Aube est une jeune Algérienne muette qui rêve d'une greffe de voix. Les tragédies qui ont marqué le pays, notamment la guerre d'indépendance et la guerre civile des années 1990, sont ancrées sur son corps sous la forme d'une cicatrice au cou. Enceinte, elle se rend dans son village natal pour questionner les morts, interrogeant son droit de garder l'enfant à venir.
On l’attendait depuis longtemps. Kamel Daoud, qui signe chaque semaine une chronique dans l’hebdomadaire Le Point, une chronique courageuse qui le met au ban de son pays d’origine, l’Algérie, et d’une grande partie de la communauté musulmane, revient après des années au roman. Le titre : Houris. Chez Gallimard. Définition d’Houri : femme très belle promise aux bons musulmans qui accéderont au paradis. Titre évocateur, titre provocateur : dans ce roman, il ne s’agit que de cela, des femmes. Des femmes en Algérie ; des femmes sous la guerre civile des années quatre-vingtdix ; des femmes algériennes d’aujourd’hui ; des femmes honnies, des femmes souffrantes, des femmes battues, des femmes torturées, des femmes dans un Islam qui sont des sous-hommes. Des bêtes. Des rats. Ce roman est une déclaration d’amour à l’endroit de ces femmes algériennes ; un hymne à leur beauté, à leur intelligence, à leur dignité. Et, bien sûr, à travers cet hymne, un Daoud qui brandit son épée, donne l’estocade à un pays, à une religion qui déconsidèrent les femmes. Les maltraitent, les humilient.
Le lecteur suivra l’histoire d’Aube, une jeune algérienne égorgée le 31 décembre 1999 par des islamistes, dans son village de Had Chekala, dans les régions montagneuses du nord de l’Algérie. Elle avait cinq ans. Et depuis, vit avec une canule en lieu et place de sa gorge. La pauvre est ainsi muette. Elle se lance dans un long monologue intérieur, colonne vertébrale du livre, à destination de sa fille qui en est au stade du foetus. Tout au long du roman, la question de savoir si elle doit avorter se pose. Et elle y est plutôt encline, car la vie qu’elle décrit des femmes en Algérie est abominable. Elle semble ne pas vouloir lui faire endurer ce qu’elle a vécu et ce qu’elle vit encore comme femme libre. Une odyssée à travers l’Algérie, d’Oran à Had Chekala, se met alors en place. Aube souhaite revenir sur les lieux du crime, où elle fut égorgée mais aussi où sa soeur fut assassinée. Odyssée prétexte à raconter l’Algérie de l’Indépendance, histoire nous dit Daoud, sans cesse racontée comme un fait de gloire anti-français. Mais prétexte aussi à rappeler l’horreur de la guerre civile des années quatre-vingt-dix. Une guerre oubliée, mise sous le boisseau au nom de la Réconciliation, comme si rien ne s’était passé. Et l’on comprend, tant Daoud y revient souvent, que ce roman est une pierre de l’édifice mémoriel de l’histoire algérienne. Le pays nous dit Daoud à travers ce roman, doit se souvenir. Doit intégrer ces dix années de terreur islamiste. Car comme pour Aube, comme pour Aïssa- celui qui la conduit à Had Chekala, libraire qui a perdu une jambe pendant la guerre civile, et qui à partir d’un chiffre est capable de citer une date, un lieu, et le nombre de personnes tuées par les islamistes-, cette histoire ne passe pas. Et le pays semble coincé dans un archaïsme qu’Aube, femme non voilée, (le voile ? « un cercueil dans les cheveux ») portant le pantalon, met à jour par sa seule existence.
D’une plume lyrique mais tenue, baroque mais bornée, métaphorique, Daoud signe un grand roman. Un grand roman âpre, sombre, rugueux. Un grand roman hypnotique, comme un serpent qui ne cesse de tournoyer autour de l’effroi du 31 décembre 1999. Qui ne cesse, bien que les descriptions des paysages d’Oran soient magnifiques (« paradis caché derrière le ciel »), de portraiturer une Algérie cauchemardesque. En proie aux flammes du passé, mais aussi du présent, flammes religieuses dont les femmes arabes pâtissent.
Chers jurés Goncourt, vous avez là un livre tant du point de vue littéraire que politique, passionnant. Ne passez pas à côté.
L’assassinat des moines de Tibhirine en Algérie en 1996 est une tragédie complexe et controversée. Cet événement tragique a eu longtemps des répercussions sur les relations entre la France et l’Algérie, ainsi que sur la mémoire collective des deux pays.
Les circonstances entourant leur mort n’ont toujours pas été entièrement élucidées, du moins celles alléguant la complicité des services algériens et les services français. Cela a contribué à une atmosphère de méfiance et de controverses qui depuis, entrave sérieusement le devoir mémoriel entre les deux pays. Différentes théories ont été avancées concernant les responsables de l’attaque qui a coûté la vie à sept moines trappistes français après avoir été enlevés de leur monastère à Tibhirine, en Algérie.
L’Armée algérienne ou l’Armée Nationale Populaire (ANP) et ses services secrets du Département de renseignement et de sécurité (DRS) dirigé par le général Mohamed Mediène, plus connu sous le nom de Toufik avait attribué la responsabilité de l’assassinat, notamment au Groupe islamiste armés (GIA) branche armée du FIS (Front Islamique du Salut). A cette époque (décennie noire), l’Algérie était en proie à une guerre civile des plus sanglantes entre le gouvernement et des groupes islamistes armés. Mais d’aucuns soutiennent fermement que l’armée algérienne est volontairement impliquée dans la mort des moines et ce, à la suite d’une opération de sauvetage mal planifiée et qui aurait tourné à une scène de tuerie généralisée.
Mais l’idée que les services secrets français et/ou algériens sont impliqués dans l’assassinat des moines de Tibhirine en Algérie ne figure guère dans le domaine de la théorie du complot. Les enquêtes officielles menées par les gouvernements algériens et français, ainsi que par d’autres organisations, n’ont pas réellement conduit à des conclusions définitives sur les responsables de l’assassinat, mais il n’y a pas de fumée sans feu.
Cela dit, le devoir mémoriel est un processus complexe et délicat, surtout lorsqu’il s’agit d’événements aussi douloureux et controversés. Cependant, lorsqu’ils sont ainsi tragiques comme l’assassinat des moines sont entourés de mystère et de soupçons, cela peut rendre difficile la construction d’un récit commun et la reconnaissance mutuelle de la tragédie. Ces allégations de complicité des services algériens dans l’assassinat des moines ont longtemps suscité des tensions et des dissensions entre les deux pays, ce qui peut rendre difficile la mise en place d’une commémoration conjointe pour parvenir à une compréhension mutuelle et à une réconciliation durable.
Et pourtant à l’occasion de la visite qu’Emmanuel Macon a effectué en Algérie qui c’est qu’on sort du chapeau ? Ce bon vieux général-major M’henna Djebbar (75 ans). Il est devenu depuis que Macron a visité l’Algérie le principal interlocuteur des services secrets français dans le cadre de la coopération bilatérale entre les deux pays. En France dans les services secrets on n’ose désormais plus jamais évoquer les moines trappistes.
Lorsque le général algérien leur demande d’extrader les opposants algériens exilés en France personne ne s’y s’oppose et les réseaux de services algériens agissent en toute impunité dans des tentatives d’enlèvement et d’assassinat d’opposants algériens dans l’Hexagone au nom d’un laxisme volontaire et bienveillant de la France.
Faut dire aussi que le général de division M’henna Djebbar à l’époque de l’enlèvement et l’assassinat des moines trappiste, était le commandant M’henna Djebbar, alors chef du Centre opérationnel principal de la 1ère région militaire. C’est lui qui avait ordonné l’opération de Tibhirine avec la suite que l’on sait. Il est aujourd’hui général de division, directeur général de la Documentation et de la Sécurité extérieure, non sans avoir été incarcéré en 2019 pour « enrichissement illicite.
travers "Papicha", la réalisatrice Mounia Meddour défend le combat féministe d’une génération : celle des femmes algériennes des années 90, soumises à l’oppression de plusieurs groupes islamistes pendant les années de guerre civile. Un manifeste féministe et engagé, à découvrir ce jeudi 31 août sur La Trois.
Nous sommes à Alger, dans les années 90. À cette époque, l’Algérie est la proie d’une violente guerre civile qui fera plusieurs dizaines de milliers de victimes. Pour les habitantes du pays, c’est donc une décennie noire qui s’esquisse, à mesure que les groupes islamistes gagnent du terrain. Privées de bon nombre de leurs libertés, celles-ci devront dorénavant lutter pour s’habiller comme elles l’entendent.
Parmi elles, Nedjma, une étudiante en licence de français passionnée par le stylisme, dont la coquetterie lui vaut quelquefois de se faire appeler "papicha". "Un mot qu’on utilisait beaucoup dans les années 90, qui voulait dire jeune et jolie fille, émancipée, coquette…",explique à ce propos la réalisatrice Mounia Medour lors d’une entrevue accordée aux Grenades.
Refusant de porter le hijab, la jeune femme décide d’organiser un défilé de mode clandestin au sein de sa résidence universitaire pour se révolter contre les extrémistes islamistes…
Une intrigue inspirée du vécu de la réalisatrice
Comme Nedjma, Mounia Meddour a elle aussi été étudiante dans l’Algérie des années 90. Elle a étudié pendant un an à la faculté de journalisme d’Alger, avant de partir s’installer en France avec sa famille. À travers ce film, c’est donc un pan de sa propre histoire qu’elle raconte, même si une part importante du scénario relève de la fiction. Ainsi, elle confie à AlloCiné que la passion dévorante de son personnage pour la mode a avant tout "une dimension symbolique". "Ce que les islamistes voulaient, à cette époque-là, c’était cacher le corps des femmes", rapporte-t-elle d'ailleurs, avant de poursuivre :
Pour moi, la mode, qui dévoile et embellit les corps, constitue une résistance aux foulards noirs.
Un succès sur les tapis rouges, et une sortie contestée en Algérie
Dès sa sortie en 2019, "Papicha" connaît un succès retentissant non seulement auprès du public, puisqu’il comptabilise pas moins de 250.000 entrées au box-office, mais également auprès de la critique, qui l’encense de toutes parts.
Présenté au Festival de Cannes dans la catégorie "Un Certain Regard", il est par la suite couronné de nombreux prix, avec notamment le César du meilleur film et le César du meilleur espoir féminin, remis à son actrice principale Lyna Khoudri.
En 2012, l’Action française enterre René Resciniti de Says, l’homme qui a revendiqué le meurtre de Pierre Goldman, et lui paye sa sépulture. Trois ans plus tard, un livre dévoile ses aveux sur l’assassinat du militant tiers-mondiste Henri Curiel, le 4 mai 1978, provoquant la réouverture de l’enquête.
« Demain« Demain sur nos tombeaux, les blés seront plus beaux » : c’est par cette phrase anodine sortie d’une chanson antisémite écrite par Charles Maurras en 1908 (« La France bouge, Elle voit rouge »,« Le Juif ayant tout pris »)qu’un petit chef royaliste a salué la mémoire de René Resciniti de Says, le mercenaire qui a revendiqué l’assassinat de Pierre Goldman en 2010.
Une messe en latin donnée en l’honneur du tueur à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, puis son enterrement dans un village de l’Allier, le 24 avril 2012, ont rassemblé de nombreux royalistes de toutes obédiences, et des nationalistes de diverses chapelles. « Néné » était populaire en dépit de ses aveux. À moins que ces aveux ne l’aient rendu populaire. Car il avait aussi confié autour de lui, et à plusieurs journalistes, avoir exécuté Henri Curiel, le militant tiers-mondiste, un an avant Goldman.
Présent à la messe, Christian Rol, ancien collaborateur du Choc du mois et du Figaro, avait été à deux doigts de signer un livre avec lui, mais « Néné » s’était ravisé. Pour Rol, la disparition soudaine de René tournait la page du « contrat moral » entre eux. Il ferait ce livre tout seul, nourri de ses pages d’entretien avec lui, révélant les conditions de l’assassinat de Curiel. À condition « d’avoir le feu vert de certains amis ».
Les hommages pleuvent devant le cercueil de l’ancien mercenaire. « Adieu Néné, tu as rejoint les autres, ces phalanges de camelots qui nous attendent là-haut et qui nous regardent ici-bas », résume Frédéric Winkler, leader du Groupe d’action royaliste (GAR). « Néné est mort : il fut un camelot du roi exemplaire », salue Olivier Dejouy dit « Perceval », l’actuel secrétaire général de l’Action française (AF). Dejouy avait hébergé René, à court d’argent, pendant de nombreux mois. C’est d’ailleurs à son domicile que l’assassin de Pierre Goldman est décédé brutalement. Signe de son amitié, le chef de l’AF a laissé jusqu’à aujourd’hui un cliché de lui avec « Néné », lors d’une fête de Jeanne d’Arc, en couverture de son compte Facebook.
« À la fin de sa vie, René était pris en main, logé, nourri, blanchi et abreuvé par les réseaux royalistes, raconte son ami, l’ancien journaliste Grégory Pons. Et c’est la mouvance qui l’a enterré aussi. Qui lui a payé sa tombe. Il ne faut pas oublier ça. » René était un peu « le grand ancien, mystérieux et sulfureux de la mouvance royaliste », résume Grégory Pons. Il apparaît d’ailleurs sur des images des cérémonies royalistes, tiré à quatre épingles, ce qui rappelle qu’il était aussi surnommé « Néné l’élégant ». N’ayant pas d’autres proches, il a même été enterré dans le village de Bernard Lugan, l’ancien chef du service d’ordre de l’AF en 1968, qui avait apporté ses troupes au Service d’action civique (SAC) pour faire le coup de poing contre les gauchistes.
