Au lendemain du séisme meurtrier qui a endeuillé le peuple marocain frère et voisin, l'Algérie a aussitôt réagi en offrant son aide matérielle et humaine ainsi qu'en ouvrant son espace aérien aux vols humanitaires et médicaux à destination du pays éprouvé. Cet acte naturel et responsable est venu en parallèle avec les proclamations de très nombreux pays à travers le monde, tant le soutien à une population sinistrée quelle qu'elle soit relève de l'obligation morale.
Or, les liens fraternels, historiques et indissolubles entre les peuples algérien et marocain font que la réaction de notre pays ne sort pas de l'ordinaire, contrairement à ce qui a pu se dire ou s'écrire, ici ou là. Le séisme qui a frappé le Haut-Atlas, à moins de 100 km de la ville historique de Marrakech, a causé la mort de plus de 2500 personnes et des blessures plus ou moins graves à 2500 autres.
Comme il a aussi entraîné de terribles dommages aux habitations d'innombrables villages dont les habitants sont, désormais, totalement démunis. Mesurant l'ampleur du drame, l'Algérie ne s'est pas contentée de tendre une main secourable au peuple frère, elle a aussi pris l'engagement, comme l'indiquait le communiqué de la présidence de la République, sa disponibilité à «apporter tous les moyens humains et matériels si le royaume du Maroc en faisait la demande».
On sait que celui-ci n'a sollicité, pour le moment, que le concours de quatre pays alors que beaucoup d'autres, comme l'Algérie, ont eux aussi tendu la main au Maroc. C'est notamment le cas de la France, des États-Unis, de la Belgique, de la Hongrie, de l'Espagne, de la Turquie ou encore de la Russie, pour ne citer que ces pays-là. Mais le geste de l'Algérie revêt une signification particulière, compte tenu de la crise diplomatique profonde qui subsiste entre Alger et Rabat sur plusieurs dossiers bilatéraux et non pas, comme on se plaît souvent à l'affirmer, sur la question du Sahara occidental dont chacun sait qu'elle relève des prérogatives des Nations unies.
Il n'empêche que, dès l'annonce du séisme meurtrier, ces aspects ont été relégués au second plan et c'est tout le peuple algérien qui a exprimé sa peine profonde ainsi que sa compassion à l'égard du peuple frère avec lequel il partage un bien commun, à la fois cultuel, culturel et social. Par-delà les différends politiques, les liens traditionnels d'amitié et de solidarité restent indestructibles et constituent, sans aucun doute, le ferment d'un
Z'hor Zerari (1937-2003) est une combattante pour l'indépendance de l'Algérie, arrêtée et torturée par les soldats du général Schmidt, déshabillée et violée devant des prisonniers de l'ALN, elle est aussi poète. Après l'indépendance, déçue par le sort fait aux femmes condamnées à rester à la maison, elle tenta de se battre, comme journaliste, pour la promotion des femmes.
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison coloniale de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire algérien, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle trainait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier l'opprobre, l'horreur, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Elle est la sœur de ces Françaises qui ont soutenu la lutte pour l'indépendance. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil. Tout lui rappelle ces sinistres généraux tortionnaires Shmidt et Aussaresses. Elle faisait bien la différence.
Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida (combattante)-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. "C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu'on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale.
Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte au journaliste algérien Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l'ont « jeté » sur le seuil de la porte. C'était la première fois que j'avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m'a dit : « Tu sais ma fille, c'est dur, c'est très dur, lorsqu'ils me torturaient j'avais l'impression de t'entendre à côté de moi ».
Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA (Parti du Peuple Algérien, structure nationaliste du temps de la colonisation) ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 : « Qu’importe le retour ; Si mon père ; N’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau.
Comme beaucoup d’autres militantes, Louisette Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d'armes, de munitions et d'explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement.
Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J'en profite pour dire que c'est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l'indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l'ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd'hui général à la retraite de l'armée française, je n'ai pas cessé de souffrir. Il m'arrive de m'effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ».
