Akli Gasmi a voué toute sa vie à l'enseignement. Il a été enseignant puis inspecteur de l'Éducation nationale avant de prendre sa retraite. Il vient de publier son premier livre aux éditions Hibr: «Oulkhou, village de regroupement». Dans cette interview, il parle de son livre, mais aussi de son ami d'enfance.
L'Expression: Les férus de lecture et de littérature qui vous suivent depuis des décennies se seraient sans doute attendus à ce que vous écriviez un livre sur votre ami d'enfance, Tahar Djaout, n'est-ce pas? Akli Gasmi: Non je n'ai pas écrit un livre sur mon ami Tahar Djaout bien que peut être le bienvenu. Mon livre raconte la vie de centaines de villageois enfermés durant cinq années de souffrances et de misère dans un véritable enfer à ciel ouvert.
Pourquoi avoir fait le choix de revenir sur cette page douloureuse de l'histoire de votre village Oulkhou? J'ai écrit mon vécu d'adolescent pendant la guerre de libération. Une adolescence marquée par les privations, la peur de sortir le matin et de ne pas revenir le soir. Une adolescence rythmée par la présence des soldats, des arrestations et la torture pratiquée sur des hommes et des femmes et cela dans la maison où j'étais né. Une maison dont on nous avait déplacés un matin du 1er avril 1957 à l'aube ensoleillée.
Pourquoi avoir choisi la période 1957-1962? Les soldats nous ont encerclés de nuit le 1er avril 1957. Au matin à l'aube, ils nous ont chassés de notre maison pour installer leur caserne qui allait devenir depuis cette date un centre de torture jusqu'à la fin de la guerre en mars 1962.
Votre livre est d'abord et avant tout un ouvrage qui parle de l'atrocité du colonialisme dans votre village, pouvez-vous nous parler de cet aspect? Mon livre parle de ce que des centaines de villageois ont vécu durant ces cinq années de souffrances et de misère sans nom.
Il s'agit aussi d'un livre autobiographique dans une large mesure puisque vous avez passé votre adolescence dans cette immense prison à ciel ouvert, comme vous l'écrivez, n'est-ce pas? J'ai parlé de la guerre et de ses conséquences physiques et morales sur une population de plusieurs villages, amenée de force et traitée par la violence. C'était le temps des descentes de soldats dans le village de regroupement de jour comme de nuit. Ces descentes étaient toujours suivies d'arrestations de tortures et de disparitions d'hommes et de femmes selon l'ambiance du moment.
Ecrire ce livre a-t-il été une forme de thérapie pour vous? Oui, c'est une thérapie. Les cinq années passées au village de regroupement sont encore et toujours en moi. Des souvenirs terribles hantent encore mon esprit. Chaque fois que je me retrouve à Tajmaat avec mes amis de l'époque les événements ressurgissent et animent nos discussions.
Parlez-vous de Tahar Djaout dans ce livre? Je respecte trop cet ami de jeunesse, fils de notre village, devenu vite journaliste poète et écrivain à la renommée Universelle, pour en parler comme il le mérite. Sincèrement je ne me sens pas capable de le présenter comme il le mérite. Bien que je pense toujours à lui, à son oeuvre considérable pour si peu de temps dont il a disposé.
Quelles sont les choses qui vous ont marqué le plus dans vos souvenirs communs avec Tahar Djaout? Dire les choses qui m'ont lié à Tahar Djaout, c'est écrire tout un livre.
Tahar Djaout a-t-il évoqué vos souvenirs d'enfance dans l'un de ses livres? Tahar a parlé des amis de son enfance. Je suis son aîné de 10 ans. Nous nous sommes retrouvés à Alger après l'indépendance
Comment et où avez-vous appris que Tahar Djaout avait été victime d'un attentat terroriste? J'étais à la maison le matin du drame. Vers 11 heures le téléphone sonne. Une dame de nos amis qui m'avait entendu parler de Tahar Djaout m'annonça la terrible nouvelle. Elle venait de l'écouter à la radio. Aussitôt, avec ma famille, nous sommes partis à Alger. À la maison de Tahar. Nous avons trouvé beaucoup de monde, à la cité, dont des citoyens de notre village Oulkhou.
Les accords d’Evian, qui ont mis fin à la guerre d’Algérie ont plus de soixante ans. En France, ceux qui ont combattu ont peu parlé des «événements» comme on les nommait à l’époque, souvent synonyme de honte. Les lois d’amnistie, la reconnaissance tardive de la guerre n’ont pas contribué à faire émerger la parole. Emmanuel Vigier, réalisateur marseillais, est fils d’appelé. Dans sa ville natale, en Auvergne, il a interrogé son père et ses proches. Un silence toujours pesant.
« Ce qu’ont fait nos pères »
C’est un film que j’ai commencé à écrire il y a quinze ans, après « J’ai un frère », premier chapitre d’une trilogie sur l’après-guerre, que j’ai tourné en Bosnie.
Ce deuxième opus vient interroger la mémoire de la guerre d’Algérie, à travers celle de mon père, ancien appelé. Un homme qui a longtemps tu les deux années qu’il a passées près de Djelfa, dans un régiment d’artillerie.
Seule trace : un album d’images dans lequel la guerre reste hors-champ.
Mémoire de la guerre d’Algérie
NOS PÈRES, DES TORTIONNAIRES ?
Dans son documentaire Ce qu’ont fait nos pères, Emmanuel Vigier confronte son paternel à ses souvenirs d’appelé du contingent pendant la guerre d’Algérie. Enfouis sous des décennies de silence, quelques lambeaux de vérité sortent en grinçant. Pour CQFD, le documentariste a conversé avec l’écrivain et journaliste Bruno Le Dantec, lui aussi fils d’appelé. Dialogue mémoriel.
C’est un film âpre, par moments étouffant, d’un silence qui pèse des tonnes et que le temps qui passe peine toujours à percer. Ce silence, l’historienne Raphaëlle Branche y a consacré une enquête, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, parue en 2020 à La Découverte. Et c’est cette même question que le documentariste Emmanuel Vigier pose à son père (et à quelques autres anciens appelés de son entourage), caméra au poing.
Le paternel distille ses réponses au compte-goutte. En résumé, il jure qu’à l’armée, il était juste comptable, qu’il n’a pas combattu. Que la torture, il savait, mais qu’il n’a pas participé. S’est-il rebellé ? Il n’avait pas de raisons de le faire, il dit : « J’étais pas révolutionnaire. » Ça, le fils a du mal à l’accepter. Il insiste, se documente par ailleurs. Et finit par exhumer une vérité tue sur les Algériens qui remplissent l’album photo que son père a ramené de la guerre : ces hommes et ces femmes n’ont pas été photographiés dans leur village tranquillement, mais à l’intérieur d’un camp de regroupement forcé1 – pour priver les maquisards indépendantistes d’appui populaire dans les campagnes, l’armée française vidait des vallées entières de leurs habitants.
Un peu plus loin dans le film, soulagement. Et horreur en même temps. Soulagement car le père d’un ami du réalisateur lâche quelque chose, enfin. Horreur parce que ce qu’il raconte c’est qu’un jour, on lui a demandé de participer à une séance de gégène, la torture à l’électricité. Il a refusé. Mais il a vu et n’a rien empêché.
Plus tard encore, c’est une fille d’appelé que le documentariste fait causer. « On est toute une génération à ne pas avoir osé poser les questions, observe-t-elle. On craignait les réponses. » Il y avait de quoi.
Ce qu’ont fait nos pères sera diffusé sur France 3 Paca jeudi 9 juin à 23 h 50, puis disponible quelque temps en replay. Son réalisateur, Emmanuel Vigier, est apparenté à la grande famille de CQFD : plusieurs années durant, il y a tenu la chronique « Hétéro facho », sur l’homophobie et les questions LGBT. Dans les lignes qui suivent, il converse avec un autre compagnon de route du journal que vous tenez entre les mains, Bruno Le Dantec, qui s’est récemment lancé dans un travail de mémoire, écrit, autour de la vie de son père, qui eut également la malchance d’être rappelé sous les drapeaux à l’époque maudite de la guerre d’Algérie (1954-1962), alors même qu’il avait déjà fait son service en métropole.
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CQFD : Est-ce que c’est une question qui vous a toujours travaillés, hantés peut-être, «qu’est-ce qu’a fait papa en Algérie?» Ou même : «Est-ce que mon père est un salaud, un tortionnaire, est-ce qu’il a tué?»
Emmanuel Vigier : « Pour moi, très clairement, oui. Il y a une quinzaine d’années, j’ai essayé une première fois de faire ce film, après avoir longtemps travaillé sur l’après-guerre en Bosnie. Mais j’y ai renoncé. J’étais dans une colère qui m’aurait empêché de le faire. En tout cas, tous les copains fils d’appelés à qui j’en ai parlé à cette époque m’ont expliqué que c’était une question centrale dans leur vie, que le silence avait pesé partout. Est-ce que pour autant il faut la poser, cette question ? Dans le film, mon amie d’enfance interroge cette nécessité. Elle précise que ce que nos pères ont vécu leur appartient.
