Louisette IGHILAHIRIZ(Militante Nationaliste), auteure de l’ouvrage avec Anne Nivat, « Algérienne », Editions Calman-Levy, 2001.
Henri POUILLOT (Militant Anticolonialiste-Antiraciste) « La Villa Sesini », Editions Tirésias, 2001.
Olivier LE COUR GRAND MAISON (Universitaire français), auteur de l’ouvrage « Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Editions La Découverte, 2019.
Seddik LARKECHE (intellectuel franco algérien), auteur de l’ouvrage, auteur de l’ouvrage « Le Poison français, lettre à Mr Le Président de la République », Editions Ena, 2017.
1. La reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie.
La France est aujourd’hui à la croisée des chemins avec la question de savoir si elle sera capable de passer un pallier dans la gestion apaisée de ses démons mémoriels en particulier celui avec l’Algérie qui fut une des guerres les plus tragiques du 20e siècle. La problématique centrale n’est pas la repentance, les excuses ou le ni niavec une reconnaissance générique mais la question de la reconnaissance de la responsabilité française en Algérie, notion juridique, politique et philosophique.
Cette question de la responsabilité unilatérale de la France colonialeest centrale au même titre que la déclaration du Président Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat Français concernant la déportation des juifs durant la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance qui ouvra la voie à l’indemnisation de ces victimes.
La barbarie coloniale française en Algérie ne peut être édulcorée par quelques rapports fantasmés d’auteurs qui flirtent avec les pouvoirs politiques de droite comme de gauche depuis 40 ans. La question des massacres, crimes et autres dommages impose inéluctablement une dette incompressible de la France vis à vis de l’Algérie.
La stratégie développéedepuis toujours est de faire table rase du passé, une offense à la dignité des algériens. Cette responsabilité est impérative car elle peut sauver l’âme de la France qui est fracturée par ses démons du passé.
La reconnaissance de la responsabilité c’est admettre que la France s’est mal comportée en Algérie et qu’elle a créé de nombreux dommages avec des centaines de milliers de victimes et des dégâts écologiques incommensurables avec ses nombreuses expériences nucléaires et chimiques.
Que s’est-il réellement passé en Algérie durant près de cent-trente-deux années d’occupation ? La colonisation et la guerre d’Algérie sont considérées et classées comme les événements les plus terribles et les plus effroyables du XIXe et XXe siècle. La révolution algérienne est aussi caractérisée comme l’une des plus emblématiques, celle d’un peuple contre un autre pour recouvrer son indépendance avec des millions de victimes.
L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent-trente années, avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger. La violence était inouïe à l’encontre des indigènes algériens. Entre 600 et 800 villages ont été détruits au napalm. L’utilisation par la France des gaz sarin et vx était courante en Algérie.La torture à grande échelle et les exécutions sommaires étaient très proches des pratiques nazies.
La France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes. Ces militaires devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chance de gravir les échelons.
La colonisation, c’est aussi la dépossession des Algériens de leurs terres où ces indigènes sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Le poison racisme est le socle fondateur de tout colonialisme. Sous couvert d’une mission civilisatrice, le colonisateur s’octroie par la force et en bonne conscience le droit de massacrer, torturer et spolier les territoires des colonisés. La colonisation française de l’Algérie a reposé sur l’exploitation de tout un peuple, les Algériens, considérés comme des êtres inférieurs de par leur religion, l’islam.
Il suffit de relire les illustres personnages français, Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum et tous les autres que l’on nous vante souvent dans les manuels scolaires.
La résistance algérienne sera continue, de 1830 jusqu’à l’Indépendance en 1962, même si de longues périodes d’étouffement, de plusieurs années, seront observées. Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme sans précédent et nourri la rancœur des colonisés.
Etrangement, plus on martyrisait la population algérienne, plus sa ténacité à devenir libre était grande. Sur le papier, l’Algérie était condamnée à capituler devant la cinquième puissance mondiale. Le bilan tragique n’a pas empêché les Algériens de gagner cette guerre d’indépendance avec une étrange dialectique. Les enfants des ex colonisés deviendront français par le droit du sol et continueront d’hanter la mémoire collective française.
On tente aujourd’hui de manipuler l’Histoire avec un déni d’une rare violence en continuant de présenter cette colonisation comme une œuvre positive, un monde de contact où les populations se mélangeaient et les victimes étaient symétriques. Une supercherie grossière pour ne pas assumer ses responsabilités historiques.
Colons et colonisés n’étaient pas sur un pied d’égalité, il y avait une puissance coloniale et des européens et de l’autre coté des indigènes avec des victimes principalement du côté des colonisés algériens. Cette population indigène a été décimé de 1830 à 1962 faisant des centaines de milliers de victimes, morts, torturées, violées, déplacées, spoliées et clochardisées, devenant des sujets sur leurs propres terres. Cette réalité est indiscutable et vouloir la noyer par quelques rapports dans un traitement symétrique c’est prolonger une nouvelle forme de déni et de domination sous couvert de paternalisme inacceptable.
Le monde fantasmé du Professeur Stora est une insulte à la réalité historique, d’autant plus grave qu’il la connaît parfaitement. Son rapport répond à un objectif politique qu’il a bien voulu réaliser pour des raisons étranges mais certaines : édulcorer les responsabilitésavec un entre deux savamment orchestré laissant supposer l’égalité de traitement des protagonistes pour neutraliser la reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie. Le rapport est mort né car il n’a pas su répondre aux véritables enjeux de la responsabilité de la France coloniale en Algérie. Le jeu d’équilibriste pour endormir les algériens n’a pas pu s’opérer car les consciences des deux côtés de la méditerranée sont alertes. Personne n’est dupe sauf ceux qui ne veulent pas assumer les démons de la barbarie coloniale française en Algérie.
2. La France face à son démon colonial où le syndrome de l’ardoise magique.
Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a déployé une batterie de stratagèmes pour ne pas être inquiété sur son passé colonial. La France sait précisément ce qu’elle a commis durant 132 années comme crimes, viols, tortures, famine des populations et autres.Pour se prémunir contre tous risques de poursuites, elle a exigé aux algériens d’approuver une clause d’amnistie lors du cessez le feu. D’autres lois d’amnisties furent promulguées par la suite pour tenter d’effacer toute trace de cette barbarie coloniale. La suffisance de certains est allée jusqu’a obtenir la promulgation d’une loi en 2005 vantant les mérites de la colonisation française en Algérie. Ultime insulte aux victimes algériennes qu’on torturait symboliquement à nouveau.
3. Pourquoi la Francea peur de reconnaître ses responsabilités.
Reconnaître les responsabilitésdes crimes et dommages coloniaux c’est inéluctablement accepter l’idée d’une réparation politique et financière ce que la France ne peut admettre aujourd’hui face à une certaine opinion pro Algérie française encore vivace sur ce sujet.
Mais c’est aussi accepter de revoir la nature de la relation franco algérienne ou la rente permet toujours à la France de préserver sa position monopolistique sur ce marché qui est toujours sa chasse gardée.
C’est bien sûr également la peur de perdre une seconde fois l’Algérie française mythifiée, celle du monde du contact largement développée dans le rapport Stora.
Enfin,la crainte de devoir rendre des comptes d’une manière singulière aux enfants de colonisés qui constituent le principal des populations habitant les banlieues populaires françaises où le poison racisme est omniprésent. Il suffit de lire le dernier rapport du Défenseur des droits sur les discriminations pour s’en convaincre.
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Ces dernières années, un nouveau palier s’est opéré avec l’idée que ces citoyens musulmans où les algériens sont majoritaires, sont devenus en France les ennemis de la République car ils sont souvent accusés d’être les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français. Aujourd’hui, la majorité de cette population subit une triple peine. La première est d’être souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la colonisation, enfants de parents qui se sont battus pour ne pas être français.
Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans.
Enfin, cette population est suspectée d’être porteuse du nouvel antisémitisme français car solidaire du peuple palestinien. Ces palestiniens qui sont aujourd’hui parmi les derniers colonisés de la planète. Les Algériens ont connu la même colonisation et sont unis à jamais à ce peuple opprimé par un lien indicible qui s’exprime dans les tripes et le cœur. Entre Algériens et Palestiniens demeure une identité commune avec un combat similaire contre la colonisation. Dans une continuité idéologique, la France est depuis toujours l’un des plus fervents défenseurs de l’État d’Israël. En Algérie, le peuple dans sa grande majorité est palestinien de cœur car ce que subissent les Palestiniens dans le présent, il l’a subi dans le passé par la puissance coloniale française. Ce lien fraternel est aussi visible dans la diaspora algérienne qui est presque toujours pro-palestinienne, sans forcément connaître l’origine de ce lien profond.
Ce sont ces constituants qui enferment cette population comme les supposés porteurs du nouvel antisémitisme, faisant d’elle, la cible privilégiée du poison français alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.Les musulmans où les algériens sont majoritaires sontsilencieux comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Ils sont perdus dans cette société française, égaux en droit et rejetés dans les faits par un racisme structurel aggravé par une mémoire non apaisée.
À quelques très rares exceptions, les intellectuels et relais d’opinion abondent dans le sens du vent assimilationniste. Ils espèrent en tirer profit et acceptent d’être utilisés comme des « Arabes de service » faisant le sale boulot en s’acharnant à être « plus blanc que blanc ». Leurs missions sont de vanter à outrance le système assimilationniste ou le déni de mémoire est fortement présent. Ces partisans du modèle assimilationniste savent au fond d’eux-mêmes qu’ils ont vendu leurs âmes en étant du côté de l’amnésie imposée du plus fort. Leur réveil se fait souvent douloureusement lorsqu’on les relève de leur poste en politique ou dans les sphères où ils avaient été placés en tant que porte-drapeaux du modèle assimilationniste. Ils se retrouvent soudainement animés par un nouvel élan de solidarité envers leur communauté d’origine, ou perdus dans les limbes de la République qui les renvoie à leur triste condition de « musulmans » où d’enfants d »indigènes ».
La faiblesse de cette population toujours en quête d’identité et de mémoire apaisée est peut être liée à l’absence d’intellectuels capables de les éclairer pour réveiller un peu leur conscience et leur courage face à une bien-pensance très active en particulier sur ces questions mémorielles.
