Querelle passagère ou dégradation durable des relations diplomatiques ? Le 2 octobre, dans un contexte bilatéral déjà tendu, Alger annonçait le rappel « pour consultations » de son ambassadeur à Paris et le rejet des « propos irresponsables » de M. Emmanuel Macron tels que rapportés par le quotidien Le Monde (1). Le 30 septembre, en recevant au palais de l’Élysée dix-huit jeunes gens descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie (1954-1962), le président français avait en effet affirmé que ce pays s’était construit sur « une rente mémorielle » entretenue par un « système politico-militaire » ayant réécrit l’histoire et diffusant « un discours qui repose sur une haine de la France ». M. Macron s’était aussi interrogé sur l’existence d’une « nation algérienne avant la colonisation française », ce qui a eu le don d’irriter la majorité des Algériens, opposants au pouvoir compris (2). Outre le rappel de son ambassadeur, Alger a ordonné la fermeture de son espace aérien aux avions militaires français qui interviennent au Mali dans le cadre de l’opération « Barkhane ».
Les crises entre ces deux pays ne sont pas une nouveauté (3). L’une d’elles, peut-être la plus grave, fut provoquée, en février 1971, par la nationalisation des hydrocarbures décidée par le président Houari Boumediène. Il s’ensuivit un bras de fer diplomatique de plusieurs années, des mesures de rétorsion décidées par Paris — notamment l’arrêt des importations de vin algérien dans l’Hexagone — et des discours algériens très virulents à l’encontre de l’ancienne puissance coloniale accusée, entre autres, de passivité face à la vague d’assassinats et d’actes de violence raciste subis par les immigrés (4). Le voyage historique, car le premier du genre depuis l’indépendance, du président Valéry Giscard d’Estaing à Alger, en avril 1975, ne changea pas la donne, et il fallut attendre l’élection de François Mitterrand, en mai 1981, pour que s’améliorent les relations entre les deux capitales.
Mais les tensions ne cessent de resurgir. Fréquemment motivées par des considérations de politique intérieure, elles débouchent toujours sur une crise diplomatique. Le plus souvent, l’étincelle part de France. Cela peut concerner le passé colonial, comme en février 2005, quand des élus et des ministres de droite présentèrent un projet de loi mémorielle reconnaissant le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » (5). Il s’ensuivra des mois de polémiques, des personnalités algériennes membres de la « famille révolutionnaire » — comprendre les vétérans de la guerre d’indépendance — exigeant de la France des excuses officielles pour les cent trente-deux ans de colonisation de leur pays. Dix ans plus tôt, le 22 octobre 1995, le président Liamine Zeroual décidait d’annuler une rencontre, prévue de longue date, avec Jacques Chirac à l’occasion des cérémonies marquant le cinquantième anniversaire des Nations unies, à New York, en invoquant « une atteinte à la dignité et à la souveraineté du peuple algérien ». Raison de ce coup de sang : le président français avait déclaré vouloir obtenir de son homologue algérien l’engagement d’une « organisation rapide d’élections législatives, libres et démocratiques » pour hâter le retour à la paix civile dans un pays en proie à un déchaînement de violences ayant provoqué des dizaines de milliers de victimes depuis l’annulation du scrutin législatif de décembre 1991.
Théâtre à deux scènes
Parfois, la brouille peut survenir de manière totalement inattendue. En décembre 2013, les relations bilatérales sont au beau fixe — onze mois plus tôt, Alger a même donné son accord pour que l’armée de l’air française emprunte son espace aérien pour intervenir au Mali, une première. Mais une plaisanterie de M. François Hollande plombe l’ambiance. Devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le président déclare que son ministre de l’intérieur Manuel Valls est rentré « sain et sauf » d’un voyage officiel en Algérie, avant d’ajouter : « C’est déjà beaucoup. » Pour les autorités algériennes, cette boutade est une critique de trop à propos de la situation sécuritaire de leur pays. « Un incident regrettable », juge alors le ministre des affaires étrangères algérien Ramtane Lamamra, tandis que la presse et les internautes algériens s’enflamment. M. Hollande finira par s’excuser pour éteindre l’incendie (6).
Il arrive aussi que ces passes d’armes fassent partie d’un jeu convenu. Comme nous le raconte un témoin direct de la scène, au début de l’année 2002, le président Chirac informe son homologue algérien Abdelaziz Bouteflika que des discours favorables au passé colonial risquent d’être tenus durant la campagne pour l’élection présidentielle d’avril et qu’Alger ne doit pas s’en formaliser. Bouteflika promet alors d’être compréhensif, mais avertit qu’en retour des officiels algériens seront tout de même obligés de vilipender l’ancienne puissance coloniale pour satisfaire une opinion toujours tatillonne sur ces questions.