Je l’ai finalement posée à mon père, cette question. Mais je ne suis pas sûr que mon film y réponde complètement. Il y a plein de façons d’être un salaud... Sur la torture par exemple, mon père dit avoir été un témoin auditif, parce qu’il n’était pas loin du bureau où elle était pratiquée. Bon. Quelle est la part de responsabilité du témoin, de celui qui obéit, du bon petit soldat ?
« Quelle est la part de responsabilité du témoin, de celui qui obéit, du bon petit soldat ? »
En tout cas je reconnais à mon père le courage et l’honnêteté de m’avoir répondu comme il a pu sur un sujet embarrassant, pour lui comme pour beaucoup d’autres anciens appelés. Ils ont participé à un épisode de l’histoire sur lequel il y a eu un déni d’État pendant des décennies. La guerre d’Algérie n’a été reconnue en tant que “guerre” par la loi qu’en 1999. »
Bruno Le Dantec : « Moi, cette question ne m’a pas travaillé jusqu’à ce que mon père en parle. Le fait qu’il soit allé en Algérie m’interpellait, mais je n’ai jamais eu ce soupçon. Peut-être parce que j’avais une grande confiance en lui, l’impression qu’il ne pouvait pas faire de mal à une mouche.
Je me rappelle quand même qu’un jour, je lui ai demandé : “Est-ce que tu as participé à des combats ? Est-ce que tu as fait usage de tes armes ?” Il m’a dit que non, et je le crois. Il n’a passé que six mois là-bas, à partir de juin 1956, quand il a été rappelé.
Au début, il montait la garde dans les domaines viticoles de la Mitidja, au sud d’Alger. Puis son régiment a été envoyée en camp disciplinaire à Boghar, une petite ville au sud de Médéa, parce que des Corses de l’unité avaient sifflé un ministre, Max Lejeune, lors d’un passage en revue. À Boghar, mon père et son unité ont passé énormément de temps à patrouiller. Mais il ne m’a jamais parlé, par exemple, de camps de déplacés. »
Emmanuel Vigier : « Sur les camps de regroupement, mon père a mis un long moment à me dire ce qu’il en était vraiment. Et c’est parce que je travaillais avec une historienne, Marie Chominot, pendant le tournage, que mon père est parvenu à raconter la réalité de ces images, la situation des gens qu’il a photographiés. Sans cela, les photos orientalistes de son album seraient restées sans légende.
Cela dit, mon père, à la différence peut-être du tien, c’est un bon petit soldat. C’est quelqu’un qui obéit. »
Bruno Le Dantec : « Mon père, ce n’était pas un rebelle non plus. Mais il était critique. Mes parents ont jeté toutes les lettres qu’ils se sont écrites, presque chaque jour, pendant que mon père était en Algérie. Mais ils ont gardé des photos qu’il avait envoyées à ma mère. Derrière l’une d’elles, il écrit au sujet de son pistolet mitrailleur : “Bel engin de mort que je quitterai volontiers.” Ou encore : “Mon sourire n’a rien de guerrier.”
Sa révolte, il ne me l’a confiée que quelques semaines avant sa mort, les larmes aux yeux. Il m’a raconté la fois où un sous-officier a fait un carton, gratuitement, sur un gamin qui passait à dos d’âne. Il m’a dit qu’il avait crié “Nooon !” et que le sous-officier l’avait regardé en haussant les épaules, en disant : “C’est comme ça qu’on patrouille.” Avant de poursuivre son chemin.
Il m’a aussi raconté la mort de deux copains... tués par d’autres soldats français. La première histoire, c’est un officier qui sépare les soldats en deux groupes sur un terrain qu’ils connaissent mal. Entre chien et loup, les deux groupes tombent l’un sur l’autre. Pris de panique en voyant des ombres venir en face, un gars tire. Il tue un copain de mon père, un Toulousain. On a encore des photos de l’enterrement, avec le drapeau français sur le cercueil… L’autre mort absurde, c’est le dernier jour, des troufions picolent et font un rodéo en jeep pour fêter leur retour chez eux : ils écrasent un mec contre un arbre, lui explosant la rate. Vraiment des morts stupides. Enfin, celles-là, pas la mort du gamin, qui n’est pas stupide mais absolument atroce.
Le reste des récits de mon père, ça ne dépassait pas ce qu’il avait pu raconter sur sa vie militaire en métropole. C’est-à-dire l’ennui, le sentiment d’être à un endroit où tu n’as pas envie d’être, l’allergie à tout ce qui est hiérarchie, discipline, mais c’est tout. Peut-être que j’aurais dû plus le cuisiner, hein. Pour autant, je suis certain que ce qu’il m’a raconté sur la fin, c’est le plus fort de ce qu’il a vécu. Il pleurait quand il m’a dit : “J’ai encore dans la tête le cri de la mère du petit.”
Mais bon peut-être que je suis naïf. Je ne me suis jamais dit : est-ce que mon père est un salaud ? Je ne me suis même pas posé la question. »
Emmanuel Vigier : « Moi je me la suis posée fortement, et j’ai toujours du mal à y répondre aujourd’hui. Parce qu’encore une fois, philosophiquement, quelle est la responsabilité du témoin ou de celui qui obéit ? Quel est le rôle du bon petit soldat dans l’affaire ? Il y a là quelque chose de sombre. Pour autant, je ne veux pas juger mon père, il a fait son possible. Mais nous, les fils, qu’est-ce qu’on en retire de cette histoire ? Qu’est-ce qu’on en fait aujourd’hui ? »
CQFD : Qu’est-ce que tu en fais, toi, aujourd’hui?
Emmanuel Vigier : « Je pense que ça a constitué beaucoup de colères en moi. La normativité, la normopathie, toutes les formes d’obéissance me taraudent jusque dans mon travail, c’est certain. Est-ce que ça vient de là directement ? En partie sans doute. »
CQFD : Dans le film, on assiste à une discussion entre ton père et toi. Et on a l’impression que tu lui en veux, qu’en tout cas ça te déçoit beaucoup qu’il ait été ce bon petit soldat, qu’il n’ait pas été un rebelle…
Emmanuel Vigier : « Je suis en conflit avec mon père de manière constante depuis longtemps. Au regard de nos rapports, c’est d’ailleurs très surprenant qu’il ait accepté de me parler de sa guerre d’Algérie, de se dévoiler. Après, suis-je déçu de ce que j’ai découvert à cette occasion ? Oui, peut-être, mais c’est compliqué de mettre des mots sur ce malaise. Et puis, est-ce que nous avons à juger nos pères ? Au nom de quoi ? Et d’ailleurs dans le film, il me le renvoie, il me dit : “Et toi, qu’est-ce que tu aurais fait [si tu avais été à ma place] ?” Question délicate.
Il faut se méfier des explications psychologiques, parce que toutes ces histoires individuelles sont prises dans une même histoire collective. Tous ces gars ne sont pas partis en Algérie avec le même bagage culturel : mon père, contrairement à celui de Bruno, n’était pas instit’ ; il venait du fin fond de l’Auvergne, il savait à peine où se situait l’Algérie, sa conscience politique était toute petite. Je ne suis pas en train de l’excuser, je suis en train d’essayer de comprendre. »
Bruno Le Dantec : « Au niveau politique, ma mère dit que “c’est l’Algérie qui nous a fait de gauche”. Elle venait d’une famille très conservatrice, catholique et raciste. Avec mon père, ils ont eu une espèce de prise de conscience à ce moment-là. Ça a été le début d’une réflexion politique, antiraciste, anticoloniale. »
Emmanuel Vigier : « Ton père en a fait quelque chose, de ce qu’il a vu, de ce qu’il a vécu. Le mien a ravalé sa peine et sa colère. Il n’en a rien fait. Ce qu’il dit dans le film, c’est : “Nous avons perdu les plus belles années de notre vie.” Ces hommes, dans l’entourage de mon père, ont été pris au retour dans un silence terrible. Ils n’en ont même pas parlé à leur femme.
« Nous avons perdu les plus belles années de notre vie. »
Et puis il y a la question de la torture, qui n’est pas une petite page de la guerre d’Algérie, c’était une pratique courante. Ce qui fait que pendant le repérage pour le film, je me suis parfois retrouvé face à des gens qui avaient participé à la torture, qui ne s’en sont jamais expliqué. Ça fait du poids, tout ça. Et il n’est même pas question de justice sur cette question-là, puisque les lois d’amnistie se sont succédé. »
CQFD : On a l’impression dans le film que ton père ne va pas au bout de l’histoire, qu’il ne dit pas complètement tout, qu’il en garde un peu par-devers lui…
Emmanuel Vigier : « Moi j’ai l’impression qu’il ne peut pas aller plus loin. Et que dans sa phrase “Nous avons perdu les plus belles années de notre vie”, il y a un mystère, qui ne regarde que lui. »
CQFD : Quel est son parcours durant la guerre d’Algérie?