4. L’inéluctable réparation des crimes et dommages de la colonisation française en Algérie.
La France, via son Conseil Constitutionnel, a évolué dans sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, en reconnaissant une égalité de traitement des victimes de la guerre d’Algérie permettant le droit à pension aux victimes civiles algériennes. Nous nous en félicitons mais la mise en œuvre a été détournée par des subterfuges juridiques rendant forclos quasi toutes les demandes des victimes algériennes. Comme si la France faisait un pas en avant et deux en arrière car elle ne savait pas affronter courageusement les démons de son passé colonial, pour apaiser les mémoires qui continuent de saigner.
Il ne peut y avoir une reconnaissance des crimes contre l’humanité commis en Algérie par la France et dans le même temps tourner le dos aux réparations des préjudices subis y compris sur le plan environnemental. La première marche du chemin de la réparation financière c’est de nettoyer les nombreux sites nucléaires et chimiques pollués par la France en Algérie ainsi que les nombreuses victimes comme le confirme l’observatoire de l’Armement. C’est une question de droit et de justice universelle car tout dommage ouvre droit à réparation lorsqu’il est certain, ce qui est le cas en Algérie. Sauf si on considère la colonisation française en Algérie comme une œuvre positive comme la France tente de le faire croire depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005 qui est un outrage supplémentaire à la dignité des algériens.
La France ne peut échapper à cette réparation intégrale car sa responsabilité est pleinement engagée.D’une part c’est une question de dignitéet d’identité des algériens qui ne s’effacera jamais de la mémoire collective de cette nation.
C’est pourquoi les jeunes générations contrairement à l’espérance de certains ne cesseront d’interpeler la France et l’Algérie sur cette question mémorielle.
Sur la nature de cette réparation, la France devra suivre le chemin parcouru par les grandes nations démocratiques comme l’Italie qui, en 2008, a indemnisé la Lybie à hauteur de 3.4 milliards d’euros pour l’avoir colonisé de 1911 à 1942, mais aussi : l’Angleterre avec le Kenya, les Etats unis et le Canada avec les amérindiens ou encore l’Australie avec les aborigènes. L’Allemagne a accepté, depuis 2015, le principe de responsabilité et de réparation de ses crimes coloniaux avec les Namibiens mais butte sur le montant de l’indemnisation. Avec le risque pour l’Allemagne d’une action en justice devant la Cour Pénale Internationale du gouvernement Namibien, avec l’assistance d’un groupe d’avocats britanniques et la demande de 30 milliards de dollars de réparations pour le génocide des Ovahéréro et des Nama.
La France elle même s’est fait indemniser de l’occupation allemande durant la première et seconde guerre mondiale à hauteurs de plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui. Au même titre, l’Algérie indépendante doit pouvoir être réparée des crimes contre l’humanité et dommages qu’elle a subi de 1830 à 1962.
Cette dimension historique a un lien direct avec le présent car les évènements semblent se répéter, les banlieusards d’aujourd’hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés. On continue à leur donner, sous une autre forme, des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination,poison ou racisme invisible, matérialisé dans toutes les strates de la société.
L’Histoire ne doit pas se répéter dans l’hexagone, les miettes accordées ici et là sont révélatrices d’un malaise profond de la République française. En particulier, son incapacité à fédérer tous ses citoyens, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes.
Paradoxalement, c’est le modèle français qui produit le communautarisme alors qu’il souhaite le combattre.
Comme un exercice contre-productif, il lui explose au visage car il ne sait pas comment l’aborder. C’est aussi ce modèle qui pousse un grand nombre de ces citoyens franco algériens à ne pas être fier d’être français. Cette révolution algérienne fait partie de l’Histoire de France à la fois comme un traumatisme à plus d’un titre, mais aussi comme un lien sensible entre les Français quelles que soient leurs origines. Le cœur de cette double lecture est lié à cette singularité algérienne qui n’a jamais démenti ses attaches à l’islam. Cet islam a été utilisé par la France comme porte d’entrée pour coloniser l’Algérie et soumettre sa population. Il a aussi donné la force à cette population algérienne de faire face au colonialisme français, comme porte de sortie de la soumission.
En France et ailleurs, cette religion semble interpeller les sociétés dans lesquelles elle s’exprime. A l’heure d’une promulgation d’une loi sur le séparatisme qui risque de stigmatiser un peu plus cette population musulmane ou les algériens sont nombreux, l’enlisement semble se perpétuer comme si l’apaisement des mémoires tant voulue était un peu plus affaibli car nous sommes toujours incapable d’expliquer à nos enfants le traitement différencié à l’égard des victimes de cette tragédie historique.
5. L’Algérie face à ses responsabilités historiques.
Le silence de l’Algérie est lourd car elle n’a pas su appréhender la question de sa mémoire d’une manière énergique et l’illégitimité de ses gouvernances successives a maintenu des revendications peu soutenues à l’égard de la France. Pire, les problématiques algériennes ont trop souvent, surfé sur cette fibre mémorielle pour occulter leurs inefficiences à gérer d’une manière performante le pays.Aujourd’hui, L’Algérie ne peut plus faire table rase du passé colonial français et se contenter de quelques mesurettes ou gestes symboliques. L’Algérie au nom de ses chouadas doit assumer une revendication intégrale, celle de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité des crimes et dommage de la colonisation en Algérie.
L’objectif de cette réparation n’est pas de diaboliser l’ex-puissance coloniale, mais au contraire de lui permettre de se réconcilier avec elle-même afin d’entrer définitivement dans une ère d’amitié et de partenariat. L’Algérie a laissé perdurer une approche minimaliste comme si elle était tenue par son ex puissance coloniale, tenu par le poison corruption qui la gangrènede l’intérieur et qui la fragilise dans son rapport avec la France. Comme si l’Algérie enfermée dans une position toujours timorée avait peur de franchir la ligne de l’officialisation de sa demande de réparation alors que la France l’avait faite de son coté en légiférant en 2005 sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie. Aujourd’hui, au nom de la mémoire des chouadas, l’Algérie doit également assumer ses responsabilités historiques.
6. L’urgence d’agir.
Sur la question mémorielle, reconnaître la responsabilité de la France sur les crimes et les dommages coloniaux y compris écologiques et les réparer financièrement au même titre que les principales grandes puissances mondiales. Abroger la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, la loi Gayssot et la loi sur l’antisémitisme pour déboucher sur une seule loi générique contre tous les racismes permettant de rassembler au lieu de diviser. Nettoyer les sites pollués nucléaires et chimiques et indemniser les victimes. Restituer la totalité des archives algérienne. Signer un traité d’amitié avec l’Algérie et suppression des visas entre les deux pays.
L'avocate française Gisele Halimi et son homologue palestinien Jawad Boulos, tous deux chargés de la défense du leader palestinien du Fatah en Cisjordanie, Marwan Barghuti, tiennent une conférence de presse à Jérusalem-Est le 7 septembre 2002. La Palestine a été l'un des derniers combats de Mme Halimi comme nous le rappelle Wassyla Tamzali dans la conférence (Photo : AWAD/AFP/Getty Images)
Un vibrant hommage a été rendu mardi à la grande avocate et féministe Gisèle Halimi lors d’une conférence virtuelle dans le cadre du Festival du Monde Arabe de Montréal.
Trois panélistes d’exception étaient regroupés pour rendre hommage à la grande dame tunisienne qui a grandement œuvré pour la cause féminine en France, mais aussi dans le monde.
Wassyla Tamzali qui a bien connu Mme Halimi est revenue sur sa relation avec l’avocate de renommée en évoquant de nombreux détails personnels. Elle a notamment fait référence au dernier combat de la femme politique pour la cause des Palestiniens.
« Mon grand-père paternel me racontait souvent, par bribes, l’épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins », écrivait Gisèle Halimi en 1988 dans Lait de l’oranger. Pour Mme Tamzali, Gisèle incarnait la Kahina et elle en arborait d’ailleurs la chevelure dans ses dernières années, a confié la grande féministe algérienne durant la conférence. (Photo : Boyan Topaloff/AFP/Getty Images)
Mme Tamzali est essayiste, ancienne avocate à Alger et ancienne directrice des droits des femmes à l’UNESCO. Elle est une de ces voix importantes qui rappelle que ces droits sont reconnus à toutes les femmes, peu importe leur lieu d’origine ou leur appartenance religieuse.
Était aussi présente la femme politique et avocate Bochra Bel Haj Hmida, figure du mouvement des droits de l’homme dans son pays, la Tunisie. Mme Bel Haj Hmida a expliqué durant cette conférence que malgré n’avoir rencontré Gisèle Halimi qu’à quelques reprises, la figure féministe l’a toujours inspirée dans ses travaux.
Dans sa vie au tribunal comme en politique, Bochra n’a jamais cessé de défendre les droits humains et des femmes en particulier avec une vision progressiste. Elle a notamment été à la tête de commissions parlementaires, mais aussi d’associations défendant les droits des femmes.
Enfin, Mourad Zeghidi, figure du paysage médiatique en Tunisie, était aussi présent mardi. Il est notamment revenu sur l’influence de Gisèle Halimi dans son pays, la Tunisie, mais aussi dans sa jeunesse à travers les récits de sa grand-mère.
Après avoir quitté la Tunisie pour un parcours de plus de 15 ans au sein du Groupe Canal + en France et en Afrique dans le domaine du journalisme sportif, M Zeghidi est revenu au pays en 2015. Il s’est orienté vers la communication politique en étant présent en tant qu’acteur ou en tant qu’observateur lors des principaux événements qu’a vécus la Tunisie lors de la transition démocratique.
Ensemble, ces trois personnalités se sont rejointes et parfois confrontées dans un débat marquant pour rendre hommage à la vie de Gisèle Halimi en y mêlant de mouvants témoignages personnels.
La conférence est disponible ici si vous l’avez manquée :
La vie de Gisèle Halimi
C’est dans une famille pauvre de Juif sépharade que Zeiza Gisèle Élise Taïeb voit le jour le 27 juillet 1927 dans le quartier de la Goulette, à Tunis.
Elle nait toutefois dans la plus totale discrétion, car son père fait croire pendant deux semaines que sa femme n’a pas encore accouché.
Avoir une fille est alors vue comme une malédiction, un véritable fardeau. Giselle se rappellera toujours de cet événement, mais quelle meilleure naissance pour une féministe, ont évoqué avec humour les invités de la conférence.