Aujourd’hui, et au-delà de la sortie de M. Macron, les griefs réciproques ne manquent pas et sont susceptibles à tout moment de provoquer un nouvel accès de fièvre. Côté algérien, on est persuadé que Paris veut en découdre sur le plan mémoriel et remettre en cause certaines dispositions des accords d’Évian et l’accord préférentiel de 1968, qui offre plus de facilités d’installation en France aux immigrés algériens par rapport à d’autres nationalités. Alger regrette aussi l’absence de soutien diplomatique de Paris à un moment où le régime se sent isolé sur la scène internationale. Enfin, les autorités exigent en vain de la France l’extradition de plusieurs opposants, dont M. Ferhat Mehenni, président du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), qu’Alger considère comme terroriste. Côté français, on aimerait plus de coopération en matière de lutte contre l’immigration clandestine et que l’Algérie accueille une partie des binationaux impliqués dans des affaires de terrorisme, notamment ceux partis en Syrie et en Irak (7).
Quelle que soit la gravité de la crise — exception faite de celle de 1971 —, deux domaines majeurs ont jusqu’à présent rarement été affectés par les « chicayas » bilatérales. C’est le cas d’abord de la coopération sécuritaire et militaire. Les liens entre les instances de défense et de renseignement ont toujours existé et sont restés peu perméables à l’évolution erratique des relations diplomatiques. Comme nous le confirme un ancien gradé de l’armée algérienne, « les services de sécurité et les armées ne cessent jamais de se parler, même quand chaque capitale abreuve l’autre de reproches ». Ensuite, il y a les relations économiques. Bon an mal an, et même si elle a été supplantée par la Chine dans sa position de premier partenaire économique de l’Algérie, la France en demeure le deuxième fournisseur avec 10,6 % de part de marché en 2020, derrière la Chine donc (16,8 %) mais devant l’Italie (7,1 %) et l’Allemagne (6,5 %) (8). La France est aussi le deuxième client de l’Algérie avec 13,3 % des exportations, derrière l’Italie (14,7 %) mais devant l’Espagne (10 %) et la Chine (5 %).
Se dessine ainsi l’existence d’un théâtre à deux scènes. L’une où fâcheries et réconciliations provisoires sont visibles de tous et alimentent la chronique. L’autre, bien plus discrète, où militaires, services de renseignement et milieux économiques continuent de vaquer tranquillement à leurs affaires. Mais tout cela semble changer, et cela jette un autre éclairage sur la frustration de M. Macron à l’égard d’un régime qu’il n’a eu de cesse de ménager alors même que celui-ci était contesté par le Hirak. Le pouvoir algérien, de tout temps constitué de clans plus ou moins rivaux mais toujours unis pour perpétuer le système, est en pleine recomposition avec son lot de disgrâces, de mises à l’écart brutales et d’emprisonnements. Dans ce contexte incertain où les contours des cercles décisionnaires sont encore flous, Paris a du mal à cerner les bons interlocuteurs et n’est jamais certain que les promesses qui lui sont faites seront tenues. Depuis deux ans, les proches de feu Bouteflika, qu’il s’agisse de son frère Saïd, qui fut son plus proche conseiller, de ses anciens chefs de gouvernement, de ses ministres influents, mais aussi de chefs d’entreprise, dont l’ex-patron des patrons Ali Haddad, sont pour la plupart en prison ou écartés. Avec eux, la France a perdu de vrais relais, voire des alliés (9). Et les personnalités qui émergent peu à peu sont moins enclines à se soucier des intérêts français. Deux entreprises françaises, la Régie autonome des transports parisiens (RATP) et Suez, viennent ainsi de perdre leurs contrats respectifs de gestion du métro d’Alger et de distribution d’eau dans la capitale. De même, la position dominante des céréaliers français, qui fournissent 56 % des importations de blé, est désormais fragilisée par la volonté algérienne de diversifier les fournisseurs (10).
