L’armée algérienne, héritière de l’Armée de Libération Nationale qui a combattu la France coloniale, est au cœur du système politique du pays depuis l’indépendance en 1962. Aujourd’hui, cet arrangement a peut-être atteint sa limite. La révolte populaire qui a débuté le 22 février 2019 oblige les forces armées à affronter leur rôle contradictoire en tant que participant politique clé et arbitre du gouvernement.
La première incursion de l’armée dans la politique algérienne a commencé avec son soutien à Ahmed Ben Bella en tant que Premier ministre en 1962 (Ben Bella a été élu le premier président de l’Algérie un an plus tard). En 1965, le colonel Houari Boumedienne, le chef de l’armée, s’empara de la présidence à la suite d’un coup d’État militaire. Depuis lors, directement ou indirectement, l’armée a fait et défait les gouvernements : faiseur principal des rois.
Une armée au cœur de la politique
Un pays qui n’a pas pu se débarrasser de son dirigeant pendant 20 ans semble peiner a en choisir un nouveau. Après des mois de manifestations qui ont provoqué la chute du président Abdelaziz Bouteflika en avril 2019, des élections ont été fixées au mois de juillet 2019. Cette échéance fut rejetée par la rue, cependant, sans remplacement acceptable en vue, les manifestants, fâchés à la fois par le blocage politique et une économie en perte de vitesse, descendent toujours dans les rues chaque vendredi pour battre le pavé et étaler leur mécontentement et ras-le-bol. L’armée, qui détient le pouvoir, de facto, de main de fer, les tolère, mais rien d’autre n’a changé : le statu quo a prévalu pendant un été long et languissant.
Après avoir donné un dernier coup de pouce à M. Bouteflika, l’armée a entrepris de démanteler la base du pouvoir qu’il avait construit, avec son accord bien sûr, au cours des deux décennies précédentes. Des hommes d’affaires fortunés, comme Ali Haddad, qui s’est enrichi grâce aux contrats de l’État, ont été emmenés en prison. Il en était de même du frère du président déchu, de deux anciens chefs d’espionnage et d’autres personnages puissants du sérail politique d’avant le Hirak populaire.
Le chef militaire et le dirigeant de facto du pays, le Général de Corps d’Armée et vice-ministre de la Défense nationale, Gaid Saleh, a intensifié la répression contre le soulèvement populaire qui dure depuis huit mois et qui a mis fin au régime autoritaire d’Abdelaziz Bouteflika mais n’a pas abouti à une transition démocratique pour le plus grand pays d’Afrique. Le mois dernier, sous l’autorité de ce même général, les autorités ont arrêté des dizaines de manifestants et bloqué des sites d’informations tandis que les manifestations hebdomadaires de rue se poursuivaient sans relâche à Alger et dans d’autres villes de ce pays, riche en gaz mais pauvre en liberté et démocratie.
« Il y a une nouvelle fermeté de l’armée et de la police que nous n’avons pas vue depuis le début des manifestations », a déclaré Dalia Ghanem-Yazbeck, chercheuse résidante au Carnegie Middle East Center à Beyrouth. « Les militaires, et à leur tête Gaid Saleh, durcissent le ton et adressent un message aux manifestants : » nous vous avons déjà fait des concessions « . »
Depuis qu’il a cédé à la pression populaire et chassé M. Bouteflika du pouvoir en avril 2019, M. Saleh a présidé à la purge des collaborateurs et hauts responsables envoyant une douzaine de personnes sinon plus en prison pour corruption. Cependant, il a refusé de faciliter une transition politique dirigée par des civils. Les élections présidentielles, prévues pour le 4 juillet 2019, ont été reportées à cause du manque de candidats et d’intérêt populaire et d’autres sont prévues pour le 12 décembre 2019 et qui risquent le même sort, après tout.