Son combat pour le droit des femmes débute notamment avec des grèves de la faim durant son enfance pour dénoncer le patriarcat
Gisèle Halimi connaissait bien le philosophe français Jean-Paul Sartre et l’écrivaine française Simone de Beauvoir (G). Ils sont ici photographiés dans un restaurant parisien le 27 mai 1970. (Photo : AFP/Getty Images)
Son premier grand combat public a toutefois lieu lors de la guerre d’Algérie avec sa lutte contre la torture et le colonialisme et le cas de Djamila Boupacha.
Amie de Simone Veil et compagne de route de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, l’avocate, militante et écrivaine Gisèle Halimi, a marqué l’histoire des droits des femmes en France.
Courageuse, franche et obstinée, elle était de tous les combats : droit à l’avortement, abolition de la peine de mort, criminalisation du viol, dépénalisation de l’homosexualité.
Aujourd’hui, autant la France que la Tunisie veulent lui rendre hommage en renommant des avenues ou des places en son nom, mais aussi en lui offrant une panthéonisation.
Mais reposera-t-elle dans l’hexagone ou dans son pays de naissance ? Regardez la conférence où la question a été abordée pour connaître la réflexion des invités.
Par Mathiew Leiser | [email protected] Publié le mercredi 25 novembre 2020 à 13:29
L’ancien président Barack Obama a évoqué l’Algérie par deux fois dans son livre Une terre promise qui vient de paraître dans sa version française aux éditions Fayard. Le prédécesseur de Donald Trump, dont le mandat a coïncidé avec les soulèvements qui ont chamboulé le Moyen-Orient et le Maghreb en 2011, avoue à demi-mot que Washington a grandement contribué à l’éclatement de ces événements même s’il admet, par ailleurs, que tous ses conseillers n’étaient pas d’accord sur l’attitude que la Maison-Blanche devait adopter face au renversement des «régimes arabes».
Barack Obama s’est surtout concentré sur les cas égyptien, tunisien et libyen sur lesquels son administration, affirme-t-il, était devant un choix cornélien : fallait-il s’impliquer ou pas ? Notamment en Libye où le Français Nicolas Sarkozy et le Britannique David Cameron étaient déjà à la manœuvre. Pour l’ancien locataire du Bureau ovale, une intervention directe de l’armée américaine «n’aurait rien réglé», d’autant que celle-ci était déjà suffisamment embourbée en Irak et en Afghanistan.
«En parallèle (aux manifestations en Tunisie, ndlr), des mouvements similaires, principalement animés par des jeunes, naissaient en Algérie, au Yémen, en Jordanie et à Oman, premiers bourgeons de ce qui allait devenir le printemps arabe», écrit Barack Obama. «Les manifestations antigouvernementales ont gagné en ampleur et en intensité dans les autres pays, où la possibilité du changement se révélait de plus en plus crédible», ajoute-t-il, en soulignant que «quelques régimes sont parvenus à faire au moins une concession symbolique aux manifestants tout en évitant les révoltes et les exactions : l’Algérie a levé la loi d’exception en vigueur depuis dix-neuf ans, le roi du Maroc a engagé des réformes constitutionnelles augmentant modestement les pouvoirs du Parlement élu, et le monarque de Jordanie n’a pas tardé à l’imiter».
«Mais, pour beaucoup de dirigeants arabes, la grande leçon à tirer des événements […] était qu’il fallait écraser systématiquement et sans pitié toutes les manifestations – en employant toute la violence nécessaire, et tant pis si la communauté internationale y trouvait à redire», confie encore l’ancien Président démocrate qui se lance, alors, dans une défense à peine voilée des Frères musulmans. «Après l’armée, qui était profondément enracinée dans la société égyptienne et avait des intérêts dans de nombreux secteurs économiques, la faction la plus puissante et rassembleuse du pays était celle des Frères musulmans [qui] bénéficiaient d’une base très étendue», écrit-il, en regrettant presque le fait que «de nombreux gouvernements de la région voyaient en eux une menace, une puissance subversive», et que «leur philosophie fondamentaliste faisait d’eux […] une possible épine dans les relations» avec Washington.
«Les médias ont commencé à se pencher sur la réaction de mon gouvernement face à la crise (les soulèvements populaires de 2011, ndlr), en se demandant concrètement de quel côté nous étions», se souvient Barack Obama. «Jusque-là, nous nous étions bornés à publier des déclarations standard qui nous faisaient gagner du temps. Mais les correspondants à Washington – dont une grande partie prenait visiblement fait et cause pour les manifestants – se sont mis à [nous] harceler, en exigeant de savoir pourquoi nous ne nous étions pas prononcés clairement en faveur des forces pro-démocrates», ajoute-t-il. «Pendant ce temps, les dirigeants de la région nous demandaient pourquoi nous ne soutenions pas Moubarak plus énergiquement», affirme Obama qui cite deux pays particulièrement gênés par la montée des Frères musulmans : Israël, qui craignait de voir l’Iran «s’y installer en deux secondes» si le régime égyptien venait à péricliter, et l’Arabie Saoudite, effrayée de ce que «la diffusion de ce mouvement dans la région représentait une menace vitale pour une dynastie qui étouffait depuis longtemps toutes les oppositions».
«Malgré mon instinct qui me poussait à sauver les innocents menacés par les tyrans, j’hésitais à ordonner une action militaire en Libye, pour la même raison qui m’avait poussé à refuser la suggestion […] d’inclure dans mon discours du prix Nobel un appel explicite à la responsabilité de protéger les civils contre leur gouvernement», fait savoir Barack Obama, qui s’interroge : «Quelle serait la limite de cette obligation d’ingérence ? Et quels en seraient les paramètres ? Combien de morts faudrait-il et combien de personnes en danger pour déclencher une réponse militaire des Etats-Unis ? Pourquoi en Libye et pas au Congo, par exemple, où un enchaînement de conflits avait coûté la vie à des millions de civils ? Devrions-nous intervenir uniquement dans les cas où les pertes américaines seraient nulles ?»
Photo de Frédéric Ciriez, prise en compagnie d'Yvonne Dufrénot, 89 ans, de Sainte-Marie
Rencontre avec Frédéric Ciriez pour la sortie en librairie de « Frantz Fanon », co-réalisé avec Romain Lamy. Un roman graphique à mettre - absolument - entre toutes les mains ! Quand un auteur passionné travaille sur les écrits et la vie d'un écrivain passionnant...
Comment est né le projet ? Frédéric Ciriez : Le projet de ce roman graphique est né du constat que Frantz Fanon n'est pas assez connu aujourd'hui parmi les jeunes lecteurs et trop souvent réduit à une somme de clichés, comme le révolutionnaire "violent" de la guerre d'indépendance algérienne. Avec le format BD, nous proposons un moyen d'expression contemporain extrêmement riche. Le roman graphique permet de mettre en valeur et en perspective, de manière vivante, exhaustive et précise, l'extraordinaire figure de Frantz Fanon, tant du point de vue de sa vie que de ses idées. Au terme de cette lecture, le lecteur saura qui est Fanon, de la Martinique à l'Afrique subsaharienne, de Lyon à Blida et Tunis. Si ce roman graphique peut servir d'introduction à la lecture complexe de Fanon, nous en serions extrêmement heureux. On espère surtout ne pas avoir trahi sa pensée. Pour moi, c'est l'essentiel.
Comment avez-vous rencontré Fanon ? J'ai rencontré Fanon à la fin de ma vingtaine, à travers Peau noire, masques blancs. Je suis donc finalement un lecteur tardif, même si ça fait plus de vingt ans que je m'intéresse à lui. A l'époque, j'avais par hasard laissé traîner l'ouvrage sur le bureau de mon lieu de travail, et une jeune femme, l'apercevant, c'était de suite mise à me parler de Fanon : elle s'appelait Rabéra, une jeune Malgache... J'ai compris immédiatement la force politique que suscite son oeuvre, comme un signe de ralliement, un sésame, en tout cas, quelque chose qui appelle la rencontre, certainement pas la division... Ce qui me touche chez Fanon, c'est son tempérament d'écrivain, où la totalité de sa personne s'engage dans le geste d'écriture et dans la dictée intellectuelle - car Fanon dictait ses livres. Ses textes, viscéraux et très physiques, viennent de son corps autant que de sa tête. Comme il le dit de manière bouleversante en conclusion de Peau noire, Masques blancs : "Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !" Sa relation à la chose écrite est fascinante. Il s'en s'imprègne avec une intensité inouïe. Citons son extraordinaire lettre à son premier éditeur Francis Janson, en 1952 : "Les mots ont pour moi une charge. Je me sens incapable d'échapper à la morsure d'un mot, au vertige d'un point d'interrogation." Voilà : Fanon pense en écrivain, ce qui en fait un penseur unique et certainement pas un cabot de salon. S'il n'avait pas été écrivain, je ne suis pas sûr que je me serais autorisé à écrire sur lui.
Quel angle avez-vous choisi pour raconter Fanon, votre Fanon ? Celui de la rencontre Fanon-Sartre en août 1961, avant la mort de Fanon d'une leucémie en banlieue de Washington fin décembre (le 6 décembre 1961). Fanon voulait rencontrer Sartre pour lui demander une préface aux "Damnés de la terre", que le philosophe accordera bien sûr et qui contribuera largement à faire connaître Fanon. Ils se rencontrent en compagnie de Claude Lanzmann et de Simone de Beauvoir, qui ne lâche pas Sartre - à l'époque il boit beaucoup et prend des amphétamines... Mais finalement, c'est peut-être surtout Sartre qui rencontrera Fanon, une sorte de météorite qui surgit et exprime sous ses yeux l'engagement au sens fort...
Une rencontre passionnante ? Il s'agit d'une rencontre incroyable, trois jours d'une intensité dramatique totale où Fanon expose ses engagements, ses espoirs et ses blessures. Un moment de vérité aussi dans la vie des deux hommes. Fanon va mourir peu de temps avant les accords d'Evian en 1962 qui inaugurent le processus d'indépendance de l'Algérie, Sartre n'est plus jeune. Les deux ont connu, sur un mode différent, la lutte, la perte d'êtres chers et la trahison, que Sartre théorise d'ailleurs... Pour moi, c'est l'une des plus belles rencontres du XXe siècle, une fascination réciproque entre deux hommes qui permet d'interroger de l'intérieur et de l'extérieur à la fois la colonisation, le processus de décolonisation, la France - la possibilité d'en sortir, ou pas -, la révolution algérienne et ses promesses d'alors, etc. Et puis à titre personnel, Sartre me fait rire. Sartre n'a d'ailleurs pas écrit une ligne pendant ces trois jours, ce qui ne lui arrivait jamais ! Fanon a dû se montrer puncheur et sonné Sartre - d'admiration, c'est sûr, de trouille, c'est probable. Quant à la préface des "Damnés de la terre", souvent décriée, elle a été mal comprise car elle s'adresse aux Européens, c'est un petit-chef d'oeuvre, qui a toujours son actualité.
