Le 4 mai 1978, le militant tiers-mondiste Henri Curiel était assassiné à Paris. Un crime revendiqué par un mystérieux groupe d’extrême droite jamais identifié. Après un premier non-lieu, une enquête rouverte puis classée sans suite, la justice française a ouvert début 2018 une nouvelle information judiciaire après les aveux posthumes d’un membre de l’Action française. 40 ans après cet assassinat, Maître William Bourdon, avocat de la famille, fait le point sur l’enquête judiciaire.
En 2012, l’Action française enterre René Resciniti de Says, l’homme qui a revendiqué le meurtre de Pierre Goldman, et lui paye sa sépulture. Trois ans plus tard, un livre dévoile ses aveux sur l’assassinat du militant tiers-mondiste Henri Curiel, le 4 mai 1978, provoquant la réouverture de l’enquête.
« Demain« Demain sur nos tombeaux, les blés seront plus beaux » : c’est par cette phrase anodine sortie d’une chanson antisémite écrite par Charles Maurras en 1908 (« La France bouge, Elle voit rouge »,« Le Juif ayant tout pris »)qu’un petit chef royaliste a salué la mémoire de René Resciniti de Says, le mercenaire qui a revendiqué l’assassinat de Pierre Goldman en 2010.
Une messe en latin donnée en l’honneur du tueur à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, puis son enterrement dans un village de l’Allier, le 24 avril 2012, ont rassemblé de nombreux royalistes de toutes obédiences, et des nationalistes de diverses chapelles. « Néné » était populaire en dépit de ses aveux. À moins que ces aveux ne l’aient rendu populaire. Car il avait aussi confié autour de lui, et à plusieurs journalistes, avoir exécuté Henri Curiel, le militant tiers-mondiste, un an avant Goldman.
Présent à la messe, Christian Rol, ancien collaborateur du Choc du mois et du Figaro, avait été à deux doigts de signer un livre avec lui, mais « Néné » s’était ravisé. Pour Rol, la disparition soudaine de René tournait la page du « contrat moral » entre eux. Il ferait ce livre tout seul, nourri de ses pages d’entretien avec lui, révélant les conditions de l’assassinat de Curiel. À condition « d’avoir le feu vert de certains amis ».
Les hommages pleuvent devant le cercueil de l’ancien mercenaire. « Adieu Néné, tu as rejoint les autres, ces phalanges de camelots qui nous attendent là-haut et qui nous regardent ici-bas », résume Frédéric Winkler, leader du Groupe d’action royaliste (GAR). « Néné est mort : il fut un camelot du roi exemplaire », salue Olivier Dejouy dit « Perceval », l’actuel secrétaire général de l’Action française (AF). Dejouy avait hébergé René, à court d’argent, pendant de nombreux mois. C’est d’ailleurs à son domicile que l’assassin de Pierre Goldman est décédé brutalement. Signe de son amitié, le chef de l’AF a laissé jusqu’à aujourd’hui un cliché de lui avec « Néné », lors d’une fête de Jeanne d’Arc, en couverture de son compte Facebook.
« À la fin de sa vie, René était pris en main, logé, nourri, blanchi et abreuvé par les réseaux royalistes, raconte son ami, l’ancien journaliste Grégory Pons. Et c’est la mouvance qui l’a enterré aussi. Qui lui a payé sa tombe. Il ne faut pas oublier ça. » René était un peu « le grand ancien, mystérieux et sulfureux de la mouvance royaliste », résume Grégory Pons. Il apparaît d’ailleurs sur des images des cérémonies royalistes, tiré à quatre épingles, ce qui rappelle qu’il était aussi surnommé « Néné l’élégant ». N’ayant pas d’autres proches, il a même été enterré dans le village de Bernard Lugan, l’ancien chef du service d’ordre de l’AF en 1968, qui avait apporté ses troupes au Service d’action civique (SAC) pour faire le coup de poing contre les gauchistes.
« À son enterrement, on a fait une apologie succincte, gentille, qui représentait bien la partie claire du personnage, mais aucune allusion aux affaires, relève un autre ami, Claude. Tout le monde savait qu’il avait flingué Goldman. Pour Curiel, c’était moins clair. »
L’assassinat d’Henri Curiel, René en parlait, mais moins. Ce meurtre, survenu le 4 mai 1978, un avant celui de Pierre Goldman, avait été une onde de choc à gauche. Juif communiste égyptien, devenu apatride, Henri Curiel s’était installé en France, et après avoir milité pour l’indépendance algérienne, au sein d’un réseau de « porteurs de valises », ce qui lui avait valu 18 mois de prison, il s’était consacré au soutien d’autres mouvements anticoloniaux, et à l’accueil de militants exilés comme lui. Il avait fondé un réseau, Solidarité, qu’il définissait lui-même comme un « mouvement clandestin » d’aide à la libération du tiers-monde. Le réseau Curiel.
En juin 1976, deux ans avant son assassinat, il avait été placé en résidence surveillée à Digne, après la publication par l’hebdomadaire Le Point d’un dossier qui le désignait comme le « patron des réseaux d’aide aux terroristes ». L’hebdomadaire publie une note interne de Solidarité à ses nouveaux membres leur expliquant « les risques » pris par l’organisation, et prétend surtout que des faux papiers saisis sur un militant de l’Armée rouge japonaise proviennent du réseau. L’article relie Solidarité à une vingtaine d’organisations, au premier rang desquelles l’African National Congress (ANC) sud-africain ou l’ETA indépendantiste basque, et soutient que Curiel est en « liaison constante » avec le KGB.
Curiel conteste, demande en vain un droit de réponse. « Je sais qu’on qualifie facilement les militants des mouvements de libération de terroristes [...] mais pour moi il y a une différence fondamentale, rétorque-t-il, à Antenne 2, en novembre 1977. Les mouvements de libération, si je peux les aider, je n’hésiterai jamais à le faire. Par contre, les terroristes, bien que je n’aie jamais dénoncé personne de ma vie, je me demande parfois si je ne le ferais pas, tellement je considère que ces gens-là ont une action sinistre. »
Aucune charge n’est retenue contre lui par les autorités françaises.
Son réseau par ailleurs a des convictions pacifistes. Il s’active en coulisses pour rendre possibles des rencontres israélo-palestiniennes, à l’insu des faucons des deux parties. En juillet 1976, Curiel réunit un conseiller de Yasser Arafat, le docteur Issam Sartaoui, et un général israélien, Matti Peled, dans un local du réseau, posant la première pierre de rencontres élargies, placées sous le patronage de Pierre Mendès-France.
À son retour de Digne, le militant avait repris une vie normale à Paris. Une vie de quasi retraité, en apparence, réglée comme du papier à musique : un emploi peu chronophage dans la maison d’édition d’un ami, quelques rendez-vous « politiques », et des cours de yoga. Après un retour chez lui pour déjeuner avec sa femme, Rosette, il en ressortait à heure fixe, tous les jours à 14 heures, pour rejoindre une amie, Joyce, une membre active de son réseau. L’heure précise à laquelle les tueurs sont entrés dans son immeuble, et l’ont attendu au pied de son ascenseur.
L’enquête judiciaire avait échoué à identifier les assassins, mais elle avait été rouverte à plusieurs reprises – contrairement à l’investigation sur le meurtre de Pierre Goldman.
L’écrivain Gilles Perrault, récemment décédé, en avait fait un livre monument de 600 pages, Un Homme à part (Fayard, 1984), détaillant les nombreux engagements de Curiel et les possibles commanditaires des tueurs. Une association avait été créée, et la famille Curiel était restée attentive au moindre fait nouveau, si bien que le délai de prescription avait été régulièrement repoussé.