Pendant ce temps, une répression contre la presse est en cours. « Les autorités refusent de permettre les droits les plus simples, comme la liberté d’expression », a déclaré Lounes Guemache, rédacteur en chef de TSA-Algérie, un site d’informations bloqué récemment. « Leur jeu est maintenant d’essayer d’affaiblir le mouvement. »
Le régime a également arrêté des manifestants pour avoir brandi le drapeau amazigh durant les manifestations. Selon des analystes, la campagne soudaine contre les Amazighs vise à attiser les divisions en faisant appel au sentiment nationaliste des manifestants et à stigmatiser les Amazighs comme ennemis de l’intégrité territoriale du pays au vu de leur lutte sempiternelle pour la reconnaissance, la démocratie, la liberté et l’autonomie. « Cela a échoué », a déclaré Nacer Djabi, professeur de sociologie à l’université d’Alger. » Cela aurait pu fonctionner il y a 30 ans, mais les Algériens ont dépassé ce problème. »
Drapeau Amazigh interdit par les militaires en Algéries
Ennemi externe
Aujourd’hui, Gaid Saleh, change le fusil d’épaule. Comme tout dictateur arabe du passé et du présent, au lieu de faire face à la réalité économique et politique du pays, il impute le Hirak populaire à un ennemi externe qu’il a appelé « la bande », donc, d’après ses dires, un ensemble de forces qui sont derrière les manifestations de rue. En langage direct et clair, de ce dictateur de l’ère soviétique, ces ennemis ne peuvent être que : le Maroc, la France, Israël pour ne pas dire les USA et la diaspora amazighe algérienne et tous les peuples amazighs de Tamazgha férus de liberté. Pour la nomenclature militaire, le Maroc a toujours été l’ennemi numéro un du pays, surtout depuis la Guerre des Sables de 1963, alors qu’en réalité c’est le Maroc qui est la victime de son animosité proverbiale dans le conflit du Sahara depuis 1975.
En effet, dans son dernier discours prononcé le 19 Septembre 2019, Ahmed Gaid Saleh, a lancé un ultime avertissement à « la bande » et à ses « résidus ». Tout en soulignant que le « recours aux urnes est la solution idéale, efficace et judicieuse pour le pays et le peuple», Gaid Saleh a réitéré à l’attention de ceux qu’il qualifie de « perturbateurs » et de « comploteurs » que «le peuple algérien, fier de son histoire nationale séculaire saura comment déjouer les plans des comploteurs et des sceptiques parmi les résidus de la bande auxquels nous adressons une nouvelle fois un avertissement quant à l’éventuelle tentative de perturber le peuple ».
Depuis un certain temps Gaid Saleh multiplie les visites aux différentes régions militaires, sa seule activité professionnelle dans le cadre de son statut militaire régis par la constitution, et ainsi utilise ses rencontres à usage politique pour déverser son fiel sur les ennemis fantômes de l’establishment militaire qui gouverne le pays. Ces ennemis sont « la bande et ses acolytes », s’ils ne sont pas les parties précitées donc on se demande s’ils sont les partis de l’opposition ou/et le peuple des manifestants hebdomadaires ? Si c’est le cas, donc pour ce général le peuple est l’ennemi direct de l’armée parce qu’il lui demande de se retirer de la politique et de retourner dans les casernes pour se concentrer sur son rôle de défense de la patrie.
Dans une allocution prononcée lors de son troisième jour de visite en 2ème Région militaire (Oran), citée par un communiqué du ministère de la Défense, Gaid Saleh renchérit : « Les ambitions de la bande, de ses acolytes et de ceux qui gravitent autour d’elle sont loin de se réaliser, car l’institution militaire, et nous le réitérons avec insistance, saura contrecarrer avec force et rigueur toutes ces parties hostiles, aux côtés de tous les patriotiques fidèles et loyaux au serment des vaillants chouhada, et ne permettra à quiconque de porter atteinte à la réputation de l’Algérie parmi les nations, à sa glorieuse histoire et à la dignité de son peuple authentique ».
