Lendemain de Noël 1994 : trois passagers ont déjà été abattus quand l’avion d’Air France détourné par un commando islamiste atterrit à l’aéroport de Marignane. Cellule de crise à Matignon, à l’Élysée et au ministère des Affaires étrangères : la France est tétanisée, les généraux à Alger fulminent. Le GIGN est aux aguets, les téléphones chauffent, l’attente semble interminable. Un diplomate français, mobilisé toute la nuit au Quai d’Orsay, se remémore sa découverte, au lendemain de la guerre d’indépendance, du Sud algérien. Jeune coopérant au lycée de Biskra, il rencontrait alors un élève brillant qui allait devenir plus qu’un ami avant que leurs chemins ne se séparent. Mais alors que le GIGN est sur le point d’intervenir et que des informations parviennent enfin sur l’identité des terroristes, il est pris d’un doute terrible.
Un roman bouleversant inspiré de faits réels.
Gilles Gauthier est conseiller spécial du président de l’Institut du monde arabe, Jack Lang, et traducteur du grand écrivain égyptien Alaa El-Aswani, dont L’immeuble Yacoubian (2005) et Le syndrome de la dictature (Actes Sud, 2020). Il a été professeur puis diplomate, essentiellement dans le monde arabe (Irak, Algérie, Égypte, Bahreïn, Liban), et ambassadeur au Yémen. Il a publié une autobiographie Entre deux rives, 50 ans de passion pour le monde arabe (JC Lattès, 2018). Il est actuellement membre du comité scientifique des journées de l’histoire de l’IMA ainsi que du jury du prix Lagardère de la littérature arabe.
Il y a trois ans, Gilles Gauthier fait paraître une autobiographie intitulée Entre deux rives, 50 ans de passion pour le monde arabe (JC Lattès, 2018). Le titre résume bien un destin où l’auteur, souvent en diplomate, a sillonné le sud et l’est de la Méditerranée dans tous les sens portant à cette région, à ses hommes, à notre culture une ardeur puissante. Son nouveau livre, Un si proche ennemi, se réserve au cours des relations franco-algériennes en ce qu’elles ont d’hostile et de prévenant. Il épouse par ailleurs la figure d’un roman, plus exactement d’une narration proche de l’autofiction passionnelle inscrite dans un événement historique. Ce qui explique son intensité multiforme.
L’œuvre, avant de fusionner, prend l’aspect de deux rivières parallèles et les chapitres commencent par s’ordonner comme les cases d’un échiquier. D’une part, une description des habitudes et mœurs du ministère des Affaires étrangères bâti par le second Empire au Quai d’Orsay. D’autre part, le séjour d’un coopérant et professeur français en terre algérienne, commencé en 1984, dix ans avant l’épisode crucial. Les eaux des deux courants finissent par se mêler le 24 décembre 1994 quand un avion d’Air France est pris en otage à Alger et détourné sur Marseille et Paris.
L’époque est à la cohabitation dite « de velours » entre François Mitterrand et Édouard Balladur (1993-1995). Alain Juppé est ministre Affaires étrangères et le « flamboyant » Dominique de Villepin est son collaborateur. L’auteur imbrique des noms imaginaires parmi d’autres réels, ce qui authentifie le tableau sans tomber dans d’inutiles précisions ou prêter le flanc à des polémiques. Quant à la malhabileté d’une administration prise dans des tornades, elle a déjà été portraiturée dans des romans dont certains ont été portés à l’écran.
« Le Sud vers lequel chaque atome de mon corps aspire est là étalant ses territoires sans limite », écrit le narrateur Marc qui ne laisse rien échapper, de l’état des bâtisses à la réaction de ses 35 élèves qui indiquent comme profession du père « ancien moudjahid », « Chahid », « mort au champ d’honneur » en lui demandant s’il perçoit le sens de ces mots. Mais l’atmosphère est sereine. Nous sommes à Biskra où « entre les masses roses de la montagne et verte de l’oasis règne une douceur bienfaisante ». L’ombre lascive de L’Immoraliste de Gide l’emporte sans l’exclure sur « le bruit des fusils, le cri des suppliciés » de naguère. Et Noureddine Saïdani, âgé de plus de 18 ans, secret et solitaire, se distingue rapidement des autres adolescents et l’attire « avec la force d’un aimant » irrésistible. Le narrateur le nommera l’archange et Azrael. Après Gide, on peut évoquer Jouhandeau tant la ferveur et la sensualité amoureuses sont présentes.
L’atmosphère du lycée n’est plus à la véhémence contre la France, mais souligne un combat passé mené contre l’injustice. Elle est surtout acerbe contre le régime en place pour son incapacité, ses pratiques illégitimes, ses polices parallèles. Au-delà des murs de l’école, la vie sociale s’affirme avec ses invitations fastueuses et son hospitalité amène.
Après un agacement et une inquiétude premiers de la part de l’élève, le lien se noue et un échange de services s’établit : la culture universelle contre l’apprivoisement de la langue arabe. La dualité des partenaires finira par prendre place en leur for intérieur et on les verra, chacun de son côté, lire le Coran face à sa traduction française. Les interventions de l’un comme de l’autre peuvent se permuter, mais Noureddine reste opposé à la mécréance occidentale et fidèle à sa religion, l’islam, en laquelle il perçoit son identité : « Mais si nos parents ont fait la guerre, c’est pour se libérer de vous, pas pour devenir comme vous. »
L’adolescent finit par prendre ses habitudes. Il passe chez son professeur retrouver, dans son appartement, une oasis suave et hermétique où il s’endort sous son regard. Ils font des randonnées la main dans la main au milieu de gorges superbes et de paysages envoûtants. « Le corps humide de Noureddine renvoie la lumière de la lune. Nous nous frôlons, luttons, nous renversons. » Puis ce sont les aveux d’amour d’une éclatante transparence. Mais la relation demeure trouble, intermittente. Elle ne gagne son assurance que par l’introduction de Marc dans la famille de son amant, ce qui nous vaut une étonnante fresque des mœurs ramassant tous les sens, des plats aux arômes. Puis Noureddine est accompagné en France et introduit dans la famille de Marc et parmi les fréquentations, ce qui ne va pas sans certains accrocs.
Nous ne continuerons pas à résumer un roman auquel il faut aller pour son écriture aussi sensuelle que ce qu’elle attouche, pour ses dialogues qui brisent les idées préconçues, pour la complexité des personnes et la fluence des choses. Ainsi seulement on pourra en goûter la pudeur classique et l’intense chaleur. Nous avons, en filigrane, le devenir intégriste d’un jeune Algérien pris dans un large mouvement d’opposition à un régime oppressif, inégalitaire, incompétent et qui trouve dans le maquis une chaleur, une tendresse et un espoir ; et, sous un scalpel de Gilles Gauthier, la description d’un amour puissant fait d’intimité corporelle, d’humiliation, d’intégrité, de fidélité…
La place de la Concorde déserte alors que la ville est confinée depuis trente-deux jours, à Paris, le 17 avril. PHILIPPE LOPEZ / AFP
C’est une première depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le 14 juillet 2020, il n’y aura pas de défilé militaire sur l’avenue des Champs-Élysées, comme le veut la tradition à l’occasion de la fête nationale. Une décision prise par Emmanuel Macron, « compte tenu de la situation exceptionnelle que connaît actuellement notre pays et des incertitudes qui demeurent quant à l’évolution de la pandémie du Covid-19 au cours des prochaines semaines », a indiqué l’Élysée, jeudi 4 juin.
Vu par un ancien mobilisé, 55 ans après
Nous avions tous vingt ans, et un peu plus peut-être,
Et nous ne savions rien des choses de la vie.
Nous étions des moutons que l’on amenait paître,
Nos bergers politiques étaient bien assoupis.
Ne sachant trop quoi faire, ils étaient tiraillés,
Conduisant au désastre, les yeux sur le bâton.
Gouverner c’est prévoir, ce n’est pas louvoyer
Et nos beaux officiers, ne rêvant qu’aux… ratons!
Pour devenir plus tard les cocus de l’Histoire.
Nous les pauvres couillons, on croyait (ou pas) à la guerre,
Victimes inconscients de nos esprits grégaires,
Car on nous demandait de nous battre, sans savoir trop pour qui,
Pour les colons bien sûr, leurs privilèges acquis,
Ils voulaient tout garder, en imposant leurs lois
Attisant les querelles, entre arabes et gaulois.
A Paris, à Alger, on faisait des patrouilles
Mais ailleurs se tramaient de vilaines magouilles,
« Les poètes ne meurent pas, ils fon semblent de mourir »
Le 26 mai 1993, Tahar Djaout, écrivain, est victime d’un attentat terroriste sur le parking de sa cité ‘les 600 logements’ à Alger. il décède après une semaine de coma, à l’hôpital de Baïnem à l’ouest d’Alger.
Tahar Djaout a été le premier d’une liste de 70 journalistes algériens abattus au début les années 90. il était poète, écrivain, journaliste. il a été un les meilleurs dans tous ces registres.
A l’âge de 39 ans, il a déjà publié cinq romans don quatre chez les éditions de seuil. en 1991, il obtient, en france, le prix méditerranée pour son roman « les vigiles ». il a été aussi un grand militant pour les libertés et les causes justes.
Outre sa très belle plume et son engagement en faveur de le démocratie et de tamazight, Tahar dDaout était très apprécié également pour ses qualités intrinsèques.
Au départ de sa carrière, tahar l’écrivain se cachait derrière djaout le journaliste. il se sentait davantage romancier que journaliste, plus requis par l’aventure de le littérature que par le suivi d’événements au jour le jour, le journalisme était surtout pour lui le moyen d’établir les conacts, d’être toujours dans l’univers fascinant de l’écriture.
« Les poètes ne meurent pas, ils fon semblent de mourir »
Djaout est devenu le référence de tout un combat, de toute une région et de toute une civilisation, avec sa plume et son œuvre poétique, aussi bien que dans sa manière de vivre, il a monré le voie le plus noble. celle d’être soi-même, celle de ne rien farder, en se monrant tel que l’on est.
Aujourd’hui, 28 ans après son assassinat, car les héros meurent jeunes, son nom revient sur les lèvres de tout algérien qui veut illustrer une discussion par l´une de ses maximes ou pour citer ses qualités humaines telles le générosité, le courage et l’honnêteté pour ne pas les citer toutes. djaout a su rester vivant. il coninue à s’exprimer de sa belle plume où colère et tendresse s’entremêlent dans les strophes qui emportent le mélomane dans le monde insondable les réminiscences. ceux qui le connaissaient savaient que tahar ne vouleit pas mourir, mais aussi, il ne vouleit surtout pas se taire, »le silence c’est le mort, et toi si tu parles, tu meurs. si tu te tais, tu meurs. alors, dis et meurs.
Aujourd’hui, trente-huit ans après son départ vers d’autres cieux, il y a son œuvre qui coninue à rayonner, car ses romans et ses poèmes son d’une consistance littéraire telle qu’ils figurent parmi les meilleures prodections d’hommes de lettres algériens, disparu physiquement, le poète est devenu un symbole et demeure vivant dans les cœurs et les esprits.
Après Saïd Djabelkhir, c’est au tour d’Amira Bouraoui d’être condamnée, pratiquement pour les mêmes motifs que pour l’islamologue. En toile de fond, une ébullition du front social, SOS Bab-el-Oued contraint de baisser rideau.., et dans les rangs du Hirak ces slogans qui sèment le trouble. Après « DRS terroriste » scandé chaque vendredi, on a eu droit à « MAK-GIA création du DRS » !!! Et pire, on a entendu « 60 ans sous domination française, ya ouled Bigeard » !!!
« Ouled Bigeard »? Est-ce la France de De Gaulle qui a soufflé au pouvoir de Ben Bella la nationalisation des terres coloniales en 1963 ? Et la nationalisation des mines et des intérêts français en 1966 et celle du pétrole et du gaz en 1971, qui figuraient comme objectif du FLN dans le Programme de Tripoli de 1962 et la Charte d’Alger de 1964, est-ce la France aussi qui l’a susurrée aux oreilles de Boumediène ?
Autres manipulations ressassées par Rachad et amplifiées par Almagharibiya-tv, le GIA créé par le DRS. Or, le « djihad » a commencé en 1982 (et non en 1992) par l’attaque de l’école de police de Soumaâ (Blida) par le MIA (Mouvement islamiste armé) fondé en 1981 par Mustapha Bouali (tué en 1987), Mansouri Miliani, Abdelkader Chebouti, Bâa Azzeddine.., qui furent arrêtés, condamnés à mort, avant d’être graciés et libérés en 1989, après que l’Algérie se soit dotée d’une nouvelle Constitution consacrant le multipartisme.
Le MIA a été réactivé à la suite de la rencontre de Zbarbar en juin 1991 par les anciens du MIA dont Chebouti, Miliani, et Saïd Makhloufi membre fondateur du FIS et d’autres. Le MIA a éclaté ensuite en divers groupes : le GIA alors parrainé par Mohamed Saïd et Abderezak Redjam – tous deux membres fondateurs de l’ex-FIS – et dirigé successivement par Abdelkader Layada, Mourad si Ahmed dit Djaafar al-Afghani, vétéran de la guerre d’Afghanistan, Cherif Gousmi ; le MEI (Mouvement de l’État islamique) fondé par Saïd Makhloufi ; les Fidèles du serment (Baqoun al’Ahd) de Kamredine Kherbane, lui aussi membre fondateur de l’ex-FIS, l’un des responsables avec Boudjemaâ Bounoua (futur dirigeant du FIS) à Peshawar (Pakistan) en 1984 du bureau des services (Mektab al-khadamat) qui supervisait, entre autres, les « afghans » algériens en Afghanistan. Et ce, sans compter l’AIS de Madani Mezrag, le FIDA (Front islamique du djihad armé) spécialisé dans l’assassinat des journalistes, artistes et intellectuels, et que des responsables de Rachad connaissent bien.