« À son enterrement, on a fait une apologie succincte, gentille, qui représentait bien la partie claire du personnage, mais aucune allusion aux affaires, relève un autre ami, Claude. Tout le monde savait qu’il avait flingué Goldman. Pour Curiel, c’était moins clair. »
L’assassinat d’Henri Curiel, René en parlait, mais moins. Ce meurtre, survenu le 4 mai 1978, un avant celui de Pierre Goldman, avait été une onde de choc à gauche. Juif communiste égyptien, devenu apatride, Henri Curiel s’était installé en France, et après avoir milité pour l’indépendance algérienne, au sein d’un réseau de « porteurs de valises », ce qui lui avait valu 18 mois de prison, il s’était consacré au soutien d’autres mouvements anticoloniaux, et à l’accueil de militants exilés comme lui. Il avait fondé un réseau, Solidarité, qu’il définissait lui-même comme un « mouvement clandestin » d’aide à la libération du tiers-monde. Le réseau Curiel.
En juin 1976, deux ans avant son assassinat, il avait été placé en résidence surveillée à Digne, après la publication par l’hebdomadaire Le Point d’un dossier qui le désignait comme le « patron des réseaux d’aide aux terroristes ». L’hebdomadaire publie une note interne de Solidarité à ses nouveaux membres leur expliquant « les risques » pris par l’organisation, et prétend surtout que des faux papiers saisis sur un militant de l’Armée rouge japonaise proviennent du réseau. L’article relie Solidarité à une vingtaine d’organisations, au premier rang desquelles l’African National Congress (ANC) sud-africain ou l’ETA indépendantiste basque, et soutient que Curiel est en « liaison constante » avec le KGB.
Curiel conteste, demande en vain un droit de réponse. « Je sais qu’on qualifie facilement les militants des mouvements de libération de terroristes [...] mais pour moi il y a une différence fondamentale, rétorque-t-il, à Antenne 2, en novembre 1977. Les mouvements de libération, si je peux les aider, je n’hésiterai jamais à le faire. Par contre, les terroristes, bien que je n’aie jamais dénoncé personne de ma vie, je me demande parfois si je ne le ferais pas, tellement je considère que ces gens-là ont une action sinistre. »
Aucune charge n’est retenue contre lui par les autorités françaises.
Son réseau par ailleurs a des convictions pacifistes. Il s’active en coulisses pour rendre possibles des rencontres israélo-palestiniennes, à l’insu des faucons des deux parties. En juillet 1976, Curiel réunit un conseiller de Yasser Arafat, le docteur Issam Sartaoui, et un général israélien, Matti Peled, dans un local du réseau, posant la première pierre de rencontres élargies, placées sous le patronage de Pierre Mendès-France.
À son retour de Digne, le militant avait repris une vie normale à Paris. Une vie de quasi retraité, en apparence, réglée comme du papier à musique : un emploi peu chronophage dans la maison d’édition d’un ami, quelques rendez-vous « politiques », et des cours de yoga. Après un retour chez lui pour déjeuner avec sa femme, Rosette, il en ressortait à heure fixe, tous les jours à 14 heures, pour rejoindre une amie, Joyce, une membre active de son réseau. L’heure précise à laquelle les tueurs sont entrés dans son immeuble, et l’ont attendu au pied de son ascenseur.
L’enquête judiciaire avait échoué à identifier les assassins, mais elle avait été rouverte à plusieurs reprises – contrairement à l’investigation sur le meurtre de Pierre Goldman.
L’écrivain Gilles Perrault, récemment décédé, en avait fait un livre monument de 600 pages, Un Homme à part (Fayard, 1984), détaillant les nombreux engagements de Curiel et les possibles commanditaires des tueurs. Une association avait été créée, et la famille Curiel était restée attentive au moindre fait nouveau, si bien que le délai de prescription avait été régulièrement repoussé.
Le livre de Christian Rol (1), qui paraît en avril 2015, révèle « pour la première fois » l’implication de René dans l’exécution d’Henri Curiel, signale la quatrième de couverture. Mieux, il expose que l’opération a été effectuée avec deux complices policiers, les mêmes, semble-t-il, qui l’avaient accompagné pour tuer Goldman.
Une cible politique à éliminer
Le 4 mai 1978, vers 14h, deux hommes assez jeunes, d’allure sportive, sont entrés sous le porche du 4 rue Rollin, dans le Ve arrondissement de Paris, et ont traversé la cour pour pénétrer dans le bâtiment où habite Henri Curiel. Un témoin voit l’un d’eux enfiler des gants avant d’entrer. Chose plutôt étrange car il fait chaud. À 14 heures, trois ou quatre détonations, sèches et rapprochées, résonnent soudain dans l’immeuble sur cour. Les deux individus repartent, retraversent la cour d’un pas rapide, et quittent l’immeuble. À sa fenêtre, le témoin qui les a vus entrer les entend échanger quelques mots avant de disparaître, côte à côte, vers la rue Monge.
Dans l’immeuble, les gens se sont précipités vers la cage d’escalier. Ils découvrent leur voisin du 7e étage, effondré dans l’ascenseur bloqué au rez-de-chaussée. Criblé de balles. Lorsque les pompiers arrivent, à 14 h 09, Henri Curiel, 63 ans, respire encore, difficilement, mais ne peut répondre. Il est blessé au visage, il a du sang sur le nez et la bouche, et il est aussi touché au thorax et à la clavicule. Les pompiers l’extraient de la cabine et l’allongent dans le couloir. Lorsque le Samu arrive à son tour, le blessé est en état de mort apparente. Il a fait un arrêt cardiaque. Les secours ne parviendront pas à le réanimer. Dans la cabine de l’ascenseur, les policiers ramassent trois douilles de 11.43.
Selon Rol, c’est René, « le Colt 45 bien en mains », qui a « tiré dans la cible, à bout portant ». Son complice assurait sa couverture. Sortant du 4, rue Rollin, les deux hommes ont pris l’escalier, qui dessert la rue Monge en contrebas, où les attendait un troisième homme, chargé de récupérer l’arme du crime. Le Colt aurait été extrait d’un stock d’armes saisies à la préfecture de police, selon le récit que René a livré au journaliste.
Comme va le montrer l’expertise balistique, Curiel a été abattu avec la même arme que Laïd Sebaï, le gardien de l’amicale des Algériens, cinq mois plus tôt. Le meurtre est revendiqué à l’AFP une heure plus tard au téléphone :
« Aujourd’hui à 14 heures, l’agent du KGB Henri Curiel, militant de la cause arabe, traître à la France qui l’a adopté, a cessé définitivement ses activités. Il a été exécuté en souvenir de tous nos morts. Lors de notre dernière opération nous avions averti. Delta. »
L’étiquette Delta, du nom des commandos de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, avait déjà été reprise pour signer plusieurs attentats à l’explosif commis depuis décembre 1977, contre deux foyers d’immigrés, une maison des syndicats, un local du Parti communiste, et surtout pour l’assassinat du gardien de l’amicale des Algériens en France, rue Louis-le- Grand à Paris. Delta est une signature d’extrême droite, sans ambiguïté. L’allusion « à nos morts », à la supposée « trahison » de la France, aussi.
« Comme toujours, le crime se nourrit d’imbécillité, souligne le journaliste Jean Lacouture. C’est en tant qu’“agent du KGB” que des assassins ont frappé Henri Curiel, ce Curiel que tous les appareils du stalinisme, celui des années 1950, comme ceux des années 1970, ne cessaient de dénoncer comme un dangereux franc-tireur, sinon comme une sorte de Trotsky de la vallée du Nil. »
Selon René, le commanditaire de l’opération est celui qu’il a dévoilé à Canal+ en 2010 s’agissant de l’assassinat de Goldman : Pierre Debizet, le secrétaire général du Service d’action civique. « On bosse pour Debizet. Point final », déclare René, qui n’exclut pas que l’assassinat ait été sous-traité pour un État étranger. « On nous a situé Curiel comme un agent de la subversion internationale, ce qui était vrai et l’article de Suffert dans Le Point était très clair là-dessus. Mais au profit de qui on l’a flingué, ça j’en sais rien », dit-il à Rol.
René dit qu’il « ne se pose pas de questions » : « Un agent de Moscou à refroidir, qui plus est traître à la France en Algérie, c’est dans le cahier des charges, poursuit-il. [...] Curiel, pour moi et les autres – nous sommes tous nationalistes –, c’est une cible politique à éliminer qu’on nous désigne. Il n’y a rien de personnel. »
Rien de personnel, c’est possible. « L’histoire Curiel ça me paraît être une mission de barbouzerie, opine son ami, l’ancien journaliste Grégory Pons. Une exécution à la demande d’un certain nombre de personnes. Je pense que le SAC a dû toucher un gros paquet d’enveloppes pour ça. Et Néné, des petits paquets, une petite enveloppe pour ça. Il fallait bien qu’il vive de quelque chose. Voilà. »
La question du mobile de l’assassinat reste ouverte. L’hypothèse que le crime ait été commandité par un État étranger, gêné par l’activisme du réseau Curiel, a souvent été formulée, sans jamais être précisée. Une chose est sûre, les amis de René, eux, se sont félicités de l’assassinat. « Curiel, moi, je ne regrette pas, je vous le dis franchement, dit l’ancien mercenaire Olivier Danet, qui a bien connu René. Il finançait quand même le terrorisme international. C’était pas un ange. Quelquefois, on joue et on perd. »
« Je sais beaucoup plus de choses »
Lors de la sortie de son livre Le Roman vrai d’un fasciste français, en 2015, Christian Rol donne quelques interviews. Le journaliste est prudent. Dans le récit, il a affublé de pseudos de nombreux proches de René, notamment ses deux amis policiers, qu’il surnomme Charly et Tango. Il y a aussi Philippe, le frère d’un futur député, Olivier Lenormand, un mercenaire bien connu, et Éléonore, sa petite amie, « une fasciste pure et dure », selon Rol.
« Je sais beaucoup plus de choses que ce je dis dans le livre, parce que ça mettrait en cause des amis, des gens que je connais, confie Christian Rol dans l’émission d’un petit média d’extrême droite, Radio Méridien Zéro. Il y avait un groupe d’une quinzaine de personnes qui travaillaient indirectement pour les services et qui étaient chapeautées par un ancien de l’OAS qui avait recruté dans les milieux nationalistes parmi les plus résolus. » L’animateur de Méridien Zéro rappelle que « Néné » n’a jamais été inquiété, et se demande « si le livre n’est pas dans une réalité un peu exagérée ». « J’ai bien peur que tout soit vrai, répond Rol. Et même qu’on soit en deçà de la réalité. René avait le profil, les relations, les connexions, la nébuleuse. René avait le profil pour ces choses-là. »
« Je marche sur des œufs », confie pourtant le journaliste. « Soyons clairs : il a tué Pierre Goldman, René me l’a dit, et les gens avec qui il était, dont je connais l’identité et que je ne cite pas, sont toujours de ce monde. Même chose pour Henri Curiel. »
Mais le livre donne des précisions sur la chronologie des rencontres, la biographie des uns et des autres. Charly, qui est flic à la DST, s’avère être « un condisciple de René au 9e RCP », en même temps qu’un « membre officieux du SAC ». Durant l’été 1976, René retrouve ce dernier au Liban, parmi le petit contingent de Français qui a rejoint les phalanges chrétiennes, tous des nationalistes attirés par l’odeur de la poudre. Au retour en France, après l’aller-retour de René au Bénin avec l’équipe de Bob Denard, Charly provoque selon Rol « la dérive meurtrière de René ».
Le journaliste rapporte une autre histoire cocasse survenue un mois après l’assassinat de Curiel. En juin 1978, René et Charly ont tenté de braquer un vieil antiquaire. Pris de court par les hurlements de leur victime, ils ont pris la fuite, mais Charly a été interpellé, mis en examen et écroué. Il est libéré au bout d’un mois mais sa carrière de flic est terminée.
Dans une note de bas de page, Rol précise qu’un article du journal local fait figurer « la véritable identité de Charly ».
Cet indice et quelques autres éveillent la curiosité de la famille Curiel et de ses avocats, William Bourdon et Vincent Brengarth, qui s’emparent du livre pour demander la réouverture du dossier Curiel. Le dernier acte d’enquête datant de 2009, le délai de prescription expire en avril 2019. Il est encore temps d’y voir clair. À la lecture du livre, les confessions de René Resciniti de Say « confirment l’existence de donneurs d’ordre », relèvent les avocats. L’attentat semble bien « le fait d’un groupe organisé » avec « des ramifications qu’il appartient à l’enquête de mettre au jour ». Le livre de Rol apporte « une base factuelle nouvelle » pour rouvrir l’instruction.
Trois ans plus tard, en septembre 2018, Christian Rol s’assoit dans un bureau de la brigade criminelle avec une seule idée en tête : démentir.
Pour être « honnête », René ne lui a « pas fait de confidence », à part avoir dit qu’il était « l’un des auteurs de l’exécution d’Henri Curiel », déclare-t-il.
