Louisette IGHILAHIRIZ(Militante Nationaliste), auteure de l’ouvrage avec Anne Nivat, « Algérienne », Editions Calman-Levy, 2001.
Henri POUILLOT (Militant Anticolonialiste-Antiraciste) « La Villa Sesini », Editions Tirésias, 2001.
Olivier LE COUR GRAND MAISON (Universitaire français), auteur de l’ouvrage « Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Editions La Découverte, 2019.
Seddik LARKECHE (intellectuel franco algérien), auteur de l’ouvrage, auteur de l’ouvrage « Le Poison français, lettre à Mr Le Président de la République », Editions Ena, 2017.
1. La reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie.
La France est aujourd’hui à la croisée des chemins avec la question de savoir si elle sera capable de passer un pallier dans la gestion apaisée de ses démons mémoriels en particulier celui avec l’Algérie qui fut une des guerres les plus tragiques du 20e siècle. La problématique centrale n’est pas la repentance, les excuses ou le ni niavec une reconnaissance générique mais la question de la reconnaissance de la responsabilité française en Algérie, notion juridique, politique et philosophique.
Cette question de la responsabilité unilatérale de la France colonialeest centrale au même titre que la déclaration du Président Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat Français concernant la déportation des juifs durant la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance qui ouvra la voie à l’indemnisation de ces victimes.
La barbarie coloniale française en Algérie ne peut être édulcorée par quelques rapports fantasmés d’auteurs qui flirtent avec les pouvoirs politiques de droite comme de gauche depuis 40 ans. La question des massacres, crimes et autres dommages impose inéluctablement une dette incompressible de la France vis à vis de l’Algérie.
La stratégie développéedepuis toujours est de faire table rase du passé, une offense à la dignité des algériens. Cette responsabilité est impérative car elle peut sauver l’âme de la France qui est fracturée par ses démons du passé.
La reconnaissance de la responsabilité c’est admettre que la France s’est mal comportée en Algérie et qu’elle a créé de nombreux dommages avec des centaines de milliers de victimes et des dégâts écologiques incommensurables avec ses nombreuses expériences nucléaires et chimiques.
Que s’est-il réellement passé en Algérie durant près de cent-trente-deux années d’occupation ? La colonisation et la guerre d’Algérie sont considérées et classées comme les événements les plus terribles et les plus effroyables du XIXe et XXe siècle. La révolution algérienne est aussi caractérisée comme l’une des plus emblématiques, celle d’un peuple contre un autre pour recouvrer son indépendance avec des millions de victimes.
L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent-trente années, avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger. La violence était inouïe à l’encontre des indigènes algériens. Entre 600 et 800 villages ont été détruits au napalm. L’utilisation par la France des gaz sarin et vx était courante en Algérie.La torture à grande échelle et les exécutions sommaires étaient très proches des pratiques nazies.
La France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes. Ces militaires devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chance de gravir les échelons.
La colonisation, c’est aussi la dépossession des Algériens de leurs terres où ces indigènes sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Le poison racisme est le socle fondateur de tout colonialisme. Sous couvert d’une mission civilisatrice, le colonisateur s’octroie par la force et en bonne conscience le droit de massacrer, torturer et spolier les territoires des colonisés. La colonisation française de l’Algérie a reposé sur l’exploitation de tout un peuple, les Algériens, considérés comme des êtres inférieurs de par leur religion, l’islam.
Il suffit de relire les illustres personnages français, Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum et tous les autres que l’on nous vante souvent dans les manuels scolaires.
La résistance algérienne sera continue, de 1830 jusqu’à l’Indépendance en 1962, même si de longues périodes d’étouffement, de plusieurs années, seront observées. Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme sans précédent et nourri la rancœur des colonisés.
Etrangement, plus on martyrisait la population algérienne, plus sa ténacité à devenir libre était grande. Sur le papier, l’Algérie était condamnée à capituler devant la cinquième puissance mondiale. Le bilan tragique n’a pas empêché les Algériens de gagner cette guerre d’indépendance avec une étrange dialectique. Les enfants des ex colonisés deviendront français par le droit du sol et continueront d’hanter la mémoire collective française.
On tente aujourd’hui de manipuler l’Histoire avec un déni d’une rare violence en continuant de présenter cette colonisation comme une œuvre positive, un monde de contact où les populations se mélangeaient et les victimes étaient symétriques. Une supercherie grossière pour ne pas assumer ses responsabilités historiques.
Colons et colonisés n’étaient pas sur un pied d’égalité, il y avait une puissance coloniale et des européens et de l’autre coté des indigènes avec des victimes principalement du côté des colonisés algériens. Cette population indigène a été décimé de 1830 à 1962 faisant des centaines de milliers de victimes, morts, torturées, violées, déplacées, spoliées et clochardisées, devenant des sujets sur leurs propres terres. Cette réalité est indiscutable et vouloir la noyer par quelques rapports dans un traitement symétrique c’est prolonger une nouvelle forme de déni et de domination sous couvert de paternalisme inacceptable.
Le monde fantasmé du Professeur Stora est une insulte à la réalité historique, d’autant plus grave qu’il la connaît parfaitement. Son rapport répond à un objectif politique qu’il a bien voulu réaliser pour des raisons étranges mais certaines : édulcorer les responsabilitésavec un entre deux savamment orchestré laissant supposer l’égalité de traitement des protagonistes pour neutraliser la reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie. Le rapport est mort né car il n’a pas su répondre aux véritables enjeux de la responsabilité de la France coloniale en Algérie. Le jeu d’équilibriste pour endormir les algériens n’a pas pu s’opérer car les consciences des deux côtés de la méditerranée sont alertes. Personne n’est dupe sauf ceux qui ne veulent pas assumer les démons de la barbarie coloniale française en Algérie.
2. La France face à son démon colonial où le syndrome de l’ardoise magique.
Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a déployé une batterie de stratagèmes pour ne pas être inquiété sur son passé colonial. La France sait précisément ce qu’elle a commis durant 132 années comme crimes, viols, tortures, famine des populations et autres.Pour se prémunir contre tous risques de poursuites, elle a exigé aux algériens d’approuver une clause d’amnistie lors du cessez le feu. D’autres lois d’amnisties furent promulguées par la suite pour tenter d’effacer toute trace de cette barbarie coloniale. La suffisance de certains est allée jusqu’a obtenir la promulgation d’une loi en 2005 vantant les mérites de la colonisation française en Algérie. Ultime insulte aux victimes algériennes qu’on torturait symboliquement à nouveau.
3. Pourquoi la Francea peur de reconnaître ses responsabilités.
Reconnaître les responsabilitésdes crimes et dommages coloniaux c’est inéluctablement accepter l’idée d’une réparation politique et financière ce que la France ne peut admettre aujourd’hui face à une certaine opinion pro Algérie française encore vivace sur ce sujet.
Mais c’est aussi accepter de revoir la nature de la relation franco algérienne ou la rente permet toujours à la France de préserver sa position monopolistique sur ce marché qui est toujours sa chasse gardée.
C’est bien sûr également la peur de perdre une seconde fois l’Algérie française mythifiée, celle du monde du contact largement développée dans le rapport Stora.
Enfin,la crainte de devoir rendre des comptes d’une manière singulière aux enfants de colonisés qui constituent le principal des populations habitant les banlieues populaires françaises où le poison racisme est omniprésent. Il suffit de lire le dernier rapport du Défenseur des droits sur les discriminations pour s’en convaincre.
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Ces dernières années, un nouveau palier s’est opéré avec l’idée que ces citoyens musulmans où les algériens sont majoritaires, sont devenus en France les ennemis de la République car ils sont souvent accusés d’être les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français. Aujourd’hui, la majorité de cette population subit une triple peine. La première est d’être souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la colonisation, enfants de parents qui se sont battus pour ne pas être français.
Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans.
Enfin, cette population est suspectée d’être porteuse du nouvel antisémitisme français car solidaire du peuple palestinien. Ces palestiniens qui sont aujourd’hui parmi les derniers colonisés de la planète. Les Algériens ont connu la même colonisation et sont unis à jamais à ce peuple opprimé par un lien indicible qui s’exprime dans les tripes et le cœur. Entre Algériens et Palestiniens demeure une identité commune avec un combat similaire contre la colonisation. Dans une continuité idéologique, la France est depuis toujours l’un des plus fervents défenseurs de l’État d’Israël. En Algérie, le peuple dans sa grande majorité est palestinien de cœur car ce que subissent les Palestiniens dans le présent, il l’a subi dans le passé par la puissance coloniale française. Ce lien fraternel est aussi visible dans la diaspora algérienne qui est presque toujours pro-palestinienne, sans forcément connaître l’origine de ce lien profond.
Ce sont ces constituants qui enferment cette population comme les supposés porteurs du nouvel antisémitisme, faisant d’elle, la cible privilégiée du poison français alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.Les musulmans où les algériens sont majoritaires sontsilencieux comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Ils sont perdus dans cette société française, égaux en droit et rejetés dans les faits par un racisme structurel aggravé par une mémoire non apaisée.
À quelques très rares exceptions, les intellectuels et relais d’opinion abondent dans le sens du vent assimilationniste. Ils espèrent en tirer profit et acceptent d’être utilisés comme des « Arabes de service » faisant le sale boulot en s’acharnant à être « plus blanc que blanc ». Leurs missions sont de vanter à outrance le système assimilationniste ou le déni de mémoire est fortement présent. Ces partisans du modèle assimilationniste savent au fond d’eux-mêmes qu’ils ont vendu leurs âmes en étant du côté de l’amnésie imposée du plus fort. Leur réveil se fait souvent douloureusement lorsqu’on les relève de leur poste en politique ou dans les sphères où ils avaient été placés en tant que porte-drapeaux du modèle assimilationniste. Ils se retrouvent soudainement animés par un nouvel élan de solidarité envers leur communauté d’origine, ou perdus dans les limbes de la République qui les renvoie à leur triste condition de « musulmans » où d’enfants d »indigènes ».
La faiblesse de cette population toujours en quête d’identité et de mémoire apaisée est peut être liée à l’absence d’intellectuels capables de les éclairer pour réveiller un peu leur conscience et leur courage face à une bien-pensance très active en particulier sur ces questions mémorielles.
4. L’inéluctable réparation des crimes et dommages de la colonisation française en Algérie.
La France, via son Conseil Constitutionnel, a évolué dans sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, en reconnaissant une égalité de traitement des victimes de la guerre d’Algérie permettant le droit à pension aux victimes civiles algériennes. Nous nous en félicitons mais la mise en œuvre a été détournée par des subterfuges juridiques rendant forclos quasi toutes les demandes des victimes algériennes. Comme si la France faisait un pas en avant et deux en arrière car elle ne savait pas affronter courageusement les démons de son passé colonial, pour apaiser les mémoires qui continuent de saigner.
Il ne peut y avoir une reconnaissance des crimes contre l’humanité commis en Algérie par la France et dans le même temps tourner le dos aux réparations des préjudices subis y compris sur le plan environnemental. La première marche du chemin de la réparation financière c’est de nettoyer les nombreux sites nucléaires et chimiques pollués par la France en Algérie ainsi que les nombreuses victimes comme le confirme l’observatoire de l’Armement. C’est une question de droit et de justice universelle car tout dommage ouvre droit à réparation lorsqu’il est certain, ce qui est le cas en Algérie. Sauf si on considère la colonisation française en Algérie comme une œuvre positive comme la France tente de le faire croire depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005 qui est un outrage supplémentaire à la dignité des algériens.
La France ne peut échapper à cette réparation intégrale car sa responsabilité est pleinement engagée.D’une part c’est une question de dignitéet d’identité des algériens qui ne s’effacera jamais de la mémoire collective de cette nation.
C’est pourquoi les jeunes générations contrairement à l’espérance de certains ne cesseront d’interpeler la France et l’Algérie sur cette question mémorielle.
Sur la nature de cette réparation, la France devra suivre le chemin parcouru par les grandes nations démocratiques comme l’Italie qui, en 2008, a indemnisé la Lybie à hauteur de 3.4 milliards d’euros pour l’avoir colonisé de 1911 à 1942, mais aussi : l’Angleterre avec le Kenya, les Etats unis et le Canada avec les amérindiens ou encore l’Australie avec les aborigènes. L’Allemagne a accepté, depuis 2015, le principe de responsabilité et de réparation de ses crimes coloniaux avec les Namibiens mais butte sur le montant de l’indemnisation. Avec le risque pour l’Allemagne d’une action en justice devant la Cour Pénale Internationale du gouvernement Namibien, avec l’assistance d’un groupe d’avocats britanniques et la demande de 30 milliards de dollars de réparations pour le génocide des Ovahéréro et des Nama.
La France elle même s’est fait indemniser de l’occupation allemande durant la première et seconde guerre mondiale à hauteurs de plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui. Au même titre, l’Algérie indépendante doit pouvoir être réparée des crimes contre l’humanité et dommages qu’elle a subi de 1830 à 1962.
Cette dimension historique a un lien direct avec le présent car les évènements semblent se répéter, les banlieusards d’aujourd’hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés. On continue à leur donner, sous une autre forme, des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination,poison ou racisme invisible, matérialisé dans toutes les strates de la société.
L’Histoire ne doit pas se répéter dans l’hexagone, les miettes accordées ici et là sont révélatrices d’un malaise profond de la République française. En particulier, son incapacité à fédérer tous ses citoyens, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes.
Paradoxalement, c’est le modèle français qui produit le communautarisme alors qu’il souhaite le combattre.
Comme un exercice contre-productif, il lui explose au visage car il ne sait pas comment l’aborder. C’est aussi ce modèle qui pousse un grand nombre de ces citoyens franco algériens à ne pas être fier d’être français. Cette révolution algérienne fait partie de l’Histoire de France à la fois comme un traumatisme à plus d’un titre, mais aussi comme un lien sensible entre les Français quelles que soient leurs origines. Le cœur de cette double lecture est lié à cette singularité algérienne qui n’a jamais démenti ses attaches à l’islam. Cet islam a été utilisé par la France comme porte d’entrée pour coloniser l’Algérie et soumettre sa population. Il a aussi donné la force à cette population algérienne de faire face au colonialisme français, comme porte de sortie de la soumission.
En France et ailleurs, cette religion semble interpeller les sociétés dans lesquelles elle s’exprime. A l’heure d’une promulgation d’une loi sur le séparatisme qui risque de stigmatiser un peu plus cette population musulmane ou les algériens sont nombreux, l’enlisement semble se perpétuer comme si l’apaisement des mémoires tant voulue était un peu plus affaibli car nous sommes toujours incapable d’expliquer à nos enfants le traitement différencié à l’égard des victimes de cette tragédie historique.
5. L’Algérie face à ses responsabilités historiques.
Le silence de l’Algérie est lourd car elle n’a pas su appréhender la question de sa mémoire d’une manière énergique et l’illégitimité de ses gouvernances successives a maintenu des revendications peu soutenues à l’égard de la France. Pire, les problématiques algériennes ont trop souvent, surfé sur cette fibre mémorielle pour occulter leurs inefficiences à gérer d’une manière performante le pays.Aujourd’hui, L’Algérie ne peut plus faire table rase du passé colonial français et se contenter de quelques mesurettes ou gestes symboliques. L’Algérie au nom de ses chouadas doit assumer une revendication intégrale, celle de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité des crimes et dommage de la colonisation en Algérie.