Emmanuel Vigier : « C’est deux ans près de Djelfa, à Aïn Maabed. Dans l’armée, il est comptable. Ce qui a été très étrange dans sa manière de se raconter, c’est qu’il l’a fait par bribes. Au début, c’était juste : “J’étais comptable, je n’ai rien vu.” Et puis avec le temps, les conversations, j’ai compris que ce n’était pas si simple, que les rôles n’étaient pas si clairement définis, qu’il y avait quand même des patrouilles, des opérations auxquelles il a participé. Mais je pense que c’est peut-être aussi tout simplement une façon de se raconter, de se mettre à distance, ce “Je suis comptable, j’ai un rôle administratif.” Sauf que le rôle administratif lui aussi pose question… Mais c’est difficile, mon père a plus de 80 ans, au nom de quoi je vais lui mettre dans les mains un bouquin d’Hannah Arendt pour lui parler du concept de banalité du mal ? C’est impossible. »
CQFD : Est-ce que vous avez eu l’occasion de discuter avec des descendants d’indépendantistes algériens?
Emmanuel Vigier : « Moi oui. Pendant que je préparais le film, j’ai eu besoin de dialoguer avec des enfants ou petits-enfants d’Algériens pour comprendre comment l’histoire leur avait été racontée.
Il y avait des points communs, notamment cette question, universelle : “Qu’est-ce qu’ont fait nos pères ?”. Qu’est-ce qu’ils nous transmettent ou pas ? Ce n’est évidemment pas la même histoire en Algérie. Le silence est pesant, mais il a une autre forme, pris lui aussi dans la politique et l’histoire de l’État algérien. Sur cette question, le livre de la psychanalyste Karima Lazali Le Trauma colonial 2 aide à comprendre les conséquences de l’oppression coloniale. Elle évoque aussi des “blancs de mémoire et de parole” sur les deux rives de la Méditerranée.
Je pense qu’il est essentiel de faire ce que nous sommes en train de faire, moi, Bruno et bien d’autres aujourd’hui, comme les petits-enfants désormais : construire nos récits sans chercher à répondre à l’injonction à la réconciliation. »
CQFD : Qu’est-ce que tu appelles «l’injonction à la réconciliation»?
Emmanuel Vigier : « Je fais référence à l’ambiance autour du rapport que l’historien Benjamin Stora a remis à Emmanuel Macron en janvier 2021 sur “la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie” et à la manière dont il a été médiatisé. Ce que j’en ai compris, c’est qu’il serait aujourd’hui politiquement utile, nécessaire, que les mémoires se réconcilient, s’apaisent... C’est un langage dans lequel je ne me retrouve pas. »
Bruno Le Dantec : « C’est même dangereux, parce que le message que ça sous-tend, c’est : “On tourne la page, et après vous arrêtez de nous faire chier. On reconnaît deux trucs vite fait et maintenant on passe à autre chose, on retourne au business.” C’est l’impression que ça donne en tout cas, et c’est choquant quand on pense aux blessures toujours vives, d’autant plus côté algérien…
Et puis ce n’est pas au pouvoir d’organiser ça. Le pouvoir fait ça, puis l’instant d’après il jette de l’huile sur le feu, notamment avec sa loi contre le “séparatisme”. Pour moi, ce qui est en jeu, c’est que les gens se parlent. Se mélanger, ça ne veut pas dire oublier mais se trouver des complicités, des amitiés, des solidarités en tant qu’habitants d’un même pays. Ou de deux pays intimement liés comme le sont la France et l’Algérie. Un jour, un taxi algérois m’a dit, en passant devant le monument aux héros de l’indépendance : “C’est leur Algérie” – en parlant des généraux, du FLN. Il me disait, à moi Français, qu’aujourd’hui, le principal ennemi du peuple algérien, c’était le pouvoir algérien. À nous d’être aussi clairs vis-à-vis du pouvoir ici, qui manipule lui aussi les mémoires. À nous d’établir un dialogue direct, de peuple à peuple pourrait-on dire. »
Emmanuel Vigier : « À mes yeux, il y a un vrai enjeu du côté de la création, de la fiction, de comment on s’empare de ce silence dans lequel on a vécu. Ce qui est important, c’est qu’aujourd’hui les histoires se racontent. Qu’elles nous réconcilient ou pas, on s’en fout, c’est impossible de toute façon. Mais il y a nécessité de les raconter, ces histoires, de nous les approprier, de lutter contre le silence. Qui est aussi un silence d’État. »
Bruno Le Dantec : « Et un silence qui enfante des monstres... »
1 Écouter à ce sujet « L’Algérie des camps », une série documentaire de Dorothée Myriam Kellou, France Culture (07/10/2020).
Propos recueillis par Clair Rivière
À propos de la série
Née en France, dans une famille franco-algérienne, Dorothée Myriam Kellou s’interroge sur l'histoire de l'Algérie, et découvre alors l’histoire des regroupements de populations pendant la guerre. Dorothée Myriam part avec son père en voyage pour documenter cette mémoire intime encore enfouie.
Dorothée Myriam Kellou part en voyage avec son père à Mansourah, son village natal en Algérie, pour documenter une mémoire intime et douloureuse : les camps de regroupement organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
Que faire quand on grandit avec un père silencieux qui ne peut pas parler de son expérience de la colonisation française en Algérie ? Dorothée Myriam Kellou a décidé d'interroger la mémoire de son père, réalisateur algérien exilé en France. Elle est partie en voyage avec lui à Mansourah, son village natal, pour documenter une mémoire intime et encore douloureuse : les camps de regroupement des Algériens organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
Ce déracinement en masse de la population rurale algérienne est un épisode méconnu de la guerre d’Algérie. Les conséquences de ces regroupements structurent encore l’Algérie aujourd’hui.
2Le Trauma colonial – une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La Découverte, 2018.
SOURCE : Nos pères, des tortionnaires ? - CQFD, mensuel de critique et d'expérimentation sociales (cqfd-journal.org)
Dorothée Myriam Kellou est une journaliste et réalisatrice installée à Paris. Elle est née d'un père algérien et d'une mère française, c’est autour de la dramatique et honteuse histoire des camps de regroupement de la France coloniale que la cinéaste Dorothée-Myriam Kellou a recueilli auprès de son père, dans son village natal de Mansourah, ses souvenirs de cette transplantation... en réalisant le documentaire " A Mansourah, tu nous as séparé"
Pendant la guerre d’Algérie, 2 350 000 personnes ont été déplacées par l’armée française et regroupées dans des camps. 1 175 000 ont été forcés de quitter leur lieu d’habitation déclaré "zone interdite" pour un espace contraint loin de leurs ressources.
Entre 1954 et 1959, l’armée française a déplacé 2 millions 350000 paysans algériens suspectés de liens avec les indépendantistes vers des camps de fortune. Un sujet traité à la première personne par la journaliste Dorothée Myriam Kellou, aidée par les souvenirs de son père.
Dorothée Myriam Kellou part en voyage avec son père à Mansourah, son village natal en Algérie, pour documenter une mémoire intime et douloureuse : les camps de regroupement organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
L'Algérie des camps - enquête à la première personne• Crédits : Radio France
Que faire quand on grandit avec un père silencieux qui ne peut pas parler de son expérience de la colonisation française en Algérie ? Dorothée Myriam Kellou a décidé d'interroger la mémoire de son père, réalisateur algérien exilé en France. Elle est partie en voyage avec lui à Mansourah, son village natal, pour documenter une mémoire intime et encore douloureuse : les camps de regroupement des Algériens organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
Ce déracinement en masse de la population rurale algérienne est un épisode méconnu de la guerre d’Algérie. Les conséquences de ces regroupements structurent encore l’Algérie aujourd’hui.
Ce podcast de Dorothée Myriam Kellou et Thomas Dutter inaugure la collection "Enquête à la première personne", lancée par France Culture avec le prix Albert-Londres.
Malek, père de Dorothée-Myriam Kellou, dans le film "À Mansourah, tu nous as séparés"• Crédits : Les Films du Bilboquet
Jean-Marie Robert, sous-préfet de laJean-Marie Robert, sous-préfet de la République à Akbou, en Kabylie, avait dénoncé les camps en pleine guerre d’Algérie. Son fils, Hugues, a récemment ouvert la malle dans laquelle son père avait rangé ses rapports secrets. Il vient à Paris rencontrer Dorothée Myriam et partager avec elle ses découvertes.