Le policier : « Que vous a-t-il raconté précisément sur le déroulement et sur sa participation à l’assassinat d’Henri Curiel ? »
Christian Rol : « Il ne m’a rien dit du tout, il a juste dit : “Curiel, Pan dans l’ascenseur !” » Je ne suis pas en mesure de vous donner un quelconque détail quant au mode opératoire de l’assassinat d’Henri Curiel. »
« J’ai regroupé plusieurs éléments issus de maintes rumeurs, tente-t-il d’expliquer au commandant de police qui l’interroge. J’ai grossi le trait et j’ai pris un titre scandaleux pour tenter de le vendre. » René venait voir son frère aîné quand il était enfant. Il l’avait revu lorsqu’il était devenu journaliste au Choc du mois. « Je ne le rencontrais que très peu. On se voyait une fois tous les dix ans », dit-il. S’agissant des complices de René, Rol dit qu’il n’est « pas certain que ces deux policiers existent ». « Je me suis basé sur des rumeurs, et en plus c’est trop sensible. Je pense que ces personnes sont mortes », tranche-t-il.
Il a inventé des noms, créé des personnages. « Philippe J. n’existe pas, ainsi que Tango et Charly », assure-t-il encore.
Vraiment ? Le policier extirpe un extrait de son livre et questionne :
« Pour quelle raison faites-vous référence à l’agression d’un antiquaire à Marseille en indiquant que le complice de René était Charly tout en précisant que sa véritable identité est parue dans un article de la presse locale ?
– J’ai inventé tout cela afin de donner plus de relief anecdotique à un récit qui se perdait dans des barbouzeries parfois ennuyeuses. J’ai inventé des passages qui ont l’air d’être très sensibles pour donner une dimension mystérieuse.
– Qu’en est-il de cet article ?
– Il n’y a jamais eu d’article. »
Hélas pour Rol, l’enquêteur se plonge dans ses dossiers et lui en présente une photocopie.
Le policier : « Nous vous présentons cet article de Nice Matin, du 25 juin 1978, titré “Marseille : Un inspecteur de la DST arrêté à la suite d’une mystérieuse agression”, retrouvé à partir des références que vous indiquez dans votre livre en page 192. Ne trouvez-vous pas que vous allez un peu trop loin dans le côté invention ? Ne perdez-vous pas un peu en crédibilité ? »
L’article mentionne le nom du policier qui accompagnait René lors de son braquage, un certain Marc Ducarre.
Christian Rol : « Je ne sais pas quoi vous répondre. Je n’ai pas vocation à dénoncer les gens. Je n’ai jamais entendu parler d’un Marc Ducarre. L’article m’est complètement sorti de la tête. »
Le policier lui demande s’il a « quelque chose à ajouter ? »
« Je me protège et je protège certaines personnes, tente d’expliquer Christian Rol. J’ai une rectitude morale et une droiture. Ce n’est pas pour autant que je ferai obstruction à la justice. »
Le nom du complice présumé de René, le « Charly » du livre, est désormais dans l’enquête judiciaire.
(1) Le Roman vrai d’un fasciste français, Christian Rol, La Manufacture des livres, avril 2015.
Cet ancien inspecteur du contre-espionnage est soupçonné d’avoir fait partie du commando qui a tué les deux activistes d’extrême gauche à la fin des années 1970. Placé en garde à vue, il a nié sa participation aux faits mais a révélé avoir été proche du patron du Service d’action civique, désigné comme le commanditaire.
Cet ancien inspecteur du contre-espionnage est soupçonné d’avoir fait partie du commando qui a tué les deux activistes d’extrême gauche à la fin des années 1970. Placé en garde à vue, il a nié sa participation aux faits mais a révélé avoir été proche du patron du Service d’action civique, désigné comme le commanditaire.
26 août 2023 à 17h41
faut aller à Paris, j’irai à Paris, a répondu Marc Ducarre au policier qui lui disait qu’il serait peut-être déféré. Ça fait longtemps que je suis pas monté à Paris... Moi j’ai gardé en réserve certaines choses. Vous savez, remuer la boue, je sais pas si c’est une bonne chose... »
Soupçonné d’avoir été le complice de René Resciniti de Says, dit « Néné », lors de l’assassinat d’Henri Curiel, le militant tiers-mondiste exécuté en 1978, Marc Ducarre, 66 ans, a été interpellé au petit matin, le 21 octobre 2020, chez lui, dans un village proche d’Aix-en-Provence. Les flics de la brigade criminelle l’ont fait monter dans une voiture grise, direction Toulon, l’hôtel de police.
C’est lui qui, du vivant de René, avait gentiment prévenu les journalistes de Canal+ qu’il ne « fallait pas faire sortir le loup du bois ». C’était resté anonyme, mais René l’avait désigné comme membre du commando qui avait assassiné Goldman dans l’émission dans laquelle il avait détaillé le meurtre. Des détails figurant dans le livre de Christian Rol sur René ont permis par la suite d’identifier formellement l’ancien policier comme l’un des deux fonctionnaires proches du royaliste au moment des faits. Il est présumé innocent. En 2020, quarante-deux ans après les faits, l’affaire d’État reprend discrètement à Toulon. Sans que la presse n’en parle.
Ancien inspecteur de la Direction de la surveillance du territoire (DST, l’ancienne DGSI), Marc Ducarre est placé en garde à vue pour « assassinat, complicité d’assassinat et association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime » dans l’affaire du meurtre d’Henri Curiel.
« J’ai quand même été entendu de 11 heures du matin jusqu’à 2 heures le lendemain », raconte Marc à son frère Bruno, un ancien policier comme lui, le lendemain, alors qu’ils sont sur écoute.
« Sans interruption..., ajoute-t-il.
— Oui mais il n’y a pas eu de prolongation, ni de défèrement..., tempère Bruno.
— Et on a un peu crevé un abcès, tu vois, dit Marc.
— Ouais mais il ne faut pas qu’ils viennent t’emmerder sans billes, sans quoi ça sera toutes les cinq minutes, avertit son frère.
— Ouais voilà, il n’y avait pas de billes. »
Au téléphone avec Frédéric, un autre frère, Marc, commente :
« C’était vraiment le flic taciturne, très bon. Vraiment, il voulait me coincer, tu vois, me mettre dans une position embarrassante, il l’a fait, tu vois. Mais sans insister. Pour me montrer que c’était quelqu’un qui pouvait. D’un autre côté, j’ai montré que je pouvais embarrasser des gens, tu vois. »
Ducarre croyait exercer une pression sur les enquêteurs avec de vagues avertissements. Il fait le point avec Bruno sur les affaires évoquées.
« On a fait le tour de la question sur le principal truc qui pouvait m’incriminer, poursuit Marc. C’est toujours pareil, il y a une affaire. Je peux le dire, ils m’ont entendu sur Goldman.
— Oui, oui, on n’est pas en contact ni avant ni après, répond Bruno, qui semble connaître et partager la chronologie de ces affaires. Ils vont rester sur leur faim [...] dans leur connerie.
— À la fin, le flic est venu me voir,reprend Marc, et il m’a dit : “Bon, vous n’êtes pour rien dans cette histoire Henri Curiel.” Alors j’ai dit : “Je vous le fais pas dire...” “Par contre, pour l’affaire Goldman, je pense que vous êtes dans le coup.”
— Ils ont des...
— Bon, l’affaire Goldman est prescrite, hein, tranche Marc.
— Ouais.
— Mais bon, pour l’autre affaire, c’est plus emmerdant,poursuit Marc. Ils sont persuadés... Ils ont rien. Ils ont pas d’éléments. [...] Alors j’ai dit : “Mais en fait, la synthèse de toute cette histoire, c’est Les Tontons flingueurs croisés avec Les Pieds nickelés.” »
« Le shérif est en prison »
Les Pieds nickelés, c’est possible. Le 19 juin 1978, Marc et René s’étaient retrouvés à Marseille. Presque deux mois après l’assassinat d’Henri Curiel, le 4 mai précédent. Ils avaient sonné chez un vieil antiquaire, Jean Cherpin, rue de Belloi, deux valises à la main censées contenir « des tableaux à expertiser ». Ils avaient sur eux de quoi bâillonner l’antiquaire (sparadrap, ficelle et couteau) et, aussitôt entrés, ils l’avaient ceinturé et plaqué au sol pour le saucissonner.
Mais rien ne s’était passé comme prévu. Le temps que René aille fermer les fenêtres, Marc avait perdu le contrôle, Cherpin s’était mis à hurler, en cherchant à s’emparer du couteau, et la situation avait empiré, si bien que les deux agresseurs avaient précipitamment lâché l’affaire.
Le braquage aurait pu en rester là. Mais, dans sa fuite, Marc avait fait « une grosse connerie ». Et même deux. D’abord, il avait laissé chez l’antiquaire les clés d’une voiture de location. Puis il s’était rendu à l’agence, où l’attendait la police. René, lui, avait déjà pris le premier train pour Paris.
En garde à vue, Marc avait d’abord prétendu qu’il voulait faire « œuvre de policier », car il soupçonnait le vieil antiquaire de trafic de drogue. Puis il avait reconnu le braquage. D’après lui, René et Marc avaient été tuyautés par un de leurs camarades, ancien volontaire comme eux chez les Phalanges chrétiennes au Liban, et élève commissaire-priseur, Franck B., aujourd’hui patron d’un prestigieux hôtel de ventes. Ce dernier avait loué le véhicule.
Selon l’enquête, le groupe espérait faire main basse sur un autoportrait et deux terres cuites originales d’Honoré Daumier, un artiste graveur du XIXe siècle, ainsi que sur soixante reproductions en bronze, le tout valant plusieurs centaines de milliers de francs. Marc est inculpé et reste écroué pendant un mois. De même que René peu après lui.
L’histoire de Ducarre fait ricaner la presse. « Le shérif est en prison ou plus exactement l’inspecteur aux Baumettes », s’amuse L’Aurore dans un article titré « Drôle de contre-espion ». Mentionnée dans le livre de Christian Rol, cette histoire de braquage a permis aux enquêteurs de mettre la main sur le dossier de l’inspecteur aux Archives nationales à Fontainebleau : l’enquête de l’IGPN, la police des polices, sur le braquage et l’arrêté ministériel qui l’a révoqué, en janvier 1979. L’inspecteur radié a été condamné par la suite à deux ans de prison avec sursis.
À l’hôtel de police de Toulon, on revient brièvement sur cet épisode. « J’ai honte de cette affaire, concède Marc. Je n’étais pas fait pour être un truand... » Il explique désormais qu’il « voulait financer des actions pour le Liban », pour « la cause », avec ce butin. « Je le pensais sérieusement », dit-il. Aujourd’hui encore, il se définit comme « nationaliste » et « patriote ».
Curiel avait « trahi la France »
« René était un ami très proche, raconte-t-il aux enquêteurs. Il était mon témoin de mariage en 1995. Je l’avais rencontré au 9e RCP lors de mon service militaire, puis au Liban en 1976, quand je me suis engagé dans les milices chrétiennes de Gemayel. »
Marc se dit victime d’une « rumeur ». « La rumeur, c’est que René ou des proches de René auraient participé à l’assassinat d’Henri Curiel, et comme moi j’étais proche de René, on me met dans les proches qui auraient pu commettre les crimes avec lui. » Dès la fin des années 1970, d’autres rumeurs circulaient, selon Marc, « sur le fait que René participait à des actions criminelles de type enlèvement ».
Le policier lui demande ce qu’il sait précisément sur l’assassinat d’Henri Curiel le 4 mai 1978.
« Je pense qu’il est mort à cause de ses actions passées durant la guerre d’Algérie et celles qu’il avait encore en 1978, répond l’ancien inspecteur.
— Êtes-vous en mesure de dire où vous étiez et quelles étaient vos occupations en mai 1978, et le jour des faits, le 4 mai ?
— À l’époque, mes préoccupations tournaient principalement autour de mon boulot à la DST, je n’étais pas marié, je vivais seul, je faisais du sport. »
Même question concernant le 2 décembre 1977, jour de l’assassinat de Laïb Sebaï, gardien de l’amicale des Algériens en France, tué avec la même arme que Curiel.
« Je faisais la même chose », répond Marc.
À la DST, Marc Ducarre opérait sous le pseudo de « Duchesne ». Il avait été inspecteur au sein de la « division B2 », basée au ministère de l’intérieur, rue des Saussaies, et chargée de suivre « les militants basques de l’ETA notamment ». Mais il s’était aussi occupé des « affaires palestiniennes », « notamment Abou Nidal, OLP, etc. ». « Mon travail consistait à faire des surveillances. Je me débrouillais pour trouver des postes d’observation, des lieux stratégiques pour surveiller les gens. »
« Est-ce que M. Curiel faisait partie de vos surveillances?,questionne l’enquêteur.
— Aucunement, répond Marc. Je n’ai pas mis en place de poste d’observation pour Curiel. »
Il ne connaissait pas non plus les collègues qui étaient chargés de suivre le militant. « Je pense qu’il était surveillé en permanence, ne serait-ce que par des écoutes, ajoute-t-il.
— Revenons au jour où M. Curiel a été tué, reprend l’enquêteur. Où étiez-vous ? Qui vous l’a annoncé ?
— Je pense qu’on en a parlé au bureau, mais je ne sais pas si je l’ai appris à ce moment-là ou si je le savais déjà. C’est très loin tout ça.
