’état-major de l’armée à rappeler l’article 102 de l’ancienne constitution pour ce faire.
… Au Système
Des élections eurent lieu le 12 décembre 2019 avec cinq candidats putatifs du Système. Et qui donnerait tort à ceux et celles qui rappellent qu’ils ont figuré dans l’ancien système dont le changement est justement demandé. Ainsi, parmi eux des candidats chapeautant de micro-partis comme émanations du vieux système qui, de parti unique avec langue de bois et pensée unique, s’est métamorphosé en parti dominant sous forme d’« alliance présidentielle ».
Le même scénario est en cours. Parmi eux également, ceux qui ont plus que collaboré au système en leurs anciennes qualités de ministres, voire de premiers ministres (Cf. ma lettre adressée à ces candidats in Le Matin du 05 décembre 2019). Le peuple des jeunes peut désormais constituer, sans intermédiaire, une force politique autonome en dehors même des partis politiques, des syndicats classiques, des éventuelles ONG préfabriquées et des associations sans canaux de communication avec les citoyens. A cet égard, il est dommageable que la télévision algérienne demeure plus que jamais le dernier bastion de la pensée unique (retransmission de discours officiels du pouvoir, hors contradiction).
Cette télé a-t-elle vocation à devenir un véritable service public ouvert à tous et à toute forme de communication, y compris celle parfois impertinente ? Force est de constater qu’à ce jour, on est encore au degré zéro de la communication tant il est vrai que l’officiel ne saurait faire office de vérité.
Afin de permettre l’émergence d’un nouveau système politique, il reste à résoudre l’équation fondamentale de la légitimité, à travers une sérieuse révision constitutionnelle par un pouvoir constituant élu dans le cadre d’une transition et non un énième replâtrage confié à des « experts ». La problématique est : comment espérer réconcilier les Algériens avec les impératifs de développement politique (la démocratie), le développement économique (impulser une politique efficace de l’investissement et rentabiliser le parc industriel existant, dans le cadre d’une économie forte), le développement social (l’émancipation des travailleurs avec la mise en place d’une nouvelle législation sociale), le développement culturel (renouveau linguistique et remise à flots des créateurs dans l’ensemble des domaines artistiques) et la justice sociale conçue comme pierre d’angle de tout projet cohérent dont la légitimité doit reposer sur la capacité du gouvernement à régler les problèmes des citoyens et à tolérer l’esprit critique -voire simplement caustique- de la presse ? (Cf. mes contributions sur la Constitution in « El Watan des 07 et 11/07/2020).
Parmi les solutions qui peuvent être préconisées, celle de constituer des Etats-généraux au niveau de chaque wilaya (voire de chaque commune) à même de permettre l’émergence de représentants élus parmi les plus jeunes et les plus aptes à prendre les rênes du pouvoir. Et de proposer des élections à partir de la base pour rajeunir le personnel politique de l’échelon local à l’échelle nationale, en recommandant de nouvelles règles d’organisation et de fonctionnement des instances politiques et économiques.
Ainsi, il y aura une nouvelle élite jeune, de nouveaux dirigeants non impliqués dans les affaires sordides de corruption. Cette même nouvelle élite sera issue non seulement d’universitaires avérés et de praticiens de l’économie, du droit…, mais également du peuple d’en bas : paysan, ouvrier, fonctionnaires, instituteurs, infirmiers… Tous peuvent participer aux gouvernements locaux et au Parlement futur comme contre-pouvoir à la technostructure, par une règle d’alternance au pouvoir et par l’élaboration d’une Constitution par le peuple souverain réglant enfin la question de la légitimité.
Cette solution a été historiquement éprouvée et a permis, à tout le moins, de voir l’émergence sur la scène mondiale d’Etats structurés et d’économies compétitives par leur production et par l’esprit scientifique et culturel le plus proche possible des citoyens (scène mondiale dont nous sommes de plus en plus écartés par les attitudes serviles d’un pouvoir illégitime (Cf. en ce sens ma contribution in El Watan du 12/12/2019).