Melbou, ancien camp de regroupement • Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Habitante d'un village socialiste algérien, devant sa maison - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Cérémonie du henné à Mansourah - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Village de Tizi Qalaa - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Abdallah Aggoune, médecin à Bougara - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Manifestations en Algérie, contre la candidature d'Abdelaziz Bouteflika en 2019• Crédits : Getty
La mémoire de nos pères :
«A Mansourah, tu nous as séparé»
réalisé par Dorothée-Myriam Kellou
Dorothée-Myriam Kellou découvre un soir de Noël que Mansourah, le village natal de son père, a été l’un des camps de regroupement crée par l’armée française pendant la période coloniale. Elle qui a grandi à Nancy entreprend de comprendre ce passé qui lui a jusqu’à lors échappé. Cette exploration du passé, elle l’a fait accompagnée de son père en guide, narrateur, traducteur et confident. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus émouvants de ce documentaire, que cette relation père-fille où chacun est d’une certaine manière tour à tour l’élève et la leçon. Dorothée-Myriam Kellou emporte avec elle dans ce périple Mohamed Ilyes Guetal au son et Hassen Ferhani à l’image qui va comme à l’accoutumée nous offrir des cadres et des images d’une grande poésie et d’une grande beauté, sur ce lieu chargé d’histoire de souffrance et de courage.
Le documentaire mêle à l’histoire personnelle et familiale des éléments de ce qu’on appelle la grande Histoire, dans un équilibre plutôt réussi qui associe le présent du voyage, des témoignages, des éléments d’information, des vers récités qui ont inspiré le titre du film, une carte recensant les camps établis par l’armée française, quelques images d’archive et de belles séquences poétiques entre rêverie et remémoration. La réalisatrice, parce qu’elle ne peut ni ne veut complètement se départir de sa casquette de journaliste, offre une œuvre hybride assez originale dans le ton, un documentaire entre histoire, généalogie et enquête. Le film a d’ailleurs remporté le Prix des Droits Humains au Festival International de Film Documentaire d’Agadir (Fidadoc) en juin dernier et continue d’être projeté en festival, comme il y a quelques jours aux Etats Généraux du Film Documentaire de Lussas en France.
L’odyssée du père, son retour au pays natal sont ainsi vécus doublement par Malek Kellou bien évidemment, mais aussi par sa fille. Comme un dialogue qui se déploie sous nos yeux sur l’un des épisodes les plus douloureux de l’histoire de la colonisation: le déplacement par l’armée française de plus de 50% de la population rurale, soit plus de 3,5 millions de personnes, dont 2 millions dans des camps et 1,5 millions dans des villages comme celui de Mansourah. Malek Kellou essaye d’expliquer à sa fille la manière dont les relogements ont été organisés et l’on sent tout au long de leurs échanges combien transmettre n’est pas toujours chose aisée.
C’est contre tous les oublis, mais probablement surtout contre le sien propre, que se débat Dorothée-Myriam Kellou. Interrogeant sans relâche son père, mais aussi d’autres habitants du village dont Aldja Salhi qui parmi d’autres documents, tend distraitement une photo du Colonel Amirouche, sans s’en émouvoir outre mesure, alors que Dorothée-Myriam Kellou n’en croit pas ses yeux. Cette séquence que Hassen Ferhani filme avec retenu pour refléter la pudeur de cette militante, est d’une grande beauté. La route est encore longue avant que nous puissions sortir des grands romans nationaux qu’ils soient algérien ou français qui ont bien trop souvent glorifié à outrance ou omis sciemment que la colonisation a bouleversé des millions de vies. Touché chaque habitant de chaque village. D’une manière ou d’une autre.
Le documentaire tente ainsi de dire les traumatismes liés à ce passé. Les cauchemars du père, la vie brisée de l’autre, les larmes qu’on ne peut retenir, la morsure encore vive de souvenirs douloureux. D’autres blessures et brûlures bien réelles. La destructuration d’une société entière à qui l’on a dit à la sortie de la guerre qu’il fallait avant tout garder la tête haute car elle était victorieuse. Le documentaire laisse deviner aussi le pouvoir de guérison que tout travail de mémoire permet d’enclencher. L’histoire n’est elle pas avant, comme l’a écrit Pasolini, la passion des fils qui voudraient comprendre leurs pères ? Il oubliait – probablement par mégarde - les filles qui fort heureusement ont, elles aussi, leur mot à dire et leur histoire à tisser.
« À Mansourah tu nous as séparés »· Que faire quand on est face au silence d’un père qui a tenté de refouler la colonisation française pour vivre en France ? La réponse de Dorothée Myriam Kellou a été un film. En images, elle part en voyage avec lui à Mansourah, son village natal. Ensemble, ils documentent une mémoire intime encore enfouie : les regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie.
La prochaine projection du film aura lieu le 5 novembre à Paris à l’Institut du monde arabe.
Dorothée Myriam Kellou et son père Malek KellouElise Ortiou Campion
L’effacement. C’est le mot qui me vient à l’esprit quand on me demande de parler de l’Algérie. Je ne suis pas la seule. Ils sont nombreux comme moi, en France, ailleurs dans le monde, à s’interroger sur leur histoire, celle de leur père, de leur mère, de leurs parents, anciens colonisés. Ils sont nombreux à s’interroger et à faire face à un vide. Ils sont nombreux à avoir besoin de comprendre leur histoire, aussi douloureuse fût-elle, pour se construire au présent, de manière apaisée. Ils sont nombreux à chercher et à tomber sur des réponses archétypales, à s’enfermer dans des « identités racines », figées, mythifiées, qui les séquestrent plus qu’elles ne les libèrent. C’est pour moi, pour eux, pour nous que j’ai souhaité faire ce film : À Mansourah, tu nous as séparés.
Depuis mon enfance, je cherchais l’Algérie, le pays de mon père.
Enfant, l’Algérie avait pour moi la forme du silence et l’odeur des troquets algériens où mon père partait se réfugier. Il y rencontrait ses amis algériens. Il y retrouvait sa « mer », le bleu argenté des collines d’Algérie, image que j’avais faite mienne, avant que dans un reflux elle ne disparaisse de mon champ de vision.
Enfant, il m’emmenait au cinéma, au meilleur restaurant du coin. Là, il me parlait de son métier de cinéaste, des films qu’il avait vus, qu’il avait aimés, des films qu’il avait imaginés et commencé à coucher sur papier. Il avait toujours beaucoup d’idées, la tête pleine de projets de films comme Lettre à mes filles, un projet de film documentaire qu’il n’a jamais tourné.
Mon père nous a offert ce projet de film documentaire à ma sœur et moi un soir de Noël. À l’époque, je n’en ai rien fait. Je n’étais pas prête à affronter les blessures de mon père. Lorsque j’ai travaillé en territoires palestiniens occupés, j’ai commencé́ à m’interroger sur le fonctionnement d’un système colonial et les blessures qu’il peut infliger à la psyché́. C’est lors de mes études d’histoire aux États-Unis que j’ai commencé à questionner directement la mémoire de mon père.
« LETTRE À MES FILLES »
J’ai relu Lettre à mes filles :
En 1955, j’avais 10 ans. L’armée française avait décidé́ l’évacuation des hameaux trop isolés, dont celui dans lequel nous vivions : Mansourah. Nous avons été́ regroupés au centre, un lieu placé sous le contrôle de l’armée française. Le terrain était entouré́ de barbelés électrifiés et il nous fallait obtenir des autorisations pour cultiver nos champs laissés à l’abandon. Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n’ai jamais revu ma maison, je n’ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd’hui, c’est mon rêve le plus cher d’y retourner.
J’ai appelé́ mon père. — « Papa, c’est quoi les regroupements ? — « C’est le point d’attaque d’une vie brisée par la guerre qui nous a donné́ droit à l’errance et à l’immigration. »
Cela n’évoquait rien pour moi. Quelle était cette mémoire que mon père avait préféré́ passer sous silence ? Qu’avait-il vécu ? Comment cette histoire l’avait-elle marqué ? Comment son rapport au monde avait-il été́ bouleversé ? Et eux là-bas, ses « amis à Mansourah » qu’il n’a pas revus depuis 50 ans, quelle mémoire portent-ils en eux ? Et qu’en ont-ils fait ? L’ont-ils transmise à leurs enfants ? Ont-ils, comme mon père, préféré la chasser pour continuer à vivre ? Et qu’est devenu le village de Mansourah aujourd’hui ? Comment a-t-il été́ transformé par cet épisode ?
À LA RECONQUÊTE D’UN PASSÉ INCONNU
Je lisais les livres publiés sur le sujet et passais plusieurs jours à fouiller les archives militaires de la guerre d’Algérie au Service historique de l’armée de terre (SHAT) à Vincennes. Plusieurs rapports dits « secrets » signés de la main du colonel Buis, commandant en chef du secteur de l’Hodna-Ouest, concernaient le regroupement des populations à Mansourah.