L’objectif de cette réparation n’est pas de diaboliser l’ex-puissance coloniale, mais au contraire de lui permettre de se réconcilier avec elle-même afin d’entrer définitivement dans une ère d’amitié et de partenariat. L’Algérie a laissé perdurer une approche minimaliste comme si elle était tenue par son ex puissance coloniale, tenu par le poison corruption qui la gangrènede l’intérieur et qui la fragilise dans son rapport avec la France. Comme si l’Algérie enfermée dans une position toujours timorée avait peur de franchir la ligne de l’officialisation de sa demande de réparation alors que la France l’avait faite de son coté en légiférant en 2005 sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie. Aujourd’hui, au nom de la mémoire des chouadas, l’Algérie doit également assumer ses responsabilités historiques.
6. L’urgence d’agir.
Sur la question mémorielle, reconnaître la responsabilité de la France sur les crimes et les dommages coloniaux y compris écologiques et les réparer financièrement au même titre que les principales grandes puissances mondiales. Abroger la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, la loi Gayssot et la loi sur l’antisémitisme pour déboucher sur une seule loi générique contre tous les racismes permettant de rassembler au lieu de diviser. Nettoyer les sites pollués nucléaires et chimiques et indemniser les victimes. Restituer la totalité des archives algérienne. Signer un traité d’amitié avec l’Algérie et suppression des visas entre les deux pays.
O rivages aimés du soleil et des dieux ! Récifs rongés de sel où la mer vient s'abattre, Tremblants sous le ressac de ses flots furieux, Si blancs qu'on vous dirait d'albâtre. Grève de sable fin que rosit le couchant, Qui reçoit dans la paix les baisers de l'écume. Alors que vers l'azur s'envole un dernier chant Pour une étoile qui s'allume, Pampres verts des coteaux couronnés d'orangers Et de pins résineux ; vous, croupes Nonchalantes Que colore au printemps la fleur de ces vergers Qu'on voit escalader vos pentes ; Et toi, majestueux et troublant Chenoua Dont le front plein d'orgueil se cache dans la nue, Au flanc duquel pourrait dormir Antinéa En quelque retraite inconnue ! Splendeur ! Immensité de la mer et du ciel ! Rien ne peut surpasser vos soudaines colères Ou la sublimité d'un coucher de soleil Devant des ruines séculaires. C'est là Cherchell, que tu t'isoles dans l'oubli Ainsi qu'en ton musée une statue ancienne Que drape fièrement la tunique au long pli Moulant son corps de patricienne. Tuiles rouges des toits qui penchent vers le port, Parfums -musc ou jasmin -s'exhalant des ruelles, Balancelles que berce une brise à ton bord De caresses perpétuelles. Gazouillis des jardins, calices entrouverts, Fûts géants des dattiers dont les palmes s'inclinent Ainsi qu'une fusée éclate en bouquets verts Qui retombent sur la colline.... Place romaine au pied de qui les flots calmés Meurent dans la douceur d'un soir de clair de lune, Où la chaleur du jour ne pénètre jamais, Ni sa lumière inopportune ; Thermes d'où montaient la musique et les chœurs Aux applaudissements d'une foule en démence Qui tout en couronnant de lauriers ses acteurs Riait de Plaute ou de Térence ! Yol ! Yol ! Avais – tu fait ce rêve certains jours Où tirant leur trirème au sable de ta plage, Des marchands prirent pied sur ton sol, tour à tour. Venus de Tyr et de Carthage ? Pourtant la gloire vint sur ton front étonné Déposer le baiser de Rome protectrice, quand De Cléopâtre la fille Séléné Unit sa grâce à ton délice. Or, un vent de tempête et de sédition Balaya le sommet d'où on te vit descendre, Et les siècles tombant sur ta perfection Firent sur toi pleuvoir leur cendre. Mais le ciel éternel rajeunit la beauté Et je veux, ô Cherchell, sur ta ruine sacrée Célébrer le réveil de l'antique cité La somptueuse Césarée
René Rousseau
Buste de Cléopâtre Séléné, marbre, Ier siècle av. J.-C, conservé au musée archéologique de Cherchell
La Reine berbère
Juba et Séléné partent pour l’Afrique et s’installent à Iol, aujourd’hui Cherchell en Algérie. Ils l’a font immédiatement baptiser Césarée (Caesarea) en l’honneur de leur protecteur Auguste César. La Maurétanie correspond alors à l’Algérie et au Maroc actuels.
Carte du royaume de Maurétanie sous Juba II, issue de JALLET-HUANT Monique, Les rois numides et la conquête de l’Afrique du Nord par les Romains, Presses de Valmy, 2006
A Césarée, le couple fait bâtir plusieurs monuments prestigieux qui transforment totalement la cité. Des palais sont construits, des thermes, un amphithéâtre en pierre qui peut recevoir jusqu’à 10 000 spectateurs alors même que Rome ne compte à ce moment-là que des amphithéâtres en bois de taille bien plus réduite.
L’économie connaît également un important renouveau, avec des exportations de blé, d’huile d’olive, de garum (une spécialité à base de poisson fort malodorante mais très appréciée des Romains) car la Maurétanie, avec l’Egypte, constituent le grenier de Rome.
Ils s’entourent d’un grand nombre d’œuvres d’art. Des copies sont réalisées à partir des chefs-d’œuvre de l’art grec. Ainsi Monique Jallet Huant note qu’on trouvait dans leur palais, parmi les nombreuses œuvres d’art, une copie d’un Apollon de Phidias ou encore une Déméter de l’école de Praxitèle. Cléopâtre Séléné apparaît sur une pièce d’argenterie retrouvée à Boscoreale (Italie) où elle figure avec un sceptre en croissant de lune :
S'agirait-il de Cléopâtre VII ou de sa fille, Cléopâtre Séléné de part le croissant de lune ?Coupe à emblema (portrait), fin du Ier siècle av. J.-C ou première moitié du Ier siècle ap. J.-C, argent avec dorures, diamètre de 22,5 cm et hauteur de 6cm, conservé au musée du Louvre (visible dans la salle 662). Crédits : RMN/Hervé Lewandowski Ci-dessus : Une coupe à emblema (portrait) en argent doré issue du trésor de Boscoreale conservé au Louvre dont la datation se situe entre la fin du Ier siècle av. J.-C et la première moitié du Ier siècle ap. J.-C.
Césarée n’est pas la seule ville à être embellie, le couple royal s’attache également à magnifier des cités jusque là secondaires, comme celle de Volubilis au Maroc et de Tipasa à quelques kilomètres d’Alger, pour laquelle nous avions déjà dédié un article.
Deniers en argent de Cléopâtre Séléné et Juba II, retrouvés à Césarée et passés en vente en 2007. Crédits : CNG Auction
Son mari ayant reçu d’Auguste le titre de rex (roi), Cléopâtre Séléné devient regina (reine) comme cela est parfois visible sur leurs monnaies. Or selon Michèle Coltelloni-Trannoy, ce titre n’a jamais été attribué à une femme romaine. Même si on reconnaît la souveraineté de certaines femmes, comme l’illustre mère de Cléopâtre Séléné, elles ne reçoivent pas le titre de reine. Il aurait alors pu être accordé par Juba II lui-même. Pour Coltelloni-Trannoy, il donne un lustre au couple maurétanien mais il serait abusif de penser que Séléné eut été associée au pouvoir de son époux ou que le royaume fusse partagé entre eux deux.
La date de la mort de Cléopâtre Séléné est inconnue. Le poète Crinagoras de Mitylène rapporte que le jour d’une éclipse lunaire, le 1er mars en 5 av. J.-C,est décédée une Séléné. Il lui consacre une élégie (éloge funèbre) que nous avons conservée [version en anglais] :
The moon herself grew dark, rising at sunset,
Covering her suffering in the night,
Because she saw her beautiful namesake, Selene,
Breathless, descending to Hades,
With her she had the beauty of her light in common,
And mingled her own darkness with her death.
Crinagoras de Mytilène, Elégie de Séléné
La lune elle-même s'assombrit, se levant au coucher du soleil,
Couvrant sa souffrance dans la nuit,
Parce qu'elle a vu sa belle homonyme, Séléné,
À bout de souffle, descendant vers l'Hadès,
Avec elle, elle avait en commun la beauté de sa lumière,
Et a mêlé ses propres ténèbres à sa mort.
Crinagoras de Mytilène, Élégie de Séléné
En Algérie, les journaux deviennent au tournant du XXe siècle un puissant outil au service de l’intelligentsia musulmane. Et le creuset de l’anticolonialisme.
« La presse, voilà l’arme dont vous devez apprendre à vous servir ; elle peut soulever un monde. » « L’Astre d’Orient », qui publie ces lignes depuis Paris en 1883, n’est qu’un obscur hebdomadaire franco-arabe qui ne fut distribué en Algérie que quelques mois. Cette sentence relevée par l’historien Charles-Robert Ageron dans « Genèse de l’Algérie algérienne » (Editions Bouchène, 2005) est pourtant annonciatrice du rôle que tiendront les journaux des colonisés d’Algérie tout au long des décennies suivantes.
Presse « musulmane », « indigène » ou « indigénophile », les mots ne manquent pas pour désigner les titres en langue française ou arabe qui essaimèrent durant l’occupation française de l’Algérie. Entravés par les nombreux obstacles dressés par le colonisateur français, ces périodiques peineront à réunir les moyens matériels et financiers nécessaires à leur subsistance et, surtout, à trouver leur public parmi une population maintenue dans l’analphabétisme (85 % des hommes en 1939). Mais, faute de partis politiques, encore inexistants, c’est bien la presse « indigène » qui, dès la fin du XIXesiècle, a permis la circulation des idées au sein de l’intelligentsia musulmane, la naissance de nouvelles opinions et la structuration d’une conscience politique.
Au XIXe siècle, les journaux du colonisateur
L’imprimerie a fait partie intégrante, tout au long du XIXe siècle, de l’arsenal de la conquête coloniale. Les journaux sont d’abord ceux du colonisateur. Leur objectif est d’asseoir sa domination, et les créations de périodiques locaux suivent les étapes de la conquête. Le « Saf-Saf » est fondé en 1844 à Philippeville (aujourd’hui Skikda), « la Seybouse »en 1844 à Bône (Annaba). Laure Demougin, docteure en littérature française et auteure de « l’Empire de la presse. Une étude de la presse coloniale française » (PUS) analyse :
« Des débuts de la conquête aux années 1880, la parole du colonisé dans la presse coloniale est à peine audible, et quand elle l’est, c’est le plus souvent accompagnée, reprise, encadrée voire déformée par une parole colonisatrice. »
Mais, à partir de 1893, de nombreux petits périodiques rédigés presque exclusivement en français vont progressivement constituer une presse politique « indigène » : l’hebdomadaire « El-Hack – la Vérité » est créé à Bône en juillet de cette année, et sera renommé deux ans plus tard « l’Eclair » ; « El-Misbah » (le Flambeau), hebdomadaire francophile mais jacobin d’inspiration,voit le jour à Oran en juin 1904 ; « le Croissant », sous-titré « El-Hilal », se veut à Alger, en juin 1906, « l’organe des revendications indigènes » ; « l’Islam », « journal démocratique des musulmans algériens », fondé à Bône en 1909, est semble-t-il alors le plus lu par l’intelligentsia. Citons encore « le Musulman » (Constantine, 1909), « l’Etendard algérien » (Bône, 1910), « le Rachidi » (Djidjelli, 1911)…
« L’Ikdam », journal du courant modernisateur lié à l’émir Khaled, paraît à partir de 1919.
Autant de tirages modestes qui vont devenir la caisse de résonance des revendications du mouvement d’émancipation politique naissant des Jeunes-Algériens. Les petits groupes hétérogènes de modernisateurs que l’on regroupe sous cette appellation défendront dans ces journaux des positions souvent assimilationnistes, portées par des hommes comme les docteurs Belkacem Benthami, né en 1873, ou Taïeb Ould Morsly, en 1856 : développement de l’instruction des « indigènes », abolition du « code de l’indigénat », octroi des droits politiques à l’élite lettrée, représentation des musulmans au Parlement.
« Lutter contre le régime du plus vil esclavage »
Plusieurs de ces journaux, relève l’historien Charles-Robert Ageron, vont même jusqu’à défendre le service militaire obligatoire dans le but d’obtenir des compensations politiques. Une position contre laquelle va en revanche se dresser une autre tendance de cette presse balbutiante, inspirée, elle, par le réformisme islamique venu d’Orient. Protecteurs de l’héritage culturel, défenseurs de la foi musulmane et de la langue arabe, des hommes comme le cheikh Miloud Ben Mouhoub de Constantine ou le peintre et journaliste algérois Omar Racim refusent, eux, toute naturalisation. Le ton se fait plus revendicatif. Sans jamais pousser les Algériens à la révolte, l’hebdomadaire bilingue « le Jeune Egyptien », fondé à Oran en 1911, les appelle à « lutter contre le régime du plus vil esclavage ». Dès avant la Première Guerre mondiale, une espérance nationaliste s’exprime dans ces petits périodiques, à la diffusion limitée mais à l’influence grandissante.
Ces courants modernisateurs qui se coalisent derrière l’émir Khaled, petit-fils du chef de file de la résistance à la conquête française Abd el-Kader, se retrouvent également dans un journal, « l’Ikdam » (le Courage), fondé à Alger en 1919. Pas question alors d’indépendantisme – la devise de l’hebdomadaire bilingue est « France-Islam » – mais le titre dénonce l’accaparement des terres, les abus administratifs. Aux journaux de l’élite francisée succède peu à peu une presse politique arabophone qui voit dans sa langue un instrument d’émancipation. Les idées réformistes venues du Moyen-Orient prennent encore davantage d’importance. En particulier à travers les journaux fondés en 1924 et 1925 par le père spirituel du réformisme algérien, Abdelhamid Ben Badis : « Al-Mountaqid » (le Censeur) et « Al-Chihab » (le Météore). Des titres qui s’attachent pour leur part à dénoncer ce qu’ils considèrent comme « les vices » de la société musulmane, mais appellent également à la résurrection nationale. On lit dans « Al-Mountaqid » le 2 juillet 1925 :
« Nous engageons les musulmans à entrer dans l’action utile afin de renaître en tant que nation ayant droit à l’existence dans le monde. »
Le nombre de titres augmente. L’historien algérien Ali Merad a ainsi recensé une soixantaine de périodiques entre 1919 et 1939, parmi lesquels quelques journaux communistes (« la Lutte sociale ») et nationalistes (« El Ouma » en 1930, journal de l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj). La presse « indigène » doit faire face à une répression accrue. La loi sur la liberté de la presse de 1881 ne s’applique qu’au bénéfice des citoyens français. Le texte, qui sera modifié, permettra qui plus est d’interdire les journaux rédigés en langue étrangère – dont l’arabe – par simple voie administrative.
La censure se renforce à partir de 1927 au prétexte de la guerre du Rif au Maroc : saisies, suspensions, interdictions, procès… Enfin, le décret Régnier du 30 mars 1935 permettra d’engager des poursuites contre la presse musulmane de langue française au prétexte de « provocation des indigènes à des désordres contre la souveraineté française » ou bien encore pour « résistance active ou passive contre l’application des lois, décrets ou ordres de l’autorité publique ». Les journaux sont visés, qu’ils soient édités en Algérie ou en France, et leurs journalistes menacés. La répression poussera par la suite les nationalistes à recourir aux publications clandestines. Mais, à la fin des années 1930, le journalisme « indigène » a déjà contribué à faire émerger une conscience militante.