— Certes, c’est loin, mais Curiel était quelqu’un de suivi par la DST, et qui représentait des idéaux qui étaient à l’opposé des vôtres...
— Curiel n’était pas un type que je suivais en particulier dans mon groupe. Moi, en tout cas, je ne l’ai pas suivi dans mon travail, jamais. Personne ne l’aimait, à vrai dire, chez nous, mais je ne me suis pas spécialement réjoui de sa mort, même si je n’aimais pas ce qu’il représentait. Il avait trahi la France.
— Vous pensez qu’il a mérité son sort ?,rebondit l’enquêteur.
— Je pense qu’il méritait de rester plus longtemps en prison »,répond Marc.
L’enquêteur signale qu’un nouveau témoin s’est manifesté et qu’il fait lui aussi le lien entre lui, René et les homicides. Ce nouveau venu s’appelle Claude C., c’est un ancien de l’OAS et de Jeune Nation. Il a bien connu « Néné », qui lui a présenté Ducarre. Et ce dernier lui a beaucoup parlé, avant qu’une embrouille immobilière ne survienne entre eux.
Le policier : « [Selon ses déclarations] René aurait dit que vous faisiez partie du commando qui a tué Pierre Goldman et que vous avez tiré sur Pierre Goldman vous aussi ?
— Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, répond Marc.
— Ce n’est pas la réponse d’une personne qui n’a pas tiré sur quelqu’un, ça,signale l’enquêteur. Vous n’êtes pas d’accord sur quoi exactement ? Sur ce que dit le témoin ou sur ce qu’a pu dire René ?
— Je ne suis pas d’accord avec ce qu’a dit René.
— Pourtant, il y avait bien des raisons pour que vous lui en vouliez, à cet homme. Qui gênait-il ?
— Pierre Goldman n’était qu’un tueur de femmes [il a été accusé puis acquitté de l’assassinat de deux pharmaciennes lors d’un braquage en 1969 – ndlr]. Je pense qu’il gênait la France avec l’attirance qu’il a eue sur l’intelligentsia de la gauche à l’époque. »
L’ancien flic révoqué conteste son implication dans les meurtres. Mais sans énergie. Et il n’est pas loin de les approuver.
L’autre surprise des enquêteurs est qu’il se dit proche du commanditaire des assassinats désigné par René : Pierre Debizet, secrétaire général du Service d’action civique (SAC). Selon Ducarre, le chef du SAC avait été informé de l’affaire du braquage raté, et il avait même accepté de remettre 6 000 francs à René à sa sortie de prison.
« Quatre ans de bagarres contre les gauchistes »
Le policier : « Si Goldman gênait la France, est-ce que cela aurait pu être géré par Debizet, cette affaire ?
— Lui ou d’autres. Je ne sais pas,répond Ducarre.
— Debizet, je ne l’ai pas caché, on était proches, on a dit homme de confiance, je dirais qu’on était même amis, poursuit-il. Ce qui lui a plu, c’est ce que j’ai fait au Liban, et l’engagement à l’UNI, le syndicat étudiant dont j’étais proche à Toulon, c’était quatre ans de bagarres contre les gauchistes. Au Liban, j’ai été sniper sans chercher à le devenir. [...] En faisant ça, j’ai eu une certaine réputation. Debizet, bien que je pense qu’il le savait, ne m’en a jamais parlé. J’ai su, car il me l’a dit pas la suite, que M. Debizet m’appréciait vraiment.
— Vous a-t-on demandé de faire des choses, des actions que vous regrettez à cette époque ?,reprend le policier.
— Pas vraiment.
— M. Debizet vous a-t-il demandé de commettre des crimes ?
— Pas exactement, mais il m’a dit de faire des vérifications pour un homme qui avait à l’époque volé de l’argent à Omar Bongo, et dont il fallait s’occuper. J’ai reçu un contre-ordre le même jour pratiquement. Je crois que le gars en question a été pris en charge officiellement.
Dès que M. Debizet pouvait faire prendre les choses officiellement, il le faisait. C’était un homme qui avait le sens de l’État et le sens du devoir. C’était un homme d’appareil, il contrôlait environ 5 000 personnes, du légionnaire au chef d’état-major. Il était efficace. S’il avait voulu faire des choses malsaines, il aurait pu le faire sans problème. Il ne faisait que ce qui lui paraissait bon pour l’État et ce que le chef de l’État lui demandait. Moi j’étais fidèle à Debizet mais pas au SAC. L’affaire de la tuerie d’Auriol [l’assassinat par le SAC d’une famille entière à Auriol, en 1981 – ndlr], ce n’est pas le système Debizet, c’est quelque chose qui lui a échappé et qui a mené à cette tuerie. Il a tout fait pour arranger les choses. »
L’enquêteur signale un autre meurtre lié à la légende noire du SAC, celui de l’amant de Marie-Joséphine Bongo, la femme du président gabonais Omar Bongo, un certain Robert Luong, le 27 octobre 1979.
« Vous connaissez cette affaire ?
— Oui, répond Marc. Robert Luong avait été averti de cesser de voir Mme Bongo, mais il a continué et il a été assassiné. Je ne sais pas qui l’a tué, je ne dis aucunement que c’est le SAC qui l’a fait. »
Selon l’ancien inspecteur, son activité principale, « c’étaient des surveillances et de la sécurité », « ce n’était pas de l’ordre de l’homicide ». « On sortait avec toute une armée pour surveiller Mme Bongo ou le frère d’Omar Bongo, c’était ridicule. Cela n’a pas empêché l’histoire de se terminer tragiquement par l’élimination de l’amant de Mme Bongo. Cela n’avait rien à voir avec nos surveillances. »
René Resciniti de Says connaissait aussi « des mecs du SAC », poursuit Marc. Mais d’après l’ancien inspecteur, « Debizet n’aimait pas trop René ». Marc, lui, avait gagné sa confiance, jusqu’à assurer « la sécurité de sa propriété, de lui-même et de sa famille » au début des années 1980, « car il était menacé » et il avait « entièrement confiance » en lui.
Par la suite, Marc avait fait une formation de bûcheron et s’était installé au Pays basque, où il avait vécu entre 1985 et 1987. « Il avait appris le métier de bûcheron pour pouvoir approcher les gars de l’ETA, dénonce Claude C. Il a éliminé des crapules de l’ETA, des cibles que l’État français lui donnait. »
Ducarre, lui, conteste vivement avoir « fait quoi que ce soit » avec les Groupes antiterroristes de libération (GAL) qui ont multiplié les assassinats d’exilés et de sympathisants d’ETA à l’époque, comme l’a aussi écrit le biographe de René, Christian Rol.
« On vient parler des Basques aussi parce que j’étais dans une division à la DST qui s’occupait des militants ETA, mais c’est de la construction pure et simple », se défend-il.
Une fois son audition fleuve terminée, Ducarre est remis en liberté, sans poursuites. Dès le lendemain, il débriefe son audition avec deux de ses frères.
« Marc Ducarre, méfiant de nature, avait sans doute envisagé que sa ligne serait placée sur écoute », commentent les enquêteurs. « Cette ironie sur les dossiers criminels évoqués semblait néanmoins cacher une gêne réelle sur son éventuelle implication », relèvent-ils.
Revenant sur son activité de bûcheron au Pays basque, il s’amuse d’un de ses échanges avec le policier :
« Il m’a dit : “Monsieur Ducarre, il y a quelque chose qui me gêne quand même parce que, vous comprenez, partout où vous vous installez, il y a des problèmes...” [Rires de Marc et de son frère Bruno.] Alors il me dit : “Et vous comprenez, les deux années où vous êtes bûcheron dans les Pyrénées-Atlantiques, nous déplorons 30 décès.” [Rires de Marc et de son frère.] Alors je lui dis : “Vous savez, je suis quelqu’un qui travaille jour et nuit [rire de Bruno Ducarre]. Je suis un excellent abatteur, et je travaille jour et nuit.” »
Marc et Bruno rigolent encore.
Ils peuvent être soulagés, car les enquêteurs sont passés à côté d’un indice important.
Le nom de Bruno apparaît lui aussi dans le dossier judiciaire de l’affaire Curiel. Il a été soupçonné d’avoir pris part à deux opérations signées « Delta » – signature des meurtres d’Henri Curiel et Laïd Sebaï –, en mars 1978, avec un ancien parachutiste membre du Parti des forces nouvelles (PFN).
Ces attentats commis contre le siège du Parti communiste à La Garde-Le Pradet, le 25 mars, et celui de l’amicale des Algériens à Toulon, le 14 mars, n’avaient fait que des dégâts matériels. Mais le procès-verbal de la garde à vue de Bruno Ducarre dans ces affaires par la brigade des recherches de gendarmerie de Toulon était rapidement joint à la procédure Curiel du fait de la signature « Delta ». La vie de Bruno allait reprendre son cours. Il allait devenir policier, passer par la brigade criminelle de Paris, puis revenir diriger des unités à Toulon et à La Garde, pour finir, en 2022, retraité, et brièvement attaché parlementaire d’un député Rassemblement national.
Questionné par Mediapart, Bruno Ducarre a mis fin à la conversation. Son frère Marc n’a pas répondu.
En 2005, Jean Bataille, un ancien inspecteur des Renseignements généraux, racontait dans un roman autobiographique la constitution d’un « commando Île-de-France » pour lutter contre la subversion dans les années 1970. Il s’agit du contact de René Resciniti et Marc Ducarre aux RG.
Une deuxième barbouze gravitait autour de René Resciniti de Says lorsqu’il a commis ses crimes. Un deuxième policier que le biographe de René avait baptisé « Tango ». L’enquête judiciaire ne l’a pas identifié, et pourtant cet homme s’est lui-même signalé en faisant paraître un roman autobiographique, Commando Sud (In octavo Éditions, 2005). Jean Bataille est l’ancien policier des Renseignements généraux qui a frayé avec « Néné ». Sur Amazon, il a illustré sa notice biographique d’une photo de lui portant un fusil à lunette.
Jean Bataille y est présenté comme « un spécialiste de la contre-subversion à la fin de la guerre froide pour la période 1971-1996 », ancien inspecteur aux RG de la préfecture de police (RGPP) de Paris « chargé de la surveillance des menées terroristes », ancien « volontaire » à Beyrouth aux côtés des phalanges chrétiennes en 1976. Lié à un groupe d’extrême droite qui venait de commettre un mitraillage en plein Paris, il a été incarcéré en 1980, et radié de la police, comme avant lui, pour d’autres raisons, l’inspecteur Marc Ducarre, l’autre ami de René, qui émargeait au contre-espionnage.
« Ce roman relate certains épisodes de la guerre secrète livrés par une poignée de garçons pour délivrer un message de fermeté aux tenants de la révolution mondiale », explique la quatrième de couverture du livre de Bataille.
Plusieurs proches de René Resciniti de Says ont confirmé à Mediapart l’identité de « Tango », sans toutefois pouvoir préciser son rôle exact aux côtés de René. Dans les affaires Curiel et Goldman, Jean Bataille est présumé innocent. « La connexion Néné, Ducarre, Bataille, s’est faite dans le réseau des anciens du Liban, explique Grégory Pons, l’ancien journaliste proche de René. Néné est arrivé sur Debizet [l’ancien patron du Service d’action civique – ndlr] par Bataille et Ducarre. Lequel des deux je ne sais pas, mais ils fonctionnaient en binôme permanent, les deux. »
Grégory Pons se souvient d’avoir déjeuné avec eux jusqu’au début des années 1980. « Je n’ai jamais su s’ils étaient allés [au Liban] en mission, ou par patriotisme pro-libanais, mais à mon avis ils étaient déjà mouillés dans des barbouzeries, ça se voyait, ça se sentait. Ils avaient ça dans le sang. »
« Un noyau de notre police »
Le roman autobiographique de Bataille commence par l’assassinat à la machette d’un apparatchik est-allemand. Il se poursuit au Liban, par l’enrôlement de son personnage principal dans les phalanges, le voyage initiatique de nombreux nationalistes français, tous courants confondus, à l’époque. Selon les services de renseignement, près d’une centaine s’y sont rendus entre 1975 et 1976, avec un pic à l’été 1976. Lorsqu’ils n’avaient pas d’expérience militaire, leur séjour débutait dans un camp d’entraînement par une formation au maniement des armes et des explosifs, et se poursuivait dans le quartier d’Achrafieh, à Beyrouth.
Sur place, René avait retrouvé l’inspecteur Ducarre, parti sur ses congés, sans prévenir sa hiérarchie, à l’été 1976.
« Je suis allé à Athènes, puis de là à Larnaca à Chypre dans un couvent qui servait de liaison pour aller ensuite vers Beyrouth, a expliqué Ducarre aux policiers. On faisait des actions de type reprise de bâtiments sur la ligne de front. Il y avait René, que je n’avais pas revu depuis le 9e RCP. On est devenus amis au Liban. Il y avait mes deux frères, Bernard et Patrick. Il y avait les frères Pochez, l’un d’eux a été blessé. Il y avait Titi dit “le Chinois”, très connu. Il y avait pas mal de royalistes de Paris, dont René. » Ducarre se flattait d’être devenu un bon sniper à Beyrouth.