Pour contrecarrer les desseins de « la bande », Gaid Saleh relance le projet d’élections présidentielles par l’entremise de son homme de main, le président par intérim Abdelkader Bensaleh, pour le 12 décembre 2019, une initiative qui risque, encore, d’être rejetée par le peuple qui rêve plutôt d’une issue à la crise politique actuelle à la soudanaise, plus qu’une nouvelle comédie politique sous la férule de l’armée. « J’ai décidé (…) que la date de l’élection présidentielle sera le jeudi 12 décembre 2019 », a déclaré Abdelkader Bensalah qui, selon la Constitution du pays, ne peut être candidat.
Combattre la corruption pour plaire
Zeghmati est l’une des stars montantes du régime algérien postérieur à Bouteflika. Il a remplacé le plus récent ministre de la Justice, Slimane Brahimi, après sa destitution par le président par intérim, Abdelkader Bensalah.
Ce licenciement est techniquement inconstitutionnel étant donné que l’article 104 de la constitution algérienne interdit au chef de l’Etat de redistribuer le gouvernement sans le consentement du parlement, mais qu’avec la demande publique de montrer des progrès en matière de lutte contre la corruption, aucun n’a dénoncé cet acte anticonstitutionnel.
Le ministre de la Justice actuel, Zeghmati, est lui-même revenu au pouvoir après avoir été rétrogradé par le gouvernement précédent. Après avoir été procureur général d’Alger, Zeghmati a été démis de ses fonctions après avoir osé lancer un mandat d’arrêt international contre l’ancien ministre de l’Énergie, Chakib Khelil, personnalité du parti du FLN, son épouse et ses deux enfants. Après son limogeage, les mandats ont été annulés pour « violation de la procédure » et, en 2016, Khelil est rentré dans le pays.
Manifestations du vendredi
En pleine période de révolution, il a été renommé procureur général d’Alger le 16 mai 2019, avant d’être nommé ministre de la Justice le 31 juillet 2019. Zeghmati est le fer de lance de l’initiative du gouvernement actuel visant à éliminer l’influence de l’ancien régime et à le tenir responsable de la corruption. « C’est bien, et nous en avions besoin. Le nouveau régime n’a pas de place pour les traîtres, pas de place pour les corrompus. Nous avons besoin de patriotes, pas de fils de la France », a déclaré Khaled Djmeli, professeur agrégé de sciences politiques à l’université de Batna, à TRT World. « Vous ne croiriez pas le nombre de changements que nous avons vue. Tout le monde est responsable. Les riches sont tous sous surveillance, les propriétaires de biens immobiliers et toute personne qui s’est enrichie trop vite. Ils font tous l’objet d’un examen, d’une enquête et d’un réexamen. Il y a seulement quelques années, nous avons découvert que 500 noms ayant obtenu un logement social étaient tous des enfants de hauts responsables du régime. C’était de notoriété publique, mais rien n’a été fait à ce sujet. Maintenant, le vent du changement est là. Laisse-les avoir peur », continue-t-il en riant.
Derrière tout cela, le chef d’état-major de l’armée algérienne est maintenu au pouvoir sans être dérangé. Il n’y a pas si longtemps, il a déclaré publiquement que les revendications du mouvement de protestation étaient satisfaites. Le fait qu’il ait pu faire cette déclaration sans invoquer la colère populaire en dit long sur les concessions qu’il leur a faites, et encore plus sur le pouvoir enraciné qu’il détient toujours. S’étant présenté à la manière napoléonienne, comme un sauveur de la révolution, Gaid Saleh a déchaîné les vrais patriotes du pays.
“Il y a quelque chose de différent dans l’air ici. Il y a seulement un an, il s’agissait de relations et d’amitiés. Vous ne pourrez jamais faire de demande sans un appel téléphonique et éventuellement un pot-de-vin. Nous avons eu un cas où un maire convoquait un commissaire au logement et au développement et lui demandait de mettre de côté 100 unités de logement pour lui-même. S’il les avait vendus, il serait un milliardaire », explique Amin, un soi-disant membre d’un groupe de travail d’investigation anonyme et civil qui se penche sur l’ancienne corruption. Il a demandé que son nom de famille reste anonyme. « Mais je suis sûr que beaucoup ont fait la même chose et s’en sont tirés. Maintenant, rien ne passe sans une documentation appropriée. Les bureaucrates suivent les règles du livre et ne s’en écartent pas d’un centimètre. Ce n’est que le début », ajoute-t-il.