Quel point particulier de la vie de Fanon, désiriez-vous faire ressortir ? La cohérence et la solidarité entre la vie et les idées de Fanon, de sa jeunesse en Martinique jusqu'à sa formation psychiatrique à Lyon et à Saint-Alban en Lozère, de son expérience de la psychiatrie en période coloniale à Blida, en Algérie, jusqu'à son intégration du projet révolutionnaire du FLN à Tunis puis en Afrique subsaharienne... La trajectoire de Fanon est fulgurante, incandescente. Chez lui les idées accompagnent la vie, d'où un engagement total, à l'hôpital ou en dehors.
Un Fanon pluriel... On a vraiment voulu présenter Fanon sous toutes ses facettes en insistant bien sûr sur sa créolité et sa francité douloureuse - il s'est engagé dans la Dissidence à la Dominique à 17 ans, il s'est aussi battu du côté de l'armée française et a été blessé au front en Alsace... On évoque également sa découverte de la médecine et de l'idée de soin, qu'il appliquera à son projet révolutionnaire. Le lecteur verra ici la richesse de sa formation à la psychiatrie expérimentale, notamment à Saint-Alban, aux côtés du psychiatre catalan François Tosquelles. Le reste de son parcours témoigne de cette idée inscrite au coeur de sa trajectoire : libérer l'homme signifie le désaliéner, c'est-à-dire le soigner dans et hors des murs de l'hôpital. Si la colonisation est une folie, cette folie nous concerne tous, colon et colonisé.
« Fanon, écrivain d'une absolue modernité, exprime l'engagement au sens fort... »
En quoi Fanon est-il un écrivain caribéen, antillais et/ou martiniquais ? Fanon est triplement un auteur martiniquais, antillais et caribéen, culturellement et politiquement pris dans un conflit avec la puissance colonisatrice, la France. Le titre de son premier projet de thèse (peu connu) en médecine est éloquent : "Contribution à l'étude des mécanismes psychologiques susceptibles de gêner une compréhension saine entre les différents membres de la communauté française". Tout Fanon est là : comment peut-on être créole et français sans être aliéné au surmoi de la puissance colonisatrice ? C'est un penseur de la relation qui pose, dès le départ, la question de l'échange dans un espace géographique tissé de relations multiples, ce pourquoi on trouve toujours chez lui le souci de la figure de l'étranger - le métèque, le juif, etc. Fanon caribéen, c'est aussi, à partir d'une interrogation permanente de l'être noir, un refus de l'essentialisation et de l'opposition entre les gens et les origines constitués en groupes figés : "Ma peau n'est pas dépositaire de valeurs spécifiques", comme il le dit dans "Peau noire, Masques blancs". Son originalité réside d'ailleurs subtilement dans une mise à distance progressive de l'universalisme hérité des Lumières, qui a pétri des idéaux de jeunesse, pour la désignation d'un autre mode d'universalité, non plus abstrait et soumis encore une fois au surmoi français, mais pluriel, et lié à l'échange, au jeu des différences, à l'acceptation et à la reconnaissance de l'autre. C'est sa définition de la culture, magnifique, telle qu'il l'exprime au premier congrès des écrivains et artistes noirs, à la Sorbonne, à Paris, en 1956 : "En conclusion, l'universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial".
Fanon et la langue créole... Fanon est bien sûr aussi créole dans sa dynamique langagière, inventive, en mouvement, et dans la présence en lui du créole comme langue. Celle qu'il parlait gamin (et aussi adulte) avec les amis, comme avec l'écrivain et parasitologue Bertène Juminer à Tunis - on a des témoignages précis sur ce point. Concernant la langue, un roman graphique sans créole et sans langue arabe aurait été une aberration. Je viens de Bretagne, donc la question de l'identité linguistique, je l'ai bien sûr en tête. Le lecteur verra ici apparaître de nombreux échanges en créole. Un copain martiniquais m'a fait une première traduction, que Raphaël Confiant a généreusement accepté de réviser. Pour moi, ce sont des choses fortes. J'ai senti que quelque chose se mettait en place qui allait faire son chemin.
Qui avez-vous rencontré avant d'écrire le roman ? J'ai rencontré et interrogé beaucoup de gens ! J'ai ainsi eu le plaisir de rencontrer sa fille Mireille et son fils Olivier, ou encore d'être reçu par Mohammed Harbi, qui l'a connu au sein du FLN à Tunis. Je pourrais citer beaucoup de monde, mais j'aimerais surtout parler de Marie-Jeanne Manuellan, que nous avons régulièrement fréquentée avant sa disparition en août 2019. Elle était l'assistante directe de Fanon à Tunis. C'est elle qui avait dactylographié "Les Damnés de la terre". Une femme extraordinaire et bien évidemment un témoin clé de la vie de la comète Fanon. Elle l'a d'ailleurs vu à Tunis le jour où il est parti rejoindre Sartre à Rome : même malade, il était d'une joie totale, heureux comme un gamin. Ce détail peut sembler anodin mais il est important : il y a une grande douleur chez Fanon, mais aussi une grande spontanéité, une formidable et contagieuse envie de vivre, comme une urgence.
> Frantz Fanon de Frédéric Ciriez et Romain Lamy paru aux éditions « La découverte
En quoi la pensée de Fanon est-elle d'actualité ?
La pensée de Fanon me semble d'une absolue actualité sur tout ce qui constitue les grandes questions contemporaines : l'identité et la domination, l'expérimentation sociale, et la réflexion sur la violence. Il est en ce sens troublant de voir que chacun de ses principaux livres pose précisément ces questions : Peau noire, Masques blancs, publié en 1952, interroge de manière éclatante et avec une formidable acuité la question et le problème de la racisation et donc de la domination politique et ethnique. L'an V de la révolution algérienne, en 1959, ausculte, au sens médical, ce que c'est que d'avoir pris sa distance avec la France et d'élaborer du changement politique et social sur une base neuve - d'où l'affirmation du social comme expérimentation - on retrouve la logique du clinicien. Quant aux Damnés de la terre, ce livre pose bien évidemment la question de la violence comme processus, depuis celle qui est reçue à celle qui est rendue à des fins de libération. Difficile sur ces trois plans de ne pas trouver d'échos avec le monde contemporain... Au final, Fanon est profondément un penseur de la désaliénation, quelqu'un qui cherche la liberté et l'autonomie, pour chacun, pour le groupe. C'est un auteur formidable, et quelle audace ce serait que de donner une belle page de Peau noire, masques blancs au bac de français.
Il a dit...
Frédéric Ciriez : "J'ai une anecdote récente sur la créolité de Fanon : une amie offre le livre à son père, Breton, ancien professeur d'histoire. Fanon a accompagné sa formation politique. Il lui a dit : "après cette lecture, j'ai enfin pris conscience de la créolité de Fanon." Une dernière chose : je suis convaincu que Fanon a porté la Martinique et les Antilles dans son coeur jusqu'à la fin de sa vie : s'il a fait son grand marronage par rapport à la France, il n'a jamais abandonné la Martinique, ce qu'on entend parfois. Simplement, il a vécu une urgence historique sur le sol algérien, parce qu'à l'époque, c'est là-bas que ça se passait, en non pas en Martinique, qu'il considérait comme une belle assoupie.
En décembre, le livre « Leur guerre d’Algérie, mémoire des appelés d’Hilion » sera édité. Un aboutissement pour Alain Lafrogne, qui a, pendant quatre ans, recueilli de nombreux témoignages d’Hillionnais ayant vécu ce conflit. Pas moins de 29 paroles collectées qui reflètent la diversité des parcours durant cette guerre qui a profondément marqué ceux qui y ont été confrontés.
HISTOIRE. La célébration à Brazzaville du 80e anniversaire du ralliement de l'Afrique équatoriale à la France libre a réveillé le souvenir de toute une époque.
Le visage du général de Gaulle s'affiche partout dans Brazzaville en cette fin de mois d'octobre 2020. Sur des panneaux publicitaires comme sur des pagnes bleu et orange à son effigie. Devant la Maison commune, la basilique Sainte-Anne du Congo ou la gare, de grandes bâches blanches, avec photos d'époque à l'appui, racontent l'histoire de ces lieux et le lien qui les unit au « Grand Charles ». Celui-là même qui, il y a 80 ans, a fait de cette ville du Congo français la capitale de la France libre. À l'époque, le général est seul. Et, même si certains ont répondu à son appel du 18 juin lancé sur les ondes depuis Londres, la France libre est sans territoire. Pour combler ce manque sur le chemin de la libération de la France, Charles de Gaulle sait qu'il lui reste la possibilité de s'appuyer sur l'empire colonial, notamment en Afrique. Alors que l'Afrique-Occidentale française (AOF), avec le gouverneur général Boisson, se refuse de rejoindre la France libre, l'Afrique-Équatoriale française (AEF), sous l'impulsion du gouverneur du Tchad, Félix Éboué, a décidé de se rallier à sa cause.
L'exploitation des ressources et l'enrôlement des hommes de ces territoires – les effectifs des Forces françaises libres vont quintupler, de 7 000 hommes en juillet 1940 à 35 000 fin août – lui permettent d'avoir une assez bonne assise pour organiser la résistance française en Afrique, dans l'empire colonial.
Mais « l'exemple du plus méritoire effort français », selon les propres mots du Général, a-t-il récolté les fruits de ses sacrifices ? Au sortir de la guerre, le général le sait : le système colonial d'avant la guerre ne peut continuer. Il doit être réaménagé. Car partout, déjà, les revendications nationalistes se font entendre. « Aux Antilles, au Sénégal, à Madagascar, dans les comptoirs des Indes ou en Polynésie, c'est la même dynamique qui s'enclenche. Partout, une forte volonté de liberté s'affirme », explique Pascal Blanchard, historien spécialiste de l'empire colonial français. Pourtant, elle ne trouvera satisfaction que 15 ans plus tard, au bout d'un long processus engagé dès 1944.
