Nabil Farès
L'Auteur : Né à Collo (wilaya de Skikda) en 1940, d'une famille originaire d'Akbou (Kabylie), fils de Abderrahmane Farès, notaire, président de l'Exécutif provisoire installé à Boumerdès, ex-Rocher noir (1962). Ayant rejoint le Fln en 1960, il a fait des études de philosophie, de sociologie et de psychanalyse. Enseignant en Espagne, en Algérie (maître de conférences à l'Université d'Alger) et en France (professeur en littérature comparée à l'Université de Grenoble). Ecrivain, anthropologue, enseignant universitaire, psychanalyste... il est l'auteur de deux thèses, d'œuvres romanesques, poétiques et critiques (dix-huit) dont une trilogie marquante sur le plan international : «Le champ des Oliviers» (1972), «Mémoire de l'absent» (1974), «L'Exil et le désarroi» (1976)... ainsi que de plusieurs pièces de théâtre mises en scène et restées inédites. Sa dernière œuvre, «Maghreb, étrangeté et amazighité...», éditée en Algérie chez Koukou éditions,en 2016, a été présentée in Médiatic ( jeudi 13 octobre 2016). Décédé en France en août 2016.
L'Etrave est son roman posthume.
"L'étrave [est] un roman, avec des personnages, dont deux en miroir : le narrateur, un Algérien né dans une famille musulmane, momentanément nommé Ahlan Belch, encore en quête d'une part manquante de son identité, maître de conférences et psychanalyste, et Rachel, son double féminin, française convertie au judaïsme (...), elle aussi maître de conférences et psychanalyste. Ce sera l'histoire d'une rencontre intellectuelle, qui évoluera vers une relation amoureuse, opportune et néanmoins crépusculaire, puisque le narrateur, affaibli par la maladie, lutte déjà contre la mort.
Une joute oratoire s'instaure entre les deux psychanalystes sur les relations entre juifs et musulmans. (...) Quelle sera l'issue de ce dialogue entre des personnages, dont la vie quotidienne est un chiasme électrisé par les tragédies d'avant et d'aujourd'hui : La Guerre mondiale, La Shoah, L'Esclavage, La Guerre d'Algérie, La Décennie noire, Le Conflit israélo-palestinien? Des deux, qui fait parler l'autre?"
La mort, avant et après.
Il y a déjà plus d'un an, le 30 août 2016, que mourrait l'écrivain et psychanalyste d'origine algérienne, Nabile Farès. Grâce aux éditions Barzakh qui l'ont publié à titre posthume, on peut lire son dernier roman L'étrave ou Voyages à travers l'islam, mélange de récit et de réflexions qui semblent remonter principalement à l'année 2012, à un moment où se sont déjà manifestés les problèmes cardiaques qui seront finalement cause de sa mort.
Si l'on osait parler comme le psychanalyste qu'il était, on se demanderait sans doute quelle a été la cause de cette cause, et d'ailleurs dans ce livre même Nabile Farès s'interroge beaucoup sur l'origine, le commencement--parmi bien d'autres interrogations entre lesquelles ses lecteurs choisiront celles qui les concernent particulièrement. On remarque en tout cas une très grande pudeur chez cet écrivain dont les livres les plus connus, ceux qui remontent au début des années 70, se signalaient pourtant par un style péremptoire, lyrique et flamboyant.
Nabile Farès est très discret sur cette mort qui le frôle déjà de si près et parle bien davantage d'autres morts dont la pensée le hante, milliers de morts anonymes dans les génocides ou mort du fils adoptif de l'amie qui l'accompagne dans ces années-là. On dira que de toute façon, nul ne peut parler de sa propre mort, mais seulement de son approche et de la façon dont il s'y prépare ou ne s'y prépare pas. Que l'on relise les Essais de Montaigne et l'on comprendra ce que ces mots veulent dire.
C'est un fait : nul ne peut se situer au-delà de sa propre mort comme il le faudrait pour en parler. Cependant, certains écrivains s'en sont approchés davantage, ont parlé davantage de cette approche. On pense au poète d'origine algérienne lui aussi, Malek Alloula, mort à Berlin le 17 février 2015, et qui a écrit jusqu'à ses tout derniers moments, comme on peut le voir dans un recueil publié lui aussi à titre posthume,
Dans tout ce blanc. Malek Alloula a trouvé ses derniers mots au plus intime de lui-même et jusqu'au moment où la mort a été pour ainsi dire physiquement présente en lui ou en face de lui.