L’objectif des regroupements était d’abord militaire : priver l’Armée de libération nationale (ALN) de tout soutien logistique, voire politique, de la population rurale. L’objectif était ensuite politique : placer la population rurale algérienne sous la surveillance et l’influence directe de la France.
En 1962, on compte plus de 2 350 000 Algériens regroupés dans des camps créés par l’armée française et 1 175 000 dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, c’est plus de la moitié de la population rurale algérienne qui a été déplacée de son lieu d’habitation d’origine pendant la guerre d’Algérie1.
Les regroupements de populations ont profondément modifié le visage de l’Algérie rurale. Les travaux de Pierre Bourdieu2 et de Michel Cornaton3 mettent en lumière les changements profonds et irréversibles que les regroupements ont causés dans les modes de vie et les mentalités des populations : abandon de l’agriculture familiale et de l’artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes.
Malgré l’ampleur et les conséquences de ce phénomène historique, les regroupements restent largement absents de la mémoire collective, en France comme en Algérie. Benjamin Stora a un jour parlé des regroupés comme des « derniers grands silenciés » de la guerre. L’urgence était donc pour moi, cinquante ans après, d’accéder à la mémoire de mon père et de ceux, dans son village natal, qui ont grandi ou vieilli « à l’ombre des barbelés ». Aussi je souhaitais aller au-delà du point de vue de l’armée française qui présentait les regroupements comme outils de modernisation de l’Algérie rurale.
METTRE EN IMAGES L’INDICIBLE
J’ai pensé au cinéma pour accéder à cette mémoire, car c’est le langage que mon père a su me transmettre. Je n’avais pas d’expérience dans l’écriture de scénarios ou en réalisation. Je me suis lancée. Ce film était pour moi une nécessité. J’ai préféré ne pas l’inscrire dans le cadre de la commémoration officielle du cinquantième anniversaire de l’indépendance en Algérie. Je souhaitais qu’il soit coproduit par la France et l’Algérie, qu’il soit financé par plusieurs fonds dans le monde, qu’il reste libre dans sa fabrique, et qu’il échappe à toute histoire officielle. Ce projet de film devenait une obsession. Il était dévorant et dans mes rêves, j’étais dévorée, mais je refusais de lâcher. Je me sentais une responsabilité, parfois accablante de faire ce film, de mettre en lumière cette mémoire que j’avais pu recueillir dans le village. J’ai lancé une campagne de financement participatif et reçu des soutiens de toute part, et même depuis le village. « Pour le film », était-il écrit sur une enveloppe que j’ai reçue un jour en 2013. « Que le film que tu fabriqueras ne soit pas un tigre dessiné sur le capot d’une voiture en pleine pluie », était-il ajouté. Que ce film sur cette mémoire soit assez fort pour qu’il ne soit pas aussi vite effacé de la mémoire de tous, je traduisais.
Après plusieurs faux pas, j’ai pu faire les bonnes rencontres pour accompagner ce film, créer un réseau de soutiens et de confiance pour qu’il voie le jour. J’ai suivi une formation à la réalisation documentaire aux Ateliers Varan, réalisé une résidence d’écriture organisée par le Festival international du documentaire d’Agadir (Fidadoc) en partenariat avec Africadoc, j’ai trouvé des productrices en Algérie (Mariem Hamidat, HKE production), en France (Eugénie Michel-Vilette, les Films du Bilboquet) puis plus tard au Danemark (Sara Stockmann, Sonntag Pictures), sensibles au projet et désireuses de le porter avec moi, malgré les portes qui se refermaient. « Cette histoire est vieille de 50 ans, vous ne voulez pas passer à autre chose ? », ai-je un jour entendu. Je restais silencieuse. Pour « passer à autre chose », peut-être aurait-il fallu d’abord en avoir parlé ? Pourquoi n’existait-il encore aucun film lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet ? Les seules images qui existaient sur les regroupements étaient celles de l’armée française — un outil de propagande pendant la guerre.
Après plus de cinq ans, « 62 versions » d’un scénario (il y en a eu moins, mais c’est devenu une blague entre amis), et plusieurs repérages, je suis arrivée au premier jour du tournage. Ce jour-là, j’avais tellement le trac que je pensais avoir attrapé une grippe. Je restais emmitouflée dans les couvertures de la chambre de mon oncle. Hassen Ferhani, réalisateur du très beau film Dans ma tête un rond-point est arrivé. Il avait accepté d’être chef opérateur sur mon film. Elyas Guettal, l’ingénieur du son, également. Je suis sortie de la chambre et ai été heureuse de vivre un tournage miracle, où chacun s’est entièrement donné, ou tout m’a semblé fluide après tant d’années et d’embûches.
Mon père était là. Il était d’accord pour être filmé, il avait accepté de se réinscrire dans cette histoire, qui l’avait marqué lui aussi. Au départ, il ne voulait pas. Il préférait que je filme les autres. Il m’aura fallu plus de six ans pour que j’accède à l’intimité émotionnelle de mon père pour filmer l’indicible : le poids du silence. Aujourd’hui, il peut me raconter et dire aux autres son histoire, comme le film-mémoire que nous avions créé. À Mansourah tu nous as séparés est devenu un support à la narration.
Le film a été projeté en première mondiale au festival Visions du réel à Nyon, en Suisse, là où mon père avait projeté son premier film dans les années 1970. Je marchais donc dans ses pas. Je le suivais jusqu’à Mansourah, cette fois avec ma sœur et ma nièce, qui le découvrait pour la première fois avec les habitants du village. « À Mansourah, tu nous as rassemblés », m’a dit mon père à la fin du film. Je ne sais pas à qui le « tu » s’adressait — au film sans doute. Le film poursuit sa tournée, en France, en Italie, au Maroc, en Grèce, bientôt en Tunisie, aux Pays-Bas et au Canada.
À l’issue d’une projection dans l’un de ces festivals, j’ai demandé à mon père pourquoi il n’avait pu, pas su me raconter cette histoire quand j’étais enfant. Il m’a répondu : « Je voulais te protéger. » Mais le silence protège-t-il ?
DOROTHÉE MYRIAM KELLOU
Journaliste et réalisatrice basée à Paris, elle a notamment révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de… (suite)
Dans l’affaire de son prêt russe, Marine Le Pen prétend avoir signé « avec une banque, pas avec Poutine ». Des mails issus de la boîte du vice-président de la Douma Alexander Babakov démontrent pourtant comment le pouvoir russe s’est impliqué.
« Je« Je signe un prêt avec une banque, pas avec Vladimir Poutine. » En mai, interrogée par la commission d’enquête parlementaire sur le prêt russe de 9 millions d’euros obtenu par son parti en 2014, Marine Le Pen a réfuté toute ingérence du Kremlin. Questionnée sur le fait que la banque russe prêteuse « était dirigée par un proche du pouvoir » et que jamais elle « n’aurait fait ce prêt sans l’accord de Monsieur Poutine », la cheffe de file du Rassemblement national (RN) a assuré : « Je n’en savais absolument rien ! Mais rien ! »
Lors de la révélation de cet emprunt par Mediapart déjà, Marine Le Pen avait jugé « ridicule » de penser qu’il s’agissait d’un geste du pouvoir russe pour un parti ami.
Des documents rendus publics par des hackers ukrainiens, et analysés par Mediapart, mettent à mal son discours. Ils démontrent des contacts étroits entre le pouvoir russe et le Front national (FN) entre 2014 et 2016, et le rôle central joué par un conseiller de Poutine dans ce rapprochement, au moment où Marine Le Pen cherchait des fonds en Russie pour financer ses campagnes électorales.
Organisation de rencontres à un haut niveau à Moscou, aide pour l’obtention de visas, prise en charge de certains billets d’avion par les Russes : Alexander Babakov, nommé en 2012 représentant spécial du président Poutine pour la coopération avec les organisations de Russes à l’étranger, a ouvert les portes de la Russie à la présidente du FN.
Fin août, les hackers ukrainiens de Cyber Resistance – membre de l’Ukrainian Cyber Alliance, réputée proche des services de renseignement ukrainiens – ont annoncé avoir piraté la boîte mail du secrétariat de cet homme clé des réseaux d’influence du Kremlin en Europe, et actuel vice-président de la Douma : 21 677 fichiers portant sur la période 2008-2023 (lire notre Boîte noire).
Ces « Babakov Leaks » ont été révélés sans que le principal intéressé ne réagisse ni ne démente. Questionné par le média d’investigation russe en exil Agentstvo sur ces fuites, Alexander Babakov n’a pas souhaité faire de commentaire. Nos multiples sollicitations auprès de lui et de ses collaborateurs sont également restées sans réponse.
Dans ces messages, on retrouve une partie de l’état-major de l’époque du Front national et les piliers de ses recherches de financements : Marine Le Pen, son chef de cabinet Nicolas Lesage, son vice-président Louis Aliot, le trésorier Wallerand de Saint-Just, les eurodéputés Aymeric Chauprade et Jean-Luc Schaffhauser – qui ont servi d’intermédiaires dans les deux prêts russes des Le Pen – et l’avocat en droit des affaires Didier Bollecker, mandaté par Schaffhauser pour superviser le contrat de prêt.