La conférence de Brazzaville, des avancées en trompe-l'œil ?
En janvier de cette année 1944, l'arrestation du leader indépendantiste marocain Ahmed Balafrej et la répression des manifestations de Rabat-Salé laissent peu d'espoirs aux défenseurs de la liberté. « Très vite, un processus de répression s'engage au Maroc, mais aussi en Algérie, en Syrie, à Madagascar, en Indochine et, dans une moindre mesure, aux Antilles et en AOF et AEF, raconte Pascal Blanchard. Les espoirs de la guerre en commun et du combat pour la libération de la France sont très vite déçus face à la chape de plomb coloniale qui s'abat de nouveau, dès 1944-1945, dans les territoires coloniaux. » Le 30 s'ouvre pourtant au Moyen-Congo la conférence de Brazzaville appelée à définir les orientations futures dans l'empire.
Dans son discours, le général de Gaulle semble avoir pris conscience du changement qui s'opère ainsi que du désir d'émancipation des territoires de l'empire. « En Afrique française […], déclare-t-il dans son discours d'ouverture, il n'y aurait aucun progrès qui soit un progrès si les hommes, sur leur terre natale, n'en profitaient pas moralement et matériellement, s'ils ne pouvaient s'élever un peu jusqu'au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C'est le devoir de la France de faire en sorte qu'il en soit ainsi », déclara-t-il.
Pour Frédérique Neau-Dufour, historienne spécialiste de Charles de Gaulle, le chef de guerre « pressent bien qu'une évolution de la gestion des colonies est indispensable. C'est un homme qui a une grande culture historique, il sait par définition qu'un peuple opprimé cherchera toujours à se défendre ».
Les conclusions de la conférence, une semaine plus tard, douchent pourtant tous les espoirs, car « les fins de l'œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d'autonomie », peut-on lire dans le texte. Les participants à l'événement, tous de hauts fonctionnaires blancs à l'exception de Félix Éboué, tuent dans l'œuf les aspirations indépendantistes post-conflit. « Pour les militants les plus aguerris, la déception est immense, souligne Pascal Blanchard. Mais le général de Gaulle prendra assez vite conscience du décalage entre les conclusions de la conférence et les attentes des militants des mouvements nationalistes, notamment en AOF et à Madagascar », ajoute-t-il. Dès juillet 1944, il déclare que « chaque territoire sur lequel flotte le drapeau français doit être représenté à l'intérieur d'un système de forme fédérale […] ». Puis, le 25 octobre 1944, lors d'une conférence de presse reproduite par le journal Combat, il prononce enfin les mots attendus : « La politique française consiste à mener chacun de ces peuples à un développement qui lui permette de s'administrer et, plus tard, de se gouverner lui-même… » C'est là que naît déjà dans l'esprit de De Gaulle l'idée d'un système fédéral, d'une grande communauté de territoires.
De l'Union française…
Celle-ci prendra forme avec l'Union française, en octobre 1946, dix mois après sa démission. Si ses statuts disposent que « la France et ses possessions d'outre-mer forment un ensemble fondé sur l'égalité des droits et des devoirs sans distinction de race ni de religion », la répression des velléités indépendantistes est toujours en marche. Au Cameroun, ancien allié de la France libre de De Gaulle, une véritable chasse à l'homme s'organise sous les ordres du haut-commissaire au Cameroun, Pierre Messmer, ancien de la France libre. Objectif ? Neutraliser les indépendantistes à la tête desquels Ruben Um Nyobè, fondateur de l'Union des populations du Cameroun (UPC). Les forces françaises y mènent une guérilla, usant des mêmes stratagèmes qu'en Indochine, par exemple avec l'utilisation du napalm. Le 13 septembre 1958, le leader camerounais est abattu par l'armée française, son corps est traîné dans la boue.
… à la Communauté franco-africaine
C'est dans ce contexte que Charles de Gaulle revient aux affaires en 1958. En douze ans, les temps ont bien changé. Malgré la répression, une génération d'hommes politiques locaux a émergé dans les territoires sous administration française. Les députés Félix Houphouët-Boigny de Côte d'Ivoire, Lamine Guèye et Léopold Senghor gagnent en popularité. La loi-cadre de Gaston Defferre adoptée en 1956 et qui instaure le suffrage universel dans les colonies nourrit elle aussi les aspirations d'émancipation. Pour contrer le délitement de l'empire qu'on pressent, l'Union française passe le relais à la Communauté le 28 septembre 1958. Onze colonies d'Afrique subsaharienne et Madagascar votent « oui » au référendum qui leur propose d'intégrer cette nouvelle entité « fondée sur l'égalité et la solidarité des peuples qui la composent ». Mais la France n'en abandonne pas pour autant son autorité sur ses colonies : elle en conserve la gestion de la politique étrangère, de la défense, de la monnaie, de la politique économique et financière et de l'enseignement supérieur. Des départements clés.
De la décolonisation sous contrainte…
Les mots du général de Gaulle, prononcés le 24 août 1958 à Brazzaville, livrent pourtant un tout autre discours. « Si quelque territoire, au fur et à mesure des jours, se sent, au bout d'un certain temps que je ne précise pas, en mesure d'exercer toutes les charges, tous les devoirs de l'indépendance, eh bien, il lui appartiendra d'en décider par son Assemblée élue. […] Un accord réglera les conditions de transfert entre ce territoire, qui prendra son indépendance et suivra sa route, et la Communauté elle-même », déclare-t-il. Un double langage qui s'explique par « l'espoir qu'avait de Gaulle de maintenir l'empire », assure Frédérique Neau-Dufour. « Il y a cru mais il ne voulait pas revivre une deuxième Algérie en Afrique noire. En 1958, il sait déjà qu'il ne pourra pas la garder. Il sent le vent de l'histoire tourner, d'autant que la France est, à cette époque, sous le feu des critiques de la communauté internationale pour sa politique coloniale. » « On voit clairement que ce sont les événements qui s'imposent à lui, assure lui aussi Pascal Blanchard. De Gaulle arrive trop tard au pouvoir pour véritablement changer le cours des choses. » Après un peu moins d'un an d'existence, et la proclamation d'indépendance de ses membres – hormis les Comores, Djibouti, La Réunion et l'Algérie –, la Communauté est enterrée.
… à la construction de la Françafrique
S'ouvre alors une autre ère de la coopération franco-africaine. « Quand il crée la Communauté, de Gaulle, pragmatique, est en fait déjà dans l'après, explique l'historienne Frédérique Neau-Dufour. L'intérêt pour la France, pense-t-il, est d'accompagner les colonies vers l'indépendance pour construire une future coopération économique et militaire. » Et « poser les bases de ce qu'on appellera plus tard la Françafrique, mode de gestion de la France en Afrique, jusqu'aux années 1990 », complète Pascal Blanchard. Une stratégie « néocolonialiste » qui fait de l'homme du 18 Juin « un génie politique », indique ainsi Lecas Atondi-Monmondjo, ancien enseignant-chercheur en littérature et civilisations africaines de l'université Marien-Ngouabi, lors du colloque consacré au 80e anniversaire du manifeste de Brazzaville. Après 1960, l'Afrique francophone devient en effet le précarré de la France. Et c'est à Jacques Foccart, un ancien de la France libre, que revient la tâche de s'assurer de cette « nouvelle amitié franco-africaine » qui servira les intérêts de la France aux dépens des populations africaines.
Et maintenant ?
Au regard de leur implication au sein de la France libre, les anciens territoires de l'Afrique française peuvent s'interroger. D'où l'amertume de certains Brazzavillois pour cette période de l'histoire. « C'est important de parler du rôle du Congo dans la France libre, ça fait partie de nous. Mais on n'en a pas beaucoup bénéficié par la suite. Regardez à quoi ressemble la ville, déplore Prosper, retraité de 63 ans, en pointant du doigt un bâtiment abîmé du quartier de Bacongo. Aujourd'hui, je suis fatigué du bleu-blanc-rouge. J'aimerais qu'on nous parle plus de nos hommes politiques à nous. À chaque coin de rue de Brazzaville ou presque, on trouve un panneau, une stèle au nom de De Gaulle. Et aucun hommage à l'abbé Fulbert Youlou, le père de l'indépendance du Congo. »
Un constat partagé par Christian*, étudiant en gestion. « On parle beaucoup du général de Gaulle jusqu'au lycée. C'est normal. Mais il prend parfois un peu trop de place, au détriment d'autres personnages historiques de l'Afrique. » Pour Patrice-Jean, policier à la retraite, cette période de l'histoire a une incidence plus personnelle. Son père, ancien combattant de l'AEF, a servi en Indochine. « Il a eu plein de médailles et a risqué sa vie pour la France. Et moi, quand je demande un visa pour la France à l'ambassade, on me le refuse. » « Les affiches, les conférences, tout ça, c'est bien, mais ce qui serait mieux, ce serait de vraiment impliquer les jeunes et d'alimenter le débat sur cette époque », indique Joseph, 68 ans. Pour que la mémoire de ces événements soit partagée par tous.
Par notre envoyée spéciale à Brazzaville, Marlène Panara
Béni- Haoua, sur la côte ouest entre Cherchell et Ténès, paisiblement assoupie au milieu des pinèdes, les pieds plongés dans des criques majestueuses, continue de nourrir de fabuleuses légendes, le soir venu autour d'un feu de camp sur la grande plage du village.
Et, pour ne pas déroger à la tradition, l'histoire particulière du banel, un trois mats sorti un mois d'avril de l'année 1802 du port français de Toulon, cinglant toutes voiles dehors vers les Amériques, hante les campements des estivants. Le trois mats, pris dans une violente tempête, sera dévié de sa route et ira s'échouer sur la baie des Souahlias, prés de Béni-Haoua, à une quarantaine de kilomètres de la ville de Ténès. Pour les passagers du "Banel", c'est le début d'une autre aventure.