Volontaire au même moment, Olivier Danet, ancien d’Ordre nouveau et du Parti des forces nouvelles (PFN) qui marchera sur les pas du mercenaire Bob Denard aux Comores, côtoie le groupe au Liban. René a d’ailleurs failli le « flinguer » accidentellement d’un tir de kalachnikov. « À mon avis, il ne faut pas trop chercher dans nos milieux politiques, avance l’ancien mercenaire, s’agissant des exécutions de Curiel et Goldman. C’était plutôt une barbouzerie. Un noyau de notre police qui déconnait... » Lorsqu’on évoque le binôme de policiers proche de René, Danet répond qu’il ne « confirme rien ». « Mais c’est dans ces coins-là qu’il faut chercher », concède-t-il.
« Je ne crois en rien à cette hypothèse selon laquelle cette fraternité [des volontaires français au Liban – ndlr] serait concernée par ce dossier », juge aussi un autre volontaire proche de Denard, Patrick Klein, qui a également connu les frères Ducarre à Beyrouth et qui a consacré un chapitre de son autobiographie à l’engagement libanais(1).Selon lui, Ducarre, René et Bataille « formaient un groupe indépendant car ils avaient été militaires au préalable », explique-t-il.
Dans son livre, Jean Bataille raconte son séjour chez les milices chrétiennes, en octobre et novembre 1976. Il y rencontre Pierre, un corse, « qui avait un grand passé de chevalier à la barre de fer à Nice », et s’était déjà illustré à Beyrouth, dans de nombreux combats de rue. Il fait ainsi apparaître Pierre Bugny-Versini, un jeune militaire d’extrême droite, formé chez les paras du 1erRPIMa, qui deviendra une figure du milieu, et son grand ami. Les volontaires « formaient une équipe de choc qui pouvait intervenir rapidement à peu près partout dans la ville », écrit Bataille. En regagnant Paris, son héros se dit « un peu déçu par l’intensité des combats », mais « rassuré sur sa conduite au feu ».
Au retour, le double de Bataille crée une « petite organisation » avec un groupe de camarades, autour de « Pierre », avec l’objectif de résister à une insurrection communiste, voire à l’Armée rouge. Ce « Commando Sud » se met à réaliser des opérations extérieures en Afrique, commanditées par un mystérieux colonel. Ponctuelles. Contre des forces cubaines, vraisemblablement en Angola ; puis en Rhodésie, pour contrer les mouvements nationalistes zimbabwéens. Et d’autres actions, en France, celles-là.
« La plus grande partie des actions étaient impulsées par le colonel [...]. De temps à autre, exploitant leurs propres sources de renseignement, ils s’accordaient un petit plaisir en liquidant une équipe plus proche du banditisme que de la politique. C’était un accord tacite avec le colonel, une contrepartie au fait qu’ils n’étaient pas rétribués, pas décorés, et encore moins reconnus. Cette forme de paiement en nature leur donnait l’illusion d’être libres. »
Ils étaient « obligés de laisser s’échapper du beau gibier par manque de temps, de moyens », « et parce que la désignation des objectifs n’était théoriquement pas de leur niveau ». Il fallait créer une « équipe supplémentaire », et « sous-traiter des objectifs ».
C’est alors, page 133 de son livre, que le double de Jean Bataille rencontre le double de Marc Ducarre :
« Parmi les gars qu’il avait contactés, il y avait un ancien du Liban dont la conduite au feu avait été semble-t-il irréprochable. Il semblait désireux de s’engager dans la lutte antisubversive avec son groupe de camarades. On l’aurait cru sorti d’une affiche de propagande pour les T.A.P. [troupes aéroportées parachutistes – ndlr]. Même lorsqu’il était en civil, on avait l’impression qu’il revenait de manger du mess des officiers. Il se la jouait “bête de guerre” au repos et portait en permanence un foulard sous sa chemise et des lunettes de soleil même lorsque le ciel était gris. »
L’alias de Bataille lui avait proposé « une sorte de prestation clefs en main du contre-terrorisme », ainsi qu’une « aide logistique et technique ». Le para qui « ne lâchait pas plus de cinq mots à l’heure » s’était dit d’accord sur le principe.
Mais ses camarades étant « également des pisse-froid, d’un naturel soupçonneux »,il avait fallu « sous-entendre que les plus hautes autorités étaient dans le coup », et leur rendre quelques menus services. Ils étaient friands de notes de renseignement. Un jour, l’un d’eux a demandé un coup de main pour protéger une prostituée qui exerçait « dans une galerie des Champs-Élysées » – coïncidence, René Resciniti de Says vivait au-dessus de la galerie du Lido –, une faveur fermement refusée.
« Ce projet avançait vite, car ce commando, appelons-le Île-de-France, était un clone du leur », écrit Jean Bataille.
Le roman n’en dit pas plus sur la destinée du mystérieux commando et ses actions en Île-de-France.
Un mitraillage à Paris
C’est que la carrière de l’inspecteur Jean Bataille a été stoppée net, le 2 juin 1980, après l’interpellation de Pierre Bugny-Versini, son ami corse, dans l’enquête sur le mitraillage de l’ambassade d’Iran, le 14 mai précédent. Cet attentat, qui blesse plusieurs gendarmes en faction devant l’ambassade, est revendiqué par le FLNC, dont certains leaders, notamment Alain Orsoni, sont liés à l’extrême droite – Bugny-Versini et Orsoni ont frayé avec le GUD à l’université d’Assas quelques années plus tôt. À Paris, les policiers perquisitionnent un box situé impasse de l’Église, dont Bugny-Versini a la clé. Ils découvrent les armes utilisées pour le mitraillage, des pistolets mitrailleurs, des pistolets automatiques, mais aussi des explosifs, des cagoules, et même des perruques. Ils mettent la main également sur des notes des Renseignements généraux sur des personnalités et des mouvements de gauche et d’extrême gauche, ainsi qu’une photocopie de la carte de policier de Jean Bataille – Jean-Pierre de son état civil.
Le policier est inculpé et écroué en même temps que Bugny-Versini. Puis il est révoqué le 19 septembre suivant. Lorsqu’il comparaît au tribunal, en décembre, Jean Bataille tente vainement d’expliquer qu’il n’a été « guidé que par la recherche de renseignement ». L’inspecteur est condamné à deux ans de prison, dont neuf mois avec sursis. Quant à Pierre Bugny-Versini, il meurt déchiqueté avec un camarade, en novembre 1985, par l’explosion de sa voiture, dans le parking George-V aux Champs-Élysées. Il avait fait partie des chefs du groupe action du PFN.
La vie de Jean Bataille devient en apparence plus tranquille, comme attaché d’administration dans une université du sud de la France. Après l’écriture de Commando Sud, il publie un livre et un article sur la « cryptie » (un rite de passage des jeunes guerriers à Sparte) dans la revue Sparta animée par Philippe Baillet, l’ancien secrétaire de rédaction des revues du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), auteur de textes favorables aux théories raciales du Troisième Reich, et Jean Plantin, un révisionniste convaincu.
À l’occasion de la sortie de son livre, Kryptie, les services secrets de Sparte (Dualpha, 2022), Bataille explique qu’assez jeune il a été, « dans le cadre de la défense de [ses] idées, un spécialiste de la contre-subversion ». « À l’époque, 1970-1985, le danger était bien réel et après quelques aventures, je me suis retrouvé en prison, reconnaît-il, et c’est pendant mon incarcération que j’ai vraiment pu me consacrer à la lecture des textes de Platon, Plutarque, Xénophon et d’autres auteurs de la Grèce antique. »
L’ancien inspecteur signale « l’histoire du jeune Spartiate qui se laisse dévorer le ventre par un renard plutôt que de parler ». « La Kryptie implique, sur le plan mental et physique, un don total de sa personne, la conservation absolue du secret, et une résistance stoïque allant jusqu’au sacrifice de sa propre vie », souligne-t-il. Joint via son éditeur Philippe Randa, le patron des éditions Dualpha, Jean Bataille a fait savoir qu’il ne souhaitait « pas entrer en contact avec Mediapart ». Il n’a donc pas répondu à nos questions.
L’amie qui « savait »
Dans cette affaire, le secret, d’abord brisé par René, continue de s’effriter. Après le nom de Marc Ducarre, l’ancien contre-espion dont il était proche, l’enquête a révélé l’identité de plusieurs personnes de l’entourage de René Resciniti de Says qui figuraient sous pseudonyme dans le livre de son biographe et ami Christian Rol.
La femme qui partageait la vie de René, baptisée Éléonore dans ce livre, s’avère être Catherine Barnay, une figure de la droite radicale, membre du comité national d’Ordre nouveau en 1973, puis de celui du Parti des forces nouvelles en 1976. « Une fasciste pure et dure » comme le signale Rol, qui fera carrière dans les médias d’extrême droite, Le Choc du mois et Minute, dont elle reprendra le titre en 1999, avant d’entrer dans le groupe Causeur (voir ici l’enquête de René Monzat sur le contrôle de ce groupe de presse). Catherine Barnay est à l’époque partie prenante de plusieurs officines (L’Institut européen de recherches et d’études politiques, l’IREP, qui fait paraître la revue Confidentiel, en 1979), liées aux radicaux italiens et espagnols, dont certains sont activement recherchés.
Selon ses propos rapportés par Christian Rol, elle a été informée de l’attentat contre Goldman deux jours avant les faits, mais elle dit n’avoir rien su de l’assassinat de Curiel. Catherine Barnay n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
« Pour Goldman, je savais,raconte-t-elle au journaliste d’extrême droite. Il [René] m’a prévenue deux jours avant de commettre l’attentat. Je me suis toujours tue évidemment [...]. Tout ce que je sais c’est que, lorsqu’ils sont revenus à la maison, ils étaient comme en état d’hypothermie, tremblants. Je ne sais pas si René a tiré comme il l’assure, en tout cas, il était de l’opération. Quant à Curiel, je ne sais rien. Pour la bonne raison que je n’ai jamais entendu parler de cette opération quand nous vivions ensemble. »
Elle confie aussi qu’elle a présenté le néofasciste italien Stefano Delle Chiaie à René. Ce dernier est d’origine italienne par ses deux parents, et il se fait une joie de servir d’agent de liaison au terroriste activement recherché par la police italienne. « René avait l’habitude de dire : “Je suis monarchiste en France et fasciste en Italie” »,va d’ailleurs expliquer Christian Rol, sur Radio Courtoisie, pour justifier le titre de son livre, inapproprié de l’avis des royalistes, Le Roman vrai d’un fasciste français.
Via Catherine Barnay, le tueur s’est aussi rapproché, épisodiquement, de l’équipe du Choc du mois, puis de certains membres de Jalons, un groupe parodique animé par un conseiller de Charles Pasqua, Bruno Telenne, alias Basile de Koch. René avait ainsi raconté ses actions à Pierre Robin, représentant de l’aile nationaliste de Jalons, « Nazisme et dialogue », et ils avaient réfléchi ensemble à un projet de livre. Une idée finalement concrétisée par Christian Rol.
Mais Rol a fini par regretter d’avoir écrit cette biographie qu’il « traîne comme un boulet »,raconte-t-il sur sa page Facebook. Il espérait raconter les exploits de René, sans éclabousser ses proches et sa mouvance. C’est raté. « Bon, je ne vais pas faire le malin outre mesure et jouer les cadors alors que j’ai gentiment collaboré pour me sortir de ce piège à con et pour absoudre tous les protagonistes de ce livre qui eurent à déplorer parfois ma légèreté coupable », écrit-il, après sa deuxième audition par les policiers de la brigade criminelle. Sur Facebook, le journaliste laisse libre cours à ses haines, en gratifiant au passage la famille Curiel de remarques antisémites. « En fait, la famille Curiel et les héritiers spirituels du macchabée ont le bras très long,écrit-il. Essentiellement parce qu’ils appartiennent à la fameuse Kommunauté [sic], comme Curiel lui-même, et qu’ils comptent bien faire payer l’État français pour les barbouzeries fatales au cher grand homme. »
Sur une écoute judiciaire, l'ancien journaliste du Choc du mois s’inquiète d’en avoir trop dit aux policiers. « Est-ce qu’il est encore dangereux machin là, Ducarre ? » demande-t-il à un ami de René. « Il bougera pas,lui répond ce dernier. C’est un flic, donc il est quand même solide. S’il ne se sent pas menacé, il bougera pas. »
Devant les policiers, Rol précise qu’il a demandé à Catherine Barnay de l’introduire auprès de Marc Ducarre pour la préparation de son livre, mais que « cela faisait vingt ans – depuis le milieu des années 1990 – qu’elle ne l’avait pas vu ». Ducarre, lui, s’était souvenu de Barnay comme d’une femme « sympa », au « caractère bien trempé ».
La cellule « Néné, DST, Poulets »
Un autre ami a su, mais bien plus tard, ce que René avait fait. Ancien militant de Jeune Nation, et ancien de l’OAS, Claude C. avait rencontré René en 1994, et Marc Ducarre peu après. Les deux hommes lui avaient confié qu’ils étaient responsables de l’exécution de Pierre Goldman.