Le GIA, avant même la mort d’Antar Zouabri en 2002, a donné naissance en 1997 au GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) dirigé par Hassan Hattab, lequel GSPC va faire allégeance à la Qaïda et se transformer en Al-Qaïda pour le Maghreb islamique (AQMI) en 2006 sous la direction d’Abdelkader Droukdel (ancien de l’ex-FIS) tué au Mali en juin 2020 et Mokhtar Belmokhtar dit le borgne lui aussi ancien du FIS et du GIA et qui se trouve aujourd’hui quelque part dans le Sahel !
Ces groupes djihadistes et leurs relais logistiques, c’étaient des dizaines milliers d’hommes, qui contrôlaient, entre 1993 et courant 1997, des régions entières, une partie de la Mitidja, la banlieue Est d’Alger, Boumerdès, la région de Médéa, le Chenoua. Tant et si bien qu’en 1995, Washington, par la voix du chef du Département d’État, Robert Pelletreau qui, soit-dit en passant, a assisté à la rencontre de Sant’Egidio, faisait pression sur les militaires algériens afin de partager le pouvoir avec les islamistes à l’exemple du Soudan militaro-islamiste de Omar el-Bachir : les USA et leurs alliés étaient alors persuadés d’une chute imminente du régime avant la fin 1995 ou du moins courant 1996 ! Dire alors que l’armée et le DRS ont infiltré et manipulé des milliers d’hommes tenant les maquis de l’Algérois, de Médéa, Boumerdès, un coin de la Kabylie, les hauteurs de Jijel, Batna, Tébessa, les régions de Chlef, Bel-Abbès, Relizane et Mascara, et j’en oublie, ne tient pas la route : on voit mal le couple ANP-DRS scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Autrement comment expliquer que l’armée et le DRS aient mis dix ans pour en venir à bout – et encore – et que pour ce faire, ils aient été contraints de négocier avec l’ex-FIS, une première fois en 1993-94 avec A.Hachani, une deuxième fois dans le cadre du dialogue national en 1995 avec le duo Abassi-Benhadj, puis avec le duo Rabah Kebir-Madani Mezrag en 1996-97, même Anouar Haddam a été approché… pour finalement aboutir à la trêve de l’AIS et des groupes dissidents du GIA de Kertali (Larbaâ), de Sid-Ali Benhadjar (Médéa) et de Ahmed Benaïcha (Chlef-Relizane) et… à la réconciliation nationale sous Bouteflika qui a eu pour seul résultat de jeter le voile sur cette période sanglante !
Tous ces faits, que j’évoque, sont connus, ils ont été relatés à l’époque par Al-Khabar, La Tribune, Le Matin, El Watan, Le Soir d’Algérie, Liberté et d’autres comme le Jeune indépendant, par de nombreux médias étrangers et les organes clandestins de l’ex-FIS comme Etbcira, Saout el Djebha, El-Qital, Wafa la radio clandestine de l’ex-FIS et… les nombreux communiqués et interviews des dirigeants du FIS de l’époque y compris de Mourad Dhina qui avait dénoncé l’accord AIS-ANP !
Pour finir, le terrorisme islamiste n’est pas propre à la seule Algérie. Il sévit via Al-Qaïda, Daesh, les Talibans, et les nombreux groupes qui leur sont affiliés en Libye, dans le Sahel, en Syrie, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en Indonésie, en Somalie et bien sûr en Algérie, en Tunisie et même au Maroc… L’islamisme armé est une réalité et ce n’est pas Rachad et Zitout qui vont nous démentir. Et le rappeler est utile en cette période où le négationnisme est de mode. Le Hirak gagnerait à faire la clarté dans ses rangs car ce genre de manipulation dessert la cause du mouvement populaire qui, bon gré mal gré, se poursuit.
Face à l’émergence du terrorisme islamiste en Algérie
Un chant posthume
Madone de Bentalha »
Il a suffi de quelques incultes, de quelques fous de Dieu et de quelques opportunistes pour que l’Algérie sorte de l’Histoire. Ils ont estimé que la vie humaine valait moins que leurs intérêts personnels, matériels ; intérêts défendus sous le couvert de la foi. Qu’opposer à des égorgeurs d’enfants, à des éventreurs de femmes enceintes qui leur retirent le fœtus et le découpent en morceau ? Qu’opposer à ceux qui ont jugé bénéfique de détruire des écoles, de brûler des usines ? Qu’opposer à ceux qui n’ont pas épargné les bêtes ? Comment savoir ce qu’il faut opposer quand la bestialité de l’homme se déchaîne pour déborder toutes les cruautés dont cet homme est reconnu capable par la raison ?
Face à l’émergence du terrorisme islamiste en Algérie, quelques écrivains ont ressenti le besoin d’écrire. Ils ont sans doute pensé urgent de réagir car se taire aurait été de la lâcheté. « Avoir peur, reculer, c’est faire avancer la gangrène, la vermine[1]. » Néanmoins, il est difficile de réagir à chaud, alors qu’on n’arrive même pas à accepter la réalité du cauchemar qui s’est enclenché. « Réalité » et/ou « cauchemar » ? La littérature se charge de faire passer ce qui était du domaine de l’impossible vers le domaine de nos croyances.
Rachid Boudjedra et Rachid Mimouni sont les premiers écrivains à avoir réagi. Le premier a publié un pamphlet FIS de la haine, suivi d’un roman Timimoun[2]. Dans le même temps, Mimouni publiait un essai, De l’intégrisme en particulier et de la barbarie en général[3], également suivi par un roman La Malédiction[4]. Le Dernier été de la raison[5] est une fable politique publiée à titre posthume six ans après l’assassinat de son auteur, Tahar Djaout.
Les ouvrages cités ont avant tout un objectif narcissique. Il s’agit, pour les trois écrivains, d’arriver à croire à la réalité de l’horreur qui s’est abattue brusquement sur leur pays. C’est d’ailleurs pour cela que Boudjedra et Mimouni ont commencé par un pamphlet et un essai. Si Djaout est passé dès l’abord à la fiction, c’est sans doute dû à sa profession de journaliste qui lui a laissé le champ d’une expression en prise directe avec la réalité. Les différents ouvrages donnent des coups à tout le monde car le monde est, d’une manière ou d’une autre, complice, voire coupable : les satellites qui poursuivent l’œuvre coloniale, les intellectuels de service, les écrivains francophones qui accusent et condamnent, entre deux verres pris dans les ambassades occidentales, les Etats qui ont soutenu ou soutiennent toujours ces terroristes, l’Arabie Saoudite en tête… Le sang et l’encre sont chauds chez trois hommes qui cherchent à voir clair dans une nuit parfaitement noire et tumultueuse. Pour cela, ils dressent le tableau de l’Algérie « … aux derniers jours de la République juste avant les élections législatives…[6] » qui vont donner la victoire aux fondamentalistes, avant d’être annulées. Ils se souviennent et livrent une description fidèle de la réalité. Nul besoin de documentation ou de références intellectuelles, seule la mémoire, acceptée et rendue dans son anarchie, est appelée à venir en aide à l’angoisse de l’être. Ils vont à la rencontre de la société, qui a procuré aux islamistes la majeure partie de leurs contingents, laquelle veut se venger du sort qui lui est fait par le pouvoir algérien. Mimouni va dans : « … les bouges les plus infâmes, les plus dangereux, ceux où se retrouvaient les marginaux, les dingues, les révoltés, les suicidaires, tous venus exsuder leur trop-plein de furie et d’agressivité.[7] » Les manifestations, les discours des dirigeants islamistes et des dictateurs au pouvoir dont « … n’émane qu’une odeur de cadavre et de putréfaction.[8] », les inscriptions sur les murs… tout est exhibé, tout est montré. A ce moment, chaque détail semble revêtir une importance capitale et tenir une partie de l’explication que les écrivains cherchent. En effet, il faut s’expliquer l’inexplicable. Pour ce faire, les trois écrivains revisitent l’Histoire de l’Algérie et l’Histoire de l’Islam. Il y a un sentiment de déjà-vu qui pourrait se transformer en signe et, ainsi, lever l’énigme de la terreur. La violence coloniale se répète, de même celle des sectes islamistes les plus terribles comme les Assassins. Et surtout, il existe une forme de « malédiction » historique dans ce pays où l’on sort d’une violence pour tomber dans une autre, sans espoir de secours, sans savoir à qui faire porter la faute : « Le père était mort depuis des siècles, affirmait Saïd. Un bus fou s’était engouffré dans le magasin où il officiait. Sa veuve attendait toujours le capital décès car l’assurance ne savait comment classer le dossier : accident du travail ou de la circulation ?[9] »
Les trois auteurs ont recours à la même métaphore, en l’occurrence celle des parents. Le père fondateur « humilié » est « mort le premier (…) [et] a laissé si peu de traces sur le fils – juste quelques zébrures dans la mémoire, pareilles à des plaies cicatrisées.[10] » La figure de la mère est, chez Djaout, paradoxalement castratrice et meurtrière, « elle était envahissante jusqu’à la submersion et l’écrasement.[11] » Boudjedra parle de la mère de son personnage Kamel Raïs : « Elle était comme figée dans une perpétuelle attente. Elle s’attendait toujours à voir surgir son propre père. Il était mort de froid, enseveli sous une épaisse couche de neige, un jour que la locomotive qu’il conduisait dérailla en rase campagne, lors d’une des plus grandes tempêtes de neige que connut la région de Sétif.[12] » Pour Mimouni, la mère est « … un petit bout de femme sordide qui souriait de toutes ses dents. Ses mollets soudés aux cuisses et ses moignons de bras lui donnaient l’allure d’un pingouin et son hilarité ne faisait que souligner son grotesque physique de monstre de foire.[13] » Jetée dans un placard, la première personne qui s’aperçoit de son existence est son désormais beau frère qui, pour sa nuit de noces, va s’exercer sur elle et la violer. L’Algérie est porteuse d’une Histoire ratée. Elle est porteuse d’un avenir toujours incertain qu’elle n’arrive pas à mettre au monde. Ce dernier auteur se souvient de la Répudiation de Boudjedra et du fœtus qui hante l’œuvre. Plus loin que cela, Mimouni se rend à la plus dure des évidences : « La matrice est infectée. Il faut tout enlever.[14] », déclare le Dr Meziane qui officie dans un hôpital d’Alger. En effet, La Malédiction est investie d’une somme de personnages, signes de l’Histoire. Ils sont infirmes, malades, violés et faibles, ce qui nous fait penser à ce fanatique de Dieu que Boualem Yekker dépose en voiture et qui « … s’éloigne en clopinant mais d’une allure décidée, comme s’il avançait à la rencontre d’un grand moment de l’histoire.[15] » Le peuple, chez Djaout, est incarné par le frère aîné qui a cessé de grandir très tôt et a ainsi désespéré la famille par sa petite taille, tandis que Mimouni choisit, comme personnage-allégorie du peuple, Palsec, un enfant des rues. Interrogé par Si Morice sur ses parents, l’enfant répond : « Mes parents ? (…) Inconnus. Je suis un produit de l’hospice.[16] » Boudjedra, lui, s’engage dans des analyses psychanalytiques des islamistes qu’il dépeint comme souffrant de « … dédoublement de la personnalité, débordement du surmoi, amnésie mentale.[17] »
Après avoir visité l’Histoire, analysé et dépeint la réalité, Boudjedra et Mimouni ressentent le besoin de re-dire leurs pamphlet et essai dans des romans. Dans FIS de la haine, Boudjedra explique déjà ce besoin :
… toute action humaine passe nécessairement par la pensée et le langage qui la restituent ensuite d’une façon nécessairement déformée, comme l’a souvent souligné Roland Barthes. Mais l’enracinement, l’importance de la vision du monde que porte l’écrivain, l’interférence sur elle de sa part “pathologique”, obsessive et très personnelle fait qu’écrire ce n’est pas voir mais percevoir.[18]
Kader, le médecin dans La Malédiction, s’adresse à son chef de service en ces termes :
J’aime [le professeur Meziane] notre métier, parce qu’en nous forçant à côtoyer la mort, il nous apprend à l’exorciser. Lorsqu’on parvient à franchir le cap, on éprouve un sentiment de surplus de vie, comme si l’on recevait un cadeau inespéré. Les viscères se détendent et le teint s’éclaircit. On se découvre plus indulgent au monde.[19]
Et Djaout d’ajouter : « … la parole apaise et exorcise.[20] » Le Dernier été de lca raison est d’ailleurs généré par la métaphore de l’Œil dans une adresse, calquée sur les discours islamistes, au « vous » du lecteur ligoté et soumis. Quête d’une autre manière de percevoir le déjà-vu évoluant en quête de l’apaisement, le même procédé est suivi par les trois écrivains. Il s’agit d’un enfouissement en soi dans l’espoir de connaître l’extase. Il y a alors un retour à l’enfance et un recours à l’autobiographie. Les histoires personnelles des écrivains font contre-poids à l’Histoire collective. Néanmoins, la réalité ne peut être niée. Même rejetée, elle finit par fracasser les portes de l’utopie, par violer le texte et mettre un terme au rêve d’un moment. La librairie, refuge de Boualem Yekker, est fermée par les « Thérapeutes de l’esprit » et leurs coreligionnaires. Dans Timimoun, ce sont des articles de presse qui s’insèrent ici et là : « LE PROFESSEUR BEN SAÏD A ÉTÉ SAUVAGEMENT ASSASSINÉ CE MATIN À HUIT HEURES TRENTE À SON DOMICILE SOUS LES YEUX DE SA FILLE…[21] » Face à l’échec de la mémoire, les personnages de Mimouni et de Boudjedra s’autodétruisent. Si Mansour, l’incarnation de la conscience de l’Algérie, ne se déplace pas sans sa bouteille de whisky, alors que le narrateur de Timimoun se nourrit à la vodka. L’alcool devient, pour l’écrivain, le moyen d’apaiser sa conscience et d’oublier le crime fondateur.