Une énième Constitution a été adoptée par le pouvoir légal, après un projet élaboré par un « comité d’experts » qui n’eurent face à eux aucun contradicteur lors de leurs interventions sur les chaines de télévisions publiques. Il s’agit là manifestement d’une loi fondamentale due au fait du prince.
Pour rappel, c’est avec Athènes que naquit la démocratie directe, un système où le pouvoir (notamment celui de légiférer) était exercé par les citoyens. Et les magistrats, dont les plus importants étaient élus, étaient sous leur surveillance. De cela, il y a quelques siècles déjà… Ainsi, dans « Politique », Aristote explique : « Le principe fondamental du régime démocratique, c’est la liberté ; une des marques de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant ».
Le pouvoir en place, a-t-il requis le consentement du peuple ? Il est permis d’en douter dès lors que les citoyens sont descendus dans la rue (y compris hors du pays) par centaines de milliers pour dire à « la poignée » de gouvernants illégitimes de « Yetnahaw ga3 ». L’actuel pouvoir (de fait, devenu légal), érigé en structure gouvernante, continue de s’appuyer sur une technocratie déconnectée du peuple.
A ce stade, il s’avère vain de croire que des élections présidentielles et législatives y changeront la nature du système. L’expérience a montré en effet que l’élection en Algérie est souvent entachée par la fraude et l’indignité des candidats retenus par une instance crée ex nihilo, prétendument indépendante, après de faux débats, non contradictoires et non médiatisés par ce qui devrait être le service public radiophonique et télévisuel. Il est également vain de croire que seule l’abstention constitue l’élément explicatif e la déroute du Système.
Il y a un risque sérieux d’avoir une nouvelle « Issaba » (bande, gang) et de voir la reconduction d’une oligarchie renouvelée avec tentative de bradage des ressources du pays tant minières (hydrocarbures notamment) qu’humaines (plus de dix mille médecins Algériens exerceraient en France) ?
La solution ? Elire des maires, des députés et présidents (de la République, du Parlement…) jeunes pour éviter la reconstitution à la fois de la gérontocratie gouvernante et la renaissance de toute oligarchie.
D’ores et déjà, ils peuvent s’organiser en Etats-généraux en vue de devenir un pouvoir constituant et libérer le pays de toutes les « Issabas », refonder l’Etat avec comme principe directeur la séparation des pouvoirs pour que nulle institution ne s’érige à elle seule en pouvoir qui s’apparenterait à une quasi-dictature tant l’actualité montre le retour en force de l’autoritarisme par l’incarcération tous azimuts de citoyens déclarés par le pouvoir inaptes à se gouverner ; d’où La question : comment se gouverner plutôt que d’être gouvernés ?
08/07/2022
Ammar Koroghli, Dr en droit, avocat et auteur algérien (koroghli.online.fr)
La puissance coloniale française a mis en œuvre de nombreux instruments pour conquérir l’Algérie. Les moyens ont souvent changé au gré de la résistance ostensible ou cachée du peuple algérien.
L’objectif ultime de cette entreprise est resté le même : la spoliation des Algériens de leurs moyens de subsistance, matériels et immatériels. 2,9 millions d’hectares sur 9 millions de terres cultivables sont accaparés violemment. Une colonisation de peuplement unique dans son genre.
Le mouvement sioniste radicalisera à l’extrême cette méthode par la mise en place d’une stratégie de nettoyage ethnique des Palestiniens (Ilan Pappé). Il avait fallu mener une longue lutte d’une violence inouïe et extrême pour mettre définitivement fin à cette colonisation. L’insurrection du 8 mai 1945 constitue en effet une étape décisive dans la lutte séculaire pour la souveraineté nationale, une et indivisible.
Certes le fait colonial pèse dans la formation des élites et des Etats-nations. Figer l’éclosion d’une nation dans un passé lointain ou proche, c’est la dévitaliser (Ali Benssad) et infantiliser les générations post-coloniales. Il ne doit pas toutefois expliquer toute la trajectoire et les dérives de la période post-coloniale.
A la veille du soixantième anniversaire de l’indépendance nationale, il serait utile de l’examiner à la lumière des travaux de la jeune génération de chercheurs d’autant plus que la décolonisation a été le phénomène du XXème siècle plus marquant que la chute du communisme totalitaire (Alain Gresch).