Sollicités par Mediapart, aucun d’eux n’a contesté la véracité de ces mails. Jean-Luc Schaffhauser a indiqué n’avoir « rien à dire » sur des « mails confidentiels qui n’ont pas à être en [notre] possession ». Wallerand de Saint-Just nous a affirmé n’avoir « jamais rencontré Monsieur Babakov », n’avoir pas eu « connaissance de son rôle auprès du FN » et n’avoir eu « des contacts qu’avec la banque ». Les autres n’ont pas répondu.
Un oligarque au cœur du pouvoir
Alexander Babakov, 60 ans, n’est pas n’importe qui. Deux fois vice-président de la Douma (en 2007-2011, puis depuis 2021), il a le profil typique d’un oligarque proche du Kremlin qui jongle avec plusieurs casquettes, mêlant politique et business dans le secteur de l’énergie. Son patrimoine en France, opportunément absent de ses déclarations de revenus et patrimoine, a fait l’objet d’une enquête de l’opposant Alexeï Navalny dès 2013. En 2017, son nom et celui de Vilis Dambins, gestionnaire de ses actifs offshore, sont apparus dans le scandale financier des Panama Papers.
Successivement député et sénateur depuis 2003, il a rejoint le parti de Vladimir Poutine en 2011 et grimpé les échelons. Jusque l’invasion de l’Ukraine, les deux hommes s’affichaient ensemble, recevant des chefs d’État européens. Alexander Babakov a été dûment récompensé pour sa loyauté : la présidence l’a décoré en 2008 de l’ordre de l’Amitié, en 2017 de l’ordre de l’Honneur et en 2020 de l’ordre du Mérite.
Les échanges de mails entre le « représentant spécial » de Poutine et le Front national interviennent à un moment charnière. Après l’annexion de la Crimée en mars 2014 et les sanctions économiques de l’Union européenne, isolé, Vladimir Poutine cherche des relais de propagande à l’Ouest, et joue les parrains des partis d’extrême droite européens. Alexander Babakov, lui, est déjà indésirable dans l’Union européenne : il figure sur la liste noire des hommes d’affaires visés par les sanctions.
Marine Le Pen l’a rencontré dès février 2014, en Russie. Un rendez-vous hors agenda, organisé en toute discrétion par l’eurodéputé et consultant international Jean-Luc Schaffhauser, ami de Babakov dont il a fait la connaissance « par le biais de l’Église orthodoxe, dans les années 2000 ».
Après cette entrevue, toute la galaxie Babakov s’est mobilisée dans les recherches de financement du Front national, comme Mediapart l’avait révélé. Avec une certaine efficacité. En septembre 2014, alors que le Donbass se creuse de tranchées, Marine Le Pen décroche un prêt de 9 millions d’euros auprès de la First Czech-Russian Bank (FCRB), une petite banque moscovite qui fera faillite deux ans plus tard.
En juin 2016, en vue de l’élection présidentielle, elle signe un nouveau projet de prêt russe de 3 millions d’euros, qui tombe finalement à l’eau car les deux banques russes envisagées perdent leurs licences bancaires dans d’obscures conditions. À chaque fois, ce sont Alexander Babakov et ses proches qui ont mis le parti d’extrême droite en contact avec ces banques au profil douteux, au cours de rencontres à Moscou, Paris et Genève.
Les mails dévoilés par Cyber Resistance démontrent, noir sur blanc, le rôle de facilitateur et de mise en relation joué par ce fidèle lieutenant de Poutine entre 2014 et 2016.
Un document inédit montre que Marine Le Pen a clairement sollicité l’aide d’Alexander Babakov pour établir des connexions à haut niveau en Russie. Dans un courrier à en-tête du Parlement européen daté du 31 mars 2015, elle lui demande de « [les] aider », comme il l’a fait « la dernière fois », pour l’organisation d’une rencontre avec le président de la Douma, Sergueï Narychkine, et avec toutes les personnes qu’il jugera « utiles ». Elle conclut son courrier en lui exprimant « à nouveau toute [sa] sympathie et [sa] cordiale amitié pour tout ce qu’[il fait] pour [eux] ».
La réponse arrive le 30 avril. Alexander Babakov l’invite, « ainsi que le député européen Jean-Luc Schaffhauser », à venir à Moscou du 24 au 26 mai « pour des réunions et des entretiens », sans plus de détails. À l’exception d’une rencontre à huis clos avec Sergueï Narychkine à la Douma, rien ne filtre du séjour de la présidente du FN dans la capitale russe, qui ne figure pas sur son agenda prévisionnel.
Lorsque Mediapart l’avait questionnée, Marine Le Pen avait parlé de simples « rencontres politiques ». Les mails piratés démontrent au contraire une imbrication entre ces entrevues politiques et les recherches de financements du parti.
En témoignent par exemple les lettres d’invitation signées de la main d’Alexander Babakov et adressées personnellement à l’ambassadeur de Russie en France, Alexander Orlov. Ces courriers, transmis à quelques jours des départs prévus, ont permis la délivrance express de visas russes à Marine Le Pen et à plusieurs élus ou cadres de son parti. Y compris pour aller signer le prêt russe.
Une première intervention a lieu en avril 2014. Elle permet à Marine Le Pen et Louis Aliot de s’envoler à Moscou, où ils sont reçus le 12 avril par le président de la Douma, Sergueï Narychkine. Lors de cette rencontre, officielle et médiatisée, la présidente du FN soutient le projet de fédéralisation de l’Ukraine souhaité par le Kremlin et rejeté par Kyiv. Ce que l’on ignorait jusqu’à présent, c’est qu’elle avait souhaité emmener dans ses bagages le consultant Jean-Luc Schaffhauser. L’artisan du futur prêt russe figure en tout cas dans la liste des demandes de visas.
C’est à nouveau une lettre d’invitation signée d'Alexandre Babakov qui permet au trésorier du FN, Wallerand de Saint-Just, et à l’avocat Didier Bollecker d’obtenir des visas pour se rendre à Moscou du 9 au 23 septembre, afin de finaliser le contrat du prêt russe – signé le 11 septembre –, puis en mai 2016, lorsque le parti repart à la chasse aux financements pour la campagne présidentielle. Questionné par Mediapart, Wallerand de Saint-Just affirme qu’il ignorait « que ces documents provenaient de Monsieur Babakov » et qu’il « ne sai[t] pas pourquoi le FN est passé par lui ».
D’autres lettres d’invitation dans l’optique de visas ont suivi : Marine Le Pen, son garde du corps Thierry Légier et Jean-Luc Schaffhauser, pour la visite de mai 2015 ; puis son chef de cabinet Nicolas Lesage, pour deux séjours en compagnie de Jean-Luc Schaffhauser, en octobre 2014 et en septembre 2015. La consigne au sein des équipes d’Alexander Babakov est claire : « Prière de rédiger une lettre à notre ambassadeur de la part de A. M. Babakov pour demander un visa à entrée unique pour J. L. Schaffhauser, député européen, et Nicolas Lesage, chef de cabinet de la présidente du Front National (France), du 1er au 4 septembre », peut-on lire dans un mail daté du 28 août 2015.
Des billets d’avion payés par les Russes
Des documents prouvent aussi que des billets d’avion ont été pris en charge par les Russes durant cette période.
En 2014, le conseiller international de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade – qui a joué les intermédiaires dans le second prêt russe, obtenu par le microparti de Jean-Marie Le Pen en avril 2014 – est convié au forum parlementaire international, qui se tient à Moscou le 26 juin. Cet événement, organisé par la Fondation de l’oligarque orthodoxe Konstantin Malofeev et par des mouvements pro-life et réactionnaires, est conçu comme un ralliement des forces conservatrices russes et européennes.
D’après une facture et des échanges de mails entre l’assistante parlementaire russe de M. Chauprade, Tamara Volokhova, et le secrétariat de Babakov, les billets d’avion (2 825 euros) ont été payés depuis le compte d’une personne physique russe vers le compte du Front national. À aucun moment, le Front national ne semble s’être inquiété de cet étrange versement.
La même année, un mois après la signature du prêt russe, des billets d'avion sont aussi envoyés par un proche de Babakov, permettant à Jean-Luc Schaffhauser et Nicolas Lesage de s’envoler dans le Donbass, pour légitimer les élections organisées par les séparatistes prorusses et condamnées par la communauté internationale. Sur place, ils réalisent des films de propagande, diffusés notamment sur Nations presse info (NPI), un site du Front national supervisé par Louis Aliot. Celui-ci avait été informé du voyage en amont, selon des mails obtenus par Mediapart.