La lutte est engagée par les écrivains contre l’intégrisme. Leur arme : une parole crue, vulgaire, violente. Le récit est lâche, sans articulation particulière. Il est l’œuvre et l’incarnation de la violence. « L’ensemble architectural se transforme, alors, en hachures, en tracés et pointillés.[22] » Après avoir retourné la violence contre lui-même, l’écrivain la retourne à l’envoyeur :
Je n’ai jamais rien compris à un sexe de femme non plus… ça me renverse… chez l’homme c’est tragi-comique c’est burlesque… chez la femme c’est carrément tragique… tout ce magma de peaux rosâtres de grandes lèvres de petites lèvres de clitoris de plis et de replis de vulve de poils… comment peuvent-elles gérer toutes ces choses humides… toutes ces sécrétions…[23]
Du « tremblement de terre », obsessionnel dans Le Dernier été de la raison, du tremblement du texte donc, doit émerger l’interrogation face au monde fiché de certitudes intégristes. Les islamistes refusent la contradiction et le scepticisme. Pour eux, tout est dans l’Œuvre de Dieu. Le texte entre ainsi en guerre, non pas contre le Texte, mais contre l’interprétation qui en est faite. Mimouni va puiser dans le Coran des versets qu’il opposera en épigraphe aux ennemis de la liberté.
« Tragi-comique » ! Ainsi est l’histoire de cet intégrisme meurtrier, ce qui ajoute à son caractère insaisissable. Les trois auteurs relèvent le « ridicule » de la situation. « Les gouvernants sont très inventifs en matière d’absurdités.[24] » Il est vrai que, dans d’autres situations, il y aurait de quoi rire. Les trois auteurs relèvent la tenue vestimentaire des intégristes reflétant une drôle, mais significative, mode :
L’accoutrement de nos jeunes gens est invraisemblable. En dessous du blouson de cuir, le long qamis cache le pantalon d’un survêtement, tandis que les pieds sont chaussés d’espadrilles. Il s’agit peut-être d’une nouvelle mode vestimentaire. Elle dénote en tout cas une totale absence de goût.[25]
Ce sont aussi des détails, des décisions des nouveaux illuminés. Djaout en rapporte une :
La roue de secours est, semble-t-il, en voie d’être interdite. Les nouveaux législateurs interprètent sa présence dans la voiture comme une marque du peu de foi que l’on a dans la capacité du créateur à nous mener à bon port. S’Il veut nous laisser au milieu du chemin, c’est qu’Il l’aura décidé, et l’on n’a qu’à s’incliner devant Sa volonté.[26]
Il y a dans cette Histoire quelque chose qui paraît risible. C’est comme un cauchemar dont on a conscience en même temps qu’il se déroule, c’est-à-dire dont on sait que, de toute façon, il se terminera et que tout ce qui a été détruit, on le retrouvera debout comme avant. Impression d’être dans une fiction, mais si mal faite que l’on a envie de rire en montrant du doigt ses défauts, ses dysfonctionnements, mais dès lors qu’on la pointe du doigt, que l’on décide de la voir dans ses détails, on s’aperçoit que la vie est réellement devenue cadavre. Il ne reste que le cadavre de la vie. L’horizon est bloqué. Que répondre au meurtre absurde d’une femme de ménage, mère de neuf enfants, rapporté par Boudjedra ? Qu’ajouter au ridicule de la situation qui constitue la première épigraphe de La Malédiction : « A la mémoire de mon ami, l’écrivain Tahar Djaout, assassiné par un marchand de bonbons sur l’ordre d’un ancien tôlier. » Cette réalité même tient d’une mauvaise fiction où les signes sont déplacés pour dire autre chose. Le marchand de bonbons qui évoque l’enfance, les douceurs, se transforme en marchand de balles, en marchand de mort. Un ancien tôlier… celui qui était enfermé dans un garage pour réparer les dégâts du temps sur les véhicules d’autrui, celui dont le métier est inscrit dans l’altérité et s’est engagé à effacer les traces de la violence, quitte son espace pour mettre un terme à la vie d’autrui. Un ancien tôlier qui brise une plume ou une machine à écrire. On a l’impression d’avoir été dupé tout le long de notre existence, qu’aux mots et aux noms, il faut donner un nouveau sens. A moins que « marchand de bonbons » et « tôlier » ne soient que des masques ! Mais de qui alors ? Avec la mort de Djaout, c’est tout notre monde qui s’est écroulé. Désormais, il nous faut trouver une nouvelle manière d’identifier notre entourage et de nous identifier nous-mêmes. L’ancre retenant chaque individu à son Moi a été brisée et laissée à la mer tourmentée. Nous voguons au hasard des vents, « des vents contraires[27] » générés par une « Histoire qui tourne en roue libre », « … la roue qui ne connaît pas le répit et qui écrase et défigure en passant et repassant [28].» On penserait presque que tout n’est que mise en scène !
En se faisant un chroniqueur vigilant au point de rapporter de telles anecdotes, l’écrivain court le risque de susciter l’interrogation du lecteur, surtout étranger, et de créer la confusion entre le réel et le fictif. Pour dépasser ce risque, Mimouni reste fidèle à son essai. Boudjedra et Djaout, eux, ancrent le collectif dans la réalité sans ambiguïté. Cependant, Mimouni précise dans son essai : « On ne manquera pas de penser que je force le trait. Mes concitoyens se rendent bien compte, eux, que c’est la réalité qui exagère.[29] » Ce qui est vrai. C’est pour cela que la langue s’avère insuffisante. Il faut trouver un nouveau nom au monde. La quête du nom du monde et des nouveaux acteurs historiques est au cœur du Dernier été de la raison. Djaout propose une série de titres : « Les Frères Vigilants », « Les Thérapeutes de l’esprit », « La Communauté dans la Foi », « Les pèlerins des temps nouveaux » ou encore « Vizir de la Réflexion » pour Ali Benhadj, le numéro 2 du FIS. Nommer, c’est lever l’ambiguïté et l’incompréhension qui ont poussé à parler : « Lorsque je ne vois pas clair, je vomis.[30] », écrit Boudjedra. Le même écrivain précise l’objectif de l’écriture (dans la littérature) de l’urgence : « Puis commence le bourdonnement des mouches en été et le sifflement des vents de sable en hiver, jusqu’à ce que se dilue toute l’ambiguïté du monde et que se réalisent toutes les possibilités des éléments quotidiens.[31] » Il s’agit donc de saisir le monde, même dans son horreur.
Une fois l’horreur nommée, la lucidité de l’auteur vient asséner à la passivité des uns et à l’inconscience des autres des coups qui ne pardonnent pas, à travers des sentences et des aphorismes coupants adressés à Autrui. Emergeant brutalement, comme d’elle-même, cette parole est une violence faite au monde :
… L’aphorisme est la puissance qui borne, qui enferme. Forme qui est en forme d’horizon, son propre horizon. Par là, on voit ce qu’elle a d’attirant aussi, toujours retirée en elle-même, avec quelque chose de sombre, de concentré, d’obscurément violent qui la fait ressembler au crime de Sade – tout à fait opposée à la maxime, cette sentence à l’usage du beau monde et polie jusqu’à devenir lapidaire, tandis que l’aphorisme est aussi insociable qu’un caillou…[32]
Le narrateur de Timimoun ne se sépare pas de ses capsules de cyanure. S’il est pris par les terroristes, il saura éviter une mort horrible. Mais il sait, désespérément, que « … c’est fade le néant.[33] » Mimouni s’adresse aux islamistes par la voix de Kader qui dit à son frère aîné : « Vous êtes les enfants de la haine. Un désir de vengeance ne peut fonder une nation, sauf à la précipiter dans une démarche suicidaire.[34] » Enfin, Boualem Yekker fait un mauvais rêve. Il est enlevé par des terroristes parmi lesquels se trouve son fils Kamel. Pendant qu’il passe au tribunal islamique devant « l’imam-juge », il saisit une arme et tue sa progéniture. Ce dernier, dessaisi de son masque de terroriste et redevenu enfant, dit à son père ses derniers mots : « Notre vie n’a été qu’une plaie béante où pullulent les asticots de l’erreur[35]. » Le libraire résume quelques pages plus loin : « Mais le monde est un désert, la folie l’a transformé en ossuaire.[36] »
Peut-on conclure sur ce qui n’a pas encore été conclu, sur une Histoire en marche et en bouleversement sans destination précise, c’est-à-dire pour laquelle toutes les destinations sont possibles ? Chez les trois auteurs, il y a toujours un refus de fermer le livre sur une FIN. Boudjedra, dans Timimoun, préfère évoquer son sentiment général sur l’humanité et non sur l’avenir de l’Algérie. Kamel Raïs remarque cette coïncidence troublante entre le nom de la fille qu’il aime et qu’il transporte dans son bus Extravagance avec d’autres touristes dans le désert : « Je dis un jour que Sarah et Sahara étaient presque les mêmes mots.[37] » Après une longue traversée du désert, « mode de suicide » du narrateur, le chauffeur se rend compte qu’il n’aime plus Sarah : « Sarah est comme frigorifiée. Son visage est livide. Elle est laide, tout d’un coup./Comme morte, pour moi, maintenant.[38] » Djaout et Mimouni laissent se profiler l’espoir d’une nouvelle naissance. En fermant leurs œuvres sur une interrogation, ils osent dire cet espoir et entendent poursuivre la résistance. En effet, douter, interroger, c’est éprouver l’intelligence et affirmer son existence face aux meurtriers. Dans La Malédiction, Louisa porte l’enfant de Kader, qui vient d’être tué par son frère aîné, et le roman se termine sur une question : « Aura-t-elle la force de survivre ?[39] » Enfin Djaout s’interroge : « Le printemps reviendra-t-il ?[40] »
C’est ce qui ressort de ces cinq ouvrages. La main écrit pendant que la raison essaie de voir clair. Les cinq ouvrages disent la même Histoire, les mêmes détails. On est frappé par une telle ressemblance entre les mêmes œuvres d’un écrivain puis entre les œuvres des trois écrivains. Comme tout a été dit dès le premier jet, le reste n’est que redites. Tant pis, redisons pour s’assurer que tout cela est réel. Que l’homme n’est homme que par définition, par le reste…
Les sept moines de Tibéhirine furent enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au27 mars 1996, alors que le pays était en proie à la guerre civile. AFP/AFP
Attention : voir mise au point à la fin de cet article.
Vingt-cinq ans après l’assassinat des sept religieux français, Le Figaro dévoile le récit détaillé d’un ancien agent qui accable les services secrets algériens. La thèse d’une manipulation, étayée par des rapports d’expertises, se renforce.
Vingt-cinq ans après la tragédie, les zones d’ombre peinent à se dissiper dans l’enquête hors norme sur l’assassinat des sept moines de Tibéhirine, enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 alors que le pays était en proie à la guerre civile. Bien que la version officielle désigne le Groupe islamique armé (GIA), la thèse d’une manipulation des autorités algériennes s’est trouvée confortée par les conclusions d’autopsies effectuées sur les têtes des religieux ainsi que par de troublantes incohérences de calendrier.
Entre espoirs et déconvenues, les familles des victimes cherchent toujours à faire la lumière, ballottées d’une expertise à l’autre, d’un témoignage à l’autre. Une pierre, jusqu’ici partiellement enfouie dans la procédure, pourrait bien achever de fragiliser la piste d’un attentat islamiste. Venant du cœur même des services secrets algériens de l’époque, elle est portée par Karim Moulai qui dit avoir travaillé entre 1987 et 2001 pour l’ex-Direction du renseignement de la sécurité (DRS, dissoute en 2015). Chargé selon lui d’infiltrer les organisations de jeunesses algériennes et les universités, avant de s’occuper de la logistique de cette agence d’espionnage, ce témoin de l’ombre s’est exilé depuis janvier 2001 au Royaume-Uni, où il a demandé l’asile politique.
Rancœurs tenaces
Hostile au régime après avoir assisté, dit-il, à l’assassinat d’un directeur d’université en 1994 par la DRS, Moulai se serait senti menacé par ses anciens collègues. En particulier après avoir confessé, en 2010, l’implication des services algériens dans l’attentat de l’hôtel Atlas Asni de Marrakech en 1994. Depuis lors, l’homme est la cible de rancœurs tenaces, à l’origine d’une première agression, en 2012, et manifestement exacerbées depuis qu’il a accusé l’ex-DRS d’être impliquée dans la mort des moines.
Comme le révèle une note des renseignements français datée du 17 janvier dernier, que Le Figaro a consultée, Karim Moulai affirme même avoir fait l’objet de menaces de mort dans un courrier électronique adressé en 2015 au juge antiterroriste Marc Trévidic, alors encore en charge de l’instruction de l’affaire Tibéhirine. Dans sa lettre, accompagnée de captures d’écran où apparaissent des montages photos et la façade de son immeuble, l’ex-agent algérien dit avoir été «cyber-harcelé» puis «contacté téléphoniquement à plusieurs reprises» pour lui demander de «changer sa version mettant en cause la DRS dans la mort des moines et d’impliquer le Groupe islamique armé».