Le livre de Christian Rol (1), qui paraît en avril 2015, révèle « pour la première fois » l’implication de René dans l’exécution d’Henri Curiel, signale la quatrième de couverture. Mieux, il expose que l’opération a été effectuée avec deux complices policiers, les mêmes, semble-t-il, qui l’avaient accompagné pour tuer Goldman.
Une cible politique à éliminer
Le 4 mai 1978, vers 14h, deux hommes assez jeunes, d’allure sportive, sont entrés sous le porche du 4 rue Rollin, dans le Ve arrondissement de Paris, et ont traversé la cour pour pénétrer dans le bâtiment où habite Henri Curiel. Un témoin voit l’un d’eux enfiler des gants avant d’entrer. Chose plutôt étrange car il fait chaud. À 14 heures, trois ou quatre détonations, sèches et rapprochées, résonnent soudain dans l’immeuble sur cour. Les deux individus repartent, retraversent la cour d’un pas rapide, et quittent l’immeuble. À sa fenêtre, le témoin qui les a vus entrer les entend échanger quelques mots avant de disparaître, côte à côte, vers la rue Monge.
Dans l’immeuble, les gens se sont précipités vers la cage d’escalier. Ils découvrent leur voisin du 7e étage, effondré dans l’ascenseur bloqué au rez-de-chaussée. Criblé de balles. Lorsque les pompiers arrivent, à 14 h 09, Henri Curiel, 63 ans, respire encore, difficilement, mais ne peut répondre. Il est blessé au visage, il a du sang sur le nez et la bouche, et il est aussi touché au thorax et à la clavicule. Les pompiers l’extraient de la cabine et l’allongent dans le couloir. Lorsque le Samu arrive à son tour, le blessé est en état de mort apparente. Il a fait un arrêt cardiaque. Les secours ne parviendront pas à le réanimer. Dans la cabine de l’ascenseur, les policiers ramassent trois douilles de 11.43.
Selon Rol, c’est René, « le Colt 45 bien en mains », qui a « tiré dans la cible, à bout portant ». Son complice assurait sa couverture. Sortant du 4, rue Rollin, les deux hommes ont pris l’escalier, qui dessert la rue Monge en contrebas, où les attendait un troisième homme, chargé de récupérer l’arme du crime. Le Colt aurait été extrait d’un stock d’armes saisies à la préfecture de police, selon le récit que René a livré au journaliste.
Comme va le montrer l’expertise balistique, Curiel a été abattu avec la même arme que Laïd Sebaï, le gardien de l’amicale des Algériens, cinq mois plus tôt. Le meurtre est revendiqué à l’AFP une heure plus tard au téléphone :
« Aujourd’hui à 14 heures, l’agent du KGB Henri Curiel, militant de la cause arabe, traître à la France qui l’a adopté, a cessé définitivement ses activités. Il a été exécuté en souvenir de tous nos morts. Lors de notre dernière opération nous avions averti. Delta. »
L’étiquette Delta, du nom des commandos de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, avait déjà été reprise pour signer plusieurs attentats à l’explosif commis depuis décembre 1977, contre deux foyers d’immigrés, une maison des syndicats, un local du Parti communiste, et surtout pour l’assassinat du gardien de l’amicale des Algériens en France, rue Louis-le- Grand à Paris. Delta est une signature d’extrême droite, sans ambiguïté. L’allusion « à nos morts », à la supposée « trahison » de la France, aussi.
« Comme toujours, le crime se nourrit d’imbécillité, souligne le journaliste Jean Lacouture. C’est en tant qu’“agent du KGB” que des assassins ont frappé Henri Curiel, ce Curiel que tous les appareils du stalinisme, celui des années 1950, comme ceux des années 1970, ne cessaient de dénoncer comme un dangereux franc-tireur, sinon comme une sorte de Trotsky de la vallée du Nil. »
Selon René, le commanditaire de l’opération est celui qu’il a dévoilé à Canal+ en 2010 s’agissant de l’assassinat de Goldman : Pierre Debizet, le secrétaire général du Service d’action civique. « On bosse pour Debizet. Point final », déclare René, qui n’exclut pas que l’assassinat ait été sous-traité pour un État étranger. « On nous a situé Curiel comme un agent de la subversion internationale, ce qui était vrai et l’article de Suffert dans Le Point était très clair là-dessus. Mais au profit de qui on l’a flingué, ça j’en sais rien », dit-il à Rol.
René dit qu’il « ne se pose pas de questions » : « Un agent de Moscou à refroidir, qui plus est traître à la France en Algérie, c’est dans le cahier des charges, poursuit-il. [...] Curiel, pour moi et les autres – nous sommes tous nationalistes –, c’est une cible politique à éliminer qu’on nous désigne. Il n’y a rien de personnel. »
Rien de personnel, c’est possible. « L’histoire Curiel ça me paraît être une mission de barbouzerie, opine son ami, l’ancien journaliste Grégory Pons. Une exécution à la demande d’un certain nombre de personnes. Je pense que le SAC a dû toucher un gros paquet d’enveloppes pour ça. Et Néné, des petits paquets, une petite enveloppe pour ça. Il fallait bien qu’il vive de quelque chose. Voilà. »
La question du mobile de l’assassinat reste ouverte. L’hypothèse que le crime ait été commandité par un État étranger, gêné par l’activisme du réseau Curiel, a souvent été formulée, sans jamais être précisée. Une chose est sûre, les amis de René, eux, se sont félicités de l’assassinat. « Curiel, moi, je ne regrette pas, je vous le dis franchement, dit l’ancien mercenaire Olivier Danet, qui a bien connu René. Il finançait quand même le terrorisme international. C’était pas un ange. Quelquefois, on joue et on perd. »
« Je sais beaucoup plus de choses »
Lors de la sortie de son livre Le Roman vrai d’un fasciste français, en 2015, Christian Rol donne quelques interviews. Le journaliste est prudent. Dans le récit, il a affublé de pseudos de nombreux proches de René, notamment ses deux amis policiers, qu’il surnomme Charly et Tango. Il y a aussi Philippe, le frère d’un futur député, Olivier Lenormand, un mercenaire bien connu, et Éléonore, sa petite amie, « une fasciste pure et dure », selon Rol.
« Je sais beaucoup plus de choses que ce je dis dans le livre, parce que ça mettrait en cause des amis, des gens que je connais, confie Christian Rol dans l’émission d’un petit média d’extrême droite, Radio Méridien Zéro. Il y avait un groupe d’une quinzaine de personnes qui travaillaient indirectement pour les services et qui étaient chapeautées par un ancien de l’OAS qui avait recruté dans les milieux nationalistes parmi les plus résolus. » L’animateur de Méridien Zéro rappelle que « Néné » n’a jamais été inquiété, et se demande « si le livre n’est pas dans une réalité un peu exagérée ». « J’ai bien peur que tout soit vrai, répond Rol. Et même qu’on soit en deçà de la réalité. René avait le profil, les relations, les connexions, la nébuleuse. René avait le profil pour ces choses-là. »
« Je marche sur des œufs », confie pourtant le journaliste. « Soyons clairs : il a tué Pierre Goldman, René me l’a dit, et les gens avec qui il était, dont je connais l’identité et que je ne cite pas, sont toujours de ce monde. Même chose pour Henri Curiel. »
Mais le livre donne des précisions sur la chronologie des rencontres, la biographie des uns et des autres. Charly, qui est flic à la DST, s’avère être « un condisciple de René au 9e RCP », en même temps qu’un « membre officieux du SAC ». Durant l’été 1976, René retrouve ce dernier au Liban, parmi le petit contingent de Français qui a rejoint les phalanges chrétiennes, tous des nationalistes attirés par l’odeur de la poudre. Au retour en France, après l’aller-retour de René au Bénin avec l’équipe de Bob Denard, Charly provoque selon Rol « la dérive meurtrière de René ».