A cette époque, l'Algérie étant sous régence ottomane, les côtes de la baie des Souahlias et de Doumia étaient désertes, hormis celles près de Ténès où les bateaux napolitains, français ou britanniques de passage devaient payer un droit de péage. Pas âme qui vive jusqu'à Ténès.Pourtant, les secours viendront de la montagne, où vivait une petite communauté berbère sur les contreforts des montagnes de Bissa. Aujourd'hui encore, témoin du destin tragique de cette expédition vers les Amériques, l'ancre du ''Banel'' (El Fès en langage local) orne toujours, immense et rouillé, l'une des criques de Béni-Haoua, sur la route vers Ténès. Les naufragés, dont sept religieuses, seront secourus par les populations qui habitaient les montagnes environnantes. Très vite, ils s'intègrent parmi la population berbère locale. Les sept religieuses, selon la légende, auraient surtout pris en charge sur le plan sanitaire les besoins des populations locales, au point que de tous les naufragés du Banel, il ne reste jusqu'à présent que le souvenir des sept sœurs, enterrées prés du village et que le touriste de passage peut visiter. Pourtant, c'est l'une d'elles, celle que les gens de Béni-Haoua et des villages avoisinants appellent encore "Yemma Binette", qui fera l'histoire de cette région nichée entre criques sauvages et forêts de pinèdes, de romarins et de figuiers.
A la mort de "La mère Binette", qui serait "la seule à mourir religieuse" selon certaines versions du récit de ce naufrage, un mausolée a été construit et les sept religieuses y ont été enterrées. Le mausolée, avec les sept tombes orientées vers La Mecque, existe toujours, malgré quelques prédations. Entre-temps, la mémoire des sept religieuses s'était déjà confondue avec l'histoire sociale et culturelle de la région, au point que des "ziaras" s'effectuaient jusqu'à une date récente à la tombe de "Yemmaa Binette".
Un film a été produit racontant ce naufrage:
Le Banel, coproduit par ENTV-Algérie et France 3 Méditerranée.
La réédition aux éditions Terrasses de deux des six romans écrits par Jean Pélégri est une opportunité de (re)lecture pour les amoureux des œuvres nées de l’Algérie et pour ceux qui veulent comprendre les tensions d’une colonie de peuplement. C’est particulièrement vrai pour Le Maboul, édité en 1963 et dont on ne peut pas dire qu’il ait rencontré son public. Le roman, Les Oliviers de la justice, plus aisé d’accès tant idéologique qu’esthétique, a eu un sort moins sévère, d’autant qu’il a été soutenu par son adaptation cinématographique.
« J’avais le sentiment d’avoir deux vies, d’habiter deux pays : l’un, solaire, européen, avec ses travaux agricoles, ses vignes et ses orangers, où je reconnaissais la marque de mon père ; et l’autre, nocturne, arabe, avec le chant des vendangeurs du côté de la cave, et tous ces noms tracés autour d’un croissant de lune dans un ciel profond et infini ». Jean Pélégri, Ma mère, L’Algérie (1989)
L’écrivain est revenu avec précision dans son essai très personnel Ma mère, l’Algérie, sur les circonstances de l’écriture du Maboul et des Oliviers de la justice. L’identité de l’auteur sur la couverture est un marqueur fort de son appartenance à un ensemble. Il rappelle que son père lui avait offert, lorsqu’il était enfant, la traduction de son nom Yaya El Hadj, et confie que ce souvenir lui est revenu « après avoir écrit Le Maboul. Devenu un autre, j’aurais souhaité qu’il fût publié sous un autre nom, celui de Yaya El Hadj. On me le déconseilla, avec toutes sortes d’arguments. Mais il m’arrive, parfois, de regretter de n’avoir pas écouté mon père ». Revenons sur les éléments qui composent la biographie de Jean Pélégri, pour le situer dans un ensemble littéraire (national ou affectif ) et mieux comprendre les strates qui composent la mouvance « Algérie », nébuleuse d’œuvres diverses dans laquelle il occupe une place assez singulière.
Jean Pélégri est né le 20 juin 1920, d’un père colon et d’une mère fille d’officier, dans une ferme entre L’Arba et Sidi Moussa, appelée Haouche el Kateb (la ferme de l’écrivain). À 16 ans, son père étant ruiné, il est contraint de vivre à Alger. Il entame des études de médecine qu’il abandonne puis s’inscrit à des études de philosophie. Engagé volontaire en novembre 1942, il participe à la campagne de Corse, de France et d’Allemagne. Démobilisé en 1945, il termine sa licence de philo et se tourne vers les Lettres. Il enseigne d’abord dans le pays minier de Hénoin-Liétard (il y rédige son premier roman, L’Embarquement du lundi), puis au lycée d’Ajaccio (de 1951 à 1953) et au lycée d’Alger (1953 à 1956). En 1956, il demande sa mutation en France où il a vécu jusqu’à sa mort en 2003, après une tentative non aboutie d’intégrer l’Éducation Nationale algérienne après l’indépendance.
Son entrée dans l’âge adulte s’est donc faite par la porte des études supérieures classiques, presque exclusivement réservées aux Européens. Aussi Jean Pélégri a surtout insisté sur la camaraderie de l’enfance dans l’espace de la ferme entre le fils de colon et les petits « Arabes » où la « distinction », et donc la séparation, est moins perçue, alors qu’elle devient un fait établi entre 20 et 25 ans reflétant la dominante du paysage social algérien sous colonisation. Un de ses courts poèmes dit le délicat travail de la mémoire qu’on pourrait presque nommer « travestissement » :
« La mémoire, comme un puzzle, est en effet une toile lacérée, mise en miettes et en morceaux ; et c’est à partir de ces débris, de ces fragments d’objets et de visages, qu’il me faut, patiemment, sans trop se soucier du temps ni de la chronologie, reconstituer le tableau, la figure, et cette longue histoire que j’entretiens depuis l’enfance avec l’Algérie ».
Ses premières leçons de vie, il les a reçues dans la ferme familiale de la Mitidja, comme il le rappelle en 1989 : « Ainsi, avec mes camarades de jeux – une demi-douzaine d’inséparables d’origines et de langues diverses – nous connaissions dans le détail tous les recoins de la ferme. [La forge, l’atelier, le hangar, l’écurie, le grenier, la noria]. Plus loin, en bordure d’un carré de vigne, il y avait un autre fossé, plus étroit et bordé de grands roseaux. C’était la zaouia, notre lieu de réunion. Malheureusement, et injustement, il y avait, au-dessus, une autre histoire. Celle du colonialisme. Ce colonialisme qui était la loi générale, qui dénaturait les rapports quotidiens, qui conditionnait le politique, la foi, l’instruction, et qui introduisait partout la ségrégation. Ainsi, le lundi, quand je partais vers l’école, mes camarades algériens, eux, restaient à la ferme. Sans livres et sans cartables. A l’époque, parce que j’étais un enfant, parce que je ne me doutais de rien, je considérais cela comme un privilège et je les enviais. Ils pourraient, eux, continuer à parcourir la ferme, les chemins, les fossés. Je ne me doutais pas non plus que l’école – ce début de culture – isole, sépare, à mesure que l’on grandit ».
Lorsque Pélégri évoque les langues, c’est aussi cette perception d’une multiplicité enrichissante dans laquelle il vivait sans étonnement qu’il met en avant : « Enfants, nous étions ensemble, Kabyles, Arabes, Espagnols, un ou deux Français, des gosses très mêlés. Nous parlions différentes langues selon le moment et selon les sujets. Pour tout ce qui concernait l’agriculture (…) c’était plutôt les mots français. Avec parfois un accent qui faisait dériver le mot, ce qui m’a donné l’habitude d’un langage varié et non pas uniforme ou académique. Au contraire, pour les fruits, nous employions souvent des mots arabes (…) h’abb el melouk. Nous nous répétions le mot en mangeant la cerise dans l’arbre, et cela donnait une autre saveur. Ce va-et-vient entre nos langues différentes avait aussi une signification particulière dans nos affrontements (…) Nous savions déjà que nous pouvions retourner la langue de l’autre pour rendre un argument plus efficace ».
Cette complicité s’efface au lycée et, encore plus, lors des études supérieures puisque ses camarades de la ferme n’y ont pas accès. Ayant conscience de l’injustice qu’introduisait le système colonial quand il écrit et se souvient, il préfère mettre l’accent sur les complicités et les mélanges plutôt que sur la « ségrégation » qui est pourtant nettement dénoncée, en particulier dans Ma mère, l’Algérie. Dominique Le Boucher qui a longuement interrogé l’écrivain affirme que tant que son père possédait la ferme, Jean détestait aller à l’école et essayait de rester le plus souvent possible à la ferme pour l’accompagner et jouer avec ses camarades d’origine arabe. Contrairement à Camus ou à Sénac, il n’a pas été en manque de père mais au contraire, « en surprésence paternelle » : de lui, il tient le sens de la justice et Les Oliviers de la justice sont un hommage au père. Dans son enfance, il n’a pas cherché de maître ailleurs. Jean Pélégri opte pour une dissociation du vécu d’enfance et de l’histoire du colonialisme comme injustice.
Jean Pélégri a écrit son premier roman en 1950, L’Embarquement du lundi lorsqu’il préparait son professorat de Lettres dans le Pas-de-Calais après avoir été démobilisé en 1945 et être parti provisoirement pour Paris. Le roman est publié en 1952 chez Gallimard grâce à Camus qui le considère comme l’un des livres de « la littérature solaire » d’Algérie. Sur Jean Pélégri, comme sur de nombreux écrivains d’Algérie, a pesé très vite le poids de Camus puisque dès L’Embarquement du lundi, il est classé parmi les « camusiens ».
Il écrit ensuite Les Oliviers de la justice et l’adapte au cinéma, dans la violence de la fin de la guerre. Un peu acerbe dans son appréciation, Albert-Paul Lentin, dans l’article qu’il a consacré à l’écrivain en 1964 et que les éditions Terrasses ont re-publié en annexe des deux romans, écrit : « J’y trouvais comme un arrière goût de tout ce qui m’irrite toujours, depuis Camus, chez toute une lignée intellectuelle de Pieds Noirs de bonne volonté, mais un peu trop enclins à poser le problème du malheur en Algérie avant celui de la responsabilité, et dont l’œil ne cessait de s’embuer de larmes jusqu’à devenir politiquement myope. Ce livre, Les Oliviers de la justice forçait un peu trop, à mon gré, sur la pitié alors que les temps étaient à la colère, et au combat ».