À voir aussi – En 2018, Michael Lonsdale lisait le testament de Christian de Chergé, à l’occasion de la béatification du moine de TibhirineEn 2018, Michael Lonsdale lisait le testament de Christian de Chergé, à l’occasion de la béatification du moine de TibhirinePauseUnmute ACTIVER LE SON
Mais Moulai a, semble-t-il, refusé de céder, fidèle aux faits tels qu’il les décrit le 22 mai 2012. Devant deux inspecteurs de la police écossaise, venus l’entendre comme témoin dans le cadre d’une commission rogatoire internationale, l’ex-agent livre un récit explosif et détaillé, consigné dans un procès-verbal porté à la connaissance du Figaro. Revenant sur la genèse de l’enlèvement des moines de Tibéhirine, en 1996, Moulai, qui évoque l’existence d’un mystérieux «cercle de la mort» et affirme que, dans la région montagneuse de Médéa où est établi le monastère des cisterciens, de «véritables groupes islamistes» sont en «désaccords perpétuels» avec des «faux» commandos montés par la DRS pour manipuler l’opinion.
Les moines avaient conclu un accord en 1993 pour apporter une aide médicale aux islamistes en échange de leur sécurité.Le document relatant la version de Karim Moulai
Comme l’avait affirmé Abdelkader Tigha, ancien membre des services secrets algériens chargé de superviser l’infiltration du GIA, Moulai soutient que le terroriste «Djamel Zitouni travaillait pour la DRS» et que ce dernier avait été «envoyé dans le maquis pour infiltrer le GIA», avant d’en devenir l’émir qui a revendiqué le kidnapping des religieux. L’ex-agent Moulai est formel: même si ces derniers avaient «bonne réputation dans la région» – certains y étant depuis 1946 – car ils prêtaient assistance à la population locale, les autorités algériennes auraient nourri «deux griefs» à leur endroit. «D’abord les moines avaient conclu un accord en 1993 pour apporter une aide médicale aux islamistes en échange de leur sécurité, affirme le document. Ensuite, ils participaient à la conférence de Sant’Egidio» réunissant, à l’initiative des catholiques, les partis d’opposition visant à trouver une issue pacifique au conflit. La DRS aurait alors «demandé aux moines de quitter l’Algérie, sans qu’il y ait de contact formel». En fait, leur sort paraît scellé.
En 1996, l’Algérie avait besoin de gagner une crédibilité internationale et de s’assurer du soutien de la France dans la lutte contre les islamistesLe document relatant la version de Karim Moulai
Lors des «préparatifs de l’enlèvement», les services algériens, toujours selon Moulai, auraient fait monter la pression en projetant, dès l’automne 1995, «l’enlèvement d’ambassadeurs de pays arabes et européens», puis celui de l’attaché militaire de l’ambassade de France. «Mais le projet avait été annulé par un fonctionnaire du département de l’évaluation des risques», est-il précisé. Toujours d’après la version retranscrite de l’ancien agent, «en 1996, l’Algérie avait besoin de gagner une crédibilité internationale et de s’assurer du soutien de la France dans la lutte contre les islamistes». En clair, il était grand temps d’aiguillonner Paris, alors jugé trop frileux par Alger face aux djihadistes. L’enlèvement de trois Français employés au consulat en 1993 aurait été une «sorte de répétition de l’enlèvement des moines».
«Négocier leur libération avec la DST et la DGSE»
Le 24 mars, une «réunion importante» aurait été déclenchée à Blida par les officiers de la DRS, parmi lesquels Abdelkader Tigha, pour préparer l’enlèvement des moines. L’«émir» Zitouni, marionnette des services, aurait alors été désigné pour exécuter la sale besogne. «Le projet était de les enlever et de négocier leur libération avec la DST et la DGSE pour mettre la pression sur les autorités françaises, résume le document relatant la version de Karim Moulai. Zitouni devait les garder, jouer le rôle d’intermédiaire, puis l’armée monterait une fausse opération de libération». Selon le transfuge de l’ex-DRS, un premier commando, composé de membre des services algériens et de repentis islamistes, aurait conduit les moines, les yeux bandés, au «Centre de traitement, de recherche et d’investigation» (CTRI) de la caserne de Blida. Les otages auraient ensuite été «pris en charge» par un second commando composé du GIA de Zitouni avant d’être emmenés dans le maquis. Mais le scénario aurait pris un tour inattendu lorsque de vrais djihadistes, conduits par un dénommé Abou Mossab, ont tenté de mettre la main dessus. Pris de court, les ravisseurs auraient été contraints de «faire deux allers-retours» entre le maquis et la caserne de Blida pour «mettre les otages en sécurité». Sous pression, les services algériens auraient été en outre paniqués à l’idée qu’un «émissaire» français puisse prendre contact clandestinement avec Zitouni et démasque la supercherie.
Dans cette version des faits, l’indicible aurait ainsi été commis: quatre hommes seraient partis à Blida le 25 avril, avant que les moines ne soient torturés dans les locaux du CTRI, tués puis décapités «pour que les traces de tortures ne soient pas visibles». Une opération militaire mobilisant des hélicoptères et des parachutistes aurait été mise en scène «pour montrer que l’armée algérienne cherchait les moines». Leurs têtes seront retrouvées sur le bord d’une route le 30 mai 1996. Consignée sur procès-verbal et contestée avec la plus grande véhémence par Alger, cette thèse d’une implication de ses services est à la fois grave et impossible à recouper.
Ce témoin apparaît comme ayant été au cœur du système et ses déclarations, qu’il n’a pas formulées à la légère au regard des risques encourus, en recoupent d’autres énoncées par d’anciens officiers algériensMe Patrick Baudouin, avocat des familles des victimes
Elle est toutefois considérée comme sérieuse par les parties civiles. «Ce témoin apparaît comme ayant été au cœur du système et ses déclarations, qu’il n’a pas formulées à la légère au regard des risques encourus, en recoupent d’autres énoncées par d’anciens officiers algériens», observe Me Patrick Baudouin, avocat des familles des victimes qui mènent depuis un quart de siècle un inlassable combat pour obtenir la vérité. Outre Abdelkader Tigha et Karim Moulai, Mohammed Samraoui, un autre ancien des services de sécurité, a également soutenu que le GIA était instrumentalisé par la Sécurité militaire.
En octobre 2014, après plusieurs ajournements, notamment liés aux tergiversations des autorités à Alger, une mission d’experts français avait enfin pu se rendre à Tibéhirine, situé à près de 1 000 mètres d’altitude dans la région de Médéa. Depuis 1996, aucune expertise scientifique n’avait été effectuée dans cette affaire pourtant exceptionnelle, et la procédure française ne disposait que de clichés des têtes des victimes.
Manipulation des cadavres
En mai 2015, un rapport d’expertise avait conclu à une «décapitation post mortem», ce qui accrédite alors la piste d’une mise en scène d’une exécution islamiste. Le rapport avait en outre révélé que les moines ont été assassinés près d’un mois avant le 21 mai, date avancée dans un communiqué du GIA du 23 mai 1996, dont l’authenticité a été remise en cause. Par ailleurs, aucune trace de balles n’a été retrouvée dans les crânes des religieux, ce qui tendrait à invalider la piste, un moment évoquée, d’une «bavure» de l’armée de l’air. Enfin, les experts ont pu déterminer – grâce à des indices botaniques -que les têtes ont été inhumées avant d’être exhumées puis découvertes.
L’idée d’une manipulation des cadavres s’est muée en quasi-certitude en mars 2018: après comparaison, l’expertise génétique de crânes et leur confrontation avec l’ADN de parents, les experts ont prouvé que six des sept religieux ont été intervertis au moment d’être placés dans les cercueils. Seule la dépouille du frère Luc, médecin, a été retrouvée dans la sépulture à son nom. «Cette découverte conforte la manière précipitée avec laquelle les Algériens ont placé les corps sous scellés, confiait alors au Figaro Me Patrick Baudouin. Pour n’importe quel assassinat, on prend en général la peine de pratiquer une autopsie avant de mettre la victime en bière».
Outre les témoignages déjà recueillis et les indices scientifiques réunis, les enquêteurs avaient ciblé une vingtaine de témoins encore jamais entendus. Parmi ces personnages clés figurent d’anciens repentis du GIA mais aussi de présumés «geôliers» qui auraient transporté ou séquestré les prisonniers dans une maison surnommée Dar el-Hamra («la Maison rouge»), au lieu-dit de Tala es-Ser, dans la région de Médéa. «On ne lâchera pas», prévient Me Baudouin. Comme pour l’affaire Ben Barka, dont l’instruction reste toujours «pendante», le dossier des moines de Tibéhirine demeure sous l’étouffoir et transpire le scandale d’État.
Au lendemain du départ de Bouteflika, au printemps 2019, les familles des religieux français de l’ordre de Cîteaux avaient caressé l’espoir que des langues se délieraient. Mais cela n’a pas été le cas. Comme si les moines devaient emporter à jamais le secret de leur martyre.
Par Christophe Cornevin. Publié le 09/04/2021 LE FIGARO
Un ancien officier des services : «Karim Moulay n’a jamais été un agent du DRS»
Karim Moulay se fait passer pour un ancien agent du DRS. D. R.
«Karim Moulay n’a jamais été un agent des services secrets algériens», a révélé un ancien officier de l’ex-Département du renseignement et de la sécurité (DRS) à Algeriepatriotique, qui souligne que la presse française «est avide de fake news et de manipulations quand il s’agit de parler de l’Algérie et, surtout, de ses services de renseignement».
«Karim Moulay n’était en réalité qu’un simple informateur recruté pour des circonstances bien définies», précise notre source, qui relève que «la presse française confond volontairement entre agent et informateur». «C’est là que réside la manipulation», souligne notre source. «En choisissant pour Karim Moulay la qualification d’agent des services algériens, Le Figaro cherche à donner du crédit à son tuyau crevé», explique cet ancien officier du DRS.
«Je rappelle au Figaro qu’un informateur est la personne qui recueille des informations pour le compte d’une autre personne ou d’une institution comme la police, la gendarmerie ou les services de renseignement, et ce, sans en faire partie», insiste notre source, pour laquelle «un informateur est un indicateur, et rien de plus».
«Dans le jargon du monde du renseignement, un informateur, une taupe ou un indicateur n’a jamais accès au siège du service pour lequel il collecte le renseignement», note notre source, qui ajoute que «l’informateur travaille dans la clandestinité totale et les rencontres entre lui et son officier traitant se font loin des bureaux des services de renseignement qui recourent à lui». «Ces lieux de rencontre sont appelés boîtes postales», précise encore cet ancien officier des services secrets algériens, qui explique qu’il peut s’agir d’un appartement, d’un local commercial, etc.
«Comment donc cet informateur pourrait-il avoir accès à des dossiers dans des affaires telles que celle des moines de Tibhirine ?» s’interroge notre source, qui estime que le «scoop» du Figaro «c’est du pipeau». «Non seulement Karim Moulay ne sait pas que le DRS est un département et non pas une direction, mais il ne sait absolument rien sur l’organisation des services secrets algériens, ni encore moins sur leur composante», affirme notre source, en faisant remarquer que «c’est uniquement grâce à Google que ces nouveaux pseudo-agents secrets collectent des informations pour convaincre des rédactions promptes à les accueillir et à les écouter qu’ils sont vraiment des agents secrets».
Notre source invite la rédaction du Figaro à «feuilleter le livre La sale guerre du manipulateur François Gèze pour se rendre compte que, sans surprise, l’auteur ou les auteurs ne savaient même pas que le DRS existait, tout le livre mentionnant la défunte Sécurité militaire». Comme il l’invite à «mieux s’informer sur le monde du renseignement, d’autant qu’au sein du journal même, il y a des informateurs de la DGSE, à l’instar de Georges Malbrunot, le pseudo-spécialiste du Moyen-Orient, qui pourra apporter des éclaircissements sur ce sujet».
Jean Sénac ? Inconnu pour la plupart des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons toutefois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il rallia la cause indépendantiste — quitte à sacrifier en chemin l’amitié et l’admiration qu’il portait au père qu’il n’avait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socialiste d’humeur anarchiste, chrétien mécréant, homosexuel, Sénac écrivait sur tout ce qu’il trouvait (tickets d’autobus ou papier toilette), gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. L’écrivain et réalisateur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mystérieusement assassiné un été de 1973, dans la cave qu’il occupait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante.
« Ce qui fait scandale… c’est sa sincérité. » Jean Renoir, à propos de Pier Paulo Pasolini
Jean Sénac, poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d’Alger, qui n’eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n’y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de la « guerre dans le cœur », et des lyrismes exorbitants.