Le journaliste rapporte une autre histoire cocasse survenue un mois après l’assassinat de Curiel. En juin 1978, René et Charly ont tenté de braquer un vieil antiquaire. Pris de court par les hurlements de leur victime, ils ont pris la fuite, mais Charly a été interpellé, mis en examen et écroué. Il est libéré au bout d’un mois mais sa carrière de flic est terminée.
Dans une note de bas de page, Rol précise qu’un article du journal local fait figurer « la véritable identité de Charly ».
Cet indice et quelques autres éveillent la curiosité de la famille Curiel et de ses avocats, William Bourdon et Vincent Brengarth, qui s’emparent du livre pour demander la réouverture du dossier Curiel. Le dernier acte d’enquête datant de 2009, le délai de prescription expire en avril 2019. Il est encore temps d’y voir clair. À la lecture du livre, les confessions de René Resciniti de Say « confirment l’existence de donneurs d’ordre », relèvent les avocats. L’attentat semble bien « le fait d’un groupe organisé » avec « des ramifications qu’il appartient à l’enquête de mettre au jour ». Le livre de Rol apporte « une base factuelle nouvelle » pour rouvrir l’instruction.
Trois ans plus tard, en septembre 2018, Christian Rol s’assoit dans un bureau de la brigade criminelle avec une seule idée en tête : démentir.
Pour être « honnête », René ne lui a « pas fait de confidence », à part avoir dit qu’il était « l’un des auteurs de l’exécution d’Henri Curiel », déclare-t-il.
Le policier : « Que vous a-t-il raconté précisément sur le déroulement et sur sa participation à l’assassinat d’Henri Curiel ? »
Christian Rol : « Il ne m’a rien dit du tout, il a juste dit : “Curiel, Pan dans l’ascenseur !” » Je ne suis pas en mesure de vous donner un quelconque détail quant au mode opératoire de l’assassinat d’Henri Curiel. »
« J’ai regroupé plusieurs éléments issus de maintes rumeurs, tente-t-il d’expliquer au commandant de police qui l’interroge. J’ai grossi le trait et j’ai pris un titre scandaleux pour tenter de le vendre. » René venait voir son frère aîné quand il était enfant. Il l’avait revu lorsqu’il était devenu journaliste au Choc du mois. « Je ne le rencontrais que très peu. On se voyait une fois tous les dix ans », dit-il. S’agissant des complices de René, Rol dit qu’il n’est « pas certain que ces deux policiers existent ». « Je me suis basé sur des rumeurs, et en plus c’est trop sensible. Je pense que ces personnes sont mortes », tranche-t-il.
Il a inventé des noms, créé des personnages. « Philippe J. n’existe pas, ainsi que Tango et Charly », assure-t-il encore.
Vraiment ? Le policier extirpe un extrait de son livre et questionne :
« Pour quelle raison faites-vous référence à l’agression d’un antiquaire à Marseille en indiquant que le complice de René était Charly tout en précisant que sa véritable identité est parue dans un article de la presse locale ?
– J’ai inventé tout cela afin de donner plus de relief anecdotique à un récit qui se perdait dans des barbouzeries parfois ennuyeuses. J’ai inventé des passages qui ont l’air d’être très sensibles pour donner une dimension mystérieuse.
– Qu’en est-il de cet article ?
– Il n’y a jamais eu d’article. »
Hélas pour Rol, l’enquêteur se plonge dans ses dossiers et lui en présente une photocopie.
Le policier : « Nous vous présentons cet article de Nice Matin, du 25 juin 1978, titré “Marseille : Un inspecteur de la DST arrêté à la suite d’une mystérieuse agression”, retrouvé à partir des références que vous indiquez dans votre livre en page 192. Ne trouvez-vous pas que vous allez un peu trop loin dans le côté invention ? Ne perdez-vous pas un peu en crédibilité ? »
L’article mentionne le nom du policier qui accompagnait René lors de son braquage, un certain Marc Ducarre.
Christian Rol : « Je ne sais pas quoi vous répondre. Je n’ai pas vocation à dénoncer les gens. Je n’ai jamais entendu parler d’un Marc Ducarre. L’article m’est complètement sorti de la tête. »
Le policier lui demande s’il a « quelque chose à ajouter ? »
« Je me protège et je protège certaines personnes, tente d’expliquer Christian Rol. J’ai une rectitude morale et une droiture. Ce n’est pas pour autant que je ferai obstruction à la justice. »
Le nom du complice présumé de René, le « Charly » du livre, est désormais dans l’enquête judiciaire.
(1) Le Roman vrai d’un fasciste français, Christian Rol, La Manufacture des livres, avril 2015.
Cet ancien inspecteur du contre-espionnage est soupçonné d’avoir fait partie du commando qui a tué les deux activistes d’extrême gauche à la fin des années 1970. Placé en garde à vue, il a nié sa participation aux faits mais a révélé avoir été proche du patron du Service d’action civique, désigné comme le commanditaire.
Cet ancien inspecteur du contre-espionnage est soupçonné d’avoir fait partie du commando qui a tué les deux activistes d’extrême gauche à la fin des années 1970. Placé en garde à vue, il a nié sa participation aux faits mais a révélé avoir été proche du patron du Service d’action civique, désigné comme le commanditaire.
26 août 2023 à 17h41
faut aller à Paris, j’irai à Paris, a répondu Marc Ducarre au policier qui lui disait qu’il serait peut-être déféré. Ça fait longtemps que je suis pas monté à Paris... Moi j’ai gardé en réserve certaines choses. Vous savez, remuer la boue, je sais pas si c’est une bonne chose... »
Soupçonné d’avoir été le complice de René Resciniti de Says, dit « Néné », lors de l’assassinat d’Henri Curiel, le militant tiers-mondiste exécuté en 1978, Marc Ducarre, 66 ans, a été interpellé au petit matin, le 21 octobre 2020, chez lui, dans un village proche d’Aix-en-Provence. Les flics de la brigade criminelle l’ont fait monter dans une voiture grise, direction Toulon, l’hôtel de police.
C’est lui qui, du vivant de René, avait gentiment prévenu les journalistes de Canal+ qu’il ne « fallait pas faire sortir le loup du bois ». C’était resté anonyme, mais René l’avait désigné comme membre du commando qui avait assassiné Goldman dans l’émission dans laquelle il avait détaillé le meurtre. Des détails figurant dans le livre de Christian Rol sur René ont permis par la suite d’identifier formellement l’ancien policier comme l’un des deux fonctionnaires proches du royaliste au moment des faits. Il est présumé innocent. En 2020, quarante-deux ans après les faits, l’affaire d’État reprend discrètement à Toulon. Sans que la presse n’en parle.
Ancien inspecteur de la Direction de la surveillance du territoire (DST, l’ancienne DGSI), Marc Ducarre est placé en garde à vue pour « assassinat, complicité d’assassinat et association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime » dans l’affaire du meurtre d’Henri Curiel.
« J’ai quand même été entendu de 11 heures du matin jusqu’à 2 heures le lendemain », raconte Marc à son frère Bruno, un ancien policier comme lui, le lendemain, alors qu’ils sont sur écoute.
« Sans interruption..., ajoute-t-il.
— Oui mais il n’y a pas eu de prolongation, ni de défèrement..., tempère Bruno.
— Et on a un peu crevé un abcès, tu vois, dit Marc.