Elle ne comprenait pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprenait pas. Elle savait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas... C'est ça qui nous a sauvés et nous a maintenus en vie ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice, elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait. Une fois, l'indépendance acquise, les femmes ont été exclues des postes de responsabilité, elles étaient effacées, inexistantes.
Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaître un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, Poèmes de prison . Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, Machado, Alberti, mais également de l'écrivain algérien, Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle.
Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa Amazit : « D'abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n'y a pas les autres sans l'une. C'est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme... ».
Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
Une des héroïnes de la Révolution armée, Zhor Zerrari n’est plus
La Moudjahida, Zhor Zerrari, est décédée lundi à Alger à l’âge de 76 ans des suites d’une longue maladie, a-t-on appris auprès de sa famille. La défunte faisait partie des Moudjahidate les plus actives dans la “Zone Autonome d’Alger” durant la guerre de libération nationale, aux côtés de Hassiba Ben Bouali, Zohra Drif, Djamila Bouhired et autres héroïnes de la Bataille d’Alger.
Arrêtée par les parachutistes le 25 août 1957, elle sera torturée à l’école Sarrouy, dans le quartier de Soustara (Alger), puis incarcérée dans plusieurs prisons en France après avoir été condamnée à la perpétuité, à l’âge de 19 ans.
Nièce du commandant Azzedine, de son vrai nom Rabah Zerrari, un des responsables de l’ALN, elle verra son père disparaitre à jamais durant la grève des huit jours, lors de laquelle il a été arrêté et torturé par les parachutistes.
Zhor Zerrari avait gardé de lourdes et invalidantes séquelles des suites des supplices qu’elle a eu à endurer lors de la « question » que lui faisaient subir ses tortionnaires agissant sous les ordres directs du général Schmitt, toujours en vie. « Je continue, disait-elle, à endurer des douleurs au quotidien. Ma vie en a été gâchée ».
Zhor souffrait depuis presque cinquante ans de pertes d’équilibre, de violentes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, lesquelles entrainaient des chutes brutales et des pertes de connaissance.
Elle a été également écrivain et journaliste. Ci-dessous un de ses poèmes.
Lettre à un Algérien servant dans l’armée française
Dis-moi
Comment as-tu fais
Pour tout oublier ?
Comment as-tu pu oublier
Nos humiliations et nos souffrances
Le racisme et le mépris ?
Te rappelles-tu
Le jour où tu as leuré
Ils t’avaient renvoyé du lycée
Parce que tu n’étais qu’un bicot ?
Te rappelles-tu
Les jours où tu traînais
Dans les rues , ta rage impuissante ?
Tu n’étais alors qu’un
Chiffre de plus dans La longue addition des chômeurs
Tu étais alors pour moi
Un champs de blé
Sous un ciel bleu .
Aujourd’hui
Ce champ tu l’as saccagé
Et de ce bleu pleuvent des bombes
Comment as-tu fais
Pour te détruire ainsi ?
L’uniforme que tu as endossé
Nous rappelle à tous
Le 8 mai 45
J’avais alors 8 ans
Tu en avais trois de plus .
Qu’as-tu fait pour être
Lieutenant dans l’armée française .
Combien de tes frères as-tu tués ?
Combien en as-tu gardés
Derrière les barbelés
Tu en as peut-être torturés aussi
Dis-moi
Comment as-tu fais ?
Zhor Zerrari
poèmes de prison
“Lettre à un Algérien servant dans l’armée française (p. 24-25)”
Spécialiste de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora vient de publier « L’arrivée », aux éditions Tallandier. Soixante ans après, le récit du choc de sa découverte de la métropole en juin 1962.
L’historien Benjamin Stora. | ARCHIVES DANIEL FOURAY, OUEST-FRANCE
En une dizaine d’années, le jeune Benjamin Stora passe de l’enfance à l’âge adulte, de Constantine en guerre au Paris de Mai-68. Il raconte sa propre histoire dans son nouveau livre L’arrivée. De Constantine à Paris (1962-1972). Entretien.
Quel souvenir conservez-vous du 12 juin 1962, jour de votre départ pour Paris depuis Constantine, la ville d’Algérie où vous viviez alors ?