« La fleur que je préfère, c’est le chardon », répond-il au questionnaire de Proust. Mais il est né à Beni-Saf, une cité bâtie à flanc de colline, un port de pêche à l’entrée d’une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. C’est l’Oranie. L’histoire de la ville est jeune, elle a commencé presque à la fin du XIXe siècle. À Beni-Saf, à Oran, on est venu de partout, de toutes les régions d’Algérie, du Rif comme du sud marocain et d’outre-mer, bien sûr, colons de peuplement arrivés par exténuation. Le grand-père maternel de Sénac est originaire de Catalogne et travaille à la mine de fer. Il y a la mère, Jeanne, Jeanne Coma ou Comma. Il n’y a pas de père. C’est peut-être un gitan. Jean est Jean Comma jusqu’à ce que le reconnaisse Edmond Sénac¹, éphémère époux de Jeanne et père-géniteur de Laurette, sa sœur. « Sénac » sera le nom officiel, que Jean portera un peu « comme un pseudonyme ». Bien sûr, l’énigme du nom restera, mais le déni semblera la recouvrir tantôt : Comment s’appelait-il ? « Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas que maman me le dise, ni tata Emma. Tonton est mort sans me le dire. Ça n’a aucune importance. Ça n’a jamais eu d’importance pour moi. »
« Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion. »
Nous sommes dans le roman familial. Celui-ci s’appelle Ébauche du père, magistral journal de la quête identitaire. Sénac a affirmé, dans un entretien radiophonique de 1958 que le roman ne l’attirait pas, mais peu après il commence Ébauche du père, sous-titré Pour en finir avec l’enfance. Roman ? Écriture de soi. Soi ouvert de toutes parts, connues ou inconnues. Soi comme espace en mouvements, en figures haletantes. « J’ai horreur de raconter méthodiquement une histoire. » Le père ? « Un Gitan violent violeur. » Le nom importe-t-il tant ? C’est la présence qui manque. Le vide prend tout le champ et crée le rêve de fusion. Jean voit le Père, indiscutablement beau, son contraire à la glace. « Qu’est-ce que tu as à tellement te regarder ? » dit la mère, un peu illuminée, bigote, superstitieuse. Et lui, dans le roman, répond qu’il a gardé son père sous sa peau, comme une invisible statue. Il le voit élégant et canaille, grand, pas comme lui, petit homme à la forte tête, et il lui prête « la tristesse désinvolte des héros de Lorca ». Surtout, il voit le « Père en Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction et d’infraction… Beau comme le mal… Ange crapuleux… Absolument, auréolé de son crime, l’Être ».
« Il faudra que j’écrive ce soir des non-sens superbes qui me délivrent de mon mal. » Jean est le Bâtard, un titre dont la scandaleuse musique a l’air de l’enivrer en même temps qu’elle le terrorise. Le vivre en risque de Sénac commence là, si c’est possible. Dans la cour de l’école où il répète ce que sa mère lui a recommandé de dire : « Papa travaille aux Contributions Directes. Il est porteur de contraintes ». Il parle de Sénac, le père Sénac, de ses gros yeux, de sa moustache, de sa canne et de ses souliers vernis, mais le vrai père a une force autrement plus magique et même, dit-il mystérieusement, plus charnelle. Est-ce parce qu’il ressent l’invisible statue, la stature du Gitan en lui ? Jean Sénac, on dirait, a tout su, tout dit : « Quand on est Fils de ce Dieu, ou bien on est le Christ ou bien on est un monstre. » Et autant le Père porte une grâce sauvage qui fige le sang, autant Jean crève de honte.
« Le Mensonge, le Jeu, c’est à travers eux que j’ai vu le père alors. » Il ne l’a pas vu. Il s’est collé de la boue sur les yeux et a menti. Il n’a rien vu. Si, il a vu sa bâtardise dans le regard des autres, sa solitude, l’ébauche de sa monstruosité. Lorsqu’il rentre de l’école : « Mon fils ! Tu t’es battu avec quelqu’un ? » Il répond oui : avec QUELQU’UN. Un peu plus tard ou un peu avant, Jeanne, paraît-il, l’habille en fille. « Ce que je veux dire c’est la vie. J’admire les ruses du langage. Je veux dire le Vit du Père, ma force condamnée. » Oran était la ville de toutes les races. Tout le monde était là, l’Arabe, l’Espagnol, le Juif, le Français, le Berbère. Racistes tous l’étaient, selon Sénac. Les injures : « Sales ratons ! », « Troncs de figuiers ! », « Baise le chien sur la bouche jusqu’à ce que tu en aies obtenu ce que tu désires ! » Et la grand-mère disant : « Je vais te donner au méchant Arabe ! » El Moro malo. Car tous vivent dans ce décor si mystérieux où l’Arabe est incompréhensible, dans un décor qui lui colle mieux qu’à tous les autres. Et passent les nomades et les fruits rutilants et les pas des chevaux et les fusils fumants de la fantasia.
« Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. »
Si l’on veut suivre les allées et venues de Sénac, Ébauche du père est un guide où se succèdent l’avant, l’après, le pendant, l’impossible, le mystère et le rêve de l’homme et du poète. Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. L’Espagne d’abord, en antériorité. Ses racines sont espagnoles (comme chez Camus du côté maternel), catalanes sûrement — le grand-père dans la mine, gitanes peut-être, le père sauvage, comme sans patrie. Lorsqu’il pense à cela, c’est « comme une bouffée d’absinthe ». Il y a là quelque chose d’une puissante geste, d’une vibration éternellement triste et nerveuse au même instant. Pour Sénac, l’Espagne s’appellera aussi Federico Garcia Lorca.
La France est le pays de la langue. Il n’y a aura pas d’autres langues, en écriture, que celle du pays de France. De cette langue, il dit qu’elle est sa gloire et sa force, mais, dans le même temps, la maudit. Il s’en veut de ne pas connaître l’Arabe, se le reproche un moment (« en tant qu’intellectuel algérien »), puis la quarantaine passée renoncera à l’apprendre. Après tout, elle est sa gloire, sa force et même Kateb Yacine a eu ce mot : « Le français, un butin de guerre. » La France, ce sera aussi l’espace de la « métropole » : Paris, Gentilly, Marseille, Briançon, Chatillon-en-Diois… Et en dépit de telle accroche, de telle autre attache l’Algérie restera la mère. L’Algérie, « droite et frappée dans le soleil » n’est pas seulement nourricière, elle est significative des matins du monde, des naissances. Affectivement, politiquement, poétiquement, tous plans confondus. Il faudrait aussi dire un peu la méditerranéité, quelque chose qui s’attrape par l’enfance et surtout qui n’existe que par la Relation : les terres, les langues, les soupirs, les râles, les rives qui se relient par la mer, notre « maison ».
Cueva del Agua, la grotte de l’eau : « C’est un friselis d’écume à l’oreille, c’est le matin dans les oursins. C’est notre cabanon sur les roches au flanc de la falaise ». Enfance modeste de Jean. Edmond Sénac s’est sauvé, la mère Jeanne fait des ménages pour donner à son fils – et à sa cadette, Laure-Thérèse – un peu d’instruction. Elle donne beaucoup Jeanne et à Jean, peut-être donne-telle ce sens du battement de vie et de mort qui en Espagne s’appelle le duende. Elle croit, elle crie qu’elle croit, elle prie, elle invoque. Justement, l’ami Nacer Khodja notera plus tard : elle lui enseigne « qu’il est plusieurs, en dépit de multiples ghettos (raciaux, linguistiques, autres) intercommunautaires ». Dieu et les prières et les larmes au chemin de croix et la présence du ciel. Le jeune Sénac a tant de foi que certains jours, des stigmates pourraient lui pousser. À l’heure de dormir, la mère répète à haute voix : Con Dios me acuesto / Con Dios me levanto / Con la Virgen Maria / Y el Espiritu Santo (« Avec Dieu je me couche / Avec Dieu je me lève / Avec la Vierge Marie / Et avec l’Esprit Saint. »). Mais le voyant écrire, elle a peur.
Dans une lettre de 1945, Jeanne s’écrie : « J’ai la pleine certitude que ta mort viendra de là ». Lui assume et parle de mission. Et dans Ébauche du Père, il trouvera ces mots déchirants pour dire la si grande générosité maternelle, au point que : « C’est dans les cuivres, quelquefois, que j’ai vu mon visage arabe. Bien plus que dans ces images saintes que vous colliez au mur, ces images populaires… Maman, je vous aime, maman vous étiez païenne ! Que n’avez-vous pas été sans le savoir et le sachant ! Catholique, israélite, adventiste, musulmane et guèbre, adoratrice du soleil. Et parfois hindoue et libre- penseuse. Et cela sans le chercher, sans le savoir, du bout de l’âme, et chaque fois profondément… Quel maître vous étiez !… » Son maître formel est Char, Lorca son mentor de lyrisme et de refus des discriminations, ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine (avec ce dernier il entretiendra peu à peu une ressemblance physique : les yeux en amande, la couronne de cheveux autour de la calvitie, la barbe — qu’il appellera son maquis), Genet et Ginsberg, Cavafy et Whitman (René de Ceccatty fait remarquer la plus que proximité de forme et de ton entre Sénac et Whitman, et notamment dans certains poèmes politiques : « Je chante le corps électrique / Les armées de ceux que j’aime m’entourent et je les entoure » (Walt Whitman) ; « Je chante l’homme de transition /cœur abîmé, plaies /voyantes… » (Jean Sénac)
« Ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine, Genet et Ginsberg… »
Sénac écrit souvent sur un mode qui rappelle le chant d’amour arabe (ou bien berbère… Il aime les Chants berbères de Kabylie de Marguerite Taos Amrouche) ou encore ceux de Louise Labé. Il cite aussi Al Hallâj, poète mystique du IXe siècle, lit Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. En épigraphe au recueil « Désordres », son avant-dernier, il placera ce poème de Aboûl’-Hasan Soumnoûn (Xe siècle) : « Il y a en moi un tel désir de toi que si la pierre pouvait en supporter un pareil elle serait fendue comme par un feu violent » À vingt ans, installé à Bab-El-Oued à Alger, il se voit en Verlaine et fonde le Cercle artistique et littéraire Lélian. Il publie des poèmes et des chroniques, entre à l’Association des Ecrivains algériens, noue des relations et des amitiés qui compteront (Maisonseul, le peintre Sauveur Galliéro).
Sénac, bon dessinateur, a toujours été sensible aux arts plastiques et a même envisagé une formation aux Beaux-Arts. Dès 1945, visitant une exposition du peintre Pelayo, il parle de « Poépeintrie, synthèse intime des rapports impalpables de la poésie et de la peinture ». Bientôt, il fait le critique d’art pour la presse écrite, il y parle des peintres natifs d’Algérie et prend parti pour l’art abstrait. Il semble bien à ce moment (1947) que Sénac sache déjà qui il sera : un poète douloureux et déterminé (« Les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l’existence »), un chrétien anarchiste (selon le mot de son ami Roblès), un homme vulnérable, car il faut aussi connaître la fragilité physique de Sénac, sa santé souvent déficiente. En juin 1947, du sanatorium de Rivet où il soigne une pleurésie, il a écrit à Albert Camus, déjà reconnu : L’Étranger est paru en 1942, La Peste au début de 1947. Depuis deux ans, Camus dirige une collection nommée « Espoir », chez Gallimard. La première lettre de Sénac est celle d’un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l’époque, mais les conseils qu’il lui donne en retour de courrier — conseil de vie davantage que d’écriture — sont éminemment fraternels.
Quant à Sénac, se doute-t-il du faisceau de ressemblances entre eux ? L’un et l’autre sont issus de familles pauvres. Ils n’ont pas connu leur père (Lucien, le père de Camus, est une victime de la Bataille de la Marne en 1914) et ont été élevés par une mère d’origine espagnole. La même maladie les a touchés aux poumons. Un égal amour de l’Algérie les réunit (ce qui plus tard les séparera ne sera pas de l’ordre de l’amour pour l’Algérie). Sénac connaît-il le mépris de Camus pour la mentalité coloniale et ses révoltes contre les injustices ? Sait-il l’engagement camusien à Alger-Républicain, organe du Front Populaire, à Combat et ailleurs ? Bien sûr. Une amitié puissante va naître. Lorsque les deux se rencontrent pour la première fois à Sidi Madani, près de Blida en 1948, Camus exprime à Sénac toute sa confiance et en lui faisant découvrir René Char, remarque : « Il y a en vous comme une naïveté (comme Schiller parlait de l’admirable naïveté grecque) qui est irremplaçable. »
« Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture ». »
L’amitié se matérialisera d’un côté par des soutiens, y compris financiers, des participations à des projets (Camus collabore à Soleil puis à Terrasses, les deux revues que fonde le jeune poète). Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture » dont il ne cesse de parler, de commenter les œuvres et les articles. A la fin de 1948, Sénac dispose d’un vaste champ d’amitiés ou de connaissances nourrissantes : Louis Guilloux, Brice Parain, Jules Roy, Ponge, Cayrol entre autres, sans compter les écrivains algériens, Dib ou Kateb Yacine et les « algérianistes », Randau ou Brua. et de possibilités d’interventions. Sans avoir encore publié aucun livre, il dispose de nombreuses possibilités d’interventions dans la presse, les revues et bientôt à Radio-Alger où il est engagé comme assistant de production d’une émission littéraire. Maintenant (octobre 1949), il prend contact avec Char qui l’accueille en poète sur la recommandation de Camus et publie deux de ses poèmes dans la revue Empédocle. Sénac est en ville à toute heure. Amical et jouisseur. Avec Galliéro, sa femme et leurs enfants dont il est le parrain farceur. Avec les garçons du Môle, ceux que Camus, dans Noces nomme « les jeunes dieux », petits blancs ou petits arabes du bord de mer, au franc soleil ou aux heures troubles dans la nuit algéroise.