Manifestations et violence
La jeunesse en ébullition depuis le débarquement américain en Afrique du Nord commence à s’emparer des villes et des campagnes. Après l’incident à Ksar Chellala, Messali Hadj, le président du PPA, est déporté au Congo-Brazzaville, le 25 avril 1945 (Rachid Tlemçani). Le PPA organise des manifestations à Alger, Blida et Oran, le 1er mai 1945 pour revendiquer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. A Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur les manifestants.
Mais la mobilisation continue et se propage dans plusieurs villes et villages. Le 8 mai, les Algériens musulmans dont certains se sont battus en Italie dans les troupes françaises, manifestent aux cotés des Européens. Ils célèbrent la fin de la guerre et la victoire des Alliés.
Les colonisés pensent obtenir cette fois-ci la réforme du système colonial et la dissolution du code de l’indigénat comme promis tant de fois. La classe politique française, droite et gauche, ne conçoit pas de se défaire de «l’Algérie Française».
A Sétif, la manifestation tourne rapidement à l’émeute quand un manifestant arbore le drapeau national. La mobilisation s’étend rapidement au nord-constantinois, à Bone, en Kabylie, en Oranais et à Biskra. Toutes les régions se sont révoltées pratiquement. Ce mouvement insurrectionnel a duré plusieurs semaines, par certains endroits, spontané, et par d’autres, sous la direction du PPA. C’est la première fois depuis la pénétration coloniale en 1830 que les Algériens ont unanimement manifesté des sentiments anticoloniaux et nationalistes. Ces événements marquent une nouvelle étape dans le long processus de prise conscience nationale.
Avant ces événements, les régions se soulevaient séparément pour s’opposer à la spoliation des terres de certains notables et chefs de tribus. L’insurrection du 8 Mai 1945 est un momentum, un moment historique, dans le processus de lutte pour l’émancipation nationale. En revanche, cette insurrection constitue pour la version officielle «un complot anti-républicain», une thèse qui faisait fi de l’enquête d’une minutie impressionnante de Mahmoud-Marcel Reggui, un Européen adepte pourtant des vertus de la colonisation.
Vagues de répression et humiliations collectives
Une campagne répressive est menée partout avec acharnement où les insurrections ont eu lieu, comme à Guelma, Aïn Abid, Sétif, Aïn Kebira et Kherrata. Les colons s’organisent en milice pour prêter main-forte aux policiers, gendarmes et militaires. Toutes les troupes militaires sont réquisitionnées pour réprimer les «troubles à l’ordre public». La marine et l’aviation bombardent et rasent plusieurs agglomérations dans le Constantinois.
A l’annonce de la visite du ministre de l’Intérieur, rapporte Reggui, «on empilait dans les fours à chaux (des minoteries Lavie, à Héliopolis, près de Guelma) les corps des fusillés… Pendant dix jours, on brûla sans discontinuer. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais pu retrouver les corps de ma sœur et de mon frère cadet… ». Kateb Yacine, un autre témoin oculaire, constate: «Il y a eu des scènes de viols, il y a eu encore des massacres. On voyait les corps allongés dans les rues».
Dans un compte-rendu de presse, Albert Camus écrit une phrase-choc in Combat, « Les journalistes français doivent se persuader qu’on ne règlera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle». Une fois la lutte armée déclenchée, la position du nobélisé de littérature 1957 deviendra plus nuancée par rapport à l’engagement politique du journaliste.
La violence coloniale tous azimuts, gaz toxiques dans les grottes, pacification au napalm, torture dans les prisons … , a atteint entre temps une nouvelle étape dans les crimes souterrains (Christophe Lafaye). Une cinquantaine de mechtas et de douars sont incendiées durant ces événements.
Des humiliantes cérémonies de soumission sont organisées dans plusieurs villes et villages. Des vagues d’arrestations ont eu lieu aussi dans les milieux intellectuels, y compris parmi ceux prônant l’assimilation, l’intégration ou la fédération. Une fraction importante de l’élite politique est incarcérée lors de ces événements dont certains deviendront des dirigeants du FLN-ALN.