(A nos lecteurs : cet entretien a été réalisé deux semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine)
Rien que ce mois-ci, l’interprète de l’éditeur Dauriat d’« Illusions perdues » est à l’affiche de quatre films, « Adieu Paris », « Maison de retraite », « Robuste » et le « Maigret » de Patrice Leconte, au début duquel le médecin lance au commissaire fatigué : « Vous devriez prendre du repos. » Gérard Depardieu, lui, ne veut pas en prendre. Il tourne, voyage, se démène, parle beaucoup. Ou observe un silence de plomb, lorsqu’on l’interroge sur sa mise en examen, après la plainte d’une jeune comédienne qui l’accuse de viol : « Je ne veux pas en parler. »
Parfois, il fait une halte dans sa maison parisienne du quartier de Montparnasse, où il s’adonne à une consommation pantagruélique de livres, qui s’entassent, ouverts, annotés, écornés, retournés, sur sa grande table. Il y a là du Artaud, du Bernanos, du Zweig, le prix Goncourt de Mbougar Sarr, qu’il a beaucoup aimé, « Anéantir » de Houellebecq, qui l’a déçu (« Trop de Bercy, trop d’ennui ! »), le « Proust amoureux » de Patrick Mimouni, les « Amitiés d’écrivains » de Patrick Berthier, le Coran, des textes saints, des ouvrages historiques…
Il est tellement plein de ces livres qu’il ne répond plus à une question sans les citer. Ils sont les arguments de ses incessantes et flamboyantes digressions. On l’interroge sur son ami Vladimir Poutine, dont il dit qu’il lui a donné « d’excellentes leçons de géopolitique », et il dérive, on ne sait comment, de Kiev à Harar, où il marche sur les traces de Rimbaud, avant de louer les récits russes de Sylvain Tesson et la Cordoue du XIVe siècle. On le lance sur la France et la prochaine présidentielle, dont il prétend se désintéresser, et il assène que notre pays est « dans un état pitoyable » depuis… des centaines d’années, qu’il y a ici « trop de misère intellectuelle », que « la pensée y est bridée », qu’il n’a pas envie d’être « un Luchini, un discutailleur », et le voici qui en appelle à Balzac, Stendhal et Proust, au « Malheur indifférent » de Peter Handke et aux « Confessions » de saint Augustin.
De Gérard Depardieu, « acteur amphibien » dont elle a fait le héros de « Robuste », la réalisatrice Constance Meyer dit qu’il « s’autodocumente à travers tous les rôles qu’il joue ». On pourrait ajouter qu’il s’autodocumente aussi à travers tous les livres qu’il lit. Et même ceux qu’il écrit, et dont les titres le résument bien : « Innocent », « Monstre », « Ailleurs »… Rencontre, chez lui, un matin de février, où, contrairement à ses personnages du moment, il était en pleine forme.
Depardieu en Maigret. (PASCAL CHANTIER)
Dans les films que, ces derniers temps, vous avez tournés, de « Des hommes » à « Maigret » et « Robuste », vous avez des rôles d’hommes usés, au bout du rouleau, mélancoliques, voire dépressifs, et obsédés par la mort…
C’est vrai, mais j’espère que, à part mon personnage, j’allais dire « mon double », dans « Robuste », ils ne me ressemblent pas. Que je ne ressemble pas à Feu-de-Bois dans « Des hommes », de Lucas Belvaux, qui vit retranché chez lui avec un fusil et menace le seul Arabe du village. Je les ai bien connus autrefois, à Châteauroux, ces appelés d’Algérie qui étaient encore, à la fin des années 1960, des zombies traumatisés par une guerre absurde. Il faut remonter loin dans l’histoire d’Algérie, jusqu’en 1814, lorsque le dey d’Alger asséna des coups de chasse-mouche au consul de France et provoqua le blocus puis la conquête de l’Algérie, pour comprendre tout le mal qu’on a fait là-bas. Et qui s’est poursuivi jusqu’à l’indépendance. J’ai choisi ce rôle pour dénoncer ces fonctionnaires qui, de tout temps, ont envoyé des gamins au casse-pipe. Et pour ne jamais oublier le Châteauroux de ma jeunesse, où il y avait d’ignobles ratonnades lancées par des abrutis dans les cités où habitaient des Algériens. La haine et l’injustice m’ont toujours révolté.
Dans le film de Patrice Leconte, vous campez un Maigret épuisé, à qui son médecin demande d’arrêter de fumer et de boire. Il court derrière le fantôme d’une jeune morte, qui lui rappelle sa fille, sans même se soucier de savoir qui l’a tuée.
D’abord, j’ai découvert en Patrice Leconte un homme absolument charmant, humainement exceptionnel. Un des derniers à tenir sa caméra, sans la déléguer à d’autres, à faire lui-même le cadre, à connaître ses focales. Il rehausse, il reblasonne ce métier abîmé. Il m’a réconcilié avec le grand écran que, comme spectateur, j’ai quitté depuis une dizaine d’années. Et puis j’adore Simenon, un génie du détail comme Balzac, et j’adore Maigret, un grand flic, dont Charles Laughton avait autrefois donné une belle interprétation, qui s’inscrit dans la tradition de l’inspecteur Javert des « Misérables » et du juge-inspecteur Porphyre Petrovitch de « Crime et châtiment ». Maigret, ici, vous avez raison, ce n’est presque plus le commissaire du 36, c’est un bouleversant père blessé, qui a le cœur aussi grand que fragile. J’aime beaucoup ce film, où j’ai aussi été heureux de retrouver l’admirable directeur de la photo Yves Angelo, qui a fait de moi, il y a longtemps, « le Colonel Chabert ». Ça, c’est du cinéma ! Jean-Paul Rappeneau était de la même trempe que Leconte, Xavier Giannoli aussi, avec qui j’ai tourné « Quand j’étais chanteur » et ces magnifiques « Illusions perdues », d’après mon cher Balzac. Vous avez remarqué, et ça n’est pas un hasard, que tous ces réalisateurs sont de fins lettrés ? Avec eux, on va directement à l’essentiel. Et quand Xavier Dolan dit le texte des « Illusions » en voix off, même ceux qui, comme moi, ont horreur des livres audio, ont l’impression de tourner les pages du roman.
Avec Patrice Leconte sur le plateau de « Maigret ». (STÉPHANUE BRANCHU/PASCAL CHANTIER)
C’est pour vous reposer de ces rôles noirs et lourds que vous avez accepté, comme une récréation, « Adieu Paris », d’Edouard Baer ?
Il a suffi qu’il m’appelle et me dise « Viens ! ». J’y suis allé. Pas au déjeuner de la Closerie des Lilas, mais dans le film. Surtout que je n’avais qu’une journée de tournage. Je n’accepte plus les rôles pour les performances, je les accepte pour les copains. Et j’aime l’écriture d’Edouard. Je dis bien « l’écriture ». Au point que je n’ai pas eu envie de voir au théâtre ses « Elucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce », j’ai pris mon pied en lisant le livre [publié au Seuil, NDLR]. Edouard est un vagabond, un poète, un Jehan-Rictus d’aujourd’hui, un romantique élégant et parfois souffrant.
Comment avez-vous rencontré Constance Meyer, qui vous donne, dans « Robuste » le bien nommé, un rôle à votre mesure, à votre démesure ?
Ce fut d’abord une rencontre… auditive (rires). Constance était ma souffleuse, autrement dit « mon oreillette » dans « la Bête dans la jungle », d’après Henry James, la pièce que je jouais en 2004 avec Fanny Ardant au Théâtre de la Madeleine, dans une mise en scène de Jacques Lassalle. Elle faisait plus que me dire le texte dans l’oreillette, elle l’interprétait avec les meilleures intonations. Cela m’était d’autant plus précieux et confortable que j’étais monolithique et souvent bourré. Et puis je pense que ça ne sert à rien d’apprendre des répliques – je rêverais de jouer un Molière rien qu’avec une oreillette. Cela dit, tout le monde ne sait pas s’en servir, je connais des acteurs qui n’y arrivent pas. Il faut un troisième cerveau pour en faire un bon usage et y gagner en liberté. Après cette expérience, Constance Meyer, qui est d’une intelligence et d’une fraîcheur remarquables, a fait des études à la Tisch School of the Arts de New York et a réalisé des courts-métrages, où elle me prenait toujours comme le grand frère que je suis pour elle.
Au début du film, on est chez Georges, une star de cinéma vieillissante, et ça ressemble beaucoup à la grande pièce où nous enregistrons cet entretien…
Oui. Dans « Robuste », Constance a voulu reconstituer au plus près mon univers, ma maison avec la piscine en bas, ma cuisine, où je m’active toujours beaucoup, ma table pleine de bouquins, là où je suis vraiment dans mon jus.
Votre personnage lâche : « J’en ai marre de faire le guignol. » Vous aussi ?
Oui, moi aussi. Quand, dans le film, je dis que le texte à apprendre est chiant, que ça m’emmerde de faire des essais, de me faire coiffer, habiller, c’est encore moi. Et, en même temps, ce texte que Georges trouve chiant, il finit par se l’approprier, le transcrire avec ses propres mots, en faire sa vie, comme un enfant perdu qui retrouverait son chemin. Et ça, c’est beau.
Georges dit aussi : « J’aimerais être mort pour qu’on me foute la paix… »
Sauf qu’aujourd’hui on ne fout même plus la paix aux morts. En fait, dans ce film de Constance, qui me connaît si bien, je ne cherche que la sérénité et l’humanité. J’ai besoin de rapports simples avec des gens simples. Les personnes importantes m’insupportent. Je n’ai plus de temps à perdre avec elles. Le métier ne m’intéresse que s’il est fait avec humanité. Et si j’ai tellement besoin de vivre à l’étranger, c’est pour entendre, en Sibérie ou en Ouzbékistan, en Chine ou au Japon, des conversations dans une langue dont je devine le sens mais que je ne comprends pas.
« Quand il joue, dit de vous Constance Meyer, ça ne passe pas par le cerveau, mais par le corps. » Vous êtes d’accord avec elle ?
Elle a raison. Un acteur qui pense pue. Il a une haleine d’emmerdements. Je dis souvent aux comédiens qui psychotent et réfléchissent trop sur leur rôle : ne pense pas, t’auras une haleine de mandarine.
Avec Déborah Lukumuena dans « Robuste », de Constance Meyer. (DIAPHANA DISTRIBUTION)
« La célébrité, ça flingue », dit un autre personnage de « Robuste » en parlant de vous. C’est ce que vous pensez ?
Je ne dirais pas que la célébrité, dont je n’ai rien à foutre, me flingue, disons qu’elle me dessert. En France. Car à l’étranger, elle m’aide au contraire à avoir des relations profondes et vraies. Là-bas, ce sont les autres qui m’intéressent, ce n’est pas moi.
« Ailleurs » (Le Cherche Midi, 2020), c’était justement le titre d’un de vos livres. Car vous écrivez aussi…
Mon père ne savait ni lire ni écrire. J’ai beau avoir été déscolarisé et être arrivé autrefois à Paris avec un langage onomatopéique, j’ai de plus en plus le goût d’écrire. Dans « Monstre », je cite cette phrase de mon ami Peter Handke, que je vois souvent : « Je ne sais rien de moi à l’avance. » Et il ajoute : « Mes aventures m’arrivent quand je les raconte. » Voilà pourquoi j’écris. Et puis j’ai la chance d’avoir l’oreille musicale, ça aide. Je n’ai pas plus la grammaire que Barbara n’avait le solfège. Ça ne l’a pas empêchée d’écrire les plus belles des chansons. Moi, je m’inspire du kyudo, le tir à l’arc japonais : tendre sans tirer. Je serais incapable d’écrire un roman, mais des fragments, c’est dans mes cordes. Je ne le fais bien qu’ailleurs, précisément.
Quel est votre « ailleurs », aujourd’hui ?
Même si j’ai encore la nationalité et un passeport français, je suis désormais citoyen russe et dubaïote. Mais ma vie se déroule le plus souvent en Méditerranée. J’ai deux bateaux pour la pêche au gros, l’un à Dubaï, l’autre, qui servait pour la pêche au thon et dans lequel j’ai fait aménager un appartement, à Istanbul. Je sillonne, je dérive, ça me va très bien… La France, j’y serai toujours pour tourner, mais de moins en moins pour y vivre. Je vais d’ailleurs mettre en vente mon hôtel parisien et mes vignes.
Mais vous allez toujours présenter en France, de ville en ville, votre récital Barbara, comme vous le faites depuis cinq ans, n’est-ce pas ?
(Il chantonne « Drouot » et ses « paniers d’osier de la salle des ventes ».) Non. Je vais jouer le spectacle en avril au Théâtre des Champs-Elysées, mais après je ne le présenterai plus qu’à l’étranger. En France, tu chantes vingt chansons, et le fisc t’en prend quatorze. Tu es payé sur six ! D’ailleurs, ce n’est pas vraiment un spectacle, c’est, comme le disait Barbara, un « moment ensemble » où on communie avec les spectateurs autour de ses chansons sublimes. Ça ne vaut que si c’est éphémère. D’où ma colère, l’été dernier, au Festival de Ramatuelle, quand on m’a annoncé que c’était filmé. C’est un non-sens. Je ne chante Barbara que pour la retrouver, pour être toujours avec elle. Elle me fait toujours monter les larmes aux yeux. Je ne cesserai jamais de la pleurer.
BIO EXPRESS
Né à Châteauroux (Indre) en 1948, Gérard Depardieu, révélé en 1974 dans « les Valseuses », de Bertrand Blier, a tourné dans plus de 200 films, joué au théâtre et chanté. Vladimir Poutine lui a accordé la citoyenneté russe en 2013, et il a été nommé ambassadeur du tourisme pour l’Ouzbékistan en 2019. Il sera bientôt à l’affiche, au cinéma, des « Volets verts », de Jean Becker, et d’« Umami », de Slony Sow.
Il y a un an, le 15 février 2021, mourait du Covid-19, l'auteur-compositeur-interprète québécois Raymond Lévesque. Nous n'avions pas pu lui rendre hommage à cette occasion, car, tout simplement, nous n'étions pas au courant. Aussi, nous profitons du premier anniversaire de son décès pour rédiger, aujourd'hui, ce modeste «devoir de mémoire». Mais lui rendre hommage à quel titre ? L'histoire que nous allons vous raconter se passe en 1956 à Paris, en pleine guerre d'Algérie. Raymond Lévesque, le chansonnier de Montréal, se trouvait alors dans la capitale française où il «se voyait déjà en haut de l'affiche» ! Mais il n'arrivait pas à se détacher, pour autant, du drame qui se jouait en terre algérienne, de l'autre côté de la Méditerranée, car il se sentait proche du peuple algérien qui luttait pour recouvrer sa liberté.