— Ouais mais il ne faut pas qu’ils viennent t’emmerder sans billes, sans quoi ça sera toutes les cinq minutes, avertit son frère.
— Ouais voilà, il n’y avait pas de billes. »
Au téléphone avec Frédéric, un autre frère, Marc, commente :
« C’était vraiment le flic taciturne, très bon. Vraiment, il voulait me coincer, tu vois, me mettre dans une position embarrassante, il l’a fait, tu vois. Mais sans insister. Pour me montrer que c’était quelqu’un qui pouvait. D’un autre côté, j’ai montré que je pouvais embarrasser des gens, tu vois. »
Ducarre croyait exercer une pression sur les enquêteurs avec de vagues avertissements. Il fait le point avec Bruno sur les affaires évoquées.
« On a fait le tour de la question sur le principal truc qui pouvait m’incriminer, poursuit Marc. C’est toujours pareil, il y a une affaire. Je peux le dire, ils m’ont entendu sur Goldman.
— Oui, oui, on n’est pas en contact ni avant ni après, répond Bruno, qui semble connaître et partager la chronologie de ces affaires. Ils vont rester sur leur faim [...] dans leur connerie.
— À la fin, le flic est venu me voir,reprend Marc, et il m’a dit : “Bon, vous n’êtes pour rien dans cette histoire Henri Curiel.” Alors j’ai dit : “Je vous le fais pas dire...” “Par contre, pour l’affaire Goldman, je pense que vous êtes dans le coup.”
— Ils ont des...
— Bon, l’affaire Goldman est prescrite, hein, tranche Marc.
— Ouais.
— Mais bon, pour l’autre affaire, c’est plus emmerdant,poursuit Marc. Ils sont persuadés... Ils ont rien. Ils ont pas d’éléments. [...] Alors j’ai dit : “Mais en fait, la synthèse de toute cette histoire, c’est Les Tontons flingueurs croisés avec Les Pieds nickelés.” »
« Le shérif est en prison »
Les Pieds nickelés, c’est possible. Le 19 juin 1978, Marc et René s’étaient retrouvés à Marseille. Presque deux mois après l’assassinat d’Henri Curiel, le 4 mai précédent. Ils avaient sonné chez un vieil antiquaire, Jean Cherpin, rue de Belloi, deux valises à la main censées contenir « des tableaux à expertiser ». Ils avaient sur eux de quoi bâillonner l’antiquaire (sparadrap, ficelle et couteau) et, aussitôt entrés, ils l’avaient ceinturé et plaqué au sol pour le saucissonner.
Mais rien ne s’était passé comme prévu. Le temps que René aille fermer les fenêtres, Marc avait perdu le contrôle, Cherpin s’était mis à hurler, en cherchant à s’emparer du couteau, et la situation avait empiré, si bien que les deux agresseurs avaient précipitamment lâché l’affaire.
Le braquage aurait pu en rester là. Mais, dans sa fuite, Marc avait fait « une grosse connerie ». Et même deux. D’abord, il avait laissé chez l’antiquaire les clés d’une voiture de location. Puis il s’était rendu à l’agence, où l’attendait la police. René, lui, avait déjà pris le premier train pour Paris.
En garde à vue, Marc avait d’abord prétendu qu’il voulait faire « œuvre de policier », car il soupçonnait le vieil antiquaire de trafic de drogue. Puis il avait reconnu le braquage. D’après lui, René et Marc avaient été tuyautés par un de leurs camarades, ancien volontaire comme eux chez les Phalanges chrétiennes au Liban, et élève commissaire-priseur, Franck B., aujourd’hui patron d’un prestigieux hôtel de ventes. Ce dernier avait loué le véhicule.
Selon l’enquête, le groupe espérait faire main basse sur un autoportrait et deux terres cuites originales d’Honoré Daumier, un artiste graveur du XIXe siècle, ainsi que sur soixante reproductions en bronze, le tout valant plusieurs centaines de milliers de francs. Marc est inculpé et reste écroué pendant un mois. De même que René peu après lui.
L’histoire de Ducarre fait ricaner la presse. « Le shérif est en prison ou plus exactement l’inspecteur aux Baumettes », s’amuse L’Aurore dans un article titré « Drôle de contre-espion ». Mentionnée dans le livre de Christian Rol, cette histoire de braquage a permis aux enquêteurs de mettre la main sur le dossier de l’inspecteur aux Archives nationales à Fontainebleau : l’enquête de l’IGPN, la police des polices, sur le braquage et l’arrêté ministériel qui l’a révoqué, en janvier 1979. L’inspecteur radié a été condamné par la suite à deux ans de prison avec sursis.
À l’hôtel de police de Toulon, on revient brièvement sur cet épisode. « J’ai honte de cette affaire, concède Marc. Je n’étais pas fait pour être un truand... » Il explique désormais qu’il « voulait financer des actions pour le Liban », pour « la cause », avec ce butin. « Je le pensais sérieusement », dit-il. Aujourd’hui encore, il se définit comme « nationaliste » et « patriote ».
Curiel avait « trahi la France »
« René était un ami très proche, raconte-t-il aux enquêteurs. Il était mon témoin de mariage en 1995. Je l’avais rencontré au 9e RCP lors de mon service militaire, puis au Liban en 1976, quand je me suis engagé dans les milices chrétiennes de Gemayel. »
Marc se dit victime d’une « rumeur ». « La rumeur, c’est que René ou des proches de René auraient participé à l’assassinat d’Henri Curiel, et comme moi j’étais proche de René, on me met dans les proches qui auraient pu commettre les crimes avec lui. » Dès la fin des années 1970, d’autres rumeurs circulaient, selon Marc, « sur le fait que René participait à des actions criminelles de type enlèvement ».
Le policier lui demande ce qu’il sait précisément sur l’assassinat d’Henri Curiel le 4 mai 1978.
« Je pense qu’il est mort à cause de ses actions passées durant la guerre d’Algérie et celles qu’il avait encore en 1978, répond l’ancien inspecteur.
— Êtes-vous en mesure de dire où vous étiez et quelles étaient vos occupations en mai 1978, et le jour des faits, le 4 mai ?
— À l’époque, mes préoccupations tournaient principalement autour de mon boulot à la DST, je n’étais pas marié, je vivais seul, je faisais du sport. »
Même question concernant le 2 décembre 1977, jour de l’assassinat de Laïb Sebaï, gardien de l’amicale des Algériens en France, tué avec la même arme que Curiel.
« Je faisais la même chose », répond Marc.
À la DST, Marc Ducarre opérait sous le pseudo de « Duchesne ». Il avait été inspecteur au sein de la « division B2 », basée au ministère de l’intérieur, rue des Saussaies, et chargée de suivre « les militants basques de l’ETA notamment ». Mais il s’était aussi occupé des « affaires palestiniennes », « notamment Abou Nidal, OLP, etc. ». « Mon travail consistait à faire des surveillances. Je me débrouillais pour trouver des postes d’observation, des lieux stratégiques pour surveiller les gens. »
« Est-ce que M. Curiel faisait partie de vos surveillances?,questionne l’enquêteur.
— Aucunement, répond Marc. Je n’ai pas mis en place de poste d’observation pour Curiel. »
Il ne connaissait pas non plus les collègues qui étaient chargés de suivre le militant. « Je pense qu’il était surveillé en permanence, ne serait-ce que par des écoutes, ajoute-t-il.
— Revenons au jour où M. Curiel a été tué, reprend l’enquêteur. Où étiez-vous ? Qui vous l’a annoncé ?
— Je pense qu’on en a parlé au bureau, mais je ne sais pas si je l’ai appris à ce moment-là ou si je le savais déjà. C’est très loin tout ça.