La remise en question de l’influence française vaut aussi pour l’administration et l’appareil diplomatique, avec l’émergence définitive d’élites arabophones formées au pays et n’ayant pas la culture francophone, pour ne pas dire francophile, de leurs aînées. Symétriquement, il arrive que des diplomates français ou des conseillers de M. Macron, plus européens et occidentalistes que leurs aînés, soient moins sensibles à l’histoire particulière des relations franco-algériennes. L’Armée nationale populaire (ANP), principal pilier du pouvoir, n’échappe pas elle-même à ce changement de perception. La quasi-totalité des officiers supérieurs passés jadis par l’armée française ne sont plus. Paris ne peut donc plus compter sur ses alliés ou ses interlocuteurs naturels d’autrefois, comme les généraux Larbi Belkheïr ou Khaled Nezzar. Même les généraux Mohamed Lamine Mediène, dit « Toufik », ancien patron des services de sécurité, et Wassini Bouazza, ancien directeur général de la sécurité intérieure, aujourd’hui emprisonné et dégradé au rang de djoundi (soldat), ne sont plus aux affaires. Leurs successeurs, bien que parfois formés en France — à l’image de l’actuel chef d’état-major Saïd Chengriha, véritable homme fort du pays —, ne cachent pas leurs réserves à l’égard de l’ancienne puissance coloniale.
Car les militaires algériens ne pardonnent pas à Paris le soutien sans faille accordé au Maroc dans la question du Sahara occidental. Le 24 août, Alger a rompu ses relations diplomatiques avec le royaume, arguant d’« agissements hostiles et répétés » avec le soutien d’Israël, pays avec lequel Rabat a normalisé ses relations en décembre 2020 à l’instigation des États-Unis. Jusqu’en 2019, Bouteflika et son entourage pouvaient imposer une position indulgente à l’égard du parti pris français en faveur du Maroc. Aujourd’hui, personne dans le personnel politique et militaire ne plaide pour cela. Le président Abdelmadjid Tebboune semble même se ranger aux côtés des « faucons » favorables à une escalade avec le voisin marocain.
M. Macron déroute
L’armée algérienne rechigne par ailleurs à intervenir au Mali pour suppléer au retrait annoncé des forces françaises. Certes, la Constitution amendée depuis janvier permet désormais à l’ANP de se projeter hors de ses frontières ; mais d’importantes réticences demeurent, d’où l’agacement de l’Élysée. À Alger, le discours est d’ailleurs sur le retour à une « diplomatie autonome plus offensive », comme nous l’explique un diplomate. Concernant le Mali, il n’est pas question de s’aligner sur les critiques françaises à l’égard de la junte au pouvoir. Idem pour la Tunisie, à laquelle Alger promet « soutien et non-ingérence » dans ses affaires internes quand nombre de pays occidentaux, France en tête, hésitent à adouber le coup de force du président Kaïs Saïed, qui a suspendu les pouvoirs du Parlement et nommé un nouveau gouvernement.
M. Macron ayant clamé sa volonté de calmer le jeu sur la question mémorielle — même si Alger n’a pas été pleinement satisfait par son hommage aux victimes du 17 octobre 1961 —, il est possible que la tension baisse et que M. Mohamed Antar Daoud reprenne son poste d’ambassadeur à Paris. Mais, à quelques mois de la célébration du soixantième anniversaire de l’indépendance, ce sujet demeure épineux. Le président français explique à qui veut l’entendre qu’il œuvre à une « réconciliation des mémoires ». Mais nombreux sont les Algériens qui se méfient de cette démarche, le président Tebboune estimant qu’il « n’est pas possible de mettre sur un même pied d’égalité le bourreau et sa victime ». Plusieurs responsables sont persuadés que M. Macron a pour seul but de séduire l’électorat de droite à quelques mois de l’élection présidentielle et regrettent enfin que le projet d’un traité d’amitié, qui aurait permis de dépasser par le haut les questions mémorielles, ait été abandonné depuis 2005. Vacharde, la presse algérienne se demande quel discours du président Macron il faut retenir. Celui de février 2017, où, alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle, il déclarait que la colonisation avait constitué « un crime contre l’humanité » ; ou celui qui doute de l’existence d’une nation algérienne avant 1830 ?
Le fameux « en même temps » cher à M. Macron déroute les Algériens, persuadés que tout ce qui vient de France, que ce soit officiel ou non, recèle un message bien défini. Pour Alger, le fait que Mustapha Kessous, journaliste au Monde, ait été « choisi » par l’Élysée pour rapporter la rencontre de M. Macron avec les jeunes n’est pas neutre (11). La diffusion, le 26 mai 2020, par France 5 d’un documentaire de Kessous sur la jeunesse algérienne avait provoqué de vives critiques (12) ainsi qu’un premier rappel de l’ambassadeur Daoud. L’idée d’une simple coïncidence ne convainc pas grand monde en Algérie, où l’on considère que la France ne néglige aucun détail quand il s’agit de ses relations avec son ancienne colonie.
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