Cependant, tout le monde n’adhère pas à la sincérité de la position de Gaid Saleh. « Il s’est donc dressé contre Bouteflika. Le reste du pays a fait de même. Je pense que la plupart des Algériens qui le décrivent maintenant comme un partisan du peuple étaient soulagés qu’il ne nous ait pas réprimés avec l’armée », a déclaré Mohammed El-Eulmaoui, un ingénieur en logiciel qui a parlé à TRT World. « Cela ne fait pas de lui le bon gars. Il était le meilleur ami de Bouteflika et de son frère Said. Il a utilisé les premiers acquis de notre révolution pour purger l’intelligence et son ancien partenaire, le général Toufik Medienne. Ils ont tous deux mené la charge pendant la décennie noire, mais seul Médienne en a payé le prix », a ajouté Mohammed.
Dialogue de sourds
Alors que les manifestations se poursuivent sans relâche, une nouvelle forme de gouvernement se dessine à l’horizon. Au lieu d’organiser des élections, l’« Instance nationale de dialogue et de médiation », présidée par l’ancien parlementaire Karim Younes, est en train de se transformer progressivement en une commission électorale.
Formé initialement afin de réconcilier les divergences entre les partis et à les convaincre de tenir des élections prochainement, l’« Instance nationale », comme on l’appelle maintenant, est en train de devenir une toute autre chose. Les membres de l’Instance se rendent dans chaque ville et organisent des réunions intensives avec les habitants, leur demandant de désigner des représentants capables de parler en leur nom.
Au fur et à mesure que leur liste grandit, les plus grands partis de l’Algérie sont techniquement représentés dans ce que beaucoup espèrent pouvoir éventuellement donner lieu à une forme de réunion du peuple. Cela donne un poids incroyable et un bloc de vote important qui pourrait convaincre les électeurs locaux de choisir un candidat.
« L’Instance nationale est supposée être impartiale. Elle est censée écouter et réconcilier, seulement. Mais les représentants qu’ils choisiront resteront bien sûr fidèles à Karim Younes, qui leur a donné une chance d’occuper un poste public. Cela sape la volonté populaire avec des dons politiques. », a déclaré Mohammed El-Eulmaoui.
La contre-révolution
Les Algériens restent déterminés à poursuivre leur combat, conscients du rôle que les forces contre-révolutionnaires ont joué dans les mouvements démocratiques arabes dans toute la région depuis l’avènement du Printemps arabe en 2011. Si beaucoup considèrent le haut commandement militaire comme un mal nécessaire, leurs slogans sont néanmoins clairs et directs : « Un État civil pas militaire », « Une république, pas une caserne militaire ».
Les Algériens sont conscients que des élections sans gouvernement de transition permettant un changement radical signifient un retour au statu quo et une victoire de l’establishment. Pour l’instant, l’actuel président par intérim, Bensalah, reste fidèle à la volonté de l’armée de tenir ce que beaucoup décrivent comme une élection prématurée. Gaid Saleh et le reste du haut commandement militaire, par contre, jouent pour gagner du temps. Un nouveau slogan s’est répandu au cours des deux dernières semaines dans tout le pays : « la désobéissance civile est imminente », ce qui traduit clairement la volonté de la rue algérienne d’organiser et d’intensifier les manifestations.
Loin d’espérer que l’armée soutienne le mouvement populaire dans ses revendications, les Algériens réalisent peu à peu que Gaid Saleh ne changera pas sa position en matière de droits individuels ou collectifs, de libération des prisonniers politiques ou de transition politique.
Alors que l’Algérie découvre un nouveau territoire dans sa quête d’autodétermination démocratique, une chose est certaine la bataille pour le cœur de l’Algérie est loin d’être terminée.
Le peuple veut « dégager » le « système
Professeur Mohamed Chtatou
22 septembre 2019
http://article19.ma/accueil/archives/117691
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