Un de ses compatriotes, le journaliste Pierre Nadeau, racontera plus tard, dans un entretien à Radio-Canada, une scène révélatrice de l'état d'esprit du chanteur québécois à cette époque : «À 5 h ou 6 h du matin, sur les quais de la Seine, Raymond Lévesque s'enflammait et faisait des déclarations pro-FLN (Front de libération nationale). Je trouvais ça impressionnant». De cette belle «passion algérienne», une magnifique chanson naîtra qui restera, 66 ans après, la chanson québécoise la plus connue de toute la francophonie. Cette chanson c'est : «Quand les hommes vivront d'amour» et Raymond Lévesque l'a écrite pour dénoncer la souffrance du peuple algérien sous le joug du colonialisme et pour appeler à la paix. Au fil du temps, cette complainte sera interprétée par de nombreux artistes de renom comme Bourvil, Robert Charlebois, Felix Leclerc, Gilles Vigneault ou, plus près de nous, Renaud et Céline Dion et elle sera acclamée partout dans le monde. Raymond Lévesque est mort il y a un an mais sa «passion algérienne», elle, refuse de mourir. Elle allume toujours un grand feu dans nos cœurs et nos têtes et elle hante parfois nos nuits nostalgiques et agitées.
Prix Goncourt 2017, l’écrivain qui aime s’aventurer dans les coulisses de l’Histoire, explore cette fois la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable ». Entretien.
Eric Vuillard (DAMIEN MEYER / AFP)
Vuillard s’en va-t-en guerre. Encore une fois. Après la Première Guerre mondiale (« la Bataille d’Occident »), après l’Anschluss dans « l’Ordre du jour », prix Goncourt 2017, l’écrivain s’intéresse à la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable » (Actes Sud). Eric Vuillard ne se prend pas pour le Coppola d’ « Apocalypse Now ». Ce qui l’intéresse n’est pas le grand spectacle obscène des batailles, mais comme toujours, les coulisses, les tractations qui se jouent dans les salons feutrés, à l’Assemblée ou dans les conseils d’administration. C’est l’éternelle guerre des puissants contre les faibles que le romancier met en scène dans chacun de ses livres, avec une colère froide, méthodique et cette écriture si implacablement minutieuse. Dans cet entretien, il revient sur la colonisation, évoque Virginia Woolf et éclaire sa façon de travailler cette matière inflammable qu’est l’Histoire en la faisant entrer en résonance avec notre présent.
Après le génocide des Amérindiens, l’Anschluss ou encore la Révolution française, vous vous saisissez d’une autre page d’Histoire : la guerre d’Indochine et la défaite de Dien Bien Phu. Comment choisissez-vous les événements que vous mettez ensuite en récit ?
Il y a quelques années, on m’a offert un guide de voyage. Il datait de 1923, c’était un guide de voyage en Indochine. Ce guide commençait par un petit lexique à l’usage des touristes : « Va chercher un pousse-pousse, va vite, va lentement, relève la capote, monte la capote… » Ce petit lexique fait une impression pénible, on y entend une violence atavique, indiscutable. On n’y trouve pas un seul mot de politesse. C’était le vocabulaire de base du touriste français au Vietnam.
Je me suis alors dit que cela fournissait une indication, à la fois évidente et obscure. Ce que l’on entendait dans ce lexique pratique, brutal, c’était le bourdonnement de la vie coloniale. Il permettait aussitôt d’en saisir la violence ordinaire, très loin de la guerre et du travail forcé, là où nous sommes les plus détendus, gais, oisifs, curieux des autres, durant les vacances. Or, ce petit lexique est d’une rare violence. Une violence en partie muette, feutrée, et plus instructive que bien des archives.
C’est ainsi que naissent les livres, au gré de mes lectures, des films que je regarde, des conversations, des photographies. Il arrive soudain que quelque chose, un guide de voyage, un simple lexique, vienne bouleverser les connaissances que je croyais avoir. Mais il est avant tout nécessaire d’écrire, cette petite révélation a besoin de l’écriture pour prendre forme, elle ne se manifeste à moi qu’en écrivant. Ainsi, le petit lexique m’avait laissé une impression pénible, j’en avais bien sûr mesuré aussitôt la brutalité, mais ce n’est ensuite qu’en écrivant que j’ai saisi qu’il m’offrait une sorte de clé, au sens musical, pour interpréter la vie coloniale d’une manière intime, profonde, là où le roman lui-même, en général, ne se compromet pas.
Etrangement, la guerre d’Indochine est sans doute moins familière pour le public français que celle du Vietnam, surreprésentée dans les films américains notamment. Elle demeure peu racontée, comme nombre d’épisodes de l’Histoire coloniale française. C’est votre avis ?
Vous avez raison, elle occupe très peu de place dans nos bibliothèques. En réalité, son récit a été préempté par l’extrême droite. Elle forme le fond héroïco-sentimental de sa vulgate sur l’abandon de nos harkis, la grandeur passée, nos promesses trahies. Elle est également peu étudiée. Quant au cinéma américain, il raconte abondamment la douleur des GI durant la guerre du Vietnam, mais il ne raconte rien d’autre, ni la vie coloniale, ni les intentions politiques, ni les intérêts économiques. On dirait que les soldats américains vivent une sorte de tragédie isolée de tout, une catastrophe dénuée de cause, contre un ennemi insaisissable, abstrait. Leur geste douloureuse est l’une des formes ordinaires, contemporaines, du roman d’apprentissage, on y reconnaît une dénonciation généreuse de toute forme de guerre, une étape essentielle de la contre-culture. Pourtant, dans ces films, les Vietnamiens ne sont que des figurants, leurs souffrances apparaissent à peine, les causes de leur engagement sont absentes.
L’effacement du point de vue vietnamien est à la fois un prolongement culturel de la violence coloniale, et la forme narrative qu’adopte un anticommunisme primaire. On regrette tantôt Ferhat Abbas, tantôt le Việt-Quốc, on déplore la radicalité du FLN, du Vietminh, mais en réalité on ne voulait ni des uns ni des autres. Rappelons-nous qu’au plus fort du mouvement des droits civiques, William Faulkner recommandait aux noirs « la patience ». Ce n’est pas une position isolée. La révolte des opprimés ne s’illustre jamais comme il faut, ni au bon moment, ni de la bonne manière.
« La prose est un étrange moyen d’investigation »
Récemment, l’écrivain américain d’origine vietnamienne Viet Thanh Nguyen disait à « l’Obs » qu’il était pour le moins déconcerté par la façon « romantique » avec laquelle les Français abordaient cette période, dans des films comme « l’Amant » ou « Indochine ». Dans votre livre, on est très loin de cette vision romantique…
En effet, ce romantisme est une forme d’oppression, sa composante folklorique lui donne un air d’innocence, mais le folklore colonial est un discours politique. Les chapeaux pointus, les barges, c’est un folklore du pousse-pousse, une violence de carte postale bien réelle cependant. Il suffit d’ailleurs de jeter un œil aux véritables cartes postales, celles que l’on vendait alors au Vietnam, on y trouve un éventail qui va des monuments remarquables jusqu’aux têtes coupées.
Rien de plus triste, obscène, que ces cartes postales, où les mots ordinaires, l’émotion de l’absence, l’ivresse du voyage, sont associés à des photographies atroces. Nous avons tous écrit quelques phrases affectueuses sur un petit rectangle cartonné. Au dos d’une photographie rapidement choisie sur le tourniquet d’un bureau de tabac, nous avons tous désespérément cherché le petit poème de notre vie, un ton naturel, sincère, une phrase à la fois modeste et sensible, tendre et pudique. Saïgon, le 2 décembre 1925. Bien chère amie, nous voici enfin à Saîgon depuis le 15. A bientôt plus longuement. Signature illisible. Adressée à Madame Marcelle Braconi, 25 rue du Général Arnould, Bordeaux, Gironde. La carte représente le boulevard Charner. Un homme en tenue coloniale blanche traverse la scène. On aperçoit deux chaises à porteur. Saïgon, le 1 juillet 1953. Ma petite fille chérie, reçois de ton papa qui t’aime bien et qui languit des millions de bisous et de caresses. Ton petit papa. La carte postale représente une station de cyclo-pousses. Le laconisme même est émouvant.
Les premiers détachements du Vietminh arrivent à Hanoï par le Pont Doumer, le 12 Octobre 1954.
Les formules toutes faites sont un gage de sincérité. Ainsi, au dos d’une carte postale tout à fait ordinaire que j’ai brocantée voici quelques années, on peut lire ceci, Très affectueusement, signé Raimund Herrsch. Elle est adressée à un soldat en garnison dans le Var. En soi, la carte est innocente, c’est un petit mot caractéristique, semblable à tant d’autres. Mais de l’autre côté, au revers de ce signe de sympathie, si simple, si anodin, on tombe sur une vignette que l’on met un instant à comprendre. La carte postale montre une rangée de têtes, mais ce sont des têtes coupées, ce sont des Asiatiques décapités, dont les têtes ont été jetées pêle-mêle. On retourne la carte, on relit le petit mot : Très affectueusement, on cherche fébrilement une indication, un signe, quelque chose ! Mais cette carte postale n’est peut-être pas envoyée par Raimund Herrsch, et elle n’est peut-être pas adressée à un soldat en garnison dans le Var. Elle est peut-être envoyée depuis le passé jusqu’à nous. Oui, c’est à nous, sans doute, que cette carte postale est destinée, précisément parce que nous ne pouvons plus la comprendre, et que, pour cette raison, nous en saisissons toute l’horreur.
Comment travaillez-vous ? Quel genre de recherches effectuez-vous avant d’écrire ? Peut-on parler d’une « méthode » Vuillard, cette façon de retourner les faits pour en montrer l’envers…
Le livre vient en écrivant, à partir d’une chose anodine, une carte brocantée, un guide de voyage que l’on m’offre et qui déclenche le désir d’écrire. C’est après qu’il faut aller aux archives, feuilleter le journal officiel, lire les correspondances des parlementaires, parcourir les procès-verbaux de la Banque d’Indochine, approfondir la scène, enquêter sur ses protagonistes. Mais c’est en écrivant que je crois saisir quelque chose, comme si le fait d’écrire nous plongeait dans un élément étranger, nous libérait un peu de nos préjugés, pas entièrement, bien sûr, mais assez pour nous livrer à la rumeur de l’universel, au jugement des autres, dans la solitude relative, et cependant réelle, de l’écriture, cette scène assise, physiquement étriquée, où tout semble un instant possible.
C’est cela qu’on appelle la prose, apparue avec Balzac, et qui est un étrange moyen d’investigation, l’écriture, mais une écriture séculière, tournée vers le monde, qu’elle retrouve autrement dans le pli des mots. Cet instant où tout est possible, où l’on pourrait enfin tout dire, où, selon la très belle formule de Victor Hugo, l’Histoire pourrait passer aux aveux, il me semble que c’est cela le véritable travail, une sorte de transmutation, irréductible à la simple réflexion, qui est la part des mots, et où nous sommes tous un peu plus et un peu moins que nous-même.
Comme Forster, le grand romancier anglais, parvient à nous faire éprouver un conflit de classes, l’incommunicabilité des êtres, en mettant en scène trois familles à l’époque édouardienne, autour d’une maison, « Howards End ». Et c’est au creux des mots, lorsque se dessine, sur notre rétine intérieure, cette maison, à la fois fantasme, utopie, nostalgie de l’enfance, et simple patrimoine de la bourgeoisie, que la société édouardienne apparaît, dans l’épaisseur du langage, comme si Forster était enfin parvenu à interviewer le passé.
Quelles ont été vos sources principales pour ce livre ?
Archives, mémoires, correspondances, photographies, elles sont nombreuses, d’autant plus que c’est un livre sur lequel j’ai travaillé plus de dix ans, et qui est donc composé de diverses sédimentations. Mais chaque chapitre s’enroule autour d’une archive. Par exemple, le livre commence par le récit d’une inspection du travail sur une plantation d’hévéas. Cette archive, ce rapport de l’inspection du travail, est tout à fait incroyable, très détaillé, avec des bouts de dialogues, des descriptions précises. Mais en écrivant la scène, en épousant les événements décrits, la narration, le fait de raconter, vous aventure, vous expose. L’attitude des protagonistes, les incidents qui se produisent, une fois pris dans ce composé de vocabulaire, de grammaire et de subjectivité que l’on appelle l’écriture, parce qu’ils vous exposent en même temps que vous les exposez, manifestent quelque chose.
Ainsi, le moment où le directeur de la plantation découvre un coolie attaché, presque nu, le dos couvert de plaies, et se rue sur lui en criant : « Pourvu qu’il ne se soit pas mutilé ! », ce moment peut, à la simple lecture, heurter, étourdir, mais c’est en le reprenant par l’écriture que j’ai cru saisir à travers lui, non seulement le simulacre odieux qui fonde la vie coloniale, mais peut-être aussi la mauvaise foi inhérente au pouvoir, à toute position prépotente. Cette façon de nous leurrer, de se jouer de nos émotions, dont abusent trop souvent ceux qui se qualifient de « responsables », et qui, en réalité, lorsque les problèmes arrivent ne se sentent jamais responsables de rien, qui toujours se défaussent, introduisant profondément, dans les manières et dans le langage, une forme de duplicité.
Pour prendre un exemple que tout le monde aura à l’esprit, rappelez-vous combien le président Sarkozy se drapait dans la responsabilité, affirmant sans cesse qu’il n’était pas le genre d’individu à se cacher derrière un autre, à ne pas assumer ses responsabilités, à grand renfort de mimiques et de gestes. Aujourd’hui, la liste de ses condamnations, le tableau judiciaire de ses collaborateurs, de ses proches, prouve à quel point il mentait, et cependant il invoque encore la responsabilité, il se drape dans la même toge. Et si son parcours judiciaire est exceptionnel, son irresponsabilité n’est pas inédite. Pendant la guerre d’Indochine, Mauriac écrivait très justement dans son Bloc-notes : « Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable. » C’est ce que j’entends dans le cri du directeur de la plantation ; même face au coolie torturé, même devant l’évidence, il continue de nier, de tricher, de mentir.
« La caricature est un chemin vers la vérité »
Vous faites preuve d’un talent de caricaturiste qui rappelle un peu le trait de Daumier, notamment lorsque vous décrivez les parlementaires, députés cacochymes, souvent en place depuis des décennies. Se pose, derrière ce tableau pathétique, la question de la légitimité de la représentation…
Daumier nous livre une vérité décisive, irrécusable même. Ce que l’on nomme la caricature est un chemin vers la vérité. Ses trente-six petits bustes de terre crue sont une branche des sciences humaines. Les célébrités du juste milieu, les doctrinaires, ces monarchistes libéraux, sont davantage que des parodies, ce sont des vérités accentuées.
Ainsi, sur Guizot, son buste nous enseigne bien davantage que le célèbre portrait de Jean-Georges Vibert, qui ne nous apprend rien. Vibert est certes précis, réaliste, mais il peint pour les Vanderbilt et les Astor, ses clients sont de grands bourgeois et des milliardaires américains. Daumier travaille pour tout le monde. Dans le visage qu’il pétrit à Guizot, on voit l’ennemi irréductible du suffrage universel, une sorte de folie obnubilée, le ministre de l’intérieur, amer, déterminé. Reprenant Pascal, Lacan écrivait « le style, c’est l’homme à qui l’on s’adresse ». Daumier s’adresse à tous les hommes, à chacun. C’est un peu comme la publicité des débats, chacun en devient l’examinateur et le destinataire. Avec Daumier, l’art devient un moyen de la démocratie. Et tandis que Guizot ne parle que pour quelques-uns, veillant à assurer le pouvoir du petit groupe des privilégiés, Daumier s’adresse à n’importe qui. Cette adresse générale, ouverte, est le gage de la vérité qu’il peint, modèle. Tout le monde peut en sentir palpiter quelque chose en soi et, aujourd’hui encore, jugez si l’on apprend davantage sur les parlementaires en observant les figurines de Daumier ou en assistant à un colloque à Sciences-Po !