L’été 1950, une bourse lui ouvre la possibilité de découvrir la France. Il sollicite Char pour une visite à l’Isle-sur-la- Sorgue et voudrait que Camus l’accueille à Paris : il a « beaucoup à y apprendre », mais reviendra à Alger dans un an ou deux « pour quelques valeurs encore à sauver, à défendre, dans ce grand chaos qui s’avance ». C’est que Sénac a déjà senti ce qui se prépare : il fréquente les milieux nationalistes algérois, Parti Communiste ou Parti du Peuple algérien, qui maintenant dénoncent ouvertement le système colonial. Bientôt, il note que « tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste » et l’artiste, lui, doit « entrer dans la lutte quoique ce choix lui en coûte ». La parution de L’Homme révolté d’Albert Camus (1951) est l’occasion d’une fameuse enquête que publie le Soleil Noir, l’importante revue de François Di Dio et Charles Autrand dans son premier numéro de février 1952. « Pour ou contre, en dehors même de Camus, dans la Révolte et pour certains dans le refus… », deux questions y sont posées à des écrivains, poètes, philosophes, artistes : a) la condition d’homme révolté se justifie-t-elle ? b) quelle serait, d’après vous, la signification de la révolte face au monde d’aujourd’hui ? À l’enquête, Sénac répond : « … Je crois que la Révolte Absolue est une locution aux alouettes, un concept à l’estomac… », puis après avoir longuement développé ses réponses autour de son compagnonnage avec Camus et Char : « Un homme qui parle est un révolté », pour finir par cet étonnant et lumineux post-scriptum : « P.S. L’air de Paris est aujourd’hui d’une tendresse rare, caressé de soleil et comme d’une transparence végétale. Je pense aux plages d’Algérie, aux enfants pauvres de chez nous, heureux, bronzés, dans la promesse d’un miracle. Aimer tout cela sans contrainte, le respirer n’est-ce pas un visage précis de la révolte ? Choisir le bonheur, quelques valeurs perpétuelles, c’est déjà opter contre les forces les mieux assurées du siècle. »
« Il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique. »
Après deux ans en France, Sénac rentre en Algérie où il va accentuer son activité militante : il se lie d’amitié avec des personnalités majeures du mouvement nationaliste dont Larbi Ben M’hidi qui deviendra l’un des principaux chefs de guerre du FLN. Il lance aussi la revue Terrasses qui ne connaîtra qu’un seul numéro² pour tenter de « dégager l’homme de son désarroi ». Sénac ne peut se passer de son pays. En 1953, 1954, il y est très heureux et terriblement malheureux (se sent « historique », rit de lui-même et maudit Dieu), il y écrit (deux recueils de poèmes qui paraîtront beaucoup plus tard, un journal intime, un essai sur la ville d’Oran) et consolide ses choix politiques, pourtant Paris l’attire. Paris lui semble plus propice à l’épanouissement intellectuel. Peut-être cet épanouissement-là, et qui sait la gloire, le consoleraient de ses angoisses, de ses « désordres » — ses choix sexuels maintenant affirmés —, et de la culpabilité qui vient avec eux. Ses écrits de ce moment, poèmes, carnets intimes portent la trace d’une grande souffrance, d’une solitude absolue dont l’inspiration vient directement de ses virées nocturnes dont il sort épuisé, de ses chasses de la chair qui le laissent en larmes. Il se reconnaît dans ces vers de Saint Jean de la Croix : « Par une nuit obscure / Brûlée d’un amour anxieux. » En ce sens, dans l’exténuation physique et morale, il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique.
« Père de lents couteaux nous insultent sans vous. »Le Christ, la chair et le politique se croisent dans ses vers et sa prose. Simultanéité. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec le recul du temps et au-delà de la si étrange chronologie des publications que l’œuvre de Jean Sénac dit pleinement ces croisements. Poèmes, publié par Camus chez Gallimard en juin 1954, dit une intense exigence spirituelle mais parle aussi de « la tendresse des colts/quand l’enjeu du drame est l’été ». Dans « Les Désordres », écrit autour de 1953 alors que mûrit comme jamais sa pensée politique, le désir est sans issue et le corps est pris « dans l’orbe de la vase » et « je crie Seigneur à rayer les aciers ».
Dans le Journal Alger, il a cette intuition qui donne à l’œuvre entière un éclairage clé : « Mon âme, mon corps, ma peau, mes soucis. Toujours, partout, parler de moi, de moi. Et le poème, le culte encore de moi. Peut-être puis-je échapper à cette maladie par des travaux communs, la revue, mes poèmes politiques… » (1er février 1954, 4h05 du matin). Par cette expression même, les « travaux communs », Sénac se projette, les yeux ouverts, dans son propre avenir. Et cependant, il croit devoir rappeler aussitôt qu’il aime les autres. « Avec les corps que nous avons nous ne pouvons pas vivre sans les copains, dit Van Gogh (après Jésus). J’écris cela pour me justifier, pour qu’un jour les autres le sachent, car je sais qu’on m’accusera, qu’on me calomniera. » Toujours rattrapé par la question de son identité profonde, il sait déjà qu’on mettra en doute sa sincérité. Il a déjà commencé à mettre en garde les Européens d’Algérie, les « dormeurs » contre leur « aveuglement ». Il y a déjà longtemps qu’il a donné parole aux « humiliés » : après avoir vu des policiers pourchasser rue de Chartres des petits mendiants qui dormaient dans la rue, il crie³ : « On a lâché sur eux les nerfs de bœuf du monde…Sommeil sacré sommeil souillé dans son éloge minuit douze coups de matraque le rêve saigne à la gorge »… Sénac écrit en péril. Ses poèmes s’énoncent souvent comme précisément s’écrivent les lignes d’un journal intime, coups de cœur et de tête. Surtout, il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense : il a, au sens le plus actif, tout engagé dans sa poésie : la brûlure et l’harmonie, la rigueur et le friable des sentiments. Et rappelons donc ceci : « poésie », du verbe grec poïen, faire.
« Il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense. »
L’automne 1954, un peu après la parution de Poèmes, Jean Sénac est de nouveau à Paris. Camus l’aide et l’appelle « fils », « mi hijo ». Lorsqu’il montre à des revues les poèmes de « Matinale de mon peuple », Sénac les décrit comme des « documents lyriques au fronton d’une lutte ». Le 1er novembre, le Front de Libération Nationale déclenche la guerre d’Algérie. Sénac ne sait que faire, comment agir, rentrer ou rester ? Rapidement, il se trouve en contact avec la Fédération de France du FLN. Comme ses militants clandestins et d’autres sympathisants d’une Algérie indépendante, Sénac fréquente certains lieux de rendez-vous du Quartier Latin, notamment les cafés Mabillon et Old Navy. Il veut aider : rédige des tracts, s’occupe de faire imprimer le bulletin de la Fédération, assure les liaisons entre le FLN et le MNA, travaille bientôt à la fondation d’une Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens et plus tard sera journaliste pour El Moudjahid, imprimé en France par l’éditeur Subervie.
En dehors de quelques voyages en Espagne et Italie, Jean Sénac demeure en France tout au long de la guerre. En tous cas, il ne rentre pas en Algérie, même s’il en a parfois l’impulsion, « quitte à y laisser la peau », écrit-il dans un carnet. Soit il change d’avis, soit les chefs de l’insurrection algérienne l’en empêchent4. À mesure que le temps passe et que brûle l’Algérie, les relations entre Camus et Sénac se compliquent, les deux en viennent bientôt aux invectives. Tandis qu’à Alger, Camus lance son « Appel à la Trêve Civile » (1956), Sénac répète « la partie est perdue pour les maîtres ». Le différend s’aggravera encore. Sénac dédie un poème à « Albert Camus, qui me traitait d’égorgeur » : « Entre les hommes et vous le sang coule /et vous ne voyez pas. »Lorsque Camus condamne l’intervention soviétique en Hongrie mais ne dit rien sur Suez, Sénac se demande : « Sa solidarité ne serait-elle qu’européenne ? » Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, tantôt sans doute dans une correspondance encore inédite aujourd’hui, Jean Sénac condamne Camus pour des positions qu’il juge trop humanistes. La rupture est consommée début 1957, mais Sénac ne retirera jamais à son aîné une « profonde et dramatique affection ».
En décembre 1957, devant des étudiants de l’Université de Stockholm où il vient de recevoir le Nobel, Albert Camus a déclaré, rapporte-t-on : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Sénac lui transmet une lettre de trente pages et note dans un brouillon non daté : « Camus a été mon père. Ayant à choisir entre mon père et la justice, j’ai choisi la justice. » En avril 1958, dans un courrier, Sénac traitera Camus de « Prix Nobel de la Pacification ». Les deux hommes ne se reverront plus5. Dans sa préface à Ébauche du père, Rabah Belamri cite un texte de Sénac d’août 1972, soit un an exactement avant son assassinat. Sénac vit à Alger dans un extrême désarroi : « Cette nuit, dans ma minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de mon peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule… » C’est que toute une vie, ou presque, a dévoilé pour Sénac une certaine équation : si l’Arabe est l’illisible, le mauvais, l’exclu, alors lui, le bâtard, est son frère de sang… « À tel point qu’un jour on se réveilla presque collés, frères siamois… Silence, humiliation, frustration, c’étaient les miens. »
Il y a de cela des années, je trouvais chez un bouquiniste un livre que je garde sous les yeux, bien sûr. Son titre est on ne peut mieux simple : Poèmes. L’éditeur est Gallimard, le directeur de collection se nomme Albert Camus et René Char en a signé la préface. Le recueil porte un envoi manuscrit de Jean Sénac à Jean Négroni, comédien du TNP de Vilar. Comme à son habitude, Sénac a dessiné sous sa signature un soleil échevelé (avec toujours cinq rayons, pas plus !). L’envoi date de septembre 1954, mais Sénac a visiblement retouché son texte huit ans plus tard : il a fait un mauvais accord de participe passé et… rectifié lui même à la main, en février 1962. Curieux hasard, car à quelques semaines près les deux dates marquent l’une le début, l’autre la fin de la guerre d’Algérie. « Celui qui sait, Sa vie devient un bois d’épines. »Nous étions vers 1975 lorsque j’achetais le livre. Il y avait là une musique qui d’évidence ressemblait à celle de Char. Mais, l’histoire était différente : au-delà du recueil Poèmes, je découvrais chez Jean Sénac un enthousiasme politique à la Maïakovski, le culot d’un poète mystérieusement assassiné à Alger qu’il avait refusé de quitter, le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe, un lyrisme aux multiples sources.
« Je découvrais le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe. »
Je n’avais pas encore lu de Sénac ce qui m’irriterait, voire pire, son lyrisme social-réaliste dont il reviendrait plus tard : « Je t’aime. Tu es forte comme un comité de gestion / Comme une coopérative agricole / Comme une brasserie nationalisée / Comme la rose de midi / Comme l’unité du peuple. » Il avait écrit cela au cours de la première visite du Che Guevara à Alger en 1963, dans l’enthousiasme premier degré qu’il mettait en tout, des vers que Kateb Yacine railla le premier, le plus fort. Car « parler de soi est comme une indécence ». Sent-on la complexité des choses et celle de l’homme ? On doit les imaginer un peu plus qu’infinies. « Il faut que je traverse mes nuits et le soleil de fond en comble. » Le Sénac rentré à Alger en novembre 1962 est tout autre que celui qui en est parti huit années plus tôt. L’Algérie est indépendante depuis le 3 juillet. « Poète dans la cité »6, c’est avec enthousiasme qu’il veut participer à la naissance du nouvel État. Sans avoir de papiers algériens (il n’en eut jamais), il jette à la mer ses papiers d’identité français (m’a raconté Jacques Miel, son fils adoptif).
Pourtant, j’ai du mal à croire qu’il ait oublié la scène suivante : le café Bonaparte à Saint- Germain en 1957, Jacques, lui Sénac, plusieurs de leurs amis, et ces paroles de Malek Haddad, devant Kateb Yacine qui se taît : « Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien : tu ne t’appelles pas Mohammed, tu t’appelles Jean !7 ». Et, au sortir du café, Jean en larmes.
« Cette terre est la mienne entre deux fuites fastes Deux charniers, deux désirs, deux songes de béton Mienne avec son soleil cassant comme un verglas Avec son insolent lignage, ses cadavres climatisés Ses tanks et la puanteur du poème À la merci d’un cran d’arrêt »
on exigence est toujours haute et d’une certaine façon il reste en résistance, car, il le dit, l’indépendance de l’Algérie n’est pas la Révolution. De plus, en tant que poète, Sénac se sait prescripteur de droits qui dépassent et de loin les consignes marxistes : ce que Benjamin Fondane, dans L’Écrivain devant la Révolution (1935) exprimait ainsi : « Explorer tous les domaines censés être improductifs, ceux de la pensée, de l’analyse psychologique, de la solitude ». Deux lettres à son ami Jean Pélégri cadrent pour moi la période qui va de l’automne 1962 au printemps 1973. J’en extrais deux passages. Lettre datée de novembre 1962 : « … Perdu dans une ferme de la montagne (chez mon Fils)… il y a notre peuple à sauver, européens et musulmans, et la Révolution. Il va falloir que notre cœur se bronze sans se briser. Et attendre le vrai soleil. Mais ne pas désespérer, Je pense que dans 2 mois, bien des routes pourront s’ouvrir. Avant, puisque les autorités françaises se contentent d’enregistrer les saccages, il faut bien que notre peuple se décide à nettoyer la maison. Je te dis cela parce que nous ne sommes pas encore (nous ne devons pas encore) rentrés. Et qu’il va falloir dans la vigilance, conserver notre force d’AMOUR ... » Lettre datée d’Alger, le 28 mai 1973 : « … Ça va mal, mal et bien. Dents de scie ! Pays de fous où je crève et renais vingt fois par jour, par nuit. Je travaille à des « dérisions et Vertiges » (envoyé un gros manuscrit à Gallimard qui va sans doute le refuser – lettre de Grosjean « peiné » scandalisé !) et à des vides, des « trous », des vrais dans la page. Vers où ? Vers quoi ? (…) le temps, la mort, la Vie, Miracle quotidien aussi, il faut bien l’avouer. Jean, je suis au plus bas, et puis heureux aussi, de plus en plus dépouillé, sûr, perdu. Ecris, sois chic, Jean, j’attends un signe. Cœur et trépas ! Jean. Il fait si noir dans cette cave, mais la mer, la mer… »
« Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs sont interdits, des idées sont réprimées. »
Entre ces deux dates, plusieurs éléments vont changer la vie et l’inspiration de Jean Sénac. En 1962, le FLN, jusque là front de résistance, est un parti. Un recueil militant de Sénac, Aux Héros Purs, a été imprimé et distribué aux députés de l’Assemblée Nationale Constituante par Amar Ouzegane, un des amis du poète. Le livre est signé Yahia El Ouahrani, Jean L’Oranais. Lui siège à la Commission Culturelle du FLN, participe concrètement à mille et une activités, littéraires ou artistiques, tout en s’insurgeant contre tout dogmatisme, ce qui va, peu à peu, lui porter tort. En avril 1965, survient la mort de Jeanne Comma. Rentrée d’Algérie contre l’avis de son fils, l’année précédente, elle s’est installée à Toulouse chez Laurette, sa fille, avec qui Jean n’a plus de relations depuis longtemps. Sénac n’a‑t-il pas toujours proclamé : « Ma mère, je suis sa fierté, sa légende, elle m’a gardé ! » ? Mais, malgré les suppliques de Jeanne pour que Jean vienne la rejoindre, il n’a pas bougé et n’assistera pas aux obsèques.