« Les deux me l’ont dit,a exposé Claude aux policiers. Chacun à leur tour. Marc Ducarre m’avait dit que c’était lui qui avait monté l’opération et que c’est lui qui avait tiré le premier, et que René l’avait achevé. C’était une affaire commanditée en haut lieu [...] Marc Ducarre travaillait pour Debizet entre autres, qui était la courroie de transmission du pouvoir. »
Joint par Mediapart, et obsédé par un long conflit immobilier qui l’oppose à Ducarre, Claude C. exhume en vrac toutes les confidences de René et de Marc. D’abord sur l’assassinat d’Henri Curiel. « Quand René m’a présenté Marc, il m’a dit : “Ça va te faire plaisir, il m’a aidé à flinguer un porteur de valises”,dit-il. Parce que René me reliait à l’affaire algérienne. Pendant cette action [contre Curiel] Ducarre avait fait la protection. Pour eux, c’était très facile. »
Les deux hommes avaient parlé à Claude d’autres opérations. René lui avait confié qu’il avait « donné le coup de grâce » à Pierre Goldman. « René m’a dit : “Quand je l’ai donné, il m’a bien regardé en face.” Goldman avait été touché par les premiers tirs, donc il est tombé, et c’est René qui est arrivé, et boum, qui lui a mis une balle en plein cœur. Goldman l’a bien regardé dans les yeux. »
Ils lui parlent aussi de l’assassinat de Mahmoud Ould Saleh. Palestinien d’origine mauritanienne, cet ancien représentant de l’OLP a été exécuté devant sa librairie, par deux balles de 11.43 dans la tête, par deux inconnus, rue Saint-Victor à Paris, le 3 janvier 1977. « Le libraire, Ducarre m’a dit comment il l’avait flingué, poursuit Claude. Il avait ouvert un volet, et l’autre, boum. Il m’avait dit que c’était un libraire gauchiste. » Grégory Pons, l’ancien journaliste proche de René, confie à Mediapart qu’il avait lui aussi « relié cette affaire à Néné », mais « sans avoir de vraie preuve ». « J’avais toujours mis ça du côté de la cellule Néné, DST, Poulets », dit-il.
La « cellule terroriste », comme l’appelle aussi Grégory Pons, se disperse en 1980. À peu près au moment où Jean Bataille est incarcéré dans l’affaire du mitraillage de l’ambassade d’Iran. René s’envole pour l’Amérique centrale, pour former des « Contras » à la frontière du Guatemala et du Salvador, recruté par Jean-Denis Raingeard de la Blétière, un ancien d’Aginter, l’agence de contre-subversion basée à Lisbonne jusqu’en 1973.
Marc Ducarre, occupé par les derniers soubresauts du SAC, est chargé de la sécurité de son patron, Pierre Debizet, dit « Gros sourcils ». L’assassinat de la famille d’un membre du SAC à Auriol, en juillet 1981, provoque la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’organisation parallèle, puis sa dissolution en août 1982. Mais des soupçons subsistent sur les raisons de l’arrivée de Ducarre au Pays basque, après sa formation de bûcheron, en 1984. Il s’installe à Hasparren et à La Bastide, où il passe deux ans, de 1985 à 1987. « Il a appris le métier de bûcheron pour flinguer les mecs de l’ETA, témoigne encore Claude C.. Il m’a raconté qu’il en avait buté un qui faisait son footing dans les bois. »
« C’est délirant cette histoire de GAL [Groupes antiterroristes de libération – ndlr], a démenti Ducarre devant les policiers. Alors oui j’ai habité au Pays basque. Je vous rappelle qu’en 1984, j’ai tout lâché pour faire une formation de bûcheron. Ce n’est pas pour me retrouver dans les GAL. »
L’enquête sur l’assassinat d’Henri Curiel déborde d’indices et de faits nouveaux. Elle est désormais entre les mains d’une juge du pôle dédié aux affaires non élucidées et aux crimes en série à Nanterre.
(1) Patrick Klein, Par le sang des autres. Coup d’état d’âme, éditions du Rocher, 2013.
(Genève, le 29 août 2023) – L’ancien ministre algérien de la Défense Khaled Nezzar sera jugé en Suisse pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Après presque douze ans d’une procédure tumultueuse, l’annonce d’un procès fait renaître l’espoir pour les victimes de la guerre civile algérienne (1991–2002) d’obtenir enfin justice. M. Nezzar sera le plus haut responsable militaire jamais jugé au monde pour de tels crimes sur le fondement de la compétence universelle.
Une photo prise le 9 janvier 2016 montre l’ancien ministre algérien de la Défense Khaled Nezzar s’exprimant lors d’une conférence de presse à Alger. (Photo Ryad KRAMDI / AFP)
Le Ministère public de la Confédération (MPC) a transmis le 28 août 2023 au Tribunal pénal fédéral (TPF) un acte d’accusation à l’encontre de Khaled Nezzar. Les faits reprochés à l’ancien général algérien sont lourds : ils font état de crimes de guerre sous forme de torture, de traitements inhumains, de détentions et condamnations arbitraires ainsi que crimes contre l’humanité sous forme d’assassinats qui se seraient déroulés de janvier 1992 à janvier 1994, durant les premières années de la guerre civile. Le conflit qui a opposé le gouvernement algérien et divers groupes armés islamistes a fait près de 200 000 morts et disparus, ainsi que de multiples victimes de tortures, de violences sexuelles et d’autres violations massives de la part de l’armée algérienne autant que de ces groupes armés. Le procès à venir marque une étape historique dans la lutte contre l’impunité des crimes commis durant la « décennie noire », une loi d’amnistie garantissant en Algérie une impunité complète pour les atrocités commises par toutes les parties au conflit.
TRIAL International avait déposé en 2011 une dénonciation pénale contre Khaled Nezzar, menant à son interpellation rapide et à l’ouverture formelle d’une procédure à son encontre. Cette mise en accusation est accueillie positivement par l’organisation, qui plaide pour une ouverture du procès à bref délai. «Durant les presque douze années de procédure, l’état de santé du prévenu s’est dégradé et il ne serait pas concevable pour les victimes que leur droit d’obtenir justice leur soit maintenant nié», explique Benoit Meystre, conseiller juridique chez TRIAL International, avant de poursuivre : «le Tribunal doit rapidement faire la lumière sur les crimes commis en Algérie et la responsabilité que porte M. Nezzar, si l’on veut éviter un déni de justice».
Le combat des parties plaignantes pour mener Khaled Nezzar devant la justice a en effet été extrêmement éprouvant. Encore dernièrement, une victime a retiré sa plainte à la suite de pressions exercées sur sa personne depuis l’Algérie. Une autre plainte a été classée en 2023 du fait que la victime, vivant en Algérie, n’était plus joignable, laissant craindre le pire en ce qui la concerne. Une troisième victime est décédée récemment sans connaître l’issue du combat judiciaire qu’elle avait entamé en 2011.
Abdelwahab Boukezouha, l’une des cinq parties plaignantes, qui a fait preuve d’un courage indéfectible tout au long des presque douze années d’instruction, explique : «je ne me bats pas seulement pour moi, mais pour toutes les victimes de la décennie noire de même que pour les plus jeunes et les générations futures. Jamais plus un Algérien ou une Algérienne ne devra subir ce que j’ai moi-même vécu !».
L’instruction pénale et le futur procès contre Khaled Nezzar sont possibles en application du principe de compétence universelle, qui permet et parfois impose aux États d’enquêter et de poursuivre les personnes suspectées d’avoir commis des crimes internationaux, et ce, quel que soit le lieu où les crimes ont été commis et peu importe la nationalité des suspects et des victimes. TRIAL International souligne que le Général Nezzar deviendra le plus haut responsable militaire jugé où que ce soit dans le monde sur le fondement de ce principe. Il sera également le troisième accusé à comparaître devant le TPF pour répondre de sa participation dans des crimes internationaux.
Benoit Meystre conclut : «aucune autre poursuite concernant la décennie noire n’aura lieu, où que ce soit dans le monde. Ce procès est dès lors l’unique – mais aussi la toute dernière – opportunité de rendre justice aux victimes de la guerre civile algérienne».
Le général algérien Nezzar prêt à être jugé en Suisse
Accusé de crimes contre l’humanité, le célèbre général algérien devra passer devant le Tribunal pénal fédéral. Mais le temps presse.
-Ancien homme fort du pouvoir algérien, le général Khaled Nezzar, ici en 2001.
AFP
Lundi 28 août, Le Ministère public de la Confédération (MPC) a transmis au Tribunal pénal fédéral (TPF) un acte d’accusation à l’encontre de Khaled Nezzar, général algérien arrêté en 2011 à Genève suite à une dénonciation de l’organisation Trial International. La décision du MPC marque une nouvelle étape importante dans l’enquête ouverte contre ce général impliqué dans la guerre civile qu’a connu l’Algérie au début des années 90.
Né en 1937, le général Nezzar est très connu en Algérie, où il réside actuellement. En 2019 encore, il a fait parler de lui après avoir appelé à un soulèvement de l’armée avec d’autres anciens militaires. Il a été accusé de complot et d’atteinte à l’ordre public et condamné par contumace à 20 ans de prison. Mais finalement, il a pu rentrer en Algérie en décembre 2019 et n’a pas été autrement inquiété depuis.
Torture et traitements inhumains
Dans les années 90, les faits reprochés à l’ancien général algérien sont graves, note Trial International: «Ils font état de crimes de guerre sous forme de torture, de traitements inhumains, de détentions et condamnations arbitraires ainsi que crimes contre l’humanité sous forme d’assassinats qui se seraient déroulés de janvier 1992 à janvier 1994, durant les premières années de la guerre civile».
Maintenant que l’acte d’accusation a été transmis au Tribunal pénal fédéral, Trial International espère que le procès pourra se tenir rapidement en raison de l’état de santé du général, qui n’a cessé de décliner depuis l’ouverture de l’enquête en 2011. En cas de décès, le procès n’aurait évidemment pas lieu. Pour son conseiller juridique Benoit Meystre: «Ce ne serait pas concevable pour les victimes que leur droit d’obtenir justice leur soit maintenant nié».
Viendra-t-il à son procès? «Nous l’espérons, répond-il. Jusqu’ici, il a répondu aux convocations de la justice suisse, la dernière fois en 2022. Selon ses avocats, il a fait savoir qu’il tenait à s’expliquer devant le tribunal».
Un combat pour tous les Algériens
En douze ans d’enquêtes du MPC, certaines parties plaignantes ont dû abandonner pour diverses raisons, l’une étant même décédée. Mais le procès reste très attendu pour celles qui se battent depuis si longtemps pour obtenir justice: «Je ne me bats pas seulement pour moi, déclare l’une d’entre elles, mais pour toutes les victimes de la «décennie noire» de même que pour les plus jeunes et les générations futures. Jamais plus un Algérien ou une Algérienne ne devra subir ce que j’ai moi-même vécu!»
La dernière opportunité
Rappelons qu’entre 1992 et le début des années 2000, l’Algérie a connu une guerre, où la population civile a énormément souffert. On dénombre environ 200 000 morts, 20 000 disparus, des centaines de milliers de gens déplacés, des dizaines de milliers de torturés et de déportés. Ces violences impliquaient des groupes armés se réclamant de l’Islam, mais les principaux responsables de cette «sale guerre» ont été les forces spéciales de l’armée, les services de renseignements, des milices ou des escadrons de la mort. De 1992 à 1994, Khaled Nezzar a été l’un des cinq membres du Haut Comité d’État, la junte militaire qui avait pris le pouvoir et prenait les décisions.
Pour Benoît Meystre: «Aucune autre poursuite concernant la «décennie noire» n’aura lieu, où que ce soit dans le monde. Ce procès est dès lors l’unique, mais aussi la toute dernière opportunité de rendre justice aux victimes de la guerre civile algérienne». Dans quel délai le procès pourrait-il se tenir devant le Tribunal pénal fédéral: «Pour nous, vu son état de santé, le plus vite possible. Nous avons peu d’expérience dans ce type de procédures. Ce ne sera pas demain, mais probablement dans quelques mois».
Un précédent rwandais
Trial International précise que le droit suisse autorise la poursuite de certaines infractions au droit international, notamment les violations des Conventions de Genève, dès lors que le suspect se trouve sur le territoire suisse.
Par le passé, un ressortissant rwandais a ainsi été condamné en Suisse à 14 ans de prison pour sa participation au génocide.
On nous a toujours raconté que durant la « décennie noire », pour contrer des islamistes fanatiques, l’armée algérienne s’est mobilisée corps et âme, mais la vérité est autre.
Mohammed Samraoui, ex-colonel de l’armée algérienne qui a déserté en 1996, et est depuis en asile politique en Allemagne, a vécu de l’intérieur « l’enchainement diabolique » qui a plongé l’Algérie dans l’horreur. Il a écrit le livre « Chronique des années de sang » (Éditions Denoël) pour démontrer comment une « poignée de généraux corrompus » ont mis leur pays à feu et à sang pour préserver leurs privilèges.
Dans son livre, Samraoui, que j’ai rencontré dans un endroit secret en 2009, a précisé qu’il n’est nullement dans ses intentions de nier ou de justifier les crimes commis par les islamistes. Cependant, s’il y a eu une guerre, c’est qu’il y avait forcément des protagonistes, et, à ses yeux, «les généraux et les dirigeants du FIS sont coresponsables du drame algérien ».
La création des GIA par les services algériens
Après la victoire écrasante du Front islamique du salut (FIS) au premier tour des élections législatives en décembre 1991, l’armée avait pressé le régime d’annuler le second tour. En conséquence, le président avait dissous l’Assemblée populaire nationale et, au printemps 1992, l’armée algérienne avait été aussi chargée de gérer l’état d’urgence.
Les chefs de l’armée avaient décidé que le FIS menaçait leur propre pouvoir et devait être éliminé. Pourtant, la lutte contre les islamistes a été l’occasion pour le régime algérien de se débarrasser d’autres « ennemis » du régime, comme les militants des droits de l’homme et les dirigeants amazighs de Kabylie.