Questionné sur le principe de déplacements payés par les Russes, Jean-Luc Schaffhauser ne voit pas le problème : « La coutume parlementaire dans les relations entre Parlements est que la puissance invitante prenne en charge les frais. » De leur côté, Aymeric Chauprade et Tamara Volokhova n’ont pas répondu.
Le lobbying de deux proches de Babakov
Dans les mails hackés, on retrouve les noms de plusieurs Russes de la nébuleuse Babakov qui se sont activés pour le Front national.
Comme le businessman letton Vilis Dambins, l’homme des actifs offshore de Babakov, qui avait rencontré secrètement le trésorier du FN et l’avocat Didier Bollecker en novembre 2016 à Paris. Questionné par Mediapart, l’homme d’affaires avait alors démenti avoir été « un intermédiaire dans les accords mentionnés » et contesté avoir « pu agir sur les ordres de M. Babakov ». Dans les mails piratés, le même Vilis adresse pourtant à un proche de Babakov – qui fait le relais avec le secrétariat du député russe – le passeport de Didier Bollecker, en amont de sa venue à Moscou pour signer le prêt russe, en septembre 2014.
Traits d’union entre Alexander Babakov et le Front national, Alexander Vorobyev et Mikhail Plisyuk apparaissent abondamment dans les échanges. C’est par eux que transitent toutes les demandes. Ils sont à la tête de deux structures, l’institut de l’OTSC (Organisation de l’entente sur la sécurité collective, bras militaire de la CEI, dominée par la Russie), et l’Institut de recherche sur l’intégration internationale. Alexander Vorobyev est devenu officiellement en 2021 le conseiller de Babakov à la Douma. Le second fait figure de « Monsieur affaires internationales » dans leurs échanges.
Babakov, Plisiyuk et Vorobyev sont accusés par la justice américaine d’avoir, entre 2012 et 2017, utilisé l’Institut de recherche sur l’intégration internationale comme cheval de Troie pour leurs activités d’influence aux États-Unis et d’avoir mené des actions de propagande anti-ukrainienne auprès de membres du Congrès.
En France, Plisiyuk et Vorobyev ont été au cœur d’une première tentative de prêt au Front national de 10 millions d’euros, en juin 2014, via l’Académie européenne, une fondation créée par Jean-Luc Schaffhauser pour œuvrer au rapprochement avec la Russie. Le 29 juin 2014, le conseil d’administration de l’Académie s’était réuni au domicile strasbourgeois de l’eurodéputé pour valider l’entrée des deux Russes parmi ses membres et évoquer la question du prêt au FN.
Selon un témoin, Wallerand de Saint-Just était présent et aurait rencontré les deux hommes. Questionné, le trésorier nous a assuré que ces deux noms ne lui « disaient rien ». L’argent semble avoir finalement suivi un autre canal. Car trois mois plus tard, le Front national a décroché le fameux prêt de la FCRB, d'un montant équivalent.
L'influence des deux Russes sur Jean-Luc Schaffhauser semble importante. Plusieurs mails démontrent que l’eurodéputé, à peine élu au Parlement européen en juillet 2014, leur a soumis des projets de communiqués. Dans un mail, Alexander Vorobyev transmet par exemple à Schaffhauser un « exemple de déclaration » sur la situation en Ukraine, que l’eurodéputé transfère à Marine Le Pen et à son conseiller aux affaires européennes pour validation, et dont il reprendra les propositions dans sa première intervention au Parlement européen.
L’élu organise aussi, avec Mikhail Plisyuk, une table ronde sur l’Ukraine à Bruxelles, intitulée : « Ukraine, information et désinformation mais réelle guerre civile en Europe : que peuvent faire les députés européens ? » Ces éléments, et l’accélération du lobbying prorusse au FN durant cette période, accréditent l’hypothèse d’une contrepartie politique au prêt russe, fermement démentie par Marine Le Pen.
Questionnés par Mediapart sur leur rôle dans les recherches de financements du Front national, aucun d’eux n’a répondu.
Interrogée en mai par la commission d’enquête sur nos révélations concernant ses liens avec Alexander Babakov, Marine Le Pen avait évoqué un « ami de Jean-Luc Schaffhauser » qu’elle avait rencontré deux fois, réfutant le caractère « secret » de ces entrevues. Sans en dire plus.
Le prêt russe et son soutien au Kremlin jusque l’invasion de l’Ukraine sont devenus les principaux boulets de la cheffe de file du RN. Lors du débat de l’entre-deux-tours de la présidentielle, c’est sur ce sujet qu’Emmanuel Macron l’avait mise en difficulté, l’accusant de « dépendre du pouvoir russe » : « Vous parlez à votre banquier quand vous parlez de la Russie, c’est ça le problème. »
Bien conscient que ce sujet est devenu un « angle d’attaque politique », Jordan Bardella, président du RN, a annoncé cet été que le remboursement du prêt, initialement prévu en 2019 et rééchelonné jusqu'en 2028, interviendrait « avant la fin de l'année, sauf dépense exceptionnelle ». Les commissions versées en marge de ce prêt font, elles, toujours l’objet d’une enquête du Parquet national financier.
Marine Turchi et Madeleine Leroyer
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C'est le vrai-faux coup d'état du 13 mai d'Alger qui ramène de Gaulle au pouvoir, après 12 années de traversée du désert. Il est l'homme providentiel pour les « pieds noirs » et l'armée. Mais très vite, des doutes s'installent chez ceux qui l'ont porté au pouvoir. Où va-t-il ce De Gaulle de 1958 ? Où conduit-il l'Algérie ? Pense-t-il déjà à l'Indépendance ? Ou seulement, comme on le dit, à quelques réformes profondes pour donner à l'Algérie un statut d'autonomie ? De 1958 à 1959, De Gaulle va tenter de trouver son chemin vers l'Orient compliqué de l'Algérie...
Jean-Pierre Gratien et son invitée l'historienne Malika RAHAL reviennent sur cette période marquante de l'indépendance algérienne.
LCP fait la part belle à l'écriture documentaire en prime time. Ce rendez-vous offre une approche différenciée des réalités politiques, économiques, sociales ou mondiales....autant de thématiques qui invitent à prolonger le documentaire à l'occasion d'un débat animé par Jean-Pierre Gratien, en présence de parlementaires, acteurs de notre société et experts.
On en parle rarement ou si peu. Hormis peut-être dans des milieux initiés. Combien sont-ils ces Algériens qui ont marqué de leur empreinte et leur engagement l’histoire de la révolution, mais qui, aujourd’hui, sont oubliés et sans nulle trace dans les manuels scolaires ?
Nombreux sans doute. Et parmi eux : Ahmed Akkache, militant communiste, ami de Maurice Audin, disparu il y a une quinzaine d’années dans presque l’anonymat le plus total.
Pourtant, cet intellectuel engagé, né à Alger en 1926, petit-fils de paysans expropriés pour leur participation à la révolte de 1871 en Kabylie, a défrayé la chronique au début de l’hiver en 1961 après une évasion spectaculaire de la prison d’Angers en France.
Une évasion qui a fait la Une de la presse de l’époque et qui aurait pu bien inspirer un projet de film. Il est dix-huit heures passés ce 14 décembre 1961 lorsque Ahmed Akkache, en compagnie de quatre de ses compagnons de cellule, Benakli Ahmed, Ali Stambouli, Sadek Keramane et Cheurfi Salah, condamnés quelques mois plutôt à de lourdes peines par le tribunal militaire d’Alger, décident de faire la belle.
Grâce à un morceau de scie qui leur est parvenu de complicités extérieures dans un tube de dentifrice, ils réussissent à scier un barreau protégeant la fenêtre de leur cellule située au Rez-de-Chaussée de la prison, selon des documents déclassifiés consultés par TSA.
Par ce passage, les susnommés, qui avaient encore le droit de se trouver réunis, ont sauté dans une cour dite « latérale ».
« Là, ils ont escaladé un premier mur de 2m70 de haut et se sont trouvés dans le chemin de ronde. Ils ont parcouru environ 150 m et, arrivés face au mur « Est », ils ont jeté un lien de 16m30, formé de draps torsadés, sur le faîte du mur, haut de 4m50 », note le rapport de police.
Faute de pouvoir accrocher leur corde de fortune, les fuyards tentent une pyramide humaine. Ahmed Akkache réussit le premier à escalader le mur et à s’agripper au faitage scellé par des tessons de verre avant de sauter dans une ruelle de l’autre côté du mur.
Ses compagnons restés sur le chemin de ronde, au pied du mur, vont être appréhendés peu après l’alerte donnée par une femme habitant un immeuble en face de la prison. C’est alors que commence à travers toute la ville la traque du fugitif pour lequel tous les moyens seront mobilisés.
On raconte qu’Ahmed Akkache devait être récupéré par des complices à son point de chute, mais personne n’était au rendez-vous. Dans son livre publié en 1973 sous le titre « évasion », Ahmed Akkache raconte les péripéties de cette opération en brouillant les pistes cependant, en raison du contexte de l’époque marqué encore par les stigmates de la guerre.