Notons, Ferhat Abbas, le Dr Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Me Sattor Kaddour, Cheikh Bachir El Brahimi, Mohamed Khider, Abdallah Fillali, Larbi Ben M’hidi, Benyoucef Benkhedda. Ferhat Abbas, arrêté le 8 mai 1945, n’est libéré que 6 mois plus tard à la suite de l’amnistie votée par l’Assemblée nationale. Lors du procès de Antonio Gramsci, le fondateur du parti communiste Italien, en 1926, le procureur Michele Igor a conclu son réquisitoire: « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans».
Le général Duval, maître d’œuvre de la répression de 1945, a mis en garde les opinions de la nécessité de la méthode «tout répressif» avant qu’ il ne soit trop tard. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », a-t-il averti Paris. Toute lutte contribuant à l’éclosion de la libre pensée doit faire l’objet de tout répressif, une politique ultra-répressive qui deviendra l’arme fatal de l’Etat profond sous le régime des politiques néo-libérales que la lutte anti-terroriste islamiste légitimera dans le nouvel ordre sécuritaire en gestation.
Bilans et Guerre des mémoires
Le bilan des insurrections est souvent très difficile à évaluer avec exactitude. Selon les autorités coloniales, 103 Européens et 1 165 Algériens musulmans sont morts. Le journaliste Yves Courrière, l’auteur de La Guerre d’Algérie, estime à 15.000 Algériens tués. La mémoire algérienne retient le chiffre de 45.000 personnes. Le bilan des conflits armés et des guerres civiles véhicule souvent des enjeux mémoriels importants.
Le bilan de la lutte nationale (1954-1962) continue jusqu’ à nos jours à estampiller les relations algéro-françaises. A la faveur du soixantième anniversaire des Accords d’Evian, on assiste en France à un flux inédit d’ouvrages, de films documentaires et de colloques sur les questions mémorielles portant sur la violence coloniale. Par contre, en Algérie, cet anniversaire est célébré dans la joie et l’allégresse en accueillant les Jeux méditerranéens 2022, avec comme point d’orgue une imposante parade militaire dans la capitale, une première depuis plus de trente ans.
La recherche scientifique dans la longue durée et dans sa complexité doit être facilitée pour éclairer la jeune génération pour aller de l’avant sans rancune et haine. La génération des réseaux sociaux représentant un poids démographique influent exige un nouvel élan dans le processus de construction des identités meurtries (Amin Maalouf) et des mémoires.
La fin des illusions de la mission civilisatrice
Le fossé entre les colons et les colonisés s’est creusé davantage après les émeutes de 1945. Les promesses de citoyenneté sont toujours repoussées au calendre grecque. Le pouvoir colonial, prisonnier de ses «ultras», n’est pas en mesure de transcender ses conflits internes et ses contradictions externes. Une ambigüité qui singularise l’Algérie, à la fois en un territoire français de plus en plus assimilé pour les colons et une colonie dotée de lois particulières et discriminantes pour les autres communautés (Colette Sytnicki). La commission qui devait enquêter sur ces événements fut furtivement dissoute. Les responsables des tueries ont bénéficié de l’impunité totale sans avoir ouvert de procès.
Durant ces massacres, c’est bien le général de Gaulle, «l’homme du 18 juin 1940», qui était à la tête de la France, nouvellement libérée de l’occupation nazie. Son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce pas, contrairement à ce qui a été rapporté dans les médias, un changement de cap pour permettre l’émancipation totale des colonies (Mohammed Harbi).
L’autonomie interne des colonies n’est même pas annoncée lors de ce discours. François Mitterrand, Ministre des Sceaux, n’a pas aussi vu l’inéluctabilité de la décolonisation. Le socialiste transfert l’essentiel des pouvoirs judiciaires à l’armé estimant que la seule négociation avec le FLN, « c’est la guerre ».