— Certes, c’est loin, mais Curiel était quelqu’un de suivi par la DST, et qui représentait des idéaux qui étaient à l’opposé des vôtres...
— Curiel n’était pas un type que je suivais en particulier dans mon groupe. Moi, en tout cas, je ne l’ai pas suivi dans mon travail, jamais. Personne ne l’aimait, à vrai dire, chez nous, mais je ne me suis pas spécialement réjoui de sa mort, même si je n’aimais pas ce qu’il représentait. Il avait trahi la France.
— Vous pensez qu’il a mérité son sort ?,rebondit l’enquêteur.
— Je pense qu’il méritait de rester plus longtemps en prison »,répond Marc.
L’enquêteur signale qu’un nouveau témoin s’est manifesté et qu’il fait lui aussi le lien entre lui, René et les homicides. Ce nouveau venu s’appelle Claude C., c’est un ancien de l’OAS et de Jeune Nation. Il a bien connu « Néné », qui lui a présenté Ducarre. Et ce dernier lui a beaucoup parlé, avant qu’une embrouille immobilière ne survienne entre eux.
Le policier : « [Selon ses déclarations] René aurait dit que vous faisiez partie du commando qui a tué Pierre Goldman et que vous avez tiré sur Pierre Goldman vous aussi ?
— Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, répond Marc.
— Ce n’est pas la réponse d’une personne qui n’a pas tiré sur quelqu’un, ça,signale l’enquêteur. Vous n’êtes pas d’accord sur quoi exactement ? Sur ce que dit le témoin ou sur ce qu’a pu dire René ?
— Je ne suis pas d’accord avec ce qu’a dit René.
— Pourtant, il y avait bien des raisons pour que vous lui en vouliez, à cet homme. Qui gênait-il ?
— Pierre Goldman n’était qu’un tueur de femmes [il a été accusé puis acquitté de l’assassinat de deux pharmaciennes lors d’un braquage en 1969 – ndlr]. Je pense qu’il gênait la France avec l’attirance qu’il a eue sur l’intelligentsia de la gauche à l’époque. »
L’ancien flic révoqué conteste son implication dans les meurtres. Mais sans énergie. Et il n’est pas loin de les approuver.
L’autre surprise des enquêteurs est qu’il se dit proche du commanditaire des assassinats désigné par René : Pierre Debizet, secrétaire général du Service d’action civique (SAC). Selon Ducarre, le chef du SAC avait été informé de l’affaire du braquage raté, et il avait même accepté de remettre 6 000 francs à René à sa sortie de prison.
« Quatre ans de bagarres contre les gauchistes »
Le policier : « Si Goldman gênait la France, est-ce que cela aurait pu être géré par Debizet, cette affaire ?
— Lui ou d’autres. Je ne sais pas,répond Ducarre.
— Debizet, je ne l’ai pas caché, on était proches, on a dit homme de confiance, je dirais qu’on était même amis, poursuit-il. Ce qui lui a plu, c’est ce que j’ai fait au Liban, et l’engagement à l’UNI, le syndicat étudiant dont j’étais proche à Toulon, c’était quatre ans de bagarres contre les gauchistes. Au Liban, j’ai été sniper sans chercher à le devenir. [...] En faisant ça, j’ai eu une certaine réputation. Debizet, bien que je pense qu’il le savait, ne m’en a jamais parlé. J’ai su, car il me l’a dit pas la suite, que M. Debizet m’appréciait vraiment.
— Vous a-t-on demandé de faire des choses, des actions que vous regrettez à cette époque ?,reprend le policier.
— Pas vraiment.
— M. Debizet vous a-t-il demandé de commettre des crimes ?
— Pas exactement, mais il m’a dit de faire des vérifications pour un homme qui avait à l’époque volé de l’argent à Omar Bongo, et dont il fallait s’occuper. J’ai reçu un contre-ordre le même jour pratiquement. Je crois que le gars en question a été pris en charge officiellement.
Dès que M. Debizet pouvait faire prendre les choses officiellement, il le faisait. C’était un homme qui avait le sens de l’État et le sens du devoir. C’était un homme d’appareil, il contrôlait environ 5 000 personnes, du légionnaire au chef d’état-major. Il était efficace. S’il avait voulu faire des choses malsaines, il aurait pu le faire sans problème. Il ne faisait que ce qui lui paraissait bon pour l’État et ce que le chef de l’État lui demandait. Moi j’étais fidèle à Debizet mais pas au SAC. L’affaire de la tuerie d’Auriol [l’assassinat par le SAC d’une famille entière à Auriol, en 1981 – ndlr], ce n’est pas le système Debizet, c’est quelque chose qui lui a échappé et qui a mené à cette tuerie. Il a tout fait pour arranger les choses. »
L’enquêteur signale un autre meurtre lié à la légende noire du SAC, celui de l’amant de Marie-Joséphine Bongo, la femme du président gabonais Omar Bongo, un certain Robert Luong, le 27 octobre 1979.
« Vous connaissez cette affaire ?
— Oui, répond Marc. Robert Luong avait été averti de cesser de voir Mme Bongo, mais il a continué et il a été assassiné. Je ne sais pas qui l’a tué, je ne dis aucunement que c’est le SAC qui l’a fait. »
Selon l’ancien inspecteur, son activité principale, « c’étaient des surveillances et de la sécurité », « ce n’était pas de l’ordre de l’homicide ». « On sortait avec toute une armée pour surveiller Mme Bongo ou le frère d’Omar Bongo, c’était ridicule. Cela n’a pas empêché l’histoire de se terminer tragiquement par l’élimination de l’amant de Mme Bongo. Cela n’avait rien à voir avec nos surveillances. »
René Resciniti de Says connaissait aussi « des mecs du SAC », poursuit Marc. Mais d’après l’ancien inspecteur, « Debizet n’aimait pas trop René ». Marc, lui, avait gagné sa confiance, jusqu’à assurer « la sécurité de sa propriété, de lui-même et de sa famille » au début des années 1980, « car il était menacé » et il avait « entièrement confiance » en lui.
Par la suite, Marc avait fait une formation de bûcheron et s’était installé au Pays basque, où il avait vécu entre 1985 et 1987. « Il avait appris le métier de bûcheron pour pouvoir approcher les gars de l’ETA, dénonce Claude C. Il a éliminé des crapules de l’ETA, des cibles que l’État français lui donnait. »
Ducarre, lui, conteste vivement avoir « fait quoi que ce soit » avec les Groupes antiterroristes de libération (GAL) qui ont multiplié les assassinats d’exilés et de sympathisants d’ETA à l’époque, comme l’a aussi écrit le biographe de René, Christian Rol.
« On vient parler des Basques aussi parce que j’étais dans une division à la DST qui s’occupait des militants ETA, mais c’est de la construction pure et simple », se défend-il.
Une fois son audition fleuve terminée, Ducarre est remis en liberté, sans poursuites. Dès le lendemain, il débriefe son audition avec deux de ses frères.
« Marc Ducarre, méfiant de nature, avait sans doute envisagé que sa ligne serait placée sur écoute », commentent les enquêteurs. « Cette ironie sur les dossiers criminels évoqués semblait néanmoins cacher une gêne réelle sur son éventuelle implication », relèvent-ils.
Revenant sur son activité de bûcheron au Pays basque, il s’amuse d’un de ses échanges avec le policier :
« Il m’a dit : “Monsieur Ducarre, il y a quelque chose qui me gêne quand même parce que, vous comprenez, partout où vous vous installez, il y a des problèmes...” [Rires de Marc et de son frère Bruno.] Alors il me dit : “Et vous comprenez, les deux années où vous êtes bûcheron dans les Pyrénées-Atlantiques, nous déplorons 30 décès.” [Rires de Marc et de son frère.] Alors je lui dis : “Vous savez, je suis quelqu’un qui travaille jour et nuit [rire de Bruno Ducarre]. Je suis un excellent abatteur, et je travaille jour et nuit.” »
Marc et Bruno rigolent encore.