Le Maboul efface cette irritation car Pélégri y a pris un tournant décisif par la recherche d’une langue qui rende compte de la réalité telle que l’écrivain l’a vécue : « un texte puissant, un texte à la hauteur de l’événement dans lequel il baigne, un livre qui n’est pas seulement un livre sur l’Algérie, mais un livre pleinement algérien, et un livre qui n’est pas loin d’être un chef d’œuvre », écrit ensuite Albert-Paul Lentin. Mourad Bourboune va dans le même sens : « L’homme et l’œuvre sont profondément enracinés dans la terre algérienne. (…) Sa vision terrienne, géologique n’a rien d’abstrait. Prenez Jean Pélégri et mettez-le dans une vigne de la Mitidja, sur une pente ocre du Tell : il ne dérange en rien l’ordre des choses ».
Une étude du processus de métaphorisation du roman de Pélégri montre qu’il privilégie l’image de la « greffe » réussie ou ratée pour décrire le rapport colonial ; son écriture a la pierre, l’arbre, la vigne, la montagne pour pivots symboliques. On peut y voir l’affirmation de l’enracinement dans le minéral et le végétal qui transcende une réalité historique bouleversée. C’est en cela que le texte de Pélégri prend une direction autre que le récit camusien, riche qu’il est d’une expérience vécue de cohabitation rurale et non citadine. Le couple Slimane/M’sieur André (le vieux colon, père de Georges) symbolise une histoire qui aurait pu se passer autrement après le grand bouleversement du séisme vécu ensemble : « la terre avait bougé. Alors, après, quand on était en train de marcher sur elle, c’est comme si Dieu la rendait – à tous les deux ». Histoire possible si la jeune génération (Saïd/M’sieur Georges) ne se querellait pas, si elle avait su continuer, en l’améliorant, le « partage ».
Aussi, dans la scène du meurtre sur laquelle nous allons revenir, Slimane n’intervient pas car la médiation n’est plus possible, les choses ont été trop loin ; s’il a ensuite le projet de tuer M’sieur André, ce n’est pas par esprit de vengeance mais pour le garder enfoui dans « sa » terre. Son erreur – il tue Georges et non le vieux –, le bouleverse car elle fait perdre son sens à son acte alors même qu’elle le transforme en héros aux yeux des siens : le malentendu… Slimane, en tuant, n’est pas la porte-parole des siens : le nouveau monde qui naît à l’indépendance lui est aussi étranger qu’au vieux colon. Il est le « dernier Arabe ». Il n’appartient pas à la Nation mais à la Terre algérienne, celle qui vient de la Montagne et qui aurait fait jonction avec la plaine si tous les « arbres » – comme M’sieur André –, avaient eu une racine profonde. Le partage n’est plus possible.
En 1962-1963, alors qu’il écrit et publie Le Maboul, Pélégri distingue l’arabité de l’algérianité dont le vieux colon est porteur ; mais il le fait après avoir fait un détour conséquent dans les motivations de l’Autre, dans un réel effort de compréhension et de fraternité. Ce roman reste aujourd’hui un des romans les plus étonnants de la mise en écriture symbolique de la décolonisation. Cette sympathie, au sens profond du terme, pour le peuple algérien ne s’est jamais démentie chez le romancier, même quand il a dû quitter le pays en 1966. Le Maboul lui a ouvert, dès 1964, l’Union des Écrivains algériens dont il fait partie à sa création. Il participe au premier numéro de la revue Novembre et souscrit à la Charte de l’Union.
Le lecteur qui a lu L’Étranger, ne peut pas ne pas le retrouver, en 1963, dans Le Maboul de Jean Pélégri. Contrairement à ce roman où le narrateur du meurtre était le meurtrier lui-même, dans le roman de Pélégri, c’est un personnage non impliqué dans l’acte : Slimane, « le maboul » qui observe et commente, comme si le romancier « inventait » un narrateur en position de négociation, capable d’expliquer le geste de violence. Il regarde de haut comme Dieu, perché sur un figuier comme s’il en était partie, le premier figuier que le vieux colon avait greffé. Cette position lui permet d’expliquer l’attitude des deux acteurs du meurtre, quand il le peut et de formuler ses interrogations lorsqu’il ne comprend pas. L’introduction de ce troisième personnage introduit l’ambivalence car il dédouble « l’Arabe » assez monolithique chez Camus. L’Arabe de Pélégri, c’est à la fois Slimane qui observe et Saïd qui agit, le vieux et le jeune, celui qui a intériorisé l’ordre colonial et celui qui le rejette. L’Arabe de Camus avait la tête à l’ombre et le corps au soleil. Dans Le Maboul, Slimane est à l’ombre dans son figuier et Saïd complètement au soleil. Pélégri travaille différemment la symbolique forte de l’ombre et de la lumière de la littérature d’Algérie.
Mais Slimane est aussi Meursault puisqu’il raconte Saïd en homme du refus. La suspension temporelle, la rupture du temps romanesque, caractéristique de l’insertion d’une séquence de description, est particulièrement sensible dans ces scènes de meurtre. Pour remettre en marche le temps, l’acte est nécessaire car il relance le mouvement des personnages. Le commentaire de Slimane accompagne la description détaillée de la scène et se fait justification de l’acte de Meursault. S’il y a mort, c’est parce qu’il y a eu infraction à la loi coloniale, que les deux « partenaires » » ont péché par arrogance : « C’est là que l’autre a dû s’énerver. Quand tu attrapes un Arabe à te voler, tu aimes bien qu’il te montre qu’il a peur. S’il l’a pas, mais au contraire, la rigolade et l’air de pas te voir – alors que toi, en plus, tu as l’revolver – y a pas, faut qu’tu fasses quelque chose !… »
Le texte de Pélégri apparaît alors subtilement aussi comme un plaidoyer pour Meursault par la réinscription de son acte dans une réalité concrète et par la dissociation, du côté des Arabes, entre vieux et jeunes. Les vieux sont en complicité avec le vieux colon, les jeunes veulent la rupture. Car, dans Le Maboul, deux amis d’enfance se défient, comme des gosses mais l’un d’eux, Saïd, va trop loin ; il provoque et meurt dans les vignes, bêtement : « Chacun, dans l’fond, il doit savoir que le couteau, des fois, ça commande l’Arabe et le revolver le Français – ça chacun le sait ».
Le romancier s’est expliqué auprès de Jean Daniel sur la répartition « ethnique » des armes : « Je voulais simplement dire que la différence d’armes n’est pas insignifiante. Elle relève d’un fait que les ethnologues ont souvent constaté et qui tend à établir que chaque peuple, chaque « race », se fait de l’arme de l’autre une image plus ou moins mythique. Pour l’Européen, le Maghrébin est menaçant par son couteau (…). Pour le Maghrébin, qui à l’époque ne disposait que d’armes primitives ou peu élaborées, l’Européen effraie par le revolver ou le fusil. De ce fait ces armes – qui sont plus que des armes – peuvent réveiller de vieilles peurs et pousser à l’acte. C’est ce qui se passe, semble-t-il, dans L’Étranger. Sous un soleil témoin qui semble occuper tout l’espace, l’affrontement meurtrier se condense et se focalise sur un duel entre armes symboliques. Ce sont elles qui éveillent en chacun le « racisme » latent et c’est cette ellipse qui, en chargeant le récit d’une force à la fois souterraine et solaire nous rappelle du même coup qu’il y a encore en Méditerranée, comme au temps de la mythologie grecque, un tragique solaire et des soleils noirs ». En ce sens, Pélégri apprécie sa mise en scène du meurtre comme opposée à celle de Camus.
Cette explication donnée à Jean Daniel ne manque pas de perspicacité ; toutefois, au-delà du simple « réflexe » du duel des armes, on peut l’enrichir d’une interprétation dans le contexte colonial : le meurtre a eu lieu parce que Meursault a transgressé le code spatial en colonie qui veut que les deux peuples évitent d’occuper le même espace – Meursault n’a pas supporté que la source lui soit interdite par l’Arabe –, et l’Arabe a transgressé le code comportemental qui veut que le colonisé s’efface devant le colon. En ce sens il faut relire en parallèle la scène de L’Étranger et la scène, revue et corrigée, du Maboul. On verra la proximité et la différence entre les deux textes. L’écrivain s’est expliqué sur ce dialogue des deux textes : « Un vieil ami de la maison Gallimard, M. Hirsh, qui aimait beaucoup le livre, m’a fait un jour remarquer que j’avais écrit en somme une sorte d’Étranger retourné. Mais avec un personnage plus complexe et une motivation ambiguë qui relevait plus de la tendresse que du « racisme ». Pour le reste, me disait-il, le même soleil, le même affrontement sanglant entre deux jeunes hommes, et à la fin, le même meurtre sans raisons apparentes. Je n’y avais pas pensé un seul instant. Pendant la rédaction du livre, je n’avais pensé à Camus qu’une seule fois: lorsque Slimane va à Alger pour voir à la morgue le corps de son neveu. Du haut de la colline de Kouba, il aperçoit pour la première fois la mer – et c’est à cet instant que j’ai pensé à Camus (…) Mais comme on ne sait jamais ce qu’il en est des influences et des réminiscences – ni du chemin qu’elles font en vous, il se peut donc qu’obscurément, et par toutes sortes de détours, Camus soit présent quelque part… De toute façon, je crois qu’il vaut mieux ce chemin que celui de l’idolâtrie. On ne se débat en profondeur contre quelqu’un que si on l’aime et que s’il vous a marqué ».
Dans quelle littérature faut-il « classer » Jean Pélégri ? En 2000, Mohammed Dib – son ami : ils sont nés et morts aux mêmes dates –, écrivait : « La discrétion dont les critiques ont obstinément et désobligeamment fait preuve à l’endroit des écrits de Jean Pélégri, à mon sens, s’explique ainsi : ils ont eu affaire à quelque chose qu’ils ne connaissaient ni ne comprenaient, et cette chose qu’ils ne connaissaient pas et persistent à ne vouloir ni connaître ni comprendre, s’appelle l’Algérie ».