Dans une ville qu’il ne connaissait pas, Ahmed Akkache vole un plan dans un bar et se rend ensuite chez un médecin qui répond au nom de Lucie Cannone dont il avait entendu parler qu’elle avait fréquenté durant ses études, des étudiants nord-africains.
Il faut dire qu’il s’était blessé en sautant du haut du mur de la prison et avait les mains tachées de sang. Une fois dans son cabinet et mis en confiance, il avoue sa situation d’évadé, recherché par la police, à la bonne dame qui aussitôt contacte une de ses connaissances.
De contact en contact, un grand réseau de solidarité, constitué d’anciens résistants et de militants communistes, se met en place pour prendre en charge Ahmed Akkache.
Ahmed Akkache : retour sur une évasion spectaculaire
Un réseau que la police ne réussira jamais à découvrir. Un de ses principaux anges gardiens : Emile Dufois, ancien résistant, responsable de la fédération du Maire et Loire du parti communiste français. C’est lui qui le transporte et lui trouve l’hébergement auprès de ses connaissances.
C’est lui aussi qui décide de lui faire quitter la ville où le risque d’une appréhension était grand. Fils d’un militant communiste, Jean Claude Plassard témoignait il y’a quelques années dans les colonnes de Ouest France sur Ahmed Akkache qui a occupé sa chambre du temps où il était absent de la maison et qui créchait dans le grenier quand il était de retour.
« Je me souviens de quelqu’un d’impressionnant, d’une grande gentillesse, il m’a parlé de son combat, de ses tortures. Cette rencontre a marqué ma vie ».
Il faut dire que, selon plusieurs récits, Ahmed Akkache, qui fut instituteur à Alger, en imposait à ses interlocuteurs par son autorité et sa force de conviction. Comme lors de son procès en février 1961 à Alger, avant d’être transféré à la prison d’Angers, en présence d’Henri Alleg, six autres militants et deux…fantômes : Maurice Audin et Omar Djegri, morts de tortures quelques années plutôt.
« La terre d’Algérie est couverte de sang », avait-il crié dans ce procès, qui malgré le black-out imposé, a eu un retentissement mondial.
Ahmed Akkache avait même assumé la responsabilité de son parti dans le combat national. Celui qui était condamné à 20 ans de réclusion pour « atteinte à la sureté extérieure de l’État, association de malfaiteurs et reconstitution d’une ligue dissoute » regagne l’Algérie peu avant les accords d’Evian du 18 mars 1962.
Engagé et malgré quelques démêlés avec le régime de Boumediene, Ahmed Akkache va occuper plusieurs postes dont les fonctions de directeur général des salaires au ministère algérien du travail et de directeur de l’Institut national du travail.
En 1992-1993, il devient même conseiller du chef du gouvernement de l’époque, Belaid Abdesslam. De retour pour quelques jours à Angers en 2000 pour revoir ses amis, il écrit une lettre émouvante à tous ceux qui lui avaient apporté assistance et qui l’avaient hébergé durant son évasion.
« Si tant de liens amicaux subsistent aujourd’hui entre nos deux pays malgré les crimes de la colonisation, c’est pour beaucoup grâce à tous les Lemaitre, tous les Plassard, tous les Bouttier et à tant d’autres qui, modestement, mais avec tant de courage, ont fait passer leur idéaux de solidarité et de justice au-dessus de toute considération ».
Ahmed Akkache meurt en 2010 en laissant derrière lui plusieurs publications dont « Les guerres paysannes de Numidie », « la révolte des saints » et « Evasion ».
Nouveau livre témoignage sur une guerre perdue d’avance.
PARIS - Un nouvel ouvrage sur la guerre de libération, édité par l’Harmattan, vient s’ajouter aux nombreux témoignages d’appelés du contingent français réprouvant le combat contre un peuple qui luttait pour son indépendance.
"J’ai mal à l’Algérie de mes vingt ans. Carnets d’un appelé, 1960-1961" (253 pages) est la compilation des notes, des impressions écrites au jour le jour pendant 14 mois par un jeune homme de 22 ans, Marcel Yanelli, "tourmenté" par la guerre qui était à son épilogue avec les négociations entre le Gouvernement Provisoire de la République algérienne (GPRA) et le gouvernement français.
L’auteur place ses témoignages dans le cadre du travail de mémoire de cette guerre "que l’on a longtemps appelée hypocritement ‘opérations de maintien de l’ordre’".
"Je pense que les choses doivent venir en leur temps, celui du mûrissement par exemple... Ou encore celui du sentiment aigu de la précarité du temps, surtout pour les gens de mon âge qui ont vécu cette période... Celui, également, du travail de mémoire, d’histoire de réparation que la France n’a pas voulu effectuer...", explique-t-il.
Car, pour lui, il est impossible, du côté des Français, d’oublier ses soldats "morts pour rien en Algérie".
"Pour rien, car cette guerre était perdue d’avance, car on ne peut rien faire quand tout un peuple est debout ! Comment ignorer ces centaines de milliers d’Algériens et Algériennes morts pour que leur pays devienne indépendant", s’est-il demandé.
Loin de constituer un lot de révélations sur le déroulement de cette "sale guerre", l’ouvrage de Marcel Yanelli tente de montrer qu’en parallèle à cette guerre, une autre guerre secrète était menée par les militants de la paix envoyés à dessein combattre en Algérie.
"Je n'y suis pas allé pour faire la guerre mais pour gagner mes compatriotes à la conscience que cette guerre n'avait rien à voir avec les intérêts de la France", explique-t-il, ajoutant que "le moment était venu pour moi, comme pour d'autres jeunes communistes ou chrétiens, non de refuser de partir, mais de me retrouver avec les gars du contingent (les appelés) pour faire mon travail de militant de la paix en Algérie".
Affecté en opérationnel (dans un commando de chasse), Marcel Yanelli, né en 1938 dans une famille de 8 enfants, de parents émigrés italiens, ne reste pas cependant coupé de ce qui se passe autour de cette guerre. En suivant le procès des membres du "réseau Jeanson" et prenant connaissance de l’appel des 121, il écrit que "ces deux choses soulignent le drame d’un peuple tiraillé par le devoir, par l’esprit de justice. Le caractère de cette guerre est mis à jour".
Ce qui le met dans un questionnement existentialiste: "Les milieux littéraires agissent. N’est-ce pas le moment pour accentuer notre mouvement? Et moi ? Que faire ? Rester ici ?"
Il relate les atrocités et les crimes des soldats (les viols, la torture et les vols), qu’il dénigre mais ne peut rien faire. "J’exprime ma rancœur, mon indignation. Ils ne me comprennent pas, justifient la torture (…)", relève-t-il.
Marcel Yanelli revient dans son ouvrage sur la loi de 2005 qui soulignait "le rôle positif de la présence française dans les colonies".
"Et double honte ou colère quand une majorité de députés de l’Assemblée nationale ose voter en 2005, une loi insistant sur (le rôle positif de la présence française dans les colonies), une loi qui impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé", s’indigne-t-il.
Par micheldandelot1 dans Accueil le 11 Septembre 2023 à 11:57
En 1957, dans les deux camps, les durs vont l'emporter...
L'armée française d'une part va imposer ses vues à un pouvoir politique en perdition. Et côté algérien, la montée en puissance du FLN, qui se structure, s'impose face à ses rivaux, et va inaugurer une nouvelle stratégie, un nouveau front. Ce sera la bataille d'Alger.
Pour en débattre, Jean-Pierre Gratien reçoit Benjamin STORA, historien, co-auteur du documentaire et l'historien Tramor QUEMENEUR.
LCP fait la part belle à l'écriture documentaire en prime time. Ce rendez-vous offre une approche différenciée des réalités politiques, économiques, sociales ou mondiales....autant de thématiques qui invitent à prolonger le documentaire à l'occasion d'un débat animé par Jean-Pierre Gratien, en présence de parlementaires, acteurs de notre société et experts.
Parce qu'ils n'avaient pas le choix, ils sont partis en Algérie entre 1954 et 1962 pour "faire leur service militaire". Ils étaient les "appelés du contingent". Ils partaient pour "pacifier". Ils ont fait la guerre. En ce soixantième anniversaire de la paix et de l'indépendance de l'Algérie, une poignée de ces hommes témoignent de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont vécu : une guerre où l'on mourait, une guerre où les civils ont payé le prix fort, une guerre où ils ont vu la torture. Une guerre qui les a marqués à jamais. Ils se sont tus pendant plus d'un demi-siècle. Ils disent leur vérité avant qu'il ne soit trop tard et qu'elle s'éteigne avec eux. Ce film, ils l'ont attendu toute leur vie.
Par micheldandelot1 dans Accueil le 17 Janvier 2023 à 22:45
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