Samraoui lui-même a raconté : « Tous les jours, nos chefs, Smaïl Lamari [alias Hadj Smaïn, général-major et patron de la Direction du contre-espionnage (DCE), l’une de branche du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), mort en 2007] et aussi [le général-major] Brahim Fodhil Cherif [mort en 2008] ressassaient le même discours : Il fallait enrayer la «menace intégriste », qui signifiait la fin de l’Armée nationale populaire (ANP) … Ils nous expliquaient aussi que des personnalités comme Hocine Aït Ahmed (le leader historique du Front des forces socialistes, FFS), les avocats Ali Yahia Abnennour (dirigeant de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme) ou Mahmoud Khelili (mobilisé pour défendre toutes les victimes de la répression) étaient des ‘ennemis’ de l’Algérie. »
Pour avoir une idée du climat d’hystérie sanguinaire dans lequel l’Algérie sombrait, Samraoui a mentionné une déclaration de Smaïl Lamari, lors d’une réunion en présence de nombre d’officiers de la DCE, qui est restée gravée dans sa mémoire : « Je suis prêt et décidé à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut pour maintenir l’ordre que les islamistes menacent. »
Dans ce contexte, il était difficile d’être lucide sur la perversion organisée du système qui se mettait en place. Samraoui a compris que bien après, dans toute son ampleur, la responsabilité des chefs du DRS dans la création des Groupes islamistes armés (GIA), instruments des crimes les plus atroces dans la « décennie noire ».
« Les émirs du DRS »
À partir de février 1992, la presse algérienne évoqua souvent le nom de Moh Leveilley, présenté comme l’un des terroristes islamistes les plus dangereux. Samraoui, qu’il l’avait personnellement connu, a raconté : « Moh Leveilley était un agent des services, fabriqué pour en faire un épouvantail islamiste et pour lui faire commettre des attentats destinés à terroriser les citoyens. Il sera finalement abattu par les forces de sécurité à Tamesguida, le 31 août 1992. Il n’était que le premier des nombreux ‘émirs du DRS’ placés à la tête des GIA et qui seront régulièrement liquidés une fois leurs missions accomplies. Moh Laveilley n’était évidemment pas un cas isolé. Son utilisation comme agent terroriste pas le DRS s’inscrivait dans une stratégie globale de manipulation par nos chefs. »
Il convient de souligner qu’en février-mars 1992, « il n’était pas encore question de GIA, mais de djamaates (groupes islamiques ou groupes armés) ». Ce terreau, a expliqué Samraoui, donnera naissance aux GIA tels qu’ils seront connus à partir l’automne 1992 : «une sorte de fédération de nombre de groupes existants qui rallieront progressivement le noyau initial constitué, à l’initiative du DRS (c’est pourquoi à partir de 1993, on évoquera de plus en plus souvent les GIA et non plus le GIA) ».
La stratégie des services algériens
En expliquant la stratégie du DRS pendant les années, Samaroui a écrit : « Désormais, il ne s’agissait plus, comme on nous l’avait expliqué au cours des mois précédents, de manipuler les groupes radicaux pour mieux les contrôler, mais au contraire de tout faire pour qu’ils se multiplient et sèment partout la terreur.
Cette stratégie (qui se poursuivra pour atteindre son paroxysme dans les années suivantes) s’appuyait sur plusieurs méthodes :
– Infiltrer les groupes armes véritablement autonomes, par l’intermédiaire de militants islamistes retournés (pour la plupart arrêtés par les services puis remis en circulation après avoir accepté de collaborer, par le chantage ou par la compromission), ou grâce a des agents du DRS, comme les militaires se présentant comme déserteurs, qui on rejoint le maquis de Chréa, Zbarbar, Tablat, Beni Bouateb, Sidi Ali Bounab et de Kabylie avec armes et bagages (connus pour leur fréquentation assidue des mosquées, ils étaient acceptés sans méfiance, alors qu’ils étaient bien en mission pour le compte du DRS),
– Utiliser les groupes déjà manipulés qui sont passés à la lutte armée dans les premiers mois de 1992 pour attirer de nouvelles recrues,
– Favoriser la création de groupes par des militants sincères mais manipulés, dès le départ, à leur insu (comme le Mouvement pour l’Etat islamique de Saïd Makhloufi, créé au printemps 1992),
– Infiltrer, dans les camps de sûreté du sud et les centres pénitentiaires, de faux islamistes délinquants, lesquels, une fois élargis, constitueront, à partir de 1993, des groupes armés qui seront actifs dans les régions connues pour leur soutien au FIS (pour ne donner qu’un exemple : à l’initiative de Smaïl Lamari, le capitaine Ahmed Chaker, qui était mon adjoint a Chateuneuf, recruta un certain Mamou Boudouara, voyou et alcoolique notoire à Belcourt, devenu du jour au lendemain un fervent partisan de l’État islamique),
– Créer, de toutes pièces, des groupes armés dirigés par des émirs qui étaient en réalités des officiers du DRS.
Toutes ces techniques ont été utilisées, parfois conjointement. L’idée générale de nos chefs était de fédérer tous ces groupes pour produire une violence contrôlée et maîtrisable.
C’est ce travail délicat qui n’as pas bien fonctionné (on aboutira au contraire au chaos), car il exigeait une discrétion absolue, donc des officiers sûrs, et une parfaite coordination entre les différents services du DRS chargés de contrôler ces groupes : le CPO (Centre principal des opération, ou Centre Antar) du commandant Amar Guettouchi, le CRI (Centre de recherche et d’investigation) de Blida du commandant Mehenna Djebbar, le CPMI (Centre principal militaire d’investigation) du commandant Athmane Tartag, dit Bachir, et bien sûr le chef de la DCE, Smaïl Lamari, et son compère de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de l’armée), Kamel Abderrahmane, qui chapeautaient ces opérations en liaison avec le généraux Toufik, Belkheir et Nezzar.
Dans les mois et les années qui suivront, ces manipulations tous azimuts déboucheront effectivement sur des GIA contrôlés par le DRS. Mais très vite, faute de coordination, elles déraperont, et la violence deviendra largement incontrôlable. Ce qui justifiera, à partir de l’automne 1992, l’engagement massif des forces spéciales de l’ANP, conduites par le général Mohamed Lamari. « Disons simplement ici que la lutte sera menée avec une férocité et une abomination dépassant l’entendement (bombardement au napalm, utilisation de l’artillerie et des hélicoptères de combats, ordre de ne pas faire de prisonniers, usage massif de la torture…) ».
GIA, une organisation de contre-guérilla
Dans son livre, Samraoui a aussi dénoncé l’aveuglement de la majorité des médias internationaux sur la véritable nature de la « décennie noire », « car la simple observation du théâtre politique algérien et du comportement des groupes armés suffisait à invalider la thèse dominante d’une démocratie fragile menacée par l’intégrisme islamiste et défendue par de valeureux généraux républicains ».
En fait, la « violence intégriste » frappant les populations civiles n’a jamais eu la moindre cohérence politique, même au regard de l’idéologie islamiste supposée la justifier.
« En fin de compte, à qui ont profité les actions de GIA ? Sûrement pas aux islamistes. Les GIA n’avaient ni projet de société, ni programme politique. Ils ne proposaient aucune alternative pour le pays. Le comportement de leurs membres se caractérisait par les meurtres, les viols, l’alcool, la drogue, le racket… Les GIA, faisant de la surenchère durant la présidence de Liamine Zeroual (1994-1998), iront jusqu’à reprocher aux dirigeants du FIS leur volonté de recourir à des solutions politiques ou de rechercher des compromis avec le pouvoir », s’intérroge-t-il.
Ainsi, bien loin de s’attaquer aux généraux et à leurs auxiliaires, les GIA se sont acharnés sur la population civile sans défense et ont mené une guerre sanglante contre les autres organisations islamiques. Bref, tout a été fait pour les isoler de la population et les priver de tout soutien. La simple lecture des tracts des GIA est éloquente et dénote que leurs objectifs convergent paradoxalement avec ceux des généraux algériens prédateurs puisqu’on n’y trouve que des diatribes extrémistes où abondent les formules du genre : pas de réconciliation, pas de trêve, pas de dialogue, pas de pitié…
Même quand on ignore le dessous des cartes, toutes ces contradictions apparentes ne peuvent avoir qu’une seule explication : un mouvement qui jette le discrédit sur les organisations islamistes, qui décapite des femmes et des enfants et qui n’as pas de commandement unifié ne peut être qu’un mouvement de contre-guérilla, utilisé contre les véritables islamistes… Cela témoigne de la volonté des commanditaires ayant programmé la tragédie de l’Algérie de ne reculer devant rien pour entretenir le chaos, opposer les Algériens entre eux dans une guerre fratricide et éradiquer toute opposition sérieuse qui menacerait leur privilèges.
Samraoui a enfin déclaré avoir écrit son livre dans l’espoir de contribuer à faire connaître la vérité sur la « décennie noire ». « Un jour, j’en suis sûr, l’Histoire rendra son verdict et les criminels de l’État algérien seront jugés », a-t-il conclu.
L’auteur algérienne Assia Djebar (1936-2015), était une des auteurs précurseurs féminines d’Afrique du Nord. Ayant participé à de nombreux projets à partir de la fin des années 1950, quand elle a publié son premier livre, Djebar a depuis réalisé deux films, écrit un certain nombre de romans, de nouvelles et d'essais et a également résidé en tant que professeur en France et aux États-Unis.
Contrairement à la plupart des filles musulmanes en Algérie à l'époque, Djebar a eu le privilège d'avoir une éducation, compte tenu de son père était enseignant dans une école française, où elle a appris la langue française. Bien qu’elle ait étudié dans une école française, Djebar n’était pas en conformité avec le colonialisme français et elle a soutenu la revendication de l’Algérie pour l'indépendance lors de la guerre d'Algérie. En dépit des critiques, elle a cependant continué à écrire en français, comme elle était maintenant une auteur francophone reconnue. La langue française joue un grand rôle dans l'écriture de Djebar, et est souvent associée à la liberté d'expression des femmes.
Dans les années 1990, souvent désignée comme la décennie noire, pendant la guerre civile algérienne, Djebar a publié de nombreux romans et nouvelles. L'objectif de ce mémoire est d'analyser l'écriture, où l'histoire et la fiction se mélangent, et de voir l'impact qu'elle a sur la couverture médiatique en plus d'examiner le rôle de la perspective féminine.
Ali Belhadj (L), one of two leaders of Algeria's banned Islamic Salvation Front (FIS), attends a demonstration in Algiers February 12, 2011. About 50 people shouted anti-government slogans in a square in Algeria's capital on Saturday but were encircled by hundreds of police determined to stamp out any attempt to stage an Egypt-style revolt. REUTERS/Louafi Larbi (ALGERIA - Tags: POLITICS CIVIL UNREST)
Après avoir dénoncé le rôle politique que s’est attribué le patron de l’armée algérienne dans une récente intervention à la télévision, l’ancien leader du Front Islamique du Salut, Ali Beladj, qui domina la scène politique algérienne dans les années 1990, a été convoqué successivement par la police puis devant le tribunal de Hussein-Dey qui lui ont rappelé son devoir de réserve.Ce prédicateur très écouté en Algérie a répondu en arabe aux questions de Mondafrique (voir l’entretien en Pièce Jointe)
La mise en garde des autorités à l’égard de l’ex numéro deux du Front Islamique du Salut, Ali Belhadj, vient rappeler la ligne rouge que personne aujourd’hui ne doit franchir. L’arbitrage politique ultime appartient dans l’Algérie des généraux à l’institution militaire et à elle seule. La semaine dernière, le général Chengriha, le patron de l’armée, expliquait à la télévision où il apparaît presque quotidiennement qu’il n’était pas question que son pays revienne aux années 1992-98, lorsqu’une quasi guerre civiie opposait les militaires et les maquis islamistes du FIS.
Les harangues martiales du général Chengriha ont provoqué l’indignation d’un Ali Belhadj, ex numéro deux du FIS. » Il n’appartient pas aux militaires, a déclaré en substance le prédicateur, de faire de la politique alors queles politiques algériens, eux, sont soit en prison, soit réduits au silence ». Des propos qui font écho au slogan rassembleur du Hirak – « Non à l’État militaire, oui à l’État civil ».
Circulez, rien à voir
La mise en cause de l’armée comme colonne vertébrale du pouvoir est une ligne rouge qu’il ne faut pas franchir en Algérie. Déja, le malheureux et prudent patron de « Magreb Émergent, Kadi Ihsane, pour s’être interrogé sur l’utilité d’un deuxième mandat du Président Tebboune, croupit aujourd’hui en prison (1).
Pour Ali Belahdj, nettement plus incisif que le journaliste,le résultat ne s’est pas fait attendre. Convoqué dans la proche banlieue d’Alger au commissariat de Bab Ezzouar (« la porte des visiteurs »), baptisé par la population « la Division », Ali Belhadj s’est fait taper sur les doigts avant d’être convoqué au commissariat d’Hussein-Dey pour se voir infliger une sévère feuille de route..L’interdiction lui a été faite de tout déplacement hors de sa commune, de toute prière à la Mosquée et de toute manifestation publique, via des vidéos ou des réseaux sociaux.
Pour autant, l’ex leader du FIS n’a pas été placé en détention.