Les militaires ne sont guère mieux traités. Vous faites des portraits pour le moins cruels de De Lattre qui se ridiculise à la télé américaine, de Castries et de ses frasques sexuelles, de Navarre et de ses erreurs stratégiques. Des commentaires moqueurs se glissent parfois comme un « pauvre chou » au sujet de De Lattre. On sent votre écriture portée par une certaine colère. Est-ce le cas ?
Pour s’en tenir à la description d’individus aimables, bienséants, en somme, pour écrire des moralités, il faudrait faire partie d’une élite qui s’observe, traque aimablement ses faiblesses, ses fragilités. Une partie inoffensive du cinéma français s’est d’ailleurs vouée à ça, la vie sentimentale des intellos, leurs déboires sans conséquence. La littérature a toujours eu, elle, d’autres projets. Les monologues intérieurs de « Mrs Dalloway » sont une longue variation féminine, où le désir, la sensualité, les regrets, viennent contrarier une représentation très approximative et phallocrate du monde. C’en est fini de la femme rédemptrice à la Dostoïevski, cette femme qui n’était que le reflet des fantasmes de l’homme, de son rôle.
Et après tout, peut-être y a-t-il de la colère dans l’écriture de Virginia Woolf. Dans son très bel essai, « Une chambre à soi », elle déclare que les femmes pourront enfin véritablement écrire lorsqu’elles ne connaîtront plus d’obstacle à vivre, et que leur écriture ne sera plus entravée par la domination de l’homme. Or, non seulement la domination est toujours présente, mais elle n’est pas subie que par les femmes. L’écriture doit donc repartir de là sans cesse, une écriture qui oublierait cela, qui négligerait les réalités de la vie sociale, pour ne décrire que les mœurs d’un petit groupe, autour d’enjeux puérils, frivoles, serait un simple auxiliaire du pouvoir, un pur divertissement.
A ce titre, si l’ironie de Voltaire fut efficace contre la religion, en revanche, son ton léger, mondain, contraste avec le sérieux de Rousseau, ses angoisses, sa colère. Mais il me semble que les protestations de Jean-Jacques, son effervescence, nous sont plus proches, plus intimes, sonnent plus vrais, et nous ont apporté davantage que les bons mots de Voltaire.
Les généraux Henri de Navarre, René Cogny et le colonel De Castries, avant l’opération Castor, en 1953.
Au milieu de ce triste spectacle, deux hommes font figure d’exception : Abderrahmane-Chérif Djemad, député kabyle de Constantine, et Pierre Mendès-France…
On exalte sans cesse le mérite, on s’est beaucoup extasié sur la trajectoire de notre président, ce fils d’un couple de médecins, venu de province, et propulsé au sommet ; il y a pourtant pas mal de fils de médecin en politique, cela n’a rien d’exceptionnel, au contraire. Abderrahmane-Chérif Djemad était fils d’un paysan immigré en France, il fut lui-même terrassier, et fut élu député. Cela le signale. Mais ce n’est pas tout. Député à la Constituante, il fut un parlementaire très actif, déposant de nombreuses propositions. En 1947, il réclame la nomination d’une commission d’enquête sur les responsabilités des événements de Sétif, il réclame que soit réglementée la détention des armes de chasse en Algérie, il dresse un tableau sans fard du retard de la scolarisation et réclame des améliorations de l’enseignement primaire, il réclame encore le vote des femmes algériennes dans le cadre du nouveau statut. Il lance donc des débats de première importance, avec courage et détermination. Réglementer les armes de chasse en Algérie, cela était de toute première importance pour la population arabe, cela avait eu son importance dans les massacres de Sétif, c’est donc une réclamation fondamentale, ce n’est pas une réforme symbolique, mais efficace, intelligente. Idem, pour le vote des femmes, c’est à la fois un principe et une nécessité pratique, les Françaises voteraient désormais, et pas les femmes arabes ? Et pourtant, ce sera peine perdue, le droit de vote des algériennes doublerait le corps électoral. On voit que le souci obsessionnel que nous avons de l’égalité des sexes dans le monde arabe est une marotte récente.
Quant à Mendès, c’est autre chose. Lorsqu’on l’observe, qu’on l’écoute parler, s’adresser aux Français ou à ses collègues députés, son ton de voix, son langage, ses arguments, l’enchaînement de ses raisonnements, tout semble indiquer qu’il s’adresse aux autres, leur parle, comme s’il voulait les convaincre, comme si un examen sérieux et un débat étaient soudain possibles. Il semble croire en la démocratie représentative, il semble convaincu qu’un discours clair, argumenté, prononcé sans mépris, et véritablement adressé à son auditoire, qu’un discours écrit avec l’aide de ses collaborateurs, certes, avec le souci légitime de ne rien oublier, de ne rien occulter, d’être limpide, sans effet oratoire, mais pas armé du seul souci de plaire, de biaiser, il semble croire qu’un tel registre de discours politique existe. Et pourtant, Mendès est un véritable homme politique, il n’est pas chaste en politique, ce n’est pas l’homme que l’on nous représente, le parangon de vertu, celui qui refuse le pouvoir pour ne pas corrompre ses idées, comme si le pouvoir était par essence empoisonné, comme s’il valait mieux pour lui rester vierge plutôt que de gouverner et ne pas pouvoir appliquer son programme à la lettre. Comme s’il n’était pas un animal politique, lui, plus jeune avocat de France, plus jeune député, plus jeune ministre. Alors ? Qui est donc Pierre Mendès France ? C’est cela que je voulais essayer de comprendre. Son visage décidé, un peu triste, ses sourcils relevés, son sourire séduisant, et cette profondeur dans le regard qui ne trompe pas.
Djemad insiste sur la présence des tirailleurs dans l’armée qui combat en Indochine. Les soldats coloniaux représentaient le gros des troupes…
Oui, ils représentaient déjà le gros de nos troupes durant la Seconde Guerre mondiale, nous leur devons la libération de notre territoire. Puis, il y a eu les massacres de Thiaroye, de Sétif, de Madagascar. Le soldat le plus inconnu est un Indochinois, un Arabe et un Noir.
« Le racisme dans l’armée n’est un secret pour personne »
Vous montrez aussi le racisme qui sévit en particulier dans l’armée.
Ce n’est un secret pour personne. Le racisme dans la police, non plus. On peut bien sûr faire semblant de croire le contraire. C’est cependant devenu difficile depuis la scène filmée où l’on voit un producteur de musique, noir, se faire allègrement tabasser. Puis, à l’arrivée de renforts, de jeunes musiciens, noirs eux aussi, venus à la rescousse, se font plaquer au sol et tabasser à leur tour aussitôt. Ils ne sont pas très rigoureux non plus les renforts, ils ont dû rater quelques cours de déontologie. Dans son très beau « Traité du style », Aragon écrivait : « […] j’ai bien l’honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l’armée française dans sa totalité. » Il écrit cela en 1928, ce qui en fait l’exact contemporain de l’inspection du travail que je raconte au début de mon livre, et où l’on découvre le travail forcé des coolies au Vietnam. Cette phrase est d’ailleurs provoquée par le contexte colonial, la guerre du Rif, où l’on retrouve Pétain, Franco, et malheureusement de Lattre.
Mais Aragon est alors adossé à tout un mouvement collectif, à un élan de protestation qui ne s’arrêtera qu’après les années 1970. Et peu importe ce que l’on pense, au fond, de cette déclaration, l’important est qu’il faut une somme de colère collective très grande pour qu’un écrivain, seul, du haut de sa pauvre chaise, puisse avoir le courage et la liberté d’écrire une telle phrase.
On a l’impression que vous prenez un certain plaisir à distiller des références à notre présent. Par exemple, quand vous parlez de Maurras comme d’un « polémiste », de la générosité de la Revue des deux mondes ou de la perspective d’un « conseil d’administration pour diriger la France ». Qu’est-ce qui vous semble, dans cet épisode historique, le plus résonner avec aujourd’hui ?
Le présent résonne sans cesse dans le passé tout entier. C’est même leur vocation réciproque, le temps perdu, le temps retrouvé. Les photographies posées sur nos cheminées nous font souvent pleurer. C’est pourquoi toutes ces références au présent me semblent, au fond, liées entre elles : l’ambiguïté morale, la corruption endémique, le goût pour l’entreprise. Voyez Fillon, l’ancien premier ministre en est désormais à travailler dans la pétrochimie, pour l’un des hommes les plus riches de Russie. Pas besoin de la Banque d’Indochine pour s’enrichir. Pas besoin de Daumier pour être ridicule.
On pense aussi à l’Afghanistan, aux armées occidentales défaites par les talibans comme les Français puis les Américains l’ont été par le Vietminh considéré comme une armée de paysans.
A peine avais-je terminé mon livre, que les bulletins d’information se sont mis à parler de la chute de Saïgon à tout bout de champ à propos de celle de Kaboul, et, en effet, les médias avaient raison, c’était un nouvel épisode de nos sorties honorables. Il y a un an, le président Macron annonçait que la France allait « ajuster son effort » au Sahel, je crains que ce ne soit une nouvelle version, un autre élément de langage, destiné à dire, mais doucement, aimablement, que, désormais, nous cherchons là-bas aussi une sortie honorable. Et en Kanaky, on ne pourra pas se montrer tranchant jusqu’à la fin des temps, refuser le report d’un référendum si capital parce que la situation sanitaire serait désormais acceptable, le référendum était un accord politique, pas la clause d’un contrat de travail. Je crains donc qu’un jour, nous ayons là-bas aussi à trouver une sortie honorable.
Comme dans vos livres précédents, vous insistez sur les intérêts économiques qui motivent ces conflits - ici les plantations de Michelin, les mines de charbonnage… - et vous montrez les dominés se soulever contre les dominants. Diriez-vous que vous avez une approche marxiste de l’Histoire ?
Pas un journal libéral qui ne prône le primat de l’économie. C’est même ce qu’on appelle être réaliste. Il faut, nous dit-on, s’adapter à la mondialisation, et il ne s’agit de rien d’autre que de réalités économiques. Cette vérité est aujourd’hui admise par tout le monde. Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que si François Fillon travaille à présent dans la pétrochimie, à cause d’un soi-disant « coup d’Etat judiciaire », ce n’est pas pour ses compétences techniques, ni pour son élégance vestimentaire, mais parce que son carnet d’adresses est susceptible de rapporter. Quant à ses motivations, elles ne peuvent pas être d’ordre patriotique. Pas besoin d’être Virginia Woolf pour les imaginer. D’ailleurs au début de ce très bel essai que je citais au début de notre entretien, évoquant les prestigieuses universités où les femmes ne sont, à l’époque, toujours pas admises, à propos de ces lieux vénérables, imaginant les fondations véritables de ces lieux, elle se demande : « qu’est-ce donc qui repose sous ses magnifiques briques rouges ? », puis « pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? », et elle répond « De ces deux choses, du vote et de l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de loin la plus importante. »
Quelles sont les réactions des historiens à votre travail ?
Virginia Woolf n’était pas économiste et elle écrivit pourtant sur l’argent. Je ne sais pas ce que Keynes pensait d’« Une chambre à soi », mais il aimait certainement ce livre. Si Hayek [Friedrich Hayek, économiste britannique et penseur du libéralisme] l’avait lu, il ne l’aurait sans doute pas aimé, mais Hayek n’aimait pas la littérature. Keynes, lui, à sa manière, écrivait.
Trente ans après les terribles épurations ethniques menées par les Serbes, le légendaire Pont ottoman sur la Drina reste la scène des guerres de la mémoire en Bosnie. Sur fond de rivalité des grandes puissances, le conflit se poursuit dans les têtes, menaçant de s’enflammer de nouveau.
En Bosnie orientale, à Visegrad, chaque année au mois de juin, des centaines de Bosniaques musulmans se penchent par-dessus le parapet du célèbre pont ottoman de pierres ocre, vers les eaux émeraude de la majestueuse Drina. Yeux embués, gorge serrée, silencieux, ils jettent dans les flots impétueux des roses, rouges comme le sang. Trois mille roses pour trois mille vies,sauvagement saccagées il y a trente ans. Le pont sur la Drina, immortalisé par le célébrissime « roman historique » d’Ivo Andric paru en 1945 – l’unique prix Nobel yougoslave de littérature –, n’en finit pas de ruisseler de légendes et de larmes.
Merveille de l’architecture ottomane, enjambant gracieusement les eaux vertes de ses onze arches blanches, reliant l’Orient à l’Occident, le Vieux Pont est depuis des siècles le témoin muet des amours et des haines, de toutes les joies et de tous les massacres. En 1992-1993, il fut une fois de plus le théâtre d’effroyables tueries, perpétrées par des forces serbes. Elles avaient déclenché la terrible guerre de Bosnie, considérée comme une« revanche historique » sur les « Musulmans » − comme on appelait les Bosniaques sous le régime yougoslave.C’est pour commémorer les crimes contre l’humanité commis ici, il y a trois décennies, contre leurs proches par des nationalistes serbes que les Bosniaques lancent chaque année des fleurs aux âmes des disparus.
Une des pires campagnes de « purification ethnique »
Hommes, femmes, enfants, vieillards ont été torturés, exécutés, violés, brûlés vifs par milliers… Personne ne se souvient exactement comment a commencé ce qui fut l’une des pires campagnes de « purification ethnique » contre les Musulmans. De l’avis général, « le Pont sur la Drina » d’Ivo Andric aurait peut-être mis le feu aux poudres à Visegrad, voire à la Bosnie tout entière. Pour les Serbes, c’est « un fou, un illettré, un ignare » qui, en s’en prenant à Ivo Andric, a allumé l’incendie.
« C’est moi le crétin, le terroriste musulman numéro un », s’amuse à Sarajevo Murat Sabanovic, homme jovial et toujours robuste de 68 ans. Murat n’était qu’un écolier quand Ivo Andric, tout juste couronné du Nobel en 1961, était venu à Visegrad, la ville de son enfance. L’écrivain avait fait un discours devant sa classe sur « l’amitié socialiste entre les peuples », entre Slaves du Sud, Serbes, Croates ou Musulmans. Andric le Croate croyait à la fraternité yougoslave, Murat le jeune musulman aussi. Mais quand, dans les années 1990, le socialisme s’est effondré, les nationalismes se sont embrasés, attisés par une nomenklatura communiste qui, pour survivre, n’a pas hésité à manipuler un chauvinisme explosif.
Murat ne supporte pas cette nouvelle arrogance « grand-serbe ». Il est chez lui à Visegrad, terre de ses ancêtres. Comme beaucoup de ses compatriotes, souvent laïques voire athées, volontiers buveurs d’alcool, il est plus musulman de culture que de religion. C’est son identité. Citoyen yougoslave et Musulman – l’une des nationalités constitutives du pays –, il adhère au Parti d’Action démocratique (SDA), le nouveau parti des Musulmans de Bosnie où certains jouent aussi avec le feu nationaliste et finiront par s’y brûler.
