Les restes de trois supplétifs de l’armée française ont été inhumés à Alger avec ceux de résistants à la conquête, dans le carré des martyrs.
Des soldats montent la garde à côté des cercueils censés renfermer les restes de 24 résistants algériens décapités pendant l’occupation française, au palais de la culture Moufdi-Zakaria, à Alger, en 2020.
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https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/10/21/imbroglio-autour-de-cranes-de-restitues-par-la-france-a-l-algerie_6146817_3212.html
Les autorités algériennes ont-elles en connaissance de cause inhumé trois « traîtres » dans le carré des martyrs à Alger ? Le 3 juillet 2020, après plusieurs années de pression, l’Algérie rapatrie depuis Paris, à bord d’un avion militaire, 24 crânes censés appartenir à des résistants décapités lors de la conquête française au XIXe siècle. Ces restes humains ont été entreposés, durant des décennies, au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).
La cérémonie, en présence du président Abdelmadjid Tebboune et de Saïd Chengriha, le chef d’état-major de l’armée, se veut alors un moment fort d’unité nationale, solennel, et une belle victoire sur l’ancien occupant. Car la France et l’Algérie sont en pleine crise diplomatique et cette restitution sonne comme un triomphe pour un pouvoir qui puise sa légitimité dans la guerre de libération (1954-1962).
Les 24 « icônes de la résistance populaire », comme les décrit alors l’agence de presse officielle APS, sont exposées, le lendemain, au Palais de la culture pour permettre au peuple de leur rendre un ultime hommage. Parmi ces « héros », l’APS cite les noms de « six chefs de la résistance populaire ». Le 5 juillet, jour de la fête d’indépendance, ces crânes sont enterrés dans le carré des martyrs du cimetière d’El-Alia. Le panthéon de la nation algérienne.
Controverse sur l’origine des crânes
Ce qu’on ignore encore, c’est que trois d’entre eux sont des supplétifs locaux de l’armée française : deux tirailleurs et un zouave. Selon Michel Guiraud, ancien directeur des collections au MNHN (de 2004 à 2021), les dépôts ont été étudiés par un comité d’experts algéro-français missionné par les deux Etats. « Nous avons identifié avec nos collègues algériens tous ces restes, tous ceux dont nous sommes certains de l’identité et des parcours individuels », explique au Monde l’ancien responsable du muséum, qui a coprésidé cette commission.
Ces trois crânes ont donc été inhumés en compagnie de résistants morts lors de la conquête, durant laquelle des centaines de milliers d’habitants ont perdu la vie. Ils pourraient reposer aux côtés de certaines de leurs victimes. Une image difficilement concevable au regard de la sensibilité de l’opinion algérienne sur la question de la colonisation. Comment cette situation a-t-elle été rendue possible ?
La controverse commence le 16 septembre : le site Algérie patriotique publie un article qui affirme que plusieurs crânes n’appartiennent pas à des résistants. Le journal en ligne cite Ali Belkadi, un historien et anthropologue algérien, qui assure : « Deux tirailleurs, mercenaires indigènes opposés au mouvement national, morts les armes à la main pour la France, ont été enterrés […] parmi nos braves, héros martyrs de la résistance. »
A l’appui de sa démonstration, un document estampillé au nom du MNHN identifie les deux « tirailleurs au service de la France » et un « soldat aux zouaves, fils d’un Arabe et d’une négresse », aux côtés de victimes du siège de Zaatcha, où des centaines de civils ont été massacrés en novembre 1849 par les troupes du général Emile Herbillon. Le muséum, qui a refusé d’authentifier ce document, ne nie pas les informations qu’il contient.
Rapatrier les dépouilles de « résistants »
Ignorée par la presse locale, cette révélation interroge : proche du général Khaled Nezzar, ancien homme fort du régime dans les années 1990, Algérie patriotique est surtout coutumier des « scoops » renvoyant à des règlements de compte entre clans du pouvoir. La thèse d’une volonté de déstabiliser Abdelmadjid Tebboune et Saïd Chengriha et de dynamiter le réchauffement entre la France et l’Algérie n’est pas à exclure. Pourquoi avoir choisi ce canal pour dénoncer ce qui peut s’apparenter à un scandale d’Etat ? M. Belkadi n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde. Un mois après la publication d’Algérie patriotique, le New York Times confirme les informations du média algérien et relance la polémique.