Ils peuvent être soulagés, car les enquêteurs sont passés à côté d’un indice important.
Le nom de Bruno apparaît lui aussi dans le dossier judiciaire de l’affaire Curiel. Il a été soupçonné d’avoir pris part à deux opérations signées « Delta » – signature des meurtres d’Henri Curiel et Laïd Sebaï –, en mars 1978, avec un ancien parachutiste membre du Parti des forces nouvelles (PFN).
Ces attentats commis contre le siège du Parti communiste à La Garde-Le Pradet, le 25 mars, et celui de l’amicale des Algériens à Toulon, le 14 mars, n’avaient fait que des dégâts matériels. Mais le procès-verbal de la garde à vue de Bruno Ducarre dans ces affaires par la brigade des recherches de gendarmerie de Toulon était rapidement joint à la procédure Curiel du fait de la signature « Delta ». La vie de Bruno allait reprendre son cours. Il allait devenir policier, passer par la brigade criminelle de Paris, puis revenir diriger des unités à Toulon et à La Garde, pour finir, en 2022, retraité, et brièvement attaché parlementaire d’un député Rassemblement national.
Questionné par Mediapart, Bruno Ducarre a mis fin à la conversation. Son frère Marc n’a pas répondu.
En 2005, Jean Bataille, un ancien inspecteur des Renseignements généraux, racontait dans un roman autobiographique la constitution d’un « commando Île-de-France » pour lutter contre la subversion dans les années 1970. Il s’agit du contact de René Resciniti et Marc Ducarre aux RG.
Une deuxième barbouze gravitait autour de René Resciniti de Says lorsqu’il a commis ses crimes. Un deuxième policier que le biographe de René avait baptisé « Tango ». L’enquête judiciaire ne l’a pas identifié, et pourtant cet homme s’est lui-même signalé en faisant paraître un roman autobiographique, Commando Sud (In octavo Éditions, 2005). Jean Bataille est l’ancien policier des Renseignements généraux qui a frayé avec « Néné ». Sur Amazon, il a illustré sa notice biographique d’une photo de lui portant un fusil à lunette.
Jean Bataille y est présenté comme « un spécialiste de la contre-subversion à la fin de la guerre froide pour la période 1971-1996 », ancien inspecteur aux RG de la préfecture de police (RGPP) de Paris « chargé de la surveillance des menées terroristes », ancien « volontaire » à Beyrouth aux côtés des phalanges chrétiennes en 1976. Lié à un groupe d’extrême droite qui venait de commettre un mitraillage en plein Paris, il a été incarcéré en 1980, et radié de la police, comme avant lui, pour d’autres raisons, l’inspecteur Marc Ducarre, l’autre ami de René, qui émargeait au contre-espionnage.
« Ce roman relate certains épisodes de la guerre secrète livrés par une poignée de garçons pour délivrer un message de fermeté aux tenants de la révolution mondiale », explique la quatrième de couverture du livre de Bataille.
Plusieurs proches de René Resciniti de Says ont confirmé à Mediapart l’identité de « Tango », sans toutefois pouvoir préciser son rôle exact aux côtés de René. Dans les affaires Curiel et Goldman, Jean Bataille est présumé innocent. « La connexion Néné, Ducarre, Bataille, s’est faite dans le réseau des anciens du Liban, explique Grégory Pons, l’ancien journaliste proche de René. Néné est arrivé sur Debizet [l’ancien patron du Service d’action civique – ndlr] par Bataille et Ducarre. Lequel des deux je ne sais pas, mais ils fonctionnaient en binôme permanent, les deux. »
Grégory Pons se souvient d’avoir déjeuné avec eux jusqu’au début des années 1980. « Je n’ai jamais su s’ils étaient allés [au Liban] en mission, ou par patriotisme pro-libanais, mais à mon avis ils étaient déjà mouillés dans des barbouzeries, ça se voyait, ça se sentait. Ils avaient ça dans le sang. »
« Un noyau de notre police »
Le roman autobiographique de Bataille commence par l’assassinat à la machette d’un apparatchik est-allemand. Il se poursuit au Liban, par l’enrôlement de son personnage principal dans les phalanges, le voyage initiatique de nombreux nationalistes français, tous courants confondus, à l’époque. Selon les services de renseignement, près d’une centaine s’y sont rendus entre 1975 et 1976, avec un pic à l’été 1976. Lorsqu’ils n’avaient pas d’expérience militaire, leur séjour débutait dans un camp d’entraînement par une formation au maniement des armes et des explosifs, et se poursuivait dans le quartier d’Achrafieh, à Beyrouth.
Sur place, René avait retrouvé l’inspecteur Ducarre, parti sur ses congés, sans prévenir sa hiérarchie, à l’été 1976.
« Je suis allé à Athènes, puis de là à Larnaca à Chypre dans un couvent qui servait de liaison pour aller ensuite vers Beyrouth, a expliqué Ducarre aux policiers. On faisait des actions de type reprise de bâtiments sur la ligne de front. Il y avait René, que je n’avais pas revu depuis le 9e RCP. On est devenus amis au Liban. Il y avait mes deux frères, Bernard et Patrick. Il y avait les frères Pochez, l’un d’eux a été blessé. Il y avait Titi dit “le Chinois”, très connu. Il y avait pas mal de royalistes de Paris, dont René. » Ducarre se flattait d’être devenu un bon sniper à Beyrouth.
Volontaire au même moment, Olivier Danet, ancien d’Ordre nouveau et du Parti des forces nouvelles (PFN) qui marchera sur les pas du mercenaire Bob Denard aux Comores, côtoie le groupe au Liban. René a d’ailleurs failli le « flinguer » accidentellement d’un tir de kalachnikov. « À mon avis, il ne faut pas trop chercher dans nos milieux politiques, avance l’ancien mercenaire, s’agissant des exécutions de Curiel et Goldman. C’était plutôt une barbouzerie. Un noyau de notre police qui déconnait... » Lorsqu’on évoque le binôme de policiers proche de René, Danet répond qu’il ne « confirme rien ». « Mais c’est dans ces coins-là qu’il faut chercher », concède-t-il.
« Je ne crois en rien à cette hypothèse selon laquelle cette fraternité [des volontaires français au Liban – ndlr] serait concernée par ce dossier », juge aussi un autre volontaire proche de Denard, Patrick Klein, qui a également connu les frères Ducarre à Beyrouth et qui a consacré un chapitre de son autobiographie à l’engagement libanais(1).Selon lui, Ducarre, René et Bataille « formaient un groupe indépendant car ils avaient été militaires au préalable », explique-t-il.
Dans son livre, Jean Bataille raconte son séjour chez les milices chrétiennes, en octobre et novembre 1976. Il y rencontre Pierre, un corse, « qui avait un grand passé de chevalier à la barre de fer à Nice », et s’était déjà illustré à Beyrouth, dans de nombreux combats de rue. Il fait ainsi apparaître Pierre Bugny-Versini, un jeune militaire d’extrême droite, formé chez les paras du 1erRPIMa, qui deviendra une figure du milieu, et son grand ami. Les volontaires « formaient une équipe de choc qui pouvait intervenir rapidement à peu près partout dans la ville », écrit Bataille. En regagnant Paris, son héros se dit « un peu déçu par l’intensité des combats », mais « rassuré sur sa conduite au feu ».