Faut-il qualifier de « littérature algérienne » toute œuvre qui parle de l’Algérie ? Pourquoi l’exclure de la littérature française ? C’est ce dernier point que je voudrais souligner en m’appuyant sur la « Note des éditeurs » de cette réédition des éditions Terrasses. L’exemple de Pélégri est un des meilleurs pour toucher du doigt le devenir, en Histoire littéraire, des écrivains français d’Algérie qui n’ont pas pris fait et cause pour l’Algérie française mais ont eu une position plus complexe. Que toutes les œuvres de ce que nous appelons la « mouvance Algérie » appartiennent au patrimoine du pays, bien évidemment. Mais elles appartiennent aussi à la fois au patrimoine français et à l’histoire littéraire de la France : « Nostalgie, mémoire, racines, ces trois éléments se retrouvent, à des degrés qui dépendent des lieux et des générations, dans cette histoire mal conne et souterraine qui s’est déroulée entre les uns et les autres, là où les rapports étaient quotidiens. Et cette histoire constitue une bonne part de notre identité ».
En ce sens, les trois écrivains réédités par Terrasses éditions – Anna Greki, Jean Sénac et Jean Pélégri – ont des œuvres « algériennes ». Faut-il, pour autant, les considérer comme partie intégrante de la « littérature algérienne » ? S’il ne fait pas de doute que la réponse est affirmative pour les deux premiers, elle est moins évidente pour le troisième. Les éditeurs l’affirment dès les premières lignes de présentation et indexent ces œuvres « à l’internationalisme révolutionnaire des années de lutte décoloniale » (il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi décoloniale a remplacé anticoloniale ?). Ils affirment aussi que ces œuvres transmettant un écho plus authentique que certaines œuvres actuelles. A l’appui de cette affirmation, ils épinglent Kamel Daoud en s’appuyant sur l’exécution d’Ahmed Bensaada, dont l’essai est bien conforme au sport national au pays qui est de démolir ceux qui ont du succès… Et réduire cet écrivain, un des plus talentueux de sa génération, à cette appréciation lapidaire, « façonné pour plaire à une lecture plate, humanisante et réactionnaire d’un occident adorant les écrivains-chroniqueurs-un-peu-polémistes » n’est pas digne du travail remarquable de réédition entrepris.
Que cela plaise ou non, le rapport à Camus – des trois, seule Anna Greki semble y avoir échappé à son ombre tutélaire –, est constant, déférent ou polémique, destructeur ou constructif. Cela a été amplement démontré. Délicat donc de baptiser « auteur algérien » sans autre explication. Les éditeurs, n’échappant pas, eux aussi, au syndrome camusien, voient ces trois écrivains, d’origine française, comme « l’endroit », dont les écrivains d’origine « arabe et berbère seraient l’envers » : et pourquoi pas l’inverse ? Mais peut-être font-ils allusion à une phrase du roman de Mourad Bourboune, Le Muezzin, ami de Pélégri et que celui-ci cite en exergue de son essai de 1989 : « Réformateurs, hommes de faible pesée ! Qui vous parle d’ordre ou de désordre, d’envers ou d’endroit, d’Orient ou d’Occident, du jour ou de la nuit ? Je veux le coude à coude de toutes les choses contraires ».
Avec Pélégri, nous sommes bien dans une création qui pose des questions essentielles à la cohabitation possible ou impossible dans une colonie de peuplement. Il parle de sa prise de conscience qu’il a résolue, s’il l’a résolue, à sa manière, en restant un écrivain français, né en Algérie et pétri de sa terre : « Qu’on me pardonne le côté sacrilège de cette comparaison – mais la langue de l’autre est, dans certaines circonstances, comme une sorte de prière par laquelle on s’ouvre à une Parole qui vous agrandit. (…) Vous voilà dans une sorte de no mans‘land incertain, mais au plus profond de vous-même. Libéré des conventions du langage, des propagandes, des idéologies dominantes du lieu et du moment, et algérianisé par l’écriture, vous voilà devenu l’autre, le frère. (…) Intervenait aussi parfois, en cours de rédaction et en arrière-plan, une autre motivation. Plus psychanalytique. Celle de reconquérir, par l’écriture, un territoire et un pays dont avec les miens je me sentais injustement exclu. (…) Il y avait aussi des livres qui sont pour l’écrivain des sortes de guerres civiles intérieures. (…) L’écriture avait algérianisé ma façon de sentir les êtres et les choses ».
Qu’il y ait dans la littérature française des œuvres pétries d’Algérie est un fait évident. Et Pélégri se reconnaîtrait bien dans cette déclaration d’Albert Camus, en 1958 : « L’une des choses dont je suis fier en tant qu’écrivain et en tant qu’écrivain algérien, c’est que nous autres écrivains algériens nous avons fait notre devoir et nous l’avons fait depuis longtemps. Nous sommes beaucoup à espérer ce qu’on appelle l’Algérie de demain. Je ne sais pas si elle se fera ni dans quelles conditions elle se fera. Je ne sais pas non plus ce qu’elle nous coûtera encore en sang et en malheur, mais ce que je puis dire, c’est que cette Algérie de demain, nous autres écrivains algériens nous l’avons faite hier. Nous avons été une école d’écrivains algériens, et quand je dis école je ne veux pas dire un groupe d’hommes obéissant à des doctrines, à des règles, je veux dire simplement exprimant une certaine force de vie, une certaine terre, une certaine manière d’aborder les hommes ».
Ou dans celle de Mouloud Feraoun, en octobre 1960 : « Quand il est question d’écrivains algériens, il s’agit évidemment d’auteurs nés en Algérie, d’origine européenne ou autochtone, auxquels il faudrait ajouter ceux qui, ayant vécu ou vivant en Algérie, ont découvert ou découvrent ici leurs sources d’inspiration. Les uns et les autres sont Algériens dans la mesure où ils se sentent eux-mêmes Algériens, et où leur œuvre concerne l’Algérie. S’ils ne se sont rassemblés autour d’aucun manifeste, il est indispensable, je crois, que quelque chose les réunisse : la même fidélité à la terre et aux hommes, le même esprit, les mêmes goûts, une certaine complicité peut-être… En tout cas, l’expression ‘écrivains algériens’ ne comporte à mon sens nulle ambiguïté ».
Il adhérerait moins à la définition de son ami, Jean Sénac : « Est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Cela n’enlève rien à la force de son roman de 1963 ni à l’authenticité de son immersion dans la terre algérienne. Par sa création, il a échappé au dilemme colonial – relisons Albert Memmi, « le colonisateur qui se refuse » – : en créant une langue, au creux du français, qui soit un trait d’union, une passerelle. Il l’a fait avec une plongée dans une sorte de « francarabe » déroutant, ce que n’ont fait ni Greki, ni Sénac, optant autrement pour dire leur Algérie et pour la vivre au présent de leur vécu et dans un engagement dans une nouvelle nation.
Jean Pélégri, Les Oliviers de la justice & Le Maboul, Terrasses éditions, octobre 2020, 517 p., 17 €
Canicule glaciale. Roman de Amin Zaoui. Editions Dalimen, Alger 2020, 233 pages, 900 dinars
Trois personnages, trois chemins différents et une rencontre... : un Arabe, un Algérien de confession juive et un Européen de France... tous les trois militaires. Trois vies qui se croisent juste avant et juste après l'Indépendance du pays. Dans une caserne située à la sortie de Aïn Sefra... «encerclée par un haut mur en béton avec des fils de fer barbelés». Il y a d'abord Afulay (Apulée en langage «colonialiste»), Kenzi ou Younès pour la maman, Rokia Bent Abraham, né à Hab L'Mlouk, «petit village situé au milieu de nulle part»...
Il y a, ensuite, Augustin Girer, Français de «métropole» venu en Algérie rechercher son père présumé, El Annabi, celui que sa mère appelait son «homme Soleil»...
Et, il y a Levy N'quaoua, né à Henaya, tout près de Tlemcen, descendant du grand Rabbin Abraham Al N'qaoua et fils d'un couturier fan de musique andalouse... Il est officier.
Chacun raconte son parcours, sa famille, ses espoirs, ses réussites, ses échecs, ses rencontres... et, aussi, les déceptions... une amitié très forte qui va les amener à déserter pour rejoindre, avec toute une cargaison d'armes, le maquis et la lutte de libération nationale.
Puis, l'Indépendance du pays avec un frère en moins. Al N'quaoua («El Hadj Levy»), mort en héros au maquis.
Autres temps, autres mœurs... et pas mal de déceptions... avec des vies (et, hélas, des idées) qui n'ont plus le même parcours. Il est vrai qu'avec le temps qui passe et l'âge qui fragilise, la vie n'a plus le même sens. Surtout lorsque des virus jusqu'ici inconnus apparaissent arrivant à détruire les amitiés les plus anciennes et les plus solides. Afulay est devenu Hadj Mohamed (même s'il n'a jamais mis les pieds à La Mecque) et son regard, auparavant si lumineux est vide. Et, Zoubida, l'assistante du Dr Augustin («T'bib»), passe beaucoup plus son temps à lire, à haute voix, des versets coraniques qu'à imiter (ce qu'elle faisait si bien) Edith Piaf.
L'Auteur : Il n'est plus à présenter. Professeur de littérature moderne (Université d'Alger), ancien directeur de la Bibliothèque nationale (Alger), auteur de plusieurs romans (arabe et français) traduits en plusieurs langues, chroniqueur de presse : «Liberté», «The Independent» (Londres).
Extraits : «Les militaires sont créés pour la guerre qui est la chose la plus horrible et la plus détestable. Elle est honnie et injuste, qu'importe la raison de son déclenchement. Toutes les guerres, sans exception aucune, sont sales. Et les guerres sont le sale boulot des êtres humains» (p 39), «On aime une ville pour deux raisons ; pour ses belles femmes et ses Saints bienveillants. Et, à Oran, il y a de belles femmes ! et deux célèbres marabouts : un pour les musulmans, du moins le plus connu... Sidi Lhouari, et une sainte pour les chrétiens... Santa Cruz» (pp 42-43), «Ainsi, j'ai commencé ma vie de militaire. J'étais engagé dans l'armée. Les murs étaient très hauts ! J'étais trop petit... J'étais seul» (p 126)
Avis : Une structuration du récit assez originale qui déroute quelque peu... surtout au départ. La suite est très prenante. Il est vrai qu'un roman ne s'apprécie pleinement qu'après avoir franchi le cap des vingt à cinquante pages.
Citations : «Le thé se boit d'abord par le regard» (p 15), «Raconter, c'est abattre les murs forteresses d'une caserne» (p 52), «Quand on aime les livres, on parvient à les lire avec le cœur avant les yeux. Les livres respirent et ils ont des odeurs comme les êtres humains» (p 60), «L'amour ne vieillit pas ! Il voyage d'un âge à l'autre !» (p 65)
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