Cette décision permet aujourd’hui à Jacques Attali, son conseiller principal à l’Elysée, d’affirmer sans détours que «Mitterrand a créé les conditions légales de la torture». Il n’a pas réagi à la disparition de 3 024 algériens lors de la bataille d’Alger. Son souci majeur est la gestion de sa carrière. Il ne changea pas vraiment de stratégie de prise de pouvoir au fil du temps. Il a même réhabilité les généraux putschistes de «l’Algérie française » en accédant à la magistrature suprême en Mai 1981. Son discours paternaliste sur la démocratie à La Baule en 1990 nous fait rappeler étrangement celui du général de Gaulle de 1944.
La réforme du système colonial, tant attendue, s’est avérée finalement être une fuite en avant, une diversion. Le régime électoral, défavorable aux Algériens musulmans, ne permettait dans les meilleurs des cas qu’à l’accès à des fonctions subalternes justifiant ainsi la mission civilisatrice de la colonisation. Le jeu légaliste, structuré et biaisé, ne peut en réalité que consolider le statu quo ambiant.
Cette situation est consolidée en avril 1948 lors des élections législatives. Elles sont marquées par d’outrageuses fraudes et une violence électorale indescriptible. Elles sont connues dans les annales électorales comme les élections «Naegelen». Ces élections ont convaincu de jeunes militants que la voie électoraliste et réformiste ne pouvait pas aboutir à des changements profonds dans la relation entre les colons et les colonisés et entre une «Algérie française» et une «Algérie algérienne». La voix pacifique ne mènera pas finalement l’Algérie à l’émancipation nationale. L’indépendance nationale n’est pas dans l’urne mais au bout du fusil.
Les fervents protagonistes de la cohabitation et de la troisième voie ont définitivement perdu tout espoir d’une Algérie paisible évoluant en symbiose dans un environnement multi-ethnique et multi-culturel animé par une pluralité politique unique dans la région (Aissa Kadri). La France humaniste ne proposa pas une «intégration réelle» dans laquelle le jeu politique ne serait pas un jeu à somme nulle. Le pouvoir colonial s’est entêté à une intégration symbolique, selon la devise, « Soyez comme nous, mais soumis », dans une France aux valeurs universalistes.
Tous les groupes politiques sont désormais convaincus que l’action armée reste la seule voie du salut. La guerre de libération fractura davantage la cohabitation entre les différentes communautés, le terrorisme urbain de l’OAS finira par la défaire complètement. Cette Organisation est entre autre responsable de l’assassinat de 2360 personnes auxquelles s’ajoutent 5419 blessés, majoritairement algériens (Olivier Le Cour Grandmaison).
Ce terrorisme aveugle qui a failli remettre en cause les Accords de cessez- le-feu obtenus après 18 mois de d’âpres négociations, est réduit dans le nouveau discours révisionniste à des actes isolés (Malika Rahal). L’apaisement des mémoires revendiqué par certains ne doit pas être restreint à une à des épiphénomènes du fait colonial. L’entreprise coloniale fut violente, radicale, systématique, totale.
Les événements de 1945 à 1954 ont profondément marqué toute une nouvelle génération, d’esprit et d’âge. Agée de quinze à trente ans, la «génération 54» était convaincue que la solution finale au fait colonial réside dans «El thawra» (la Révolution). Le colonisé pour accomplir son humanité (Frantz Fanon) doit tout d’abord «allumer la flamme» (Larbi Ben M’hidi). Le mouvement d’émancipation, une fois déclenché, se prendra, selon le raisonnement des révolutionnaires professionnels, en charge lui-même. Conscients que la dynamique de la guerre asymétrique est imprédictible, les indépendantistes ont osé lancer un défi envers et contre tous. Le déclenchement de la révolution est conçu comme un grand événement dans le mouvement de décolonisation (Alain Badieu).
Il doit ainsi permettre à l’Algérie de prendre place dans l’espace de représentation internationale. Il ne restait donc à présent qu’à s’entendre sur les nouvelles modalités de lutte et la date exacte de son déclenchement. La nouvelle problématique engendrée par le déclenchement de l’insurrection sous la direction du FLN , un un parti politique créé pour la circonstance, serait, selon des indépendantistes, examinée en temps voulu.
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