Je revois la tristesse de mes parents à l’aéroport. Je vais sur mes 12 ans, ma sœur est un peu plus âgée. Chacun porte deux valises et nous sommes tous chaudement habillés malgré le soleil éclatant. Depuis plus d’un an, j’entendais mes parents chuchoter entre eux, pleins d’angoisses : partir ? rester ? Ce jour-là, nous partions pour Paris. On partait vers une métropole dont j’avais beaucoup entendu parler, qui était idéalisée. Moi, ça me plaisait plutôt. Pas un instant je n’imaginais que nous ne reviendrions jamais.
Dans les mois précédents, vous ne sortiez plus de chez vous ?
Depuis l’automne 1961, je vivais confiné à la maison. Il y avait de la violence partout. On entendait les détonations sans savoir de qui elles venaient. Les cours étaient suspendus. Il y avait des militaires et des contrôles partout. Pour moi, ce départ, c’était aller vers un pays en paix, sans guerre.
Et vos parents ?
Chez les adultes, c’était l’angoisse et le silence. Dans l’avion du départ, personne n’osait parler. La violence de la situation écrasait les conversations.
Quelle image gardez-vous de l’arrivée ?
La nuit. En fait de « ville lumière », sur le périphérique entre Orly et Montreuil, tout était noir, rien ne resplendissait. Et le lendemain, on se réveille dans un autre pays. Il y a du silence, on ne connaît personne, mais on peut sortir et marcher comme on veut. C’est une impression très étrange.
Benjamin Stora, enfant, sur la couverture de « L’Arrivée », paru le 7 septembre 2023. | ÉDITIONS TALLANDIER.
« Les rues sont plus larges, les immeubles plus hauts. Je suis devenu petit, » écrivez-vous.
Oui, c’est la sensation que j’ai éprouvée. À Constantine, j’habitais le quartier judéo-musulman, avec des ruelles étroites toutes serrées les unes contre les autres. À Paris, tout est large, il y a des cinémas et des cafés partout. C’est un nouveau pays.
Pour vos parents, c’est le début d’une série d’épreuves. Vous rejoignez non sans mal un logement vétuste dans le XVIe arrondissement.
Mi-entrepôt mi-garage, très humide, et le premier hiver, il y a fait un froid épouvantable. Mon père, à 53 ans, avait beaucoup de mal à trouver un emploi et ma mère était dans une grande mélancolie. En voyant, l’an passé, les images des familles ukrainiennes qui partaient en Pologne, les souvenirs de ce premier hiver sont remontés. On était comme ces réfugiés. On était Français, mais on était comme des réfugiés.
Alors que vos parents découvrent le déclassement, vous découvrez, vous, l’antisémitisme.
J’ai un prénom rare pour l’époque : Benjamin. Au lycée on me demande : « Benjamin, c’est juif, non ? » Et moi de répondre : « Pas du tout. » Pas question pour moi de me distinguer ou de me faire repérer.
Vous cherchiez à vous intégrer à tout prix ?
J’avais un accent « pieds-noirs » très prononcé et je cherchais à passer inaperçu. Donc, se taire. Travailler. Être aussi bon élève que possible.
En février 1964, la famille va retrouver un peu d’oxygène et de statut social.
Au bout de deux ans, le ministère du Logement nous attribue un appartement HLM à Sartrouville : 100 m2, le chauffage central, une salle de bains. C’est l’émerveillement ! Même si c’était dans un endroit perdu au milieu des champs, il y avait encore une ferme avec des vaches.
De là débute vraiment votre intégration ?
À Sartrouville, il y a eu une sorte de bascule. Je commence à m’éloigner de mes parents, de la religion. À la place, il y a le foot, le vélo, les copains, la musique, la découverte de cette culture ouvrière, qui était alors très forte et qui faisait une vraie place à la fraternité. La plupart des entraîneurs étaient au Parti communiste qui dirigeait complètement la ville. Et l’acclimatation culturelle s’est aussi faite par les chansons : Johnny, Jean Ferrat, Charles Aznavour. Sartrouville, c’était tout cela…
Qu’est-ce qui a été le plus déterminant pour aider à votre intégration : le développement économique des Trente Glorieuses, l’école, le sport, les copains ?