A propos de Dans tout ce blanc, on ne peut que penser à un autre livre, dans lequel le blanc désigne aussi la mort, et c'est évidemment Le blanc de l'Algérie d'Assia Djebar, un livre paru en 1995, c'est-à-dire avant la fin de la sinistre décennie à laquelle il est assez largement consacré. Assia Djebar l'a écrit dans l'émotion de ce qu'elle apprenait jour après jour dans ces années-là, où nombre de ses amis ont été victimes du terrorisme ; cependant la liste qu'elle dresse et les morts qu'elle recense commencent bien avant dans le temps, puisque si on les remet dans l'ordre chronologique, le premier serait Camus, mort le 4 janvier 1960. Et les deux derniers en suivant ce même ordre, un journaliste et une directrice de collège, ont été assassinés à la fin de l'année 1994.
Au total elle nous parle de dix-neuf personnes dont elle a parfois été très proche et qu'elle a toutes connues, en sorte que malgré la diversité de ses formes de narration , le livre constitue une sorte d'élégie marquée par la souffrance et la perte . "Que sont mes amis devenus/ que j'avais de si près tenus", comme le disait déjà le poète Rutebeuf chanté par Léo Ferré.
Vingt ans après la parution de ce livre, Assia Djebar à son tour disparaît, le 6 février 2015, précédant d'une dizaine de jours celui qui fut un temps son compagnon Malek Alloula. Si l'on ne regarde que les écrivains francophones, on a parfois l'impression que leurs disparitions se regroupent en certaines années particulièrement funestes, comme l'avait été par exemple l'année 1989, qui a vu disparaître Mouloud Mammeri (26 février) et Kateb Yacine (28 octobre) .
Cependant, Le blanc de L'Algérie d'Assia Djebar ne s'appuie pas que sur ces coïncidences tragiques, si impressionnantes qu'elle soient. L'Algérie qu'elle a connue en tant qu'adulte est un pays qui en l'espace d'une cinquantaine d'années (1955-1995) a vu les siens massacrés par dizaines de mille, et quand on dit qu'elle "a vu", il faut comprendre ce mot le plus souvent au sens littéral : vu de ses yeux vu comme on dit en français pour insister sur le caractère concret, inoubliable et irréfutable de la réalité. Assia Djebar a elle-même frôlé la mort de très près à la suite d'un acte suicidaire commis quand elle n'avait pas encore une vingtaine d'années (1953) et qui continue à la hanter jusqu'à la fin de sa vie puisqu'elle en parle encore assez longuement dans son dernier roman, Nulle part dans la maison de mon père (2010).
Revenant sur l'exemple de Nabile Farès, dont L'étrave révèle une sensibilité accrue aux génocides par la menace mortelle qui pèse sur lui, on est amené à se dire que les Algériens sont forcément marqués par les massacres intensifs que leur pays a subis pendant des décennies. Marqués comment ? Il n'y a certainement pas de réponse précise et définitive à cette question, mais elle aide à comprendre la réaction de certains contemporains que ce terrible héritage révolte et qui refusent l'enfermement dans d'effroyables souvenirs.
On ne peut que leur donner raison, ô combien, en ce sens que vivre et apprendre à vivre est une tâche urgente pour les rescapés des plus sombres tragédies. Il leur faut trouver une forme d'acceptation et d'ouverture de soi dont on peut dire au moins qu'elles sont le contraire de l'enfermement.
Cependant celui-ci est parfois inévitable car il fait partie des mécanismes de défense auxquels on a recours quand on n'arrive pas à combattre une réalité trop obsédante. En Algérie, même les jeunes générations sont immergées pour des raisons familiales dans le passé encore récent, dont leurs parents ont souffert cruellement. Pour eux, la voie est étroite entre le ressassement mortifère qui empêche de vivre et l'oubli, inacceptable car ce serait une sorte de négation de ce qui s'est passé.
Dans ces conditions, apprendre à vivre, selon la belle formule du poète Aragon, est un exercice de la plus grande difficulté.
L'Etrave.Voyages à travers l'islam.
Roman (posthume) de Nabile Farès (Préface de Beïda Chikhi). Editions Barzakh, Alger 2017, 600 dinars, 179 pages
Un narrateur, psychanalyste et enseignant universitaire (l'auteur ?), momentanément nommé Ahlan Blech, né en Algérie ( on le devine, on le saura à travers bien des confidences) dans une famille musulmane qui se trouve en quête d'une part de son identité.
En face (ou, plutôt, à ses côtés, puisque ce n'est autre qu'une collègue de l'université...et, aussi, compagne), son double féminin, Rachel, une française convertie par empathie pour la «souffrance du peuple juif» - au judaïsme.
On a donc l'histoire d'une rencontre intellectuelle (qui a vite évolué vers une relation amoureuse) dans une atmosphère sereine mais tout de même assez dramatique : le narrateur est affaibli par la maladie et lutte contre la mort, alors que sa compagne tente de comprendre les relations entre les deux religions...bien plutôt les relations entre juifs et musulmans. Un dialogue entre des personnages dont la vie quotidienne est un chiasme (ndlr : croisement...dissymétrie dynamique) électrisé par les tragédies contemporaines : la guerre mondiale, la Shoah, l'esclavage, la guerre d'Algérie, la décennie noire en Algérie, le conflit israélo-palestinien...