Murat Sabanovic, en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
En juillet 1991, la guerre a déjà éclaté en Croatie, les tensions montent en Bosnie. Près du pont construit par le grand vizir ottoman Mehmed Pacha Sokolovic, devant le mémorial à Ivo Andric, les Tchetniks, ultranationalistes serbes aux barbes épaisses, bonnets poilus et drapeau noir à tête de mort, n’en finissent pas d’entonner une version « actualisée » de la fameuse « Marche sur la Drina » de la guerre de 1914-1918 : « Il y aura à nouveau l’enfer et la sanglante Drina, voici les Tchetniks des montagnes serbes. » Murat perd son sang-froid : « J’ai foncé chez moi. J’ai pris une masse, je suis revenu près du Vieux Pont et j’ai cassé le monument d’Ivo Andric. » Il jette les éclats de marbre blanc dans la rivière.
« Je ne supportais plus que ces Tchetnikset leurs popes se réunissent devant cette sculpture pour tenir des discours à la gloire d’une “Grande Serbie” ethniquement pure, nettoyée des Musulmans », explique Murat. Cet électricien de profession n’est pas un illettré. Le célèbre « terroriste ignare » de Bosnie a lu Andric : « Je n’ai rien contre lui. Mais son roman était brandi par les Serbes comme une bible nationaliste pour justifier une revanche contre nous. Ils confondent la fiction et l’histoire. »
Au moment où Murat Sabanovic profane le monument du prix Nobel, « Vox », journal satirique de Sarajevo, publie en première page une caricature : Ivo Andric empalé sur un stylo. Une allusion aux insoutenables premières pages du « Pont sur la Drina ». Contant près de quatre siècles d’histoire de Visegrad, narrant la construction du pont du grand vizir, Ivo Andric décrit minutieusement l’empalement par les Ottomans, au milieu du Vieux Pont, de Radisav, un saboteur serbe. L’atroce scène, où l’on entend « les craquements et craquements » du corps où s’enfonce le pieu, est purement imaginaire.
Qu’importe : les ultranationalistes, s’emparant de cette fiction, de la caricature de « Vox » et du geste sacrilège de Murat Sabanovic, s’enflamment : il faut venger Radisav et Ivo Andric ! Ce sont de nouveau les Serbes et la Serbie qu’on empale ! Les nationalistes serbes s’arment. Ils peignent en lettres rouges sur les murs les « 4 S » : « Samo Sloga Srbina Spasava » (« Seule l’union sauve les Serbes »). Bientôt, sur le Vieux Pont, symboliquement, à l’endroit même où Radisav a été supplicié, on se venge des « Turcs » en massacrant des Bosniaques. Ce n’est plus de la caricature, ce n’est plus de la littérature, c’est la guerre.
Le « bourreau de Visegrad »
Chef des Aigles blancs, la milice serbe qui a mis Visegrad à feu et à sang au début de la guerre de Bosnie, Milan Lukic croit que tout ce qu’a écrit Andric est véridique – les atroces sévices des Ottomans contre les Serbes, comme l’empalement sur le Vieux Pont. Milan Lukic paraît oublier que l’écrivain catholique d’origine croate était imprégné de stéréotypes négatifs envers les Musulmans. Comme beaucoup de Serbes orthodoxes, Milan Lukic considère que ces Slaves du Sud, convertis à l’islam sous les Ottomans, ne sont que des « traîtres ». Et l’on sait quel sort réserver aux vendus… « Lukic était d’une intelligence en dessous de la moyenne », raconte l’un de ses camarades d’école.
A la Haye, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – où il a fini par comparaître en 2008pour « extermination d’un nombre important de civils, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées » –, Milan Lukic brandit le livre du prix Nobel en guise de justification à la guerre, à la « revanche » des Serbes, aux massacres des Musulmans par ses miliciens – aussi surnommés « les Vengeurs ». Le « Pont sur la Drina » pour livre de chevet, le « bourreau de Visegrad » purge dans une prison estonienne une peine de perpétuité pour crimes contre l’Humanité. Dès 1967, le professeur de philosophie Muhamed Filipovic, l’un des fondateurs en 1990 du SDA, avait mis en garde : Andric est l’auteur « d’une littérature qui a divisé la Bosnie plus que les armées qui l’ont traversée ».
Murat Sabanovic se dit prêt à être jugé lui aussi. Mais seulement par la justice internationale. Il compte de nombreux exploits à son actif. A Visegrad, son frère Avdija était le « politique », le numéro deux d’un SDA qui a mené la Bosnie à l’indépendance. Murat était l’homme d’action, un paramilitaire qui ne donnait pas dans la romance. En avril 1992, l’armée yougoslave aux mains des Serbes tente d’occuper Visegrad, ville stratégique avec son pont reliant l’Orient à l’Occident. Murat prend en otage des policiers serbes et le gigantesque barrage hydroélectrique en amont de la ville. Pour arrêter l’armée, il menace de « tout faire péter ». De Paris, le réalisateur Emir Kusturica, né à Sarajevo, l’appelle pour lui dire de « ne pas déconner ». Murat déconne. Mais il ne réussit à ouvrir qu’une des vannes de la centrale. Le Vieux Pont est submergé, quelques maisons inondées, celle de Murat notamment.
Toujours recherché par les Serbes, Murat Sabanovic ne peut plus retourner à Visegrad. La ville « nettoyée » a été attribuée aux Serbes de Bosnie par l’accord de Dayton de 1995, comme toute une « région autonome » taillée dans le sang, baptisée « Republika Srpska ». Dayton a mis fin à la guerre sans ramener la paix. Forts du soutien de Belgrade et de Moscou, les Serbes en Bosnie en veulent plus. Ils n’ont pas renoncé à faire sécession, à s’unir avec Belgrade pour réaliser le dangereux rêve de « Grande Serbie ». Après les 100 000 tués du dernier conflit, le spectre d’un nouveau bain de sang rôde dans les Balkans. Bientôt, peut-être, le révisionnisme historique quotidiennement à l’œuvre aura effacé les traces des derniers massacres, ouvrant la voie à de nouvelles tueries.
Le Vieux Pont de Visegrad, rendu célèbre par le roman d’Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Chaque année, au mois de juin, une fois les roses rouges emportées par le puissant courant, les parents des victimes repartent sans attendre de Visegrad vers Sarajevo, à deux heures de route. Ils n’ont toujours pas réussi à faire apposer sur le Vieux Pont une plaque à la mémoire de leurs morts. Face à l’hostilité d’autorités serbes mouillées dans les massacres, ils préfèrent vivre en zone bosniaque. Sur 14 000 Musulmans qui habitaient ici avant-guerre, seules quelques centaines de personnes âgées ont osé revenir pour y finir leur vie. En rasant les murs.
Réfugié lui aussi près de la capitale bosniaque, « Emim », un nom d’emprunt, retourne parfois le week-end avec femme et enfants dans sa ville natale, peuplée des bourreaux d’hier, mais aussi de Serbes « ordinaires », muets et soumis, car ils ont peur eux aussi. « J’ai passé du temps ici à rechercher les os de mon père », raconte Emim. Comme des dizaines d’autres simples musulmans, – hommes, femmes, enfants, personnes âgées –, son père a été exécuté en 1992 sur le Vieux Pont, et son corps jeté dans la Drina. Emim explique :
« Ici, tout le monde se connaît.Alors j’ai fini par trouver un Serbe qui savait parfaitement où se trouvaient les restes de mon père… c’est lui qui l’avait tué. »
Réclamant l’anonymat, Emim ne dénoncera personne : « Je ne veux pas que ma famille soit en danger quand nous revenons le week-end à Visegrad. Tout ce que je demandais, c’est une tombe pour mon père. J’ai pu enfin l’enterrer. »
La Drina pleure et saigne
Visegrad, « ville touristique ». Assoupie au bord de la rivière, encaissée dans une étroite plaine entre des montagnes sombres, écrasée sous une chape de nuages gris et de pesants non-dits, la cité semble accablée par le poids de l’Histoire. Seule la Drina parle, dit-on ici. Il parait même que l’on peut l’entendre pleurer, crier. Et qu’elle, au moins, ne ment pas. Régulièrement, la puissante rivière saigne. Elle rejette les restes des corps de Musulmans suppliciés il y a trente ans sur les pierres brunes patinées par les siècles du Vieux Pont ottoman.
Milan Josipovic a voulu briser l’omerta. Commandant dans la police serbe à Visegrad pendant la guerre, il ne pourra jamais expliquer pourquoi, dix ans après les massacres, il s’est décidé à collaborer avec la justice. Il en savait long, trop sans doute. Il avait participé aux exactions. C’est lui aussi qui avait enregistré en juin 1992 une macabre plainte. Le directeur de la centrale hydroélectrique de Bajina Basta en Serbie, en aval, protestait : trop de cadavres jetés du pont et emportés par la Drina venaient obstruer son barrage. Plainte classée sans suite. Tout se sait à Visegrad et Milan Josipovic se savait menacé. Ce 30 mars 2005, quand un homme a franchi, arme à la main, la porte de son magasin de torréfaction, il n’a pas pu réagir. Une balle dans la poitrine, une autre dans la tête.
Dans le cimetière, sur un monument en souvenir des Musulmans tués en 1992, le mot « génocide » a été remis à la main après avoir été effacé à la meule. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Arrêtée par les accords de Dayton, provisoirement peut-être, la guerre fait encore des dégâts. Elle se poursuit dans les têtes, dans les journaux, avec des symboles, des mots ou des silences. Au cimetière musulman de Visegrad, un employé de la municipalité serbe a effacé à la meule le mot « génocide » gravé dans un monument de marbre blanc à la mémoire des victimes de 1992. Une femme l’a réécrit au rouge à lèvres. Il a été recouvert de peinture blanche. Entre la justice et l’impunité, la vérité et le négationnisme, la mémoire et l’oubli, c’est une incessante lutte de tranchées. C’est aussi une course dramatique entre l’unité de la Bosnie ou son démembrement, Occidentaux dans un camp, Serbie et Russie dans l’autre.
Dans le cimetière militaire de Visegrad, sous des pierres tombales de marbre noir, reposent des « volontaires » en provenance de la « Grande Russie » qui avaient afflué par centaines en 1992 pour prêter main-forte aux Serbes. Igor Guirkine, alias « Strelkov » ou « le Tireur », était de la partie. Il arrivait de l’ex-République soviétique de Moldavie, où il avait fait le coup de feu aux côtés de séparatistes russes contrôlés en sous-main par Moscou. Plus tard, on retrouve « Igor le Terrible » massacrant des villageois « suspects » en Tchétchénie. Puis, en Ukraine en 2014, œuvrant pour faire tomber la Crimée dans l’escarcelle russe. Et, enfin au sein du gouvernement du Donbass, « ministre de la Défense » des séparatistes russes d’Ukraine. Strelkov l’a reconnu : il n’est pas seulement « un chien fou », c’est un colonel des services secrets de Moscou. Aujourd’hui, le FSB (ex-KGB) n’a pas renoncé à déstabiliser la région : il forme des « unités spéciales » composées de policiers et de paramilitaires chez les Serbes de Bosnie. Comme pour préparer un nouveau conflit.
Prix Nobel et raciste ?
Mais à la source de la tragédie qui s’est déroulée à Visegrad et en Bosnie, plus que les ambitions impériales de la Russie dans les Balkans ou bien les rêves de « Grande Serbie » de Belgrade, on désigne encore et toujours Ivo Andric. Dans son discours de réception du Nobel, l’écrivain avait estimé que « chacun endosse la responsabilité morale pour ce qu’il conte ». Il serait donc le responsable historique de la sanglante zizanie bosniaque. « Andric ? Un raciste qui a dépeint les Musulmans de Bosnie comme des sauvages, qui complotait à Berlin avec Hitler contre les juifs », tranche l’imam d’une des mosquées de Visegrad dynamitées pendant la guerre, reconstruites sous la pression internationale. Mais Andric a raconté qu’il était « au bord de la panique » lorsque, ambassadeur yougoslave à Berlin, il avait remis ses lettres de créance à Hitler. Exclu des négociations qui avaient rallié son pays à l’Allemagne nazie, rentré à Belgrade occupé par les Allemands, il s’était emmuré pour écrire « le Pont sur la Drina », refusant de le publier jusqu’à la fin de la guerre.
En 2019, stupéfaction et consternation en Bosnie – mais aussi ailleurs dans le monde : Peter Handke obtient le prix Nobel de littérature. L’écrivain autrichien s’était distingué en mettant en doute les crimes contre l’Humanité commis par les Serbes en Bosnie, y compris le pire massacre, celui de Srebrenica en 1995. Pour être « présent aux côtés de la Serbie », Peter Handke s’était même rendu en 2006 aux obsèques du « boucher des Balkans », Slobodan Milosevic, l’ex-chef de la Ligue des Communistes de Serbie métamorphosé en leader nationaliste. Le comité Nobel « a complètement perdu sa boussole morale », commente Sefik Dzaferovic, alors représentant bosniaque à la présidence collégiale du pays. Le Nobel à Handke ? « Nouvelle preuve que l’on peut être un écrivain de talent et un salaud de premier ordre », estime un critique littéraire de Sarajevo, en mentionnant Céline.
En mai 2021, les blessures du conflit se rouvrent de nouveau. Peter Handke reçoit à Visegrad le grand prix Ivo Andric des Serbes de Bosnie, des mains de son ami Emir Kusturica. Le flamboyant réalisateur d’origine yougoslave aux deux palmes d’or est passé du côté serbe. En 1996, l’Autrichien Peter Handke avait écrit un livre sur son périple en Serbie et en Bosnie. Dans l’ex-Yougoslavie, il avait alors découvert que tout est plus compliqué qu’écrit dans les journaux, remettant en cause la responsabilité des Serbes. Dans son « Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina », sous-titré « Justice pour la Serbie », Peter Handke, « plongeant [ses] mains dans l’eau d’hiver de la Drina », s’interroge faussement : « Je me demande si ma maladie à moi, ce n’est pas de ne pouvoir voir les choses autant en noir qu’Ivo Andric dans son épopée de la Drina ? » Comme si l’écrivain autrichien, qui tend à considérer sa littérature comme des leçons d’histoire, avait lui aussi pris au pied de la lettre les sombres fictions d’Andric.
Peter Handke a aussi pris la défense de Milan Lukic, contre la presse qui le dépeint « comme un monstre aux pieds nus ». « Toute la ville est un espace horrible […]. N’y avait-il pas une guerre civile à l’époque ? », fait-il mine de s’interroger. L’écrivain autrichien pourrait bien avoir raison. Il y a eu « des morts des deux côtés », selon la formule classique pour renvoyer les parties dos à dos. Plus de 68 000 tués chez les Bosniaques (dont 70 % de civils). Près de 23 000 morts du côté serbe (20 % de civils).
Vilina Vlas, ancien quartier général de Milan Lukic et lieu de multiples viols, est aujourd’hui un hôtel thermal « de charme ». (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
A Visegrad, Peter Handke est l’hôte du maire serbe ultranationaliste. Ils dînent dans la forêt, dans l’hôtel thermal « de charme », Vilina Vlas. Le maire lui explique que la vie est terriblement difficile ici : marasme économique, ravages du chômage, tourisme en berne. Le chef de la municipalité ne souffle mot de ce qui s’est passé dans cet « hôtel romantique ». Il n’y a pas de plaque commémorative sur la façade. Dans les chambres, les matelas et le parquet ont été changés, les murs repeints d’un coup de blanc. Les têtes de lit en bois sont restées les mêmes. Le vernis est rayé comme par des griffures d’ongles.