Tout à la fois. Il y avait en effet différents canaux d’intégration, et je pouvais emprunter un peu à tous. Et n’oubliez pas Mai-1968. Ni la télé. Avec une seule chaîne à l’époque, c’était un puissant outil de socialisation puisqu’on regardait tous la seule chaîne disponible. Par ailleurs, on vivait dans une communauté assez enclavée, dans cette banlieue très lointaine, ce qui rapprochait forcément les résidents entre eux. Il y avait aussi cette école républicaine, sévère, avec des profs très autoritaires. C’était la France de l’époque, il fallait se concentrer sur les études et ça ne rigolait pas. Ce qui ne fut pas pour rien dans l’explosion de 1968 au sein de la jeunesse lycéenne.
Votre histoire a-t-elle été celle des 1,4 million de rapatriés de la fin 1962 ?
Il y a des traits communs à la plupart des déracinés d’Algérie : la dispersion, la solitude, la peur de ne pas retrouver un travail, un logement. Ce qui est singulier, c’est ma communauté de départ, les juifs de Constantine, très traditionnelle. J’ai découvert l’existence de juifs athées en arrivant à Paris.
En choisissant de nous raconter cette histoire aujourd’hui, soixante ans après les faits, est-ce que vous pensez qu’il y a une leçon à tirer pour l’intégration des migrants en France aujourd’hui ?
Oui, sans doute. Dans les discussions d’aujourd’hui, on entend souvent : « C’était mieux avant, c’était plus facile. » Bien sûr, il y avait l’expansion économique et aussi la force d’attraction culturelle française. Donc le monde de ces années 1960 était très différent d’aujourd’hui. Mais l’épreuve a quand même été très violente, notamment pour ceux qui, comme mes parents, avaient déjà construit leur vie. Pourtant, au bout du compte, la France a réussi à intégrer des populations très différentes les unes des autres. Cela a demandé du temps et des efforts à tous les niveaux, mais il n’est peut-être pas inutile de s’en souvenir.
Repères
1950. Naissance à Constantine.
1962. Rapatrié d’Algérie.
1978. Docteur en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
1991 Publie Histoire de l’Algérie coloniale (La Découverte), puis en 1995 Histoire de la guerre d’Algérie (La Découverte).
2021. Remet son rapport au Président de la République sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ».
2023. Parution de L’arrivée. De Constantine à Paris (1962-1972) (Tallandier).
Ouest-France Propos recueillis par Philippe BOISSONNAT.Publié le
Publié le 02 mai 2012 à 14h42, modifié le 15 mars 2023 à 14h32..Après la mort de son père le 3 mars 1957, torturé chez lui par des parachutistes, Mohamed Moulay, alors âgé de 12 ans, avait retrouvé et caché un poignard dont le fourreau était gravé au nom de Jean-Marie Le Pen.... Le poignard de Jean-Marie Le Pen LE MONDE. Vous pouvez partager un article en cliquant sur les icônes de partage en haut à droite de celui-ci. La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite. Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente. Pour toute demande d’autorisation, contactez [email protected]. En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ».
S'il y a une personne qui ne pleurera pas sa disparition, c'est bien Jean-Marie Le Pen... "L'enfant au poignard", c'était lui. Mohamed Moulay est mort, samedi 28 avril, à Alger, d'une embolie pulmonaire. Il avait 67 ans. Son histoire parait dans Le Monde du samedi 4 mai 2002, à la veille du second tour de l'élection présidentielle. Jean-Marie Le Pen a évincé Lionel Jospin au premier tour et se retrouve en compétition avec Jacques Chirac. Si Mohamed Moulay a accepté de se confier au Monde, c'est parce que "la situation est grave, dit-il. Un homme qui a les mains pleines de sang prétend entrer à L'Elysée."
UN HOMME GRAND, FORT ET BLOND
Ni lui ni sa famille n'espèrent quoi que ce soit : "Nous n'attendons ni publicité ni argent. Je m'étais mis en retrait de la guerre d'Algérie depuis longtemps, mais nous sommes capables, nous aussi en Algérie, d'avoir un sursaut devant ce qui se passe en France", tient-il à préciser.