Donc, une joute oratoire sur les relations entre juifs et musulmans. Le narrateur cherche avec anxiété ce qui lui manque...d'autant qu'il est «monolingue désemparé». Rachel, elle, lit et parle plusieurs langues en plus de l'hébreu et l'arabe, tout en sachant ce qu'elle doit savoir. Elle cherche encore, fait des hypothèses, explique, structure. Elle prend de l'ascendant, tout en faisant advenir la part manquante de son interlocuteur au miroir de sa (nouvelle) «foi». Ainsi, le prénom est exploité pour revendiquer la fonction symbolique de compensation qu'ont assurée les grandes figures féminines bibliques.
On ne sait pas, on ne sait plus, à partir d'un certain moment, qui «fait parler l'autre».
Heureusement, il y a des médiateurs : Anna, une enfant, la petite-fille de Rachel, un écrivain en herbe... qui «offre au narrateur l'occasion de porter un autre regard sur sa propre enfance»... en Algérie. Il y a la figure du Rabbin... transcrite de manière variable : «Rabi», «Rabbi», «rabbi», «les deux rabbi»... (sachant que l'écriture hébraïque, comme l'écriture arabe, ne possède pas de majuscules et pratique autrement l'effet de la double consonne).
Il y a, aussi, certains prénoms bibliques, transculturels. Il y a le dialogue entre Mahomet et Moïse.
Il y a des lieux mémorables. En fin de joute, c'est Rachel qui impose au narrateur la loi d'un discours de la nécessité, la gravité d'une approche historique de la croyance, la rigueur d'un savoir explicatif et structuré.
En fait, l'auteur vise (ou veut nous éveiller à) la pensée critique que l'islam contient mais qui demeure voilée. Dévoiler la pensée critique et la faire passer dans l'énergie structurante de la société et de la culture ! Une ambition ? Un rêve ? Arkoun était déjà passé par là.Il est parti chagriné, amer et déçu... Farès aussi ! Avec un certain découragement. Ce qui n'a pas, malade, facilité la guérison.
Extraits : «Récit ? Plutôt que roman ? Je ne puis être juge. J'aimerais bien donner à lire cette histoire avant de quitter ce monde : «Ce ?». Y en aurait-il un autre ? Pour ma part, j'en doute... Contrairement à ce qu'on aurait pu croire : je ne suis pas athée» (pp 29-30), «Celui qui empêche les vivants de vivre...obtient, se donne beaucoup de pouvoirs sur d'autres personnes...Est celui tout aussi dangereux qui terrorise, défile, insulte et finisse par effacer, tuer, des êtres vivants ; d'autres...vivent dans des bureaux, tuent derrière les vitres...» (p 48), «Il n'existe plus aucune juive, aucun juif, fille et garçon, enfants et adultes, aujourd'hui, dans les deux villages de mon enfance ; c'est un fait «historique» que je dirai «barbare» (p 64), «Ce temps d'avant l'islam, d'avant la prédication mohammédienne, ce temps qui n'était nullement celui de l'ignorance, comme le désignait la Djahiliya, temps où, malgré toutes les querelles, guerres, avaient existé, depuis bien des siècles, déjà, l'écriture sous plusieurs formes, et plusieurs récits de la naissance du monde,...plusieurs pensées du divin» (p 111),
Avis : Récit-roman-essai, une œuvre bouleversante. Ecriture et pensée «effervescentes» (Beïda Chikhi)... et savoir explicatif (un peu trop ? mais rien d'étonnant de la part d'un psychanalyste) et structuré. Destiné en premier lieu... à tous ceux qui s'interrogent sur les croyances, sur leur foi et sur la foi des... autres
Citations : «Ce n'est pas un péché, ni un mal, ni une tare, de venir après, une histoire qui vient après celle des parents, ce n'est pas parce qu'on peut être, comme tout le monde, dans la tête des parents, avant de naître, qu'on serait né avant eux, leur amour, leur haine, leur silence, leur époque» (p 71), «A partir de quel âge, de quelle vie, de quel monde, des parents parlent d'eux mêmes à leurs enfants ?» (p 73), «Il faudrait qu'un certain islam ne se persuade plus d'être la religion de toutes les religions...Ceux qui font de l'islam un professionnalisme d'abord mortel pour les musulmans eux-mêmes, devraient comprendre, accepter et, plus audacieusement, reconnaître, qu'existent d'autres religions, d'autres pensées religieuses, d'autres croyances...» (pp 80-81), «Le manque de parole empêche le monde d'exister» (p 123),
par Belkacem Ahcene-Djaballah
https://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5267821
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