Au retour, le double de Bataille crée une « petite organisation » avec un groupe de camarades, autour de « Pierre », avec l’objectif de résister à une insurrection communiste, voire à l’Armée rouge. Ce « Commando Sud » se met à réaliser des opérations extérieures en Afrique, commanditées par un mystérieux colonel. Ponctuelles. Contre des forces cubaines, vraisemblablement en Angola ; puis en Rhodésie, pour contrer les mouvements nationalistes zimbabwéens. Et d’autres actions, en France, celles-là.
« La plus grande partie des actions étaient impulsées par le colonel [...]. De temps à autre, exploitant leurs propres sources de renseignement, ils s’accordaient un petit plaisir en liquidant une équipe plus proche du banditisme que de la politique. C’était un accord tacite avec le colonel, une contrepartie au fait qu’ils n’étaient pas rétribués, pas décorés, et encore moins reconnus. Cette forme de paiement en nature leur donnait l’illusion d’être libres. »
Ils étaient « obligés de laisser s’échapper du beau gibier par manque de temps, de moyens », « et parce que la désignation des objectifs n’était théoriquement pas de leur niveau ». Il fallait créer une « équipe supplémentaire », et « sous-traiter des objectifs ».
C’est alors, page 133 de son livre, que le double de Jean Bataille rencontre le double de Marc Ducarre :
« Parmi les gars qu’il avait contactés, il y avait un ancien du Liban dont la conduite au feu avait été semble-t-il irréprochable. Il semblait désireux de s’engager dans la lutte antisubversive avec son groupe de camarades. On l’aurait cru sorti d’une affiche de propagande pour les T.A.P. [troupes aéroportées parachutistes – ndlr]. Même lorsqu’il était en civil, on avait l’impression qu’il revenait de manger du mess des officiers. Il se la jouait “bête de guerre” au repos et portait en permanence un foulard sous sa chemise et des lunettes de soleil même lorsque le ciel était gris. »
L’alias de Bataille lui avait proposé « une sorte de prestation clefs en main du contre-terrorisme », ainsi qu’une « aide logistique et technique ». Le para qui « ne lâchait pas plus de cinq mots à l’heure » s’était dit d’accord sur le principe.
Mais ses camarades étant « également des pisse-froid, d’un naturel soupçonneux »,il avait fallu « sous-entendre que les plus hautes autorités étaient dans le coup », et leur rendre quelques menus services. Ils étaient friands de notes de renseignement. Un jour, l’un d’eux a demandé un coup de main pour protéger une prostituée qui exerçait « dans une galerie des Champs-Élysées » – coïncidence, René Resciniti de Says vivait au-dessus de la galerie du Lido –, une faveur fermement refusée.
« Ce projet avançait vite, car ce commando, appelons-le Île-de-France, était un clone du leur », écrit Jean Bataille.
Le roman n’en dit pas plus sur la destinée du mystérieux commando et ses actions en Île-de-France.
Un mitraillage à Paris
C’est que la carrière de l’inspecteur Jean Bataille a été stoppée net, le 2 juin 1980, après l’interpellation de Pierre Bugny-Versini, son ami corse, dans l’enquête sur le mitraillage de l’ambassade d’Iran, le 14 mai précédent. Cet attentat, qui blesse plusieurs gendarmes en faction devant l’ambassade, est revendiqué par le FLNC, dont certains leaders, notamment Alain Orsoni, sont liés à l’extrême droite – Bugny-Versini et Orsoni ont frayé avec le GUD à l’université d’Assas quelques années plus tôt. À Paris, les policiers perquisitionnent un box situé impasse de l’Église, dont Bugny-Versini a la clé. Ils découvrent les armes utilisées pour le mitraillage, des pistolets mitrailleurs, des pistolets automatiques, mais aussi des explosifs, des cagoules, et même des perruques. Ils mettent la main également sur des notes des Renseignements généraux sur des personnalités et des mouvements de gauche et d’extrême gauche, ainsi qu’une photocopie de la carte de policier de Jean Bataille – Jean-Pierre de son état civil.
Le policier est inculpé et écroué en même temps que Bugny-Versini. Puis il est révoqué le 19 septembre suivant. Lorsqu’il comparaît au tribunal, en décembre, Jean Bataille tente vainement d’expliquer qu’il n’a été « guidé que par la recherche de renseignement ». L’inspecteur est condamné à deux ans de prison, dont neuf mois avec sursis. Quant à Pierre Bugny-Versini, il meurt déchiqueté avec un camarade, en novembre 1985, par l’explosion de sa voiture, dans le parking George-V aux Champs-Élysées. Il avait fait partie des chefs du groupe action du PFN.
La vie de Jean Bataille devient en apparence plus tranquille, comme attaché d’administration dans une université du sud de la France. Après l’écriture de Commando Sud, il publie un livre et un article sur la « cryptie » (un rite de passage des jeunes guerriers à Sparte) dans la revue Sparta animée par Philippe Baillet, l’ancien secrétaire de rédaction des revues du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), auteur de textes favorables aux théories raciales du Troisième Reich, et Jean Plantin, un révisionniste convaincu.
À l’occasion de la sortie de son livre, Kryptie, les services secrets de Sparte (Dualpha, 2022), Bataille explique qu’assez jeune il a été, « dans le cadre de la défense de [ses] idées, un spécialiste de la contre-subversion ». « À l’époque, 1970-1985, le danger était bien réel et après quelques aventures, je me suis retrouvé en prison, reconnaît-il, et c’est pendant mon incarcération que j’ai vraiment pu me consacrer à la lecture des textes de Platon, Plutarque, Xénophon et d’autres auteurs de la Grèce antique. »
L’ancien inspecteur signale « l’histoire du jeune Spartiate qui se laisse dévorer le ventre par un renard plutôt que de parler ». « La Kryptie implique, sur le plan mental et physique, un don total de sa personne, la conservation absolue du secret, et une résistance stoïque allant jusqu’au sacrifice de sa propre vie », souligne-t-il. Joint via son éditeur Philippe Randa, le patron des éditions Dualpha, Jean Bataille a fait savoir qu’il ne souhaitait « pas entrer en contact avec Mediapart ». Il n’a donc pas répondu à nos questions.
L’amie qui « savait »
Dans cette affaire, le secret, d’abord brisé par René, continue de s’effriter. Après le nom de Marc Ducarre, l’ancien contre-espion dont il était proche, l’enquête a révélé l’identité de plusieurs personnes de l’entourage de René Resciniti de Says qui figuraient sous pseudonyme dans le livre de son biographe et ami Christian Rol.
La femme qui partageait la vie de René, baptisée Éléonore dans ce livre, s’avère être Catherine Barnay, une figure de la droite radicale, membre du comité national d’Ordre nouveau en 1973, puis de celui du Parti des forces nouvelles en 1976. « Une fasciste pure et dure » comme le signale Rol, qui fera carrière dans les médias d’extrême droite, Le Choc du mois et Minute, dont elle reprendra le titre en 1999, avant d’entrer dans le groupe Causeur (voir ici l’enquête de René Monzat sur le contrôle de ce groupe de presse). Catherine Barnay est à l’époque partie prenante de plusieurs officines (L’Institut européen de recherches et d’études politiques, l’IREP, qui fait paraître la revue Confidentiel, en 1979), liées aux radicaux italiens et espagnols, dont certains sont activement recherchés.