A droite, Mohamed Moulay. A gauche, son père. D.R.
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Mohamed Moulay a perdu son père le 3 mars 1957. Dans la nuit, une patrouille d'une vingtaine de parachutistes conduite, selon les témoins, par un homme grand, fort et blond, que ses hommes appellent "mon lieutenant" et qui se révèlera plus tard être Jean-Marie Le Pen, fait irruption au domicile des Moulay, un petit palais de la Casbah d'Alger. Ahmed Moulay, le père, 42 ans, va être soumis à la "question" sous les yeux de ses six enfants et de sa jeune femme.
Supplice de l'eau, torture à l'électricité... Le calvaire va durer plusieurs heures. C'est l'ère de "la torture à domicile" mise en œuvre par l'armée française pendant la "bataille d'Alger". Ahmed Moulay refuse de donner les noms de son réseau du FLN. Il va en mourir.
PIÈCE À CONVICTION POUR PROCÈS PERDU
Quand Le Pen quitte le domicile des Moulay, à l'aube, laissant derrière lui un cadavre, il oublie sur place un poignard. L'un des jeunes fils du supplicié, Mohamed, 12 ans à l'époque, le trouve et le cache dans le placard du compteur électrique, "sans bien savoir pourquoi". Le lendemain et le surlendemain, Jean-Marie Le Pen et ses hommes reviennent et mettent la maison à sac pour retrouver le poignard. En vain. L'enfant se tait.
Devenu adulte, Mohamed Moulay gardera l'arme chez lui, pendant quarante ans. Le poignard arrivera en France, début 2003, dans la valise de l'envoyée spéciale du Monde à Alger. Il servira de pièce à conviction dans le procès que le leader du Front national a intenté au journal pour "diffamation".
Jean-Marie Le Pen perdra ce procès. Il perdra également son appel et verra son pourvoi en cassation rejeté. Le poignard se trouve toujours à Paris, dans le coffre-fort de l'avocat du Monde, Yves Baudelot. Il va repartir en Algérie d'un mois à l'autre pour rejoindre le musée des moudjahidine. C'était le vœu de Mohamed Moulay. Il s'agit d'un couteau des Jeunesses hitlériennes, fabriqué dans la Ruhr dans les années 1930. Sur le fourreau, on peut lire distinctement : J.M. Le Pen, 1er REP.
UNE IMMENSE AFFECTION POUR LA FRANCE
En dépit des circonstances de la mort de son père, qui l'avaient traumatisé à vie, Mohamed Moulay avait toujours gardé une immense affection pour la France, comme ses deux oncles, Ali et Rachid Bahriz, eux aussi affreusement torturés pendant la guerre d'Algérie. Au lendemain de cette fameuse nuit du 3 mars 1957, Mohamed Moulay avait arrêté l'école pour prendre le maquis jusqu'à l'indépendance de son pays, en 1962, ce qui allait faire de lui le plus jeune moudjahidine.
Une fois revenu à la vie civile, il était entré à la Sonelgaz, à Alger, mais ses activités de syndicaliste l'avaient emporté sur son emploi de cadre. Intègre, désintéressé et courageux, Mohamed Moulay avait une mémoire exceptionnelle, ce qui faisait de lui l'un des témoins les plus fiables de la guerre d'Algérie. Marié à une française d'origine algérienne, il a eu cinq enfants, aujourd'hui tous installés dans le sud de la France, comme leur mère.
Lui était resté à Alger, y compris après sa retraite de la Sonelgaz. " J'aime trop l'Algérie pour pouvoir la quitter ", disait-il en souriant, tout en ne cachant pas sa tristesse de voir ce qu'était devenu son pays, si loin de ses rêves de jeune combattant indépendantiste.
Par Florence Beaugé
Publié le 02 mai 2012 à 14h42, modifié le 15 mars 2023 à 14h32https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/05/02/mohamed-moulay-l-homme-au-poignard-de-le-pen-est-mort_1694213_3382.html.
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