Pour quelle raison les militaires algériens font soudain preuve d’un tel doigté face à un de leurs ennemis de toujours? Et qui plus est a revendiqué la légitimité de la violence face au pouvoir durant les années noires, même s’il a évolué sur cette question? Autant de questions auxquelles on ne peut répondre qu’en analysant la réponse graduée et sophistiquée que le régime algérien apporte à l’Islam politique. Il n’es plus question à leurs yeux de s’en prendre à l’islam en tant que tel tant que les prédicateurs religieux ne tentent pas d’exclure l’armée du jeu politique
L’Histoire avance!
Le patron de l’armée algérienne qui agite le spectre des années noires (1992-1998) pour justifier la répression actuelle, confond des contextes historiques totalement différents. Le Hirak a effacé beaucoup de fractures anciennes. Dans les années 1990, on assistait en effet à la naissance d’un Islam politique radical et composite face à un pouvoir militaire républicain et laïque. Dix ans après, la société algérienne, largement réconciliée avec elle même, est partagée entre islamisation, modernité et ouverture vers le vaste monde. « Aujourd’hui, affirme un ancien ministre, tout le monde va à la mosquée, ce n’est plus une ligne de fracture ».
Après avoir revendiqué la violence politique dans les années 199 et l’a payé par cinq puis douze années de prison, Ali Belhadj ne prône plus la lutte armée. Le noyau dur de ses fidèles a jeté des passerelles vers des courants non islamistes et prêchent la réconciliation nationale. En ce sens, l’ancien leader du FIS joue un rôle de catalyseur d’une certaine ferveur religieuse et de régulateur des tensions.
À ce titre, Ali Belhadj est intouchable. Du moins, le régime algérien hésite à le jeter en prison comme il le fait pour des militants islamistes ordinaires (2).
(1) Le 10 mai, le Parlement européen doit se saisir du cas de ce journaliste courageux
(2) Des bonnes sources algériennes estiment qu’un tiers des 300 prisonniers politiques algériens, dont beaucoup sont membres du mouvement « Rachad », s’inscrivent dans la mouvance de l’islam politique .
Si la religion n’est qu’apparence, reflétée sous la forme d’un assemblage de rites ostentatoires, de prescriptions segrégatives vexatoires, de proscriptions théologiques attentatoires, d’obligations vestimentaires discriminatoires, de pilosité faciale exhibitionniste obligatoire, en un mot ne se révèle que par son extériorité, alors la religion n’a aucune intériorité. Elle est une coquille vide. Une religion gonflée comme une outre. Une religion bruyante comme un tonneau vide. Une religion tapageusement braillante de conflictualité, mais sûrement pas brillante de spiritualité.Il est coutumier de lire et d’entendre que le terrorisme islamiste a été vaincu en Algérie. Il faut néanmoins nuancer cette assertion. Certes, le terrorisme islamiste a été militairement anéanti, mais il a survécu idéologiquement sous une autre forme encore plus sournoise et cruelle. Il a laissé place à l’islamisme terrorisant. À l’islam rigoriste. À l’islam intégriste. À la bigoterie généralisée. À la bondieuserie déchaînée. À Une religiosité enchaînée, captive d’une pensée sclérosée.
Ainsi, si le terrorisme islamiste a été défait, l’islamisme terrorisant lui a succédé. Aujourd’hui, nul besoin d’armes, de bombes, de conquête du pouvoir par la lutte armée pour imposer la chariaâ en Algérie. Nul besoin de force pour terroriser religieusement l’Algérien. Pour soumettre théocratiquement l’Algérien. Nul besoin de coercition étatique pour museler la pensée algérienne. Pour verrouiller l’esprit algérien. Cadenasser la politique algérienne. Démolir la culture algérienne. Pour néantiser la personnalité algérienne. Pour anéantir la psychologie algérienne. Annihiler l’imagination débordante algérienne. Crétiniser l’humour algérien. Déprimer l’humeur algérienne. Dépraver l’honneur algérien. Pour déviriliser l’Algérien. Pour abêtir l’intelligence algérienne. Corroder « l’algérianité » de l’Algérie. Orientaliser l’Algérie. Dénaturer l’Algérie. Violer les traditions algériennes. Transformer les Lumineux algériens en Algériens illuminés
L’islamisme terrorisant, bien intégré par la majorité des Algériens, s’en acquitte de manière efficiente. Le terrorisme islamiste a, certes, perdu la bataille, mais l’islamisme terrorisant a gagné la guerre. Et cette victoire religieuse sur les esprits est autrement plus prestigieuse et glorieuse que l’aurait été une victoire militaire islamique. Et, surtout, plus dangereuse pour la stabilité et la pérennité de l’Algérie. Comme le reconnaît le Chef d’Etat-Major de l’ANP, Saïd Chanegriha, dans une récente allocution qu’il a prononcée au siège du Commandement des forces de défense aérienne du territoire (CFDAT) à Alger : « De vaines tentatives qui visent la sécurité et la stabilité de la nation ainsi que l’unité du peuple algérien (…) se sont manifestées dernièrement par le retour des activités de certains intégristes connus pour leur discours religieux extrémiste, qui rappelle les années 90 du dernier siècle », a-t-il souligné. Jadis, le terrorisme islamiste par les armes s’était aliéné la majorité de la population. De nos jours, la majorité de la population s’est alignée par la foi sur l’islamisme terrorisant. Chaque Algérien pratique l’islamisme terrorisant, après avoir éclipsé le terrorisme islamiste. Tout musulman algérien s’érige aujourd’hui en Procureur ou en supplétif de la police des mœurs musulmanes pour traquer tout comportement incompatible avec l’orthodoxie islamiste contemporaine dominante. Même à l’étranger, il se conduit de façon inquisitoriale pour imposer son mode de vie islamiste
On prétend que l’islam sunnite ne comporte pas de clergé, à l’instar de l’Église chrétienne. On se trompe. En vérité, de nos jours, chaque Algérien s’est improvisé « curé » salafiste : n’hésitant pas à édicter ses propres principes islamistes, à se muer en confesseur des âmes « égarées », à prescrire sa grille de lecture subjective « musulmanesque », à pourchasser les manquements à ses pratiques érigées en normes, à promulguer des fatwas « musulmaniaques » contre les agissements considérés comme blasphématoires à ses yeux enténébrés d’obscurantisme, à s’ériger en docteur es « sciences islamiques ». L’islam politique est devenu la politique de l’islam. Entre politisation de l’islam et islamisation de la politique, la raison a perdu son entendement et la foi son discernement. Et l’Algérien, son âme. L’Algérie, son identité.
Aujourd’hui, tout est déterminé par et pour l’islam. En dehors de la doctrine religieuse islamique consacrée par le Livre Saint, partagée par l’ensemble des Algériens, aucune autre forme de pensée n’a droit au chapitre. Elle a envahi toute la société. De sorte que cet islamisme terrorisant est parvenu à éradiquer toutes les différences au sein de la société algérienne, à uniformiser la pensée à force de propagation de cette pensée dictatoriale tentaculaire, moyennant un endoctrinement islamiste totalitaire inculqué dès l’école élémentaire salafisée, épaulée par la cellule familiale, métamorphosée en cellule carcérale de la liberté de penser. La tolérance légendaire de nos compatriotes a été bannie des cœurs, desséchés par ces nouveaux zélateurs algériens convertis à la nouvelle foi musulmane morbidement exhibitionniste et politiquement extrémiste.
Naguère riche par sa pluralité ethnique et religieuse (que sont Français, Européens, juifs et autres communautés devenus ?), par sa diversité culturelle, son hétérogénéité politique, l’Algérie s’est réduite à sa plus insignifiante et rétrograde expression, symbolisée par l’islamisme, cet islamisme terrorisant. En effet, l’islamisme se caractérise par un islam terrorisant qui fait exploser tous les cadres de pensée rationnelle, éclater les structures culturelles nationales, sauter le canevas discursif universel, anéantir les fonctions et facultés cognitives. Ce rétrécissement régressif de la vision intellectuelle et culturelle des Algériens a favorisé l’apparition d’une forme autistique de l’existence. L’Algérien, nouvelle version coranique salafisée, est tourné, non pas vers lui-même (c’eût été un narcissisme salutaire, une thérapie psychologique salvatrice) mais vers sa religion (ou LA version religieuse salafiste importée de l’Orient décadent). Il ne vit que par et pour Sa (nouvelle) religion. Il est musulman avant d’être Algérien. Il sacrifierait plus volontiers sa vie pour l’islam que pour l’Algérie. Il aliénerait sans scrupule toute sa millénaire culture (ou plutôt cultures, car l’Algérie a toujours été riche par sa diversité culturelle) pour sa religion. Quitte à perdre son âme. Que lui importe l’identité culturelle algérienne pourvue pourtant de nobles traditions. Dans le cœur de chaque Algérien, la pulsation féconde et bigarrée culturelle a cédé devant la palpitation poussive et monolithique cultuelle. Le corps ne vibre qu’au son du muezzin. Les échos de nos sublimes coutumes ne résonnent plus dans le cœur des Algériens. Les valeurs morales millénaires se sont transmuées en valeurs marchandes avalisées et bénies par le nouvel islam mercantile estampillé wahhabite, pour qui le Billet vert (dollar) est plus sacré que le « Livre vert » (Coran). L’islam populaire innocent d’antan s’est immolé par le feu du capitalisme incendiaire et génocidaire des cultures locales et nationales.
Pour preuve, au lieu de consacrer les deniers publics pour la sauvegarde de nos riches patrimoines laissés à l’abandon à travers tout le pays, ou la construction d’universités, de bibliothèques, d’hôpitaux, de gymnases, de logements sociaux, le kleptomane régime bouteflikien l’a dilapidé dans l’édification dispendieuse d’une mosquée construite à la gloire du prétendant Pharaon algérien résolu à embaumer l’Algérie dans le souvenir de son règne momifié, magnifié, glorifié, déifié, le défunt Bouteflika (qui aura été déchu en 2019 sans avoir été sacré dans cette « Basilique musulmane » des temps modernes). De fait, comme dans le cas de l’autisme, marqué par des comportements restreints et répétitifs, la vie de l’Algérien aujourd’hui se réduit en l’accomplissement des immuables rites quotidiens qu’aucune volonté humaine ne doit troubler, ni modifier et, encore moins, enrayer. Bien au contraire, tout Algérien, quelles que soient ses convictions, doit se plier au modèle islamiste salafiste dominant. La diversité a plié bagage. Elle s’est effacée devant l’uniformité, la conformité, l’unicité, la morosité religieuse. Le ciel bleu azur de l’Algérie s’est recouvert d’un ténébreux brouillard religieux, obscurcissant l’horizon intellectuel et culturel d’une moyenâgeuse pensée unique, cautionnant l’émergence d’une société inique. L’étroitesse de la pensée s’est ouvert un grand boulevard dans lequel affluent et déferlent à grande vitesse les plus rétrogrades idées archaïques soufflant du désert d’Arabie. La vacuité existentielle irrigue toutes les artères algériennes embouteillées par un peuple arborant l’ennui sur sa face tourmentée par le vide spirituel. On associe indûment spiritualité et religion. Or, aucune
religion ne renferme quelque spiritualité. La spiritualité est ontologiquement inhérente à la personnalité, absolument pas liée à l’entité religieuse. La spiritualité est consubstantiellement reliée au Moi, chevillée à l’âme personnelle. La spiritualité, on l’a ou on ne l’a pas. Tout comme l’empathie, cette capacité de ressentir les émotions, les sentiments, les expériences d’une autre personne ou de se mettre à sa place. La spiritualité ne s’apprend pas à l’école, ni dans les lieux de culte, ni dans les livres profanes ni dans le Livre Saint. Elle se loge naturellement dans le cœur d’un être empli instinctivement d’humanité. Elle ne peut jamais élire domicile chez des êtres dépourvus de cœur, quoique adeptes d’une religion. À plus forte raison, la spiritualité ne peut trouver hospitalité dans le salafisme, fondé sur la brutalité, la férocité, la bestialité, l’inhumanité. La religion n’est pas vectrice de spiritualité. Elle n’est pas synonyme de vertu. Ni un gage de moralité. La preuve par l’Algérie en proie à un climat de violences permanent, en dépit de la profession de foi islamique de ses habitants. Les Algériens contemporains, pourtant musulmans, font preuve, depuis plus de trois décennies, d’une terrifiante agressivité dans leurs relations sociales. L’esprit belliqueux gouverne leur existence et domine leur tempérament tempétueux. L’islamisation outrancière de la société a généré une hystérisation des comportements, une propagation virale de la violence qui a culminé dans les années 1990, la terrible décennie noire durant laquelle l’islam, symbolisé par le vert, avait pris les couleurs rouge sang. L’esprit religieux fanatique est toujours agité, excité, enflammé, angoissé, déchaîné. Il n’aspire au repos, à la quiétude, à la sérénité qu’une fois trépassé, une fois dans l’Au-delà. Sa vie terrestre n’est qu’une guerre permanente menée contre lui-même, et surtout contre les autres esprits réfractaires, insubordonnés, séditieux : épris de liberté. Le fanatique religieux pourchasse tous ses penchants naturels terrestres pour se conformer aux recommandations fantasmées célestes. Il n’est jamais en accord avec sa conscience toujours suspicieuse, soupçonneuse, éternellement despotique. Tout comme il dompte sa conscience tourmentée pour demeurer fidèle aux exigences de son Créateur, il voudrait soumettre toutes les consciences au même sort autocratique.
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