Le nouveau pouvoir arrivé par un coup d’État (« redressement révolutionnaire » de Houari Boumediene succédant à Ben Bella, en juin 1965) veut parfaire les instruments de la souveraineté algérienne. L’Algérie des années 1970 connaîtra trois révolutions : l’agraire, l’industrielle et la culturelle. Ce dernier domaine est confié de préférence à des élites formées en langue arabe (le mot d’ordre est : toujours moins de France) aux missions progressiste et nationaliste avec deux valeurs uniques : l’islam et l’arabité. Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs (algériens et étrangers) sont interdits, des idées sont réprimées, tandis que des photocopies et des publications clandestines circulent sous le manteau. Sénac ne peut pas ne pas s’en prendre au conformisme des fonctionnaires de la politique. Avec le temps, il semble qu’il établisse une séparation de plus en plus nette entre ses activités politiques et d’animation et l’écriture. Commence une succession de déceptions, de démissions, de lâchages. « Quelle Algérie mythique avait-il construit en son cœur ? » demande, sans condescendance, Jamel-Eddine Bencheikh.
Il reste pourtant beaucoup. Par exemple cette exaltation pour les jeunes poètes arabo-berbères, les visites qu’il leur rend partout en Algérie et la ferveur qu’il reçoit d’eux. Politiquement, culturellement, c’est sans doute un islam à l’andalouse qu’il projette, voire une Algérie laïque. En novembre 1970, en ouverture de son Anthologie de la Nouvelle Poésie Algérienne qui réunit des œuvres de Rachid Bey, Sebti, Nacer-Khodja, Djamal Kharchi et d’autres, Sénac s’exclame : « … Parce que ces chants existent, je sais que tout le soleil est possible. Que viendra éclairer un visage de femme. Puisse ce livre hâter la venue de la poétesse algérienne de demain. Et de tout un peuple lecteur. » … Tandis que tonne l’excellent Kateb Yacine « Qu’est-ce que tu fous dans ce pays ? » Au moins le lui dit-il, au moins lui pose-t-il la question de face. Jean Sénac, qui s’intitule maintenant « poète algérien de graphie française » n’est plus invité ni ici (Premier Colloque Culturel National, 1968) ni là (Premier Festival Panafricain, 1969). Alors, ses activités commencent à se réduire. L’action politique n’a de sens que si elle transforme le réel en merveilleux rappelle Rabah Belamri.
« Je rêve d’assembler, comme dans la vie, poésie, érotisme et politique, sordide et pureté, vice et vertu, grandeur et mesquinerie ? Surtout ne pas oublier les poubelles. Elles sont précieuses. Nos frontières. » Dans Alger, aujourd’hui, je me rappelle la rue Michelet, le Parc de Galland, j’avais oublié le Sacré Cœur. Après un petit tournant, la rue Élisée Reclus devenue Omar Amimour – mais qui se rappelle l’un ou l’autre ? — croise Didouche Mourad (ex Michelet). C’est ici, au numéro 2, que Jean Sénac s’installa, l’été 1968, tout près de l’escalier, au fond de cette rue courte, des plus banales dans laquelle je lis seulement : « Fédération Algérienne des Échecs ».
« Jean Sénac vit dans un dénuement presque total. »
« Je me sais condamné par le rire des foules à des heures sans pain. » Toujours, n’importe où et en Algérie, quelqu’un dit : « Sénac ? Il est mort… bêtement ! »... Souvent, il s’agit là d’un exorcisme verbal grâce auquel : le rideau peut (doit) être tiré. Pour mieux dire encore : le rideau est l’assertion même. Le sous-texte de la phrase me paraît également receler un « il n’aurait pas dû …» Il faut s’y arrêter : pas dû quoi… ? Arborer cette barbe, « son maquis » ? Signer un recueil du pseudonyme Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais), comme pour imiter les authentiques chefs de guerre algériens ? Prendre des responsabilités au Ministère algérien de l’Éducation, dans la presse, à la radio, lui le gaouri (le terme désigne un infidèle et plus généralement, dans un sens péjoratif, un étranger.) devenu travailleur intellectuel auprès du nouvel État algérien dont il connaît beaucoup d’officiels et aussi bien le chef (Houari Boumediene), comme auparavant il avait travaillé sous Ben Bella ? Personnalité connue, notamment de la jeunesse étudiante, revendiquer sans honte le droit à un érotisme minoritaire et débridé ? Fréquenter sans prudence des marginaux, des voyous, peut-être même des traîtres ? Évoquer des déceptions, des impatiences ? Affirmer sa fidélité aux éblouissements, mais rager contre les déviations, les compromissions de tel ou tel ? Analyser longuement et sans ménagement la situation politico-culturelle de l’Algérie dans un article (« L’Algérie, d’une libération à l’autre ») que Le Monde Diplomatique publie en août 1973 ? Rue Élisée-Reclus, Sénac habite deux pièces en sous-sol : il ne pouvait plus payer les arriérés de loyer du morceau de la villa qu’il occupait au-dessus de la petite plage de La Pointe Pescade, à trente kilomètres d’Alger. Têtu et provoquant, il se montre « surréaliste dans la rue » (H. Tangour).
« Pour mieux vivre, j’invente une présence folle ».Jean Sénac vit dans un dénuement presque total et date ses courriers d’Alger-Reclus. Il appelle son logement sa « cave-vigie ». Il poursuit ses chasses nocturnes qui le laissent seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu’à plusieurs reprises il est agressé. Depuis 1971, Sénac a dit à ses proches : « Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Garcia Lorca. »
« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer En moi votre propre liberté, de nier La fête qui vous obsède »
Le 30 août 1973, dans les petites heures de la matinée, Jean Sénac est assassiné dans sa « cave-vigie ». Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Les rapports de police sont imprécis, ambigus. On ne saura jamais si le crime a eu lieu sur place ou si le corps a été déplacé. Parmi les journaux, seul El Moudjahid annonce la nouvelle le 5 septembre puis quelques jours après l’arrestation d’un jeune délinquant, Mohammed Briedj. Plusieurs amis de Sénac rencontrent le jeune homme, « ils eurent tous la conviction qu’il avait lui aussi été une victime » (J.P. Péroncel-Hugoz). D’un coup monté s’entend. Briedj fut rapidement libéré et le dossier classé.
Deux ans plus tard, en 1975, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini mourra assassiné dans d’atroces circonstances dans la banlieue de Rome. Dans ce cas-là aussi, il y eut un assassin « nommé » (Pino Pelosi). Michel del Castillo n’est pas le premier à avoir rapproché les deux meurtres. Cependant, il va le plus loin (dans Algérie, l’extase et le sang, 2002) tant dans ce qui rapproche que dans ce qui différencie les deux hommes et leur mort. Une sexualité parente, les risques du désir noir comme inspiration (« tous deux écrivent avec leur peau, avec leurs viscères »), la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et ainsi de l’expiation.. Gaouri, youpin, raton ! Au fond de sa cave, Sénac entend ces injures et il a plus qu’un autre la mesure de leur violence, de chacune de leur violence. À l’aune du Politique, de l’Identité, du Corps et du Langage. C’est précisément dans ces deux derniers champs, comme répondant aux deux premiers, que se produit, que se manifeste le dernier Sénac.
« Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. »
Plus que tout c’est la foi dans le langage qui anime Jean Sénac. Quand il ne reste rien, il reste cela qui peut au moins sauver, par l’humour, quelque minime créature : « Au moment d’être écrasée, Sauvée par la poésie : Araignée du soir, espoir ! »Et c’est ainsi que, toute Révolution lézardée, Sénac se sauve. Dans le plus profond des engagements. Il faut entendre ce verbe « se sauver » dans tous les sens, simples ou fous. Donc, oui, il y a un affolement, il y a une « présence folle », et il y a une métamorphose par laquelle le poète Sénac va tenter l’impossible : sauver l’homme Sénac. Je doute que ce fut conscient. Je parle seulement d’une exigence vitale. Dans une toute nouvelle stylistique, la transparence se fait moindre, la densité plus vive comme l’acuité des mots. « J’approche du corps, j’écris. » Il y a de l’ombre maintenant et pas seulement de la nuit ou du soleil. En route, dans le corps même, Sénac a trouvé la métaphore de la lyre formée par les hanches, l’os iliaque. Comme si la seule illusion habitable était l’étreinte ou le poème. Le voilà qui déboîte les mots, frappe les sonorités, renouvelle son lexique.
Sénac au jour, espiègle et dénudé, dressé contre les impostures (les siennes comprises, assurément), les morales tièdes, le mensonge qui tue. Sénac à la nuit, amant du mystère et désirant dévasté, double douloureux de lui-même. « Fous rires, folles larmes. Et, du jasmin pour le regard. / Mais… cause perdue, Dérisions et Vertige. À la fin, il y a le vide, le trou, la mort qui l’obsède au point qu’il la voit partout, en parle tout le temps. / J’écris c’est ma seule victoire / Sur le pus dont mon or est fait. » Prennent alors complète figure les deux vers de Lorca (« Il avait la langue en savon / Il lava ses paroles et se tût ») que Sénac choisit de citer, seuls, sans traduction, en dernière page de Poèmes, son premier recueil :
« Tenia la lengua de jabon Lavo sus palabras y se callo »
NOTES
1. La similitude avec l’histoire de Charles Baudelaire n’avait pas échappé à Sénac. 2. Le texte éditorial de Sénac est ambitieux : « Confrontant la pensée méditerranéenne et la pensée du désert, le message oriental et le message romain, les structures européennes et les structures islamiques, l’Algérie se définit progressivement comme un des creusets les plus généreux de la littérature actuelle. » Dans l’éblouissant sommaire de la revue, on retrouve Camus, Ponge, Mohammed Dib, Mouloud Ferraoun, Jean Grenier, Sauveur Galliéro, Albert Cossery, Jean Daniel etc. 3. Dans Matinale de mon peuple (paru en 1961). « Matinale » est un néologisme par lequel Sénac veut saluer la naissance prochaine de la nation algérienne. 4. Hamid Nacer Khodja a souligné que les activités militantes de Jean Sénac à cette époque restent mal connues. D’une part, pour des raisons évidentes de clandestinité, d’autre part à cause de la discrétion du poète lui-même, enfin parce que « quelques Algériens ont tendance aujourd’hui à réduire, sinon à ignorer, son rôle ». Krim Belkacem lui transmet un message à Paris, fin 1954 : « Cher Jean, nous n’avons pas besoin de vous dans nos montagnes, mais nous aurons besoin de vous dans le Verbe ». 5. Mais gare aux contre-sens ou pire ! Certains en sont encore à régler des comptes sur le dos de l’un et de l’autre. Qu’on sache donc cet aveu du « hijo » rebelle : « Chaque fois que je dirai un mot contre vous, c’est un coup de couteau que je me donnerai » et puis ceci que Sénac écrivit en 1970 en prélude aux « Désordres » : « Camus aima ces poèmes. Ils lui furent dédiés. Gallimard les refusa. Ils ont dormi dans une valise. Après quinze ans (la guerre, les ruptures, Jacques Orphée des Halles, l’indépendance, tu es belle comme un comité de gestion, le corpoème, Char intact, le Vietnam, la Palestine, Mai 68, Alger fidèle comme un chancre) entre dérisions et Vertige, l’amitié un instant démise reprend. À Albert Camus J.S. » 6. C’est le titre de l’émission hebdomadaire qu’il animera à la radio algérienne et qui deviendra « Poésie sur tous les fronts ». Sa voix est chaude, enjouée, charmeuse. Il s’y montre pédagogue convaincant. Le programme a beaucoup de succès… Il est arrêté sur injonction occulte en janvier 1972. 7. Le même Haddad fera encore mieux et bien plus normatif dans l’Algérie indépendante, quelques années plus tard : « Tu n’es pas algérien parce que tu n’es pas arabe », une phrase qui laisse à méditer, aujourd’hui encore, et bien au-delà du cas de Jean Sénac, évidemment.