Il y a trente ans, cette bâtisse isolée dans la forêt était le quartier général de Milan Lukic et de ses miliciens, leur « repos des guerriers ». Les « volontaires » venus de Russie s’y « détendaient » aussi. Près de 200 femmes, parfois de très jeunes filles, ont été détenues dans les chambres, violées sans relâche avant d’être exécutées. A moins qu’elles ne se soient tuées en se jetant d’un balcon. Seule une dizaine a survécu. Le dîner de Peter Handke avec le maire se termine bien après minuit. L’Autrichien passe la nuit à Vilina Vlas. On ne sait pas s’il a pris un bain d’eau thermale dans la piscine que les Aigles blancs trouvaient si pratique pour les exécutions.
A Vilina Vlas, personne ne se souvient jamais de rien. Bakira Hasecic, elle, n’oublie pas. Comme ses filles, âgées de 19 et 15 ans à l’époque, elle a eu affaire de près, de trop près, à Milan Lukic. Elle se rappelle que le chef des Aigles blancs lui faisait « ça » : gorgé de testostérone, de haine et d’alcool, il la violait après l’avoir forcée à se déshabiller un couteau sous la gorge. L’insupportable, peut-être pire encore que « ça », c’était qu’à chaque fois il lui criait à l’oreille : « Sale Turque voilée ! Je vais te faire un enfant tchetnik, un enfant serbe ! » Elle ne voulait plus parler de « ça », mais, soudain, le souvenir de ces injures la fait exploser : « Il m’a insulté ! Je ne suis pas
Turque ! Je ne suis pas voilée ! Je suis une musulmane d’Europe ! Je suis une Européenne ! »
Bakira Hasecic, en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
En prison, Milan Lukic s’est lui aussi mis à écrire sur la différence entre les apparences et la réalité. Il a réfléchi : il s’est fait avoir, comme beaucoup de Serbes. Mais c’est lui qui porte le chapeau pour tout le monde, surtout pour la nomenklatura communiste de Visegrad reconvertie, tout comme Milosevic, dans le nationalisme grand serbe. Dès décembre 1991, ces apparatchiks avaient créé à Visegrad un « comité de crise », « dans la bonne vieille tradition communiste », raconte, amer, Milan Lukic dans son autobiographie. « Désordre, chaos, meurtres et complot, c’était une véritable opportunité pour les communistes », écrit-il. Le chef des Aigles blancs l’affirme : « Chaque village qui a été brûlé l’a été sur ordre du comité de crise de Višegrad. » Il s’en veut : « Les yeux rivés sur le territoire musulman, je n’ai jamais réalisé à quel point j’étais myope. » Quant à Murat Sabanovic, le profanateur du monument à Andric, cet « homme horrible n’était lui aussi qu’une marionnette idiote entre les mains des cerveaux politiques, les seigneurs de la guerre et de la mort, Alija Izetbegovic [le président bosniaque] et le quartier général des comités de crise serbe. »
Lukic, le « bourreau de Visegrad », n’aurait donc été que la marionnette des dirigeants communistes de la ville ? On peut en douter. Il parle peu de son cousin, le général Sreten Lukic, du ministère de l’Intérieur de Serbie, qui sera condamné en 2009 à vingt-deux ans de prison pour ses exactions au Kosovo (peine réduite à vingt ans en appel en 2014). Milan Lukic le présente avec insistance comme « un parent éloigné », en aucun cas son donneur d’ordre. Il oublie aussi ses liens familiaux avec Mikailo Lukic. C’était le chef de la police secrète à Bajina Basta, ville de Serbie d’où partaient les offensives contre Visegrad et Srebrenica. Est-ce l’un de ses cousins serbes gradés de Serbie qui a fourni à Milan Lukic le « vrai-faux passeport » yougoslave retrouvé sur lui lors de son arrestation en 2005 en Argentine, où il vivait sous une fausse identité ? Seuls les services secrets peuvent délivrer de tels documents.
Milan Lukic va sans doute terminer sa vie en prison, à lire et relire Ivo Andric. Le destin aurait pu être pire pour ce beau gosse qui assure « avoir aimé tout le monde » à Visegrad, même les Musulmans. Enfin, surtout les Musulmanes, de préférence jeunes, belles et sans défense. Condamné pour le carnage de Visegrad, Milan Lukic aurait aussi pu porter le fardeau du pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, celui de Srebrenica. Deux témoins ont certifié qu’il se trouvait dans cette enclave bosniaque tombée en juillet 1995 aux mains des Serbes, quand 8 000 civils musulmans y furent massacrés. « Lukic et ses hommes devaient très certainement rejoindre l’un des cinq sites d’exécution, mais leur minibus est tombé en panne », raconte une source proche du dossier Srebrenica. « Une unité de forces spéciales a alors été envoyée sur place. Et elle était directement rattachée au général Ratko Mladic », le chef de l’armée des Serbes de Bosnie, condamné pour le génocide de Srebrenica. « De ce fait, la défense de Mladic n’a pu dire que les tueries ont été commises par des “paramilitaires incontrôlés”. »
« Inhumanité »
Redzep Tufekcic, Musulman de Visegrad âgé de 65 ans, n’oubliera jamais ni Milan Lukic ni les Tchetniks, ceux des années 1990 comme de 1940. Il se souvient du 27 juin 1992. Milan Lukic et ses hommes enferment alors dans une maison du quartier de Bikavac près de soixante civils musulmans. Ils brutalisent, volent, violent. Puis ils mettent le feu. Presque toutes leurs victimes meurent brûlées vives. Parmi elles se trouvaient Sabaheta Tufekcic, 28 ans, et son bébé d’un mois. « C’était ma petite sœur. Ils s’étaient d’abord “servis” d’elle », lâche Redzep Tufekcic. Le même jour, sa mère Hasha, son frère Ramiz et une autre de ses sœurs, Hajra, sont exécutés sur le Vieux Pont. Quelques jours plus tôt, le 14 juin 1992, Milan Lukic et ses hommes avaient déjà enfermé dans le sous-sol d’une maison de la rue Pionirska près de soixante-dix civils bosniaques avant d’y mettre le feu. « Des cris comme des miaulements de chat », a raconté devant la justice internationale l’unique survivante qui a pu identifier Lukic. « Dans la trop longue, triste et misérable histoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, les incendies de la rue Pionirska et de Bikavac doivent être mis au premier rang », a estimé à La Haye le juge international Patrick Robinson.
La maison incendiée de Bikavac a été détruite. La municipalité serbe a aussi tenté de raser celle de Pionirska, « afin d’agrandir la route ». C’est pourquoi tous les ans, au mois de juin, les Bosniaques reviennent à Visegrad jeter du Vieux Pont des roses rouges dans la verte Drina. Pour que l’on n’oublie pas les terribles « feux de joie » de juin 1992. C’est pourquoi, chaque année, Redzep Tufekcic le fait aussi, pour chaque victime de sa famille. Inlassablement, il retourne à Visegrad. Il veut retrouver les os calcinés de sa sœur Sabaheta que les Serbes ont fait disparaître. Il veut à tout prix lui donner une sépulture.
Redzep Tufekcic en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Des Serbes se sont installés sur les terres de Redzep, au bord de la Drina, près de la maison d’enfance d’Ivo Andric. Il brandit ses titres de propriété. « Ils me menacent : “Fais gaffe, vieux, ici, c’est chez nous ! Ici, c’est une terre serbe !” », raconte Redzep. Mais il s’accroche à Visegrad. Cette terre de Bosnie, c’est celles de ses aïeux. Ses enfants l’implorent : « Papa ne retourne pas à Visegrad ! Ça va recommencer ! » Ils lui rappellent ce qui est arrivé à la famille, non seulement en 1992, mais aussi cinquante ans plus tôt, lors de la Seconde Guerre mondiale. Leur grand-père, Hasan le cordonnier, n’était pas un de ces Musulmans enrôlés par les nazis. Résistant, partisan de Tito, il combattait dans les forêts l’armée d’Hitler quand, en 1942, Visegrad a été prise par les Tchetniks, les nationalistes serbes royalistes à l’époque. Ils ont arrêté sa femme, Hanka, et ses dix enfants, cinq filles et cinq fils. Ils les ont tous exécutés sur le Vieux Pont.
Après la guerre, Hasan s’est remarié, il a eu de nouveaux enfants. Sans jamais oublier. « Il nous a donné les mêmes prénoms que ceux de ses enfants assassinés en 1942 », confie Redzep. Son regard vide scrute la Drina. Il se souvient. De son enfance, des parties de pêche, de l’eau fraîche qui l’éclaboussait, des sourires de sa mère, du rire de son père, de la gaîté de sa petite sœur, de la joyeuse Drina. « Aujourd’hui, regrette Redzep, plus personne ne pêche ses truites. Trop de cadavres ont dérivé sur ses eaux. » Après un long silence, il reprend : « Je trouve la Drina triste. Elle ne me parle plus. » Comme si ses eaux turquoise saignaient encore trop pour pouvoir raconter. Coule Drina, coule.
Par Jean-Baptiste Naudet (envoyé spécial à Visegrad et Sarajevo)
Sept ans après sa disparition, Assia Djebar, icône universelle de la littérature francophone, dont différents ouvrages ont été repris dans plusieurs langues, continue de fasciner et susciter l'admiration des lecteurs, à travers une plume profondément attachée à la culture ancestrale et à la mère patrie, qui éclaire et prône le progrès de l'individu, tout en mettant à nu les travers des sociétés aux conservatismes aveugles.
Après toute une vie au service de la littérature algérienne et à travers une œuvre riche et variée, la célèbre romancière algérienne, disparue le 6 février 2015, était également investie par la noble mission de défendre la cause de la liberté en général, et l`émancipation de la femme en particulier.
Née le 30 juin 1936 à Cherchell non loin d`Alger, Fatma-Zohra Imalayène, de son vrai nom, avait exprimé sa sensibilité de femme et de militante de la cause nationale dès 1957, à l'âge de 21 ans, en publiant son premier roman "La soif", puis un second, "Les impatients", dans la même période.
Elle enchaînera ensuite avec une vingtaine de romans à succès, traduits en autant de langues, tout en exerçant sa passion pour l'enseignement de l'histoire et de la littérature, à Alger et à l'étranger, et en s'essayant, non sans succès, au cinéma avec la réalisation de deux films consacrés au combat des femmes, notamment, "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (1978), qui a obtenu le prix de la critique internationale à Venise en 1979.
Avec "La Zerda ou les chants de l`oubli" (1982), elle remportera le prix du meilleur film historique au Festival de Berlin en 1983 et son roman "Loin de Médine" (1991) symbolisera longtemps sa lutte permanente pour les droits de la femme.
En 2005, elle devient la première femme arabe et africaine à entrer à l'Académie française, élue parmi "les immortels" au cinquième fauteuil, quelques années seulement après avoir investi l'Académie royale de Belgique.
"J'écris, comme tant de femmes écrivains algériennes, avec un sentiment d'urgence, contre la régression et la misogynie", disait la romancière.
A l'histoire de son pays qu'elle n'a jamais vraiment quitté, celle que l'on attendait pour le Prix Nobel de littérature quelques années avant sa disparition, aura dédié plusieurs de ses romans où elle évoque, selon les œuvres, l'Algérie sous la colonisation, l'Algérie indépendante et jusqu'à l'Algérie de la décennie tragique du terrorisme.
"Les enfants du nouveau monde" (1962), "Les alouettes naïves" (1967), ou encore "Femmes d'Alger dans leur appartement" (1980), et "L'amour, la fantasia" (1985), "Le Blanc de l'Algérie" (1996) et "La Femme sans sépulture" (2002), sont parmi les titres où se mêlent tous les combats libérateurs qu'elle voulait mener et incarner.
"Prolixe, Assia Djebar concentrait ainsi en elle tous les genres de la création littéraire, cinématographique et même du théâtre avec une recherche perpétuelle de l'innovation mise au service d'une vision humaniste de la vie sur Terre", s'accordent à dire ceux qui l'ont lue, connue et côtoyée.
Elle obtiendra des prix internationaux pour la plupart de ses romans dont "Nulle part dans la maison de mon père" (2007) , un récit autobiographique qui fera l'objet de nombreux articles dans des publications spécialisées d'Europe et du Moyen-Orient, la mettant régulièrement à l'honneur en tant que "voix unique et rare" dans le monde de la culture. Son attachement indéfectible à son pays, elle l'exprimera à sa façon en demandant à être inhumée dans sa ville natale de Cherchell.
Aimé Fernand David Césaire, est un poète et homme politique français de Martinique, né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe et mort le 17 avril 2008 à Fort-de-France. Il est l’un des fondateurs du mouvement littéraire de la négritude et un anticolonialiste résolu.
Aimé Césaire faisait partie, d’une famille de sept enfants ; son père était fonctionnaire et sa mère couturière. Son grand-père fut le premier enseignant noir en Martinique et sa grand-mère, contrairement à beaucoup de femmes de sa génération, savait lire et écrire ; elle enseigna très tôt à ses petits-enfants la lecture et l’écriture. De 1919 à 1924, Aimé Césaire fréquente l’école primaire de Basse-Pointe, dont son père est contrôleur des contributions, puis obtient une bourse pour le lycée Victor Schoelcher à Fort-de-France. En septembre 1931, il arrive à Paris en tant que boursier pour entrer en classe d’hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand où, dès le premier jour, il rencontre Léopold Sédar Senghor, avec qui il noue une amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier.
Au contact des jeunes africains étudiant à Paris, notamment lors des rencontres au salon littéraire de Paulette Nardal, Aimé Césaire et son ami guyanais Léon Gontran Damas, qu’il connaît depuis la Martinique, découvrent progressivement une part refoulée de leur identité, la composante africaine, victime de l’aliénation culturelle caractérisant les sociétés coloniales de Martinique et de Guyane.
En septembre 1934, Césaire fonde, avec d’autres étudiants antillo-guyanais et africains (parmi lesquels Léon Gontran Damas, le Guadeloupéen Guy Tirolien, les Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Birago Diop), le journal L’Étudiant noir. C’est dans les pages de cette revue qu’apparaîtra pour la première fois le terme de « Négritude ». Ce concept, forgé par Aimé Césaire en réaction à l’oppression culturelle du système colonial français, vise à rejeter d’une part le projet français d’assimilation culturelle et à promouvoir l’Afrique et sa culture, dévalorisées par le racisme issu de l’idéologie colonialiste.
Construit contre l’idéologie coloniale française de l’époque, le projet de la Négritude est plus culturel que politique. Il s’agit, au-delà d’une vision partisane et raciale du monde, d’un humanisme actif et concret, à destination de tous les opprimés de la planète. Césaire déclare en effet : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ».
Ayant réussi en 1935 le concours d’entrée à l’École normale supérieure, Césaire passe l’été en Dalmatie chez son ami Petar Guberina et commence à y écrire le Cahier d’un retour au pays natal, qu’il achèvera en 1938. Il lit en 1936 la traduction de l’Histoire de la civilisation africaine de Frobenius. Il prépare sa sortie en 1938 de l’École normale supérieure avec un mémoire : Le Thème du Sud dans la littérature noire-américaine des USA. Épousant en 1937 une étudiante martiniquaise, Suzanne Roussi, Aimé Césaire, agrégé de lettres, rentre en Martinique en 1939, pour enseigner, tout comme son épouse, au lycée Schœlcher.