Selon ses propos rapportés par Christian Rol, elle a été informée de l’attentat contre Goldman deux jours avant les faits, mais elle dit n’avoir rien su de l’assassinat de Curiel. Catherine Barnay n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
« Pour Goldman, je savais,raconte-t-elle au journaliste d’extrême droite. Il [René] m’a prévenue deux jours avant de commettre l’attentat. Je me suis toujours tue évidemment [...]. Tout ce que je sais c’est que, lorsqu’ils sont revenus à la maison, ils étaient comme en état d’hypothermie, tremblants. Je ne sais pas si René a tiré comme il l’assure, en tout cas, il était de l’opération. Quant à Curiel, je ne sais rien. Pour la bonne raison que je n’ai jamais entendu parler de cette opération quand nous vivions ensemble. »
Elle confie aussi qu’elle a présenté le néofasciste italien Stefano Delle Chiaie à René. Ce dernier est d’origine italienne par ses deux parents, et il se fait une joie de servir d’agent de liaison au terroriste activement recherché par la police italienne. « René avait l’habitude de dire : “Je suis monarchiste en France et fasciste en Italie” »,va d’ailleurs expliquer Christian Rol, sur Radio Courtoisie, pour justifier le titre de son livre, inapproprié de l’avis des royalistes, Le Roman vrai d’un fasciste français.
Via Catherine Barnay, le tueur s’est aussi rapproché, épisodiquement, de l’équipe du Choc du mois, puis de certains membres de Jalons, un groupe parodique animé par un conseiller de Charles Pasqua, Bruno Telenne, alias Basile de Koch. René avait ainsi raconté ses actions à Pierre Robin, représentant de l’aile nationaliste de Jalons, « Nazisme et dialogue », et ils avaient réfléchi ensemble à un projet de livre. Une idée finalement concrétisée par Christian Rol.
Mais Rol a fini par regretter d’avoir écrit cette biographie qu’il « traîne comme un boulet »,raconte-t-il sur sa page Facebook. Il espérait raconter les exploits de René, sans éclabousser ses proches et sa mouvance. C’est raté. « Bon, je ne vais pas faire le malin outre mesure et jouer les cadors alors que j’ai gentiment collaboré pour me sortir de ce piège à con et pour absoudre tous les protagonistes de ce livre qui eurent à déplorer parfois ma légèreté coupable », écrit-il, après sa deuxième audition par les policiers de la brigade criminelle. Sur Facebook, le journaliste laisse libre cours à ses haines, en gratifiant au passage la famille Curiel de remarques antisémites. « En fait, la famille Curiel et les héritiers spirituels du macchabée ont le bras très long,écrit-il. Essentiellement parce qu’ils appartiennent à la fameuse Kommunauté [sic], comme Curiel lui-même, et qu’ils comptent bien faire payer l’État français pour les barbouzeries fatales au cher grand homme. »
Sur une écoute judiciaire, l'ancien journaliste du Choc du mois s’inquiète d’en avoir trop dit aux policiers. « Est-ce qu’il est encore dangereux machin là, Ducarre ? » demande-t-il à un ami de René. « Il bougera pas,lui répond ce dernier. C’est un flic, donc il est quand même solide. S’il ne se sent pas menacé, il bougera pas. »
Devant les policiers, Rol précise qu’il a demandé à Catherine Barnay de l’introduire auprès de Marc Ducarre pour la préparation de son livre, mais que « cela faisait vingt ans – depuis le milieu des années 1990 – qu’elle ne l’avait pas vu ». Ducarre, lui, s’était souvenu de Barnay comme d’une femme « sympa », au « caractère bien trempé ».
La cellule « Néné, DST, Poulets »
Un autre ami a su, mais bien plus tard, ce que René avait fait. Ancien militant de Jeune Nation, et ancien de l’OAS, Claude C. avait rencontré René en 1994, et Marc Ducarre peu après. Les deux hommes lui avaient confié qu’ils étaient responsables de l’exécution de Pierre Goldman.
« Les deux me l’ont dit,a exposé Claude aux policiers. Chacun à leur tour. Marc Ducarre m’avait dit que c’était lui qui avait monté l’opération et que c’est lui qui avait tiré le premier, et que René l’avait achevé. C’était une affaire commanditée en haut lieu [...] Marc Ducarre travaillait pour Debizet entre autres, qui était la courroie de transmission du pouvoir. »
Joint par Mediapart, et obsédé par un long conflit immobilier qui l’oppose à Ducarre, Claude C. exhume en vrac toutes les confidences de René et de Marc. D’abord sur l’assassinat d’Henri Curiel. « Quand René m’a présenté Marc, il m’a dit : “Ça va te faire plaisir, il m’a aidé à flinguer un porteur de valises”,dit-il. Parce que René me reliait à l’affaire algérienne. Pendant cette action [contre Curiel] Ducarre avait fait la protection. Pour eux, c’était très facile. »
Les deux hommes avaient parlé à Claude d’autres opérations. René lui avait confié qu’il avait « donné le coup de grâce » à Pierre Goldman. « René m’a dit : “Quand je l’ai donné, il m’a bien regardé en face.” Goldman avait été touché par les premiers tirs, donc il est tombé, et c’est René qui est arrivé, et boum, qui lui a mis une balle en plein cœur. Goldman l’a bien regardé dans les yeux. »
Ils lui parlent aussi de l’assassinat de Mahmoud Ould Saleh. Palestinien d’origine mauritanienne, cet ancien représentant de l’OLP a été exécuté devant sa librairie, par deux balles de 11.43 dans la tête, par deux inconnus, rue Saint-Victor à Paris, le 3 janvier 1977. « Le libraire, Ducarre m’a dit comment il l’avait flingué, poursuit Claude. Il avait ouvert un volet, et l’autre, boum. Il m’avait dit que c’était un libraire gauchiste. » Grégory Pons, l’ancien journaliste proche de René, confie à Mediapart qu’il avait lui aussi « relié cette affaire à Néné », mais « sans avoir de vraie preuve ». « J’avais toujours mis ça du côté de la cellule Néné, DST, Poulets », dit-il.
La « cellule terroriste », comme l’appelle aussi Grégory Pons, se disperse en 1980. À peu près au moment où Jean Bataille est incarcéré dans l’affaire du mitraillage de l’ambassade d’Iran. René s’envole pour l’Amérique centrale, pour former des « Contras » à la frontière du Guatemala et du Salvador, recruté par Jean-Denis Raingeard de la Blétière, un ancien d’Aginter, l’agence de contre-subversion basée à Lisbonne jusqu’en 1973.
Marc Ducarre, occupé par les derniers soubresauts du SAC, est chargé de la sécurité de son patron, Pierre Debizet, dit « Gros sourcils ». L’assassinat de la famille d’un membre du SAC à Auriol, en juillet 1981, provoque la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’organisation parallèle, puis sa dissolution en août 1982. Mais des soupçons subsistent sur les raisons de l’arrivée de Ducarre au Pays basque, après sa formation de bûcheron, en 1984. Il s’installe à Hasparren et à La Bastide, où il passe deux ans, de 1985 à 1987. « Il a appris le métier de bûcheron pour flinguer les mecs de l’ETA, témoigne encore Claude C.. Il m’a raconté qu’il en avait buté un qui faisait son footing dans les bois. »
« C’est délirant cette histoire de GAL [Groupes antiterroristes de libération – ndlr], a démenti Ducarre devant les policiers. Alors oui j’ai habité au Pays basque. Je vous rappelle qu’en 1984, j’ai tout lâché pour faire une formation de bûcheron. Ce n’est pas pour me retrouver dans les GAL. »
L’enquête sur l’assassinat d’Henri Curiel déborde d’indices et de faits nouveaux. Elle est désormais entre les mains d’une juge du pôle dédié aux affaires non élucidées et aux crimes en série à Nanterre.
(1) Patrick Klein, Par le sang des autres. Coup d’état d’âme, éditions du Rocher, 2013.
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