Le guide français a été assassiné en septembre 2014, dans la région montagneuse de Tizi-Ouzou, par un groupe jihadiste affilié à l’État islamique.
Après un premier report, le procès des accusés dans l’affaire de l’assassinat de Hervé Gourdel en 2014 s’est ouvert le 18 février au tribunal de première instance de Dar El Beïda, dans la banlieue d’Alger, en présence de la compagne de la victime Françoise Grandclaude, accompagnée de son frère. Le guide de montagne Hervé Gourdel, alors âgé de 55 ans, a été enlevé le 21 septembre 2014 lors d’une randonnée dans la région montagneuse de Tizi-Ouzou, avant d’être décapité par ses ravisseurs, des membres d’un groupuscule jihadiste lié à l’État islamique (EI) dénommé Jund al-Khilafa (« Les soldats du califat »), et qui ne serait plus actif aujourd’hui.
D’abord prévue le 4 février, l’audience a été reportée à la demande de la défense, en raison de l’état de santé de Abdelmalek Hamzaoui, soupçonné d’être l’un des ravisseurs de Hervé Gourdel. Sept autres ravisseurs présumés sont jugés par contumace.
Arrivé au tribunal ce 18 février en chaise roulante, Abdelmalek Hamzaoui a de nouveau demandé le report du procès, invoquant des douleurs, sans succès. Il serait paralysé du membre supérieur gauche, après un accrochage avec l’armée.
« J’ai dit n’importe quoi »
Abdelmalek Hamzaoui a rejoint le maquis en 2008, et prétend avoir été contraint d’y rester six ans durant, les terroristes refusant de le laisser partir de crainte qu’il ne révèle l’emplacement de leur campement.
Il affirme s’être rendu aux autorités après avoir été blessé au cours d’un accrochage avec l’armée. Un certain Bilal, que le procureur présente comme un intermédiaire entre les services de sécurité et les terroristes désireux de rendre les armes, aurait été derrière sa reddition.
Abdelmalek Hamzaoui a également prétendu, durant l’audience, que ni lui ni son groupe n’est responsable de l’enlèvement et de l’exécution de Hervé Gourdel. Il a également déclaré n’avoir ni responsabilité ni rôle actif au sein de son groupe. Il a pourtant livré, durant les interrogatoires, de nombreux détails sur les circonstances du rapt, ce que le procureur n’a pas manqué de lui faire remarquer. « J’ai dit n’importe quoi », rétorque Abdelmalek Hamzaoui.
Deux des accompagnateurs algériens de Hervé Gourdel, Karim Oukara et Oussama Dehendi, auditionnés également ce 18 février, affirment que Abdelmalek Hamzaoui faisait bien partie du groupe terroriste responsable du rapt.
Peine de mort
Les cinq accompagnateurs du guide français sont également mis en cause pour non-dénonciation de crime. Ils ont eux été libérés peu après le rapt, et sont accusés d’avoir tardé à prévenir les autorités. Quatorze personnes sont poursuivies dans l’affaire : huit terroristes présumés jugés pour son enlèvement et sa décapitation et six autres personnes pour non-dénonciation de crime. Le procureur a réclamé la peine de mort pour Abdelmalek Hamzaoui et trois de prison ferme ainsi que 100 000 dinars (623 euros) d’amende pour les cinq accompagnateurs.
Ce sont les traumatismes de la décennie noire qui ont ravivé les blessures d’enfance de l’écrivaine algérienne. Et avec eux, le désir d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle « le mal absolu ».
L’écrivaine Maïssa Bey, en 2010. (SIMON ISABELLE/SIPA)
« Je le dis souvent, ce sont la guerre d’Algérie et la prise de conscience de la brutalité de la colonisation qui ont déterminé ce que je suis aujourd’hui, et essentiellement mon rapport au monde, à la violence de ce monde. Mon père était instituteur. Dès 1954, il s’est engagé dans un réseau FLN [Front de Libération nationale, NDLR]. Une nuit, lors de la grève décrétée par le FLN en février 1957, suite à une dénonciation, des militaires français ont fait irruption dans l’appartement de fonction que nous occupions à l’école où il enseignait. Après avoir tout saccagé, ils l’ont emmené ainsi que sept de ses compagnons, dont son frère et son cousin. Ils furent torturés pendant 48 heures, puis exécutés et jetés dans une fosse commune. C’est ainsi que la mort, la guerre, et la peur sont entrées dans ma vie. J’avais alors 6 ans.
Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, pour affronter cette histoire, pour me confronter à cette douleur-là. Les cicatrices sont encore présentes. Mais durant de longues années, je n’ai pas cherché à mieux connaître le passé national, à aller plus loin que les récits familiaux ou la célébration des grandes dates de la guerre de libération nationale. Et par un effet de retour inattendu, ce sont les traumatismes de la décennie noire des années 1990 qui ont ravivé la douleur de mon enfance. La mémoire de la guerre est devenue de plus en plus vive, présente, encombrante, et le désir de comprendre de plus en plus pressant, d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle “le mal absolu”.
« Croire, obéir, combattre »
C’est seulement alors que j’ai commencé mes recherches. Pour les besoins d’un livre, mais pas seulement. Je me suis plongée dans le passé, dans l’histoire des guerres qui ont ravagé l’humanité, particulièrement celles du XXe siècle. J’ai découvert l’horreur absolue, et surtout la faculté ou la facilité qu’ont certains hommes à se transformer en bourreaux quand, selon eux, les circonstances l’exigent. Je pense notamment à ceux qui, irrémédiablement, ont perdu une part de leur humanité, et s’abritent derrière cette affirmation si commode : “Nous n’étions pas responsables !”
“Croire, obéir, combattre” était le slogan des jeunesses mussoliniennes dans les années 1940. C’est le titre que j’ai choisi pour une nouvelle dans laquelle j’ai tenté de décrire ce qui se passe dans la tête d’un fanatique en train d’égorger une toute jeune fille. D’autres ouvrages ont suivi, toujours sur la guerre, la torture, la colonisation. Notamment un récit intitulé “Entendez-vous dans les montagnes”, à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie, dans lequel je mets en scène trois personnages appartenant à trois générations différentes qui toutes ont un rapport assez douloureux avec l’Algérie. Dans ce texte, je m’interroge sur la possibilité d’oubli, de pardon et/ou de réconciliation, entre des victimes de la violence, y compris ceux qui n’ont pas subi cette violence dans leur chair.
L’on parle beaucoup aujourd’hui du “crime contre l’humanité” que représente la colonisation, même et surtout quand elle est présentée comme une “mission civilisatrice”. Le président Emmanuel Macron, alors en campagne, l’a reconnu publiquement. L’on sait les réactions parfois violentes que cette déclaration a suscitées. Le vif intérêt qui a accueilli les documentaires diffusés récemment sur une chaîne française, sur les “Décolonisations”, montre également que le sujet est loin d’être clos !
Toute colonisation est une atteinte à la dignité
Peut-on dès lors espérer l’apaisement ? Ou faudra-t-il attendre plusieurs générations avant que la mémoire de cette guerre qui ne voulait pas dire son nom fasse partie de l’Histoire, au même titre que les multiples occupations qui ont jalonné l’histoire de cette terre tant de fois convoitée, tant de fois ravagée ? Oui, il faut l’admettre, le reconnaître : toute colonisation, quel que soit son objectif, déclaré ou déguisé, est une atteinte à la dignité de l’homme, de chaque homme, une violation des principes fondamentaux sur lesquels repose toute société depuis les débuts de son histoire.
Il faut oser dire, écrire, affronter ses peurs, et surtout, surtout, se garder de toute instrumentalisation de la mémoire. Aujourd’hui plus que jamais. Nous le savons, nous le vivons sur les deux rives de la Méditerranée, beaucoup continuent d’entretenir les rancœurs, de raviver les blessures.
Et pendant ce même temps, des hommes, modestement, discrètement, tentent de recoudre les fils, de retisser les liens par des actions peu médiatisées, et très concrètes. Je ne citerai que l’exemple de ces anciens appelés de la guerre d’Algérie qui reversent leur pension d’ancien combattant à des associations caritatives algériennes. Une goutte d’eau, me dira-t-on. Mais, pour reprendre l’adage populaire, n’est-ce pas avec des gouttes d’eau que se font les grandes rivières ? Sur les deux rives de la Méditerranée, des historiens, des écrivains, des artistes, font aujourd’hui un travail de mémoire remarquable et des voix s’élèvent qui doivent être entendues. Ecoutons-les ! »
Propos recueillis par Céline Lussato
Maïssa Bey est une femme de lettres algérienne, auteure de nombreux romans (notamment « Entendez-vous dans les montagnes », 2002, éd. de l’Aube), de nouvelles et pièces de théâtre. Son travail a été très régulièrement récompensé, notamment en 2005 par le grand prix des libraires algériens.
Pendant plus d’un siècle, le « code de l’indigénat » a soumis les sujets coloniaux à une répression particulière échappant aux garanties du droit commun.
Interdiction de quitter sa commune sans permis de voyage, obligation d’obéir aux ordres de corvées, de transport, de réquisition d’animaux et d’hébergement des agents du gouvernement… On l’a appelé le « code de l’indigénat ». Un régime réservé aux seules populations autochtones. Aux « indigènes ».
Amendes, séquestre, internement
Des infractions spéciales punissables sans enquête, sans défense, sans procès, sans passer par la case justice. Des sanctions qui n’étaient même pas délivrées par des professionnels du droit jusqu’en 1874 : amendes collectives, séquestre des biens, internement administratif… Pendant plus d’un siècle, le régime de l’indigénat a dérogé « aux principes républicains, en soumettant les sujets coloniaux à une répression particulière échappant aux garanties du droit commun », écrit l’historienne Sylvie Thénault, dans « Histoire de l’Algérie à la période coloniale » (La Découverte, 2012).
Les premières législations « spéciales » sont mises en place dès le début de la conquête. En 1834, quatre ans après le débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch, le commandement militaire et le gouverneur général se voient attribuer des pouvoirs de « haute police ». Ils peuvent désormais prononcer internements, amendes ou séquestres comme bon leur semble.
Dix ans plus tard, le maréchal Bugeaud, devenu gouverneur général, établit une première liste des infractions et de leurs sanctions, comme le refus d’accepter de la monnaie française ou la voie de fait contre un chaouch. Le soulèvement en Kabylie en 1871 et le passage à un pouvoir davantage administratif que militaire pousse la Troisième République à renforcer le dispositif.
600 000 jours de travail forcé par an
Au printemps 1881, un projet de loi arrive au Parlement : il « confère aux administrateurs des communes mixtes en territoire civil [communes gérées par un administrateur et des adjoints indigènes et où vivent la majorité des Algériens, NDLR] la répression, par voie disciplinaire, des infractions spéciales à l’indigénat ». Le texte est promulgué le 28 juin, applicable pour une durée initiale de sept ans et sera plusieurs fois renouvelé.
Le nombre d’infractions est fixé à 41. Au sein de la longue liste, on trouve la réunion sans autorisation pour un pèlerinage ou un repas public et le rassemblement de plus de 25 personnes de sexe masculin.
Sylvie Thénault écrit ainsi :
« Un homme s’obstinant à labourer une parcelle de terre que les lois foncières lui avaient retirée écopa, entre 1889 et 1894, de sept peines, notamment pour “inexécution des ordres donnés à propos des opérations relatives à l’application des lois du 26 juillet 1873 et du 28 avril 1887” mais aussi pour “tapage et scandale”. Au total, il s’acquitta de 125 francs d’amende et fut emprisonné trente-neuf jours, avant d’être interné par le gouverneur général pour sa persévérance. »
Entre 1898 et 1910, il y aura, d’après l’historienne, une moyenne de 20 000 punitions par an et un total de 600 000 journées de travail forcé (à la place d’amendes ou de peines de prisons « reconverties » par l’administration).
Une clémence due à la victoire
L’ampleur des sanctions diminue après 14-18. Les Algériens sont de plus en plus réfractaires à ce régime qui leur est réservé et la France se montre plus clémente en raison de la contribution des soldats indigènes à la victoire. La loi d’exception cesse d’être renouvelée en 1927 et ne résistera pas à la Seconde Guerre mondiale.
Le 7 mars 1944, cent dix ans après la mise en place des premières législations « spéciales », le Comité français de Libération nationale (CFLN) met fin au régime de l’indigénat en Algérie, puis dans le reste de l’empire. C’est l’une des premières mesures du gouvernement provisoire.
Notre dossier « Quand la France occupait l’Algérie »
Retrouvez les articles de notre dossier « Quand la France occupait l’Algérie » publié dans « l’Obs » du 15 août 2019 :
En 1830, Charles X décidait de prendre Alger aux Turcs. Les débuts de cette conquête marqueront à jamais l’imaginaire collectif algérien. Retour sur l’histoire méconnue de la colonisation du plus grand pays d’Afrique.
Nés des deux côtés de la Méditerranée, le maréchal vénéré par ses soldats et le père du nationalisme algérien se sont affrontés pendant plus de dix ans au cours de la conquête.
En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Eclairé et influent, le théologien musulman, qui est considéré comme l’un des pères du nationalisme algérien, a joué un rôle décisif dans le chemin vers l’indépendance.
Des disciples du socialiste Charles Fourier ont créé dans la région d’Oran la communauté agricole collectiviste la plus aboutie. Retour sur une utopie.
Ecoles séparées, manque d’établissements, enseignement discriminants... A la veille de l’indépendance, le taux de scolarisation des enfants arabes reste faible.
En 1930, plus de six mois de festivités sont organisés des deux côtés de la Méditerranée pour célébrer le centenaire du débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch.
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