La situation martiniquaise à la fin des années 1930 est celle d’un pays en proie à une aliénation culturelle profonde, les élites privilégiant avant tout les références arrivant de la France, métropole coloniale. En matière de littérature, les rares ouvrages martiniquais de l’époque vont jusqu’à revêtir un exotisme de bon aloi, pastichant le regard extérieur manifeste dans les quelques livres français mentionnant la Martinique. Ce doudouisme, dont des auteurs tels que Mayotte Capécia sont les tenants, allait nettement alimenter les clichés frappant la population martiniquaise.
C’est en réaction à cette situation que le couple Césaire, épaulé par d’autres intellectuels martiniquais comme René Ménil, Georges Gratiant et Aristide Maugée, fonde en 1941 la revue Tropiques. Alors que la Seconde Guerre mondiale provoque le blocus de la Martinique par les États-Unis (qui ne font pas confiance au régime de collaboration de Vichy), les conditions de vie sur place se dégradent. Le régime instauré par l’Amiral Robert, envoyé spécial du gouvernement de Vichy, est répressif. Dans ce contexte, la censure vise directement la revue Tropiques, qui paraîtra, avec difficulté, jusqu’en 1943.
Le conflit mondial marque également le passage en Martinique du poète surréaliste André Breton (qui relate ses péripéties dans un bref ouvrage, Martinique, charmeuse de serpents). Breton découvre la poésie de Césaire à travers le Cahier d’un retour au pays natal et le rencontre en 1941. En 1943 il rédige la préface de l’édition bilingue du Cahier d’un retour au pays natal, publiée dans la revue Fontaine (n° 35) dirigée par Max-Pol Fouchet et en 1944 celle du recueil Les Armes miraculeuses, qui marque le ralliement de Césaire au surréalisme.
Surnommé « le nègre fondamental », il influencera des auteurs tels que Frantz Fanon, Édouard Glissant (qui ont été élèves de Césaire au lycée Schoelcher), le guadeloupéen Daniel Maximin et bien d’autres. Sa pensée et sa poésie ont également nettement marqué les intellectuels africains et noirs américains en lutte contre la colonisation et l’acculturation.
En 1945, Aimé Césaire, coopté par les élites communistes qui voient en lui le symbole d’un renouveau, est élu maire de Fort-de-France. Dans la foulée, il est également élu député, mandat qu’il conservera sans interruption jusqu’en 1993. Son mandat, compte tenu de la situation économique et sociale d’une Martinique exsangue après des années de blocus et l’effondrement de l’industrie sucrière, est d’obtenir la départementalisation de la Martinique en 1946.
Il s’agit là d’une revendication qui remonte aux dernières années du XIXe siècle et qui avait pris corps en 1935, année du tricentenaire du rattachement de la Martinique à la France par Belain d’Esnambuc. Peu comprise par de nombreux mouvements de gauche en Martinique déjà proches de l’indépendantisme, à contre-courant des mouvements de libération survenant déjà en Indochine, en Inde ou au Maghreb, cette mesure vise, selon Césaire, à lutter contre l’emprise béké sur la politique martiniquaise, son clientélisme, sa corruption et le conservatisme structurel qui s’y attache. C’est, selon Césaire, par mesure d’assainissement, de modernisation, et pour permettre le développement économique et social de la Martinique, que le jeune député prend cette décision.
En 1947 Césaire crée avec Alioune Diop la revue Présence africaine. En 1948 paraît l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, préfacée par Jean-Paul Sartre, qui consacre le mouvement de la « négritude ».
En 1950, il publie le Discours sur le colonialisme, où il met en exergue l’étroite parenté qui existe selon lui entre nazisme et colonialisme. Il y écrit entre autres choses :
« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les arabes d’Algérie, les colonies de l’Inde et les nègres d’Afrique [...] »
S’opposant au Parti communiste français sur la question de la déstalinisation, Aimé Césaire quitte le PC en 1956, s’inscrit au Parti du regroupement africain et des fédéralistes, puis fonde deux ans plus tard le Parti progressiste martiniquais (PPM), au sein duquel il va revendiquer l’autonomie de la Martinique. Il siège à l’Assemblée nationale comme non inscrit de 1958 à 1978, puis comme apparenté socialiste de 1978 à 1993.
Aimé Césaire restera maire de Fort-de-France jusqu’en 2001. Le développement de la capitale de la Martinique depuis la Seconde Guerre mondiale est caractérisé par un exode rural massif, provoqué par le déclin de l’industrie sucrière et l’explosion démographique créée par l’amélioration des conditions sanitaires de la population. L’émergence de quartiers populaires constituant une base électorale stable pour le PPM, et la création d’emplois pléthoriques à la mairie de Fort-de-France furent les solutions trouvées pour parer à court terme aux urgences sociales de l’époque.
La politique culturelle d’Aimé Césaire est incarnée par sa volonté de mettre la culture à la portée du peuple et de valoriser les artistes du terroir. Elle est marquée par la mise en place des premiers festivals annuels de Fort-de-France en 1972, avec la collaboration de Jean-Marie Serreau et Yvan Labéjof, puis la mise en place d’une structure culturelle permanente grâce à l’installation au Parc Floral de Fort-de-France et dans les quartiers, pour la première fois en Martinique d’une équipe professionnelle autour de Yves Marie Séraline missionné pour cette tâche, à partir de août 1974. En 1976, à partir des fondations de l’équipe de l’office de la culture provisoire, ce sera la création officielle du Service Municipal d’Action Culturelle (SERMAC) dirigé par Jean-Paul Césaire, qui par le biais d’ateliers d’arts populaires (danse, artisanat, musique) et du prestigieux Festival de Fort-de-France, met en avant des parts jusqu’alors méprisées de la culture martiniquaise.Le Sermac est dirigé depuis quelques années par Lydie Bétis.
Son Discours du colonialisme fut pour la première fois au programme du baccalauréat littéraire français en 1994, avec le Cahier d’un retour au pays natal.
Aimé Césaire s’est retiré de la vie politique (et notamment de la mairie de Fort-de-France en 2001, au profit de Serge Letchimy), mais reste un personnage incontournable de l’histoire martiniquaise jusqu’à sa mort. Après le décès de son camarade Senghor, il est resté l’un des derniers fondateurs de la pensée négritudiste.
Jusqu’à sa mort, Aimé Césaire a toujours été sollicité et influent. On notera sa réaction à la loi française du 23 février 2005 sur les aspects positifs de la colonisation qu’il faudrait évoquer dans les programmes scolaires, loi dont il dénonce la lettre et l’esprit et qui l’amène à refuser de recevoir Nicolas Sarkozy. En mars 2006, Aimé Césaire revient sur sa décision et reçoit Nicolas Sarkozy puisque l’un des articles les plus controversés de la loi du 23 février 2005 a été abrogé. Il commente ainsi sa rencontre : « C’est un homme nouveau. On sent en lui une force, une volonté, des idées. C’est sur cette base-là que nous le jugerons. »
Durant la campagne de l’élection présidentielle française de 2007, il soutient activement Ségolène Royal, en l’accompagnant lors du dernier rassemblement de sa vie publique. « Vous nous apportez la confiance et permettez-moi de vous dire aussi l’espérance ».
Rétrospectivement, le cheminement politique d’Aimé Césaire apparaît étrangement contourné, en contraste avec la pensée de la négritude qu’il a développée par ailleurs. Tour à tour assimilationniste (départementaliste), indépendantiste et autonomiste (sans que l’on sache précisément ce qu’il entendait par là), Césaire semble avoir été davantage à la remorque des initiatives prises par les gouvernements métropolitains (en matière de décentralisation tout particulièrement) qu’un élément moteur de l’émancipation de son peuple. Il restera sans doute dans les mémoires comme le « nègre fondamental » et comme l’un des grands poètes de langue française du XXe siècle, mais non comme un chef politique ayant véritablement influencé son époque.
Le 9 avril 2008, il est hospitalisé au CHU Pierre Zobda Quitman de Fort-de-France pour des problèmes cardiaques. Son état de santé s’y aggrave et il décède le 17 avril 2008 au matin.
Dès l’annonce de sa mort, de nombreuses personnalités politiques et littéraires lui ont rendu hommage comme le président Nicolas Sarkozy, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf ou l’écrivain René Depestre.
Reprenant une initiative de l’écrivain Claude Ribbe, Ségolène Royal, Jean-Christophe Lagarde, Christine Albanel, appuyés par d’autres élus, ont demandé son entrée au Panthéon et une pétition a été mise en ligne pour qu’il soit inhumé au Panthéon le 10 mai 2008.
Des obsèques nationales ont été célébrées le 20 avril 2008 à Fort-de-France, en présence du chef de l’État. Un grand discours a été prononcé par Pierre Aliker, son ancien premier adjoint à la mairie de Fort-de-France, âgé de 101 ans. Le président de la République n’a pas donné de discours mais s’est incliné devant la dépouille, devant plusieurs milliers de personnes réunies au stade de Dillon. Il est inhumé au cimetière La Joyaux près de Fort-de-France. Sur sa tombe sont inscrits des mots choisis par Aimé Césaire lui-même et extraits de son Calendrier lagunaire :
« La pression atmosphérique ou plutôt l’historique Agrandit démesurément mes maux Même si elle rend somptueux certains de mes mots »
Les rêves échoués desséchés font au ras de la gueule des rivières de formidables tas d'ossements muetsles espoirs trop rapides rampent scrupuleusement en serpents apprivoiséson ne part pas on ne part jamais pour ma part en île je me suis arrêté fidèledebout comme le frère Jehan un peu de biais sur la meret sculpté au niveau du museau des vagues et de la fiente des oiseauxchoses choses c'est à vous que je donnema folle face de violence déchirée dans les profondeurs du tourbillonma face tendre d'anses fragiles où...
L’œuvre intitulée « Passage Abdelkader », qui représente l’émir Abdelkader découpé dans une feuille d’acier rouillé, a été largement abîmée au niveau de la partie basse de la structure.
« Indignation », « honte », « lâcheté ». Une sculpture en hommage à l’émir Abdelkader (1808-1883) a été vandalisée avant son inauguration, samedi 5 février, à Amboise (Indre-et-Loire), suscitant une large condamnation, a constaté sur place un journaliste du Monde. C’est dans cette commune d’Indre-et-Loire que le héros national algérien avait été détenu avec plusieurs membres de sa famille de 1848 à 1852.
L’œuvre intitulée Passage Abdelkader, qui représente l’émir Abdelkader découpé dans une feuille d’acier rouillé, a été largement abîmée au niveau de la partie basse de la structure.
« L’œuvre a été dégradée pendant la nuit, découpée par une meuleuse, sous la taille d’Abdelkader. Cette partie a été découpée et tordue, cela fait un énorme trou sur l’œuvre. La gendarmerie faisait des rondes jusqu’à 4 heures du matin, donc ça a eu lieu après », a précisé au Monde Hélène Mauranges, directrice générale des services de la ville d’Amboise.
Le procureur de Tours, Grégoire Dulin, a annoncé l’ouverture d’une enquête pour « dégradation grave de bien destiné à l’utilité publique et appartenant à une personne publique ».
« Le combat pour l’amitié entre la France et l’Algérie continue »
Sur place, le maire d’Amboise, Thierry Boutard, a dénoncé un « saccage ignoble » dans une « période où certains se complaisent dans la haine des autres ».
« J’ai eu honte qu’on traite une œuvre d’art et un artiste de cette sorte. Le deuxième sentiment est, bien sûr, l’indignation. C’est une journée de concorde qui doit rassembler et un tel comportement est inqualifiable », a-t-il commenté auprès de l’AFP. Le maire a également fait savoir que l’œuvre serait « restaurée et refaite ». L’artiste a estimé que la sculpture pouvait être refaite d’ici un mois.
Etaient également présents samedi matin pour l’inauguration, le sculpteur Michel Audiard, la sénatrice LR Isabelle Raimond-Pavero, le député LRM Daniel Labaronne, ainsi que le président LR du conseil départemental, Jean-Gérard Paumier.
L’artiste Michel Audiard a confié sa peine de voir son œuvre en partie détruite. « C’est réellement un saccage prémédité. Il faut une disqueuse, il faut couper, il faut tordre. C’est un acte de lâcheté, (…) ce n’est pas signé, c’est gratuit. On était là pour fêter un personnage emblématique dans la tolérance, et là, c’est un acte intolérant. Je suis atterré », a-t-il lâché.
Egalement présent à la cérémonie et revenu tout récemment à Paris après la crise ouverte par des propos du président de la République, Emmanuel Macron, l’ambassadeur d’Algérie en France, Mohamed Antar Daoud a réagi sur un ton d’apaisement :
« Le combat pour l’amitié entre la France et l’Algérie continue, pour faire de la Méditerranée non pas un lac de divisions mais un lac de paix partagée. Il faudra panser la blessure de ce qui n’est qu’un acte de vandalisme.»
Abdelkader, une figure de tolérance
Cette œuvre avait été proposée par l’historien Benjamin Stora dans son rapport sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », remis à Emmanuel Macron en janvier 2021. M. Stora a dénoncé samedi « l’obscurantisme et l’ignorance » de ceux qui ont vandalisé la sculpture, appelant à ce que l’inauguration soit maintenue et la statue restaurée.
« Je suis pour le maintien de l’inauguration coûte que coûte. Il faut reprendre le travail, faire en sorte que la statue soit relevée et que ne triomphent pas ceux qui sont dans l’obscurantisme, l’analphabétisme et l’ignorance », a-t-il estimé, jugeant l’acte de vandalisme « consternant ».
L’émir Abdelkader Ibn Mahieddine (1808-1883) est une figure de l’histoire de l’Algérie. Celui qui était surnommé « le meilleur ennemi de la France » a joué un grand rôle dans le refus de la présence coloniale française en Algérie. Il est considéré comme l’un des fondateurs de l’Algérie moderne.
Après sa reddition, il a été emprisonné à Pau, Toulon, puis au château d’Amboise de 1848 à sa libération en 1852. Cet « homme passerelle », comme le qualifie Benjamin Stora, s’exile ensuite à Damas, où il s’illustre en 1860, en défendant les chrétiens de Syrie, en proie aux persécutions. Cet acte fera de lui un symbole de tolérance. Il sera récompensé de la grand-croix de la Légion d’honneur.
« Rappelons-nous ce qui nous unit. La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues », a condamné Emmanuel Macron dans une réaction transmise à l’Agence France-Presse.
Le monument avait été "érigé dans une volonté de rapprochement entre la France et l'Algérie", explique Laurent Vignaud, sous-préfet de Chinon.
La statue de l'émir Abdelkader vandalisée quelques heures avant son inauguration, le 5 février 2022 à Amboise (Indre-et-Loire). (GUILLAUME SOUVANT / AFP)
"L'hommage de mémoire qui était prévu est devenu un hommage de combat contre la bêtise et la haine."
Suivant une recommandation du rapport de l’historien Benjamin Stora, une stèle en hommage à l'émir Abdelkader, héros de la lutte contre la conquête française de l’Algérie, a été inaugurée samedi, à proximité du château d’Amboise. L'œuvre a été vandalisée peu avant la cérémonie.
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