Ali Belkadi n’est pas n’importe qui : c’est lui qui, en 2011, découvre les crânes de ces victimes au cours de ses recherches à Paris dans les collections du Musée de l’homme, dépendant du MNHN. C’est lui encore qui a été à l’initiative d’une campagne alertant les autorités algériennes pour exiger de la France leur restitution.
Il faut attendre le 6 décembre 2017 pour que ce dossier avance. Le président Emmanuel Macron se rend pour la première fois en Algérie depuis son élection et se dit « prêt » à restituer les crânes pour « ravive[r] la relation avec le travail mémorial entre nos deux pays ». Les autorités algériennes saisissent la perche et réclament officiellement leur restitution le 5 janvier 2018. La demande d’Alger est alors sans équivoque : il s’agit de rapatrier les dépouilles de « résistants ».
En septembre 2018, le comité franco-algérien est mis en place. « C’était un travail de scientifiques sur l’ensemble des restes qui se trouvaient dans nos collections, souligne Michel Guiraud. Il nous fallait identifier des personnes et leur parcours de vie. Pour y arriver, nous avons effectué des prélèvements d’ADN, de tissus et un travail d’archives. » L’ancien directeur des collections du muséum tient à préciser qu’il a, très vite, demandé si le mandat de la commission était de ne retrouver que des résistants. « Lors de la première réunion, j’ai fait préciser : est-ce à nous, comité scientifique, de décider qui est résistant ou pas ? Ou bien est-ce une étude générale ? En fin de compte, il y a eu une extension de notre mandat qui n’a pas été rendu publique. Il fallait trouver les restes d’Algériens du XIXe siècle, les identifier et les documenter. Nous n’avions pas à les qualifier de résistants ou pas. Que ce soit clair », pointe-t-il.
L’Algérie au courant de l’identité des crânes litigieux
Après plus d’une douzaine de réunions, Michel Guiraud atteste de la « compétence » et du « sérieux » de ses collègues algériens qui « ont contribué à ce travail pour déterminer ce qui était restituable ». « Nous n’avons restitué que ce que le gouvernement algérien voulait qu’on lui restitue : les restes d’origine algérienne avec leur documentation », assure-t-il. En juillet 2021, un rapport final a été validé par les scientifiques français et algériens mais celui-ci n’a jamais été officiellement remis aux gouvernements des deux pays.
Ce travail a permis d’identifier 26 crânes ; 24 ont été remis à l’Algérie le 3 juillet 2020. Faute d’une loi-cadre de restitution des restes humains, ils demeurent propriété inaliénable et imprescriptible de la France. Même enterrés à Alger, ils sont officiellement mis en dépôt pour cinq ans.
Et les deux crânes restants ? Comme l’avait raconté Le Monde, le 28 juin 2021, une réception officielle a été organisée au Musée de l’homme à Paris pour les remettre aux représentants de l’Etat algérien. Mais contre toute attente, les Algériens ne sont pas venus les récupérer… Et n’ont jamais donné d’explications.
On ignore pourquoi tous ces crânes ont été présentés par les gouvernements algérien et français comme ceux de résistants uniquement. « Nous avons partagé les informations avec les Algériens ; ce travail commun s’est bien passé et nous en sommes très fiers. Nous avons répondu au mandat que les politiques nous ont fixé », clame M. Guiraud. Les Algériens étaient-ils au courant de l’identité des trois crânes litigieux ? « Bien sûr, c’est dans le rapport qui n’a pas été rendu public, il y a l’ensemble de la documentation, avec des photos. Nous n’avons conservé que ceux dont on a été certains de l’identité, il n’y a pas d’anonyme », ajoute l’ancien coprésident.
Pourquoi les autorités algériennes ont-elles choisi d’inhumer des crânes qui ne sont pas ceux de résistants dans un haut lieu symbolique ? Pourquoi ne pas les avoir écartés ? Négligence ? Précipitation ? Le conseiller à la mémoire du président Tebboune, Abdelmadjid Chikhi, n’a pas répondu à nos sollicitations. Le Quai d’Orsay n’a pas, lui non plus, donné suite à la demande du Monde de lire le rapport de la commission franco-algérienne.
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