Claire Tencin, Affreville (détail de la couverture © Ardemment éditions)
Les éditions Ardemment, créées en 2021, privilégient des fictions et essais d’autrices qui ont été « invisibilisées » au cours de l’Histoire mais aussi des textes plus récents, leur objectif étant de « constituer un matrimoine en vis-à-vis du patrimoine dominant ». Elles viennent de publier Affreville de Claire Tencin, un récit très singulier sur la guerre d’Algérie.
Affreville reprend et développe Je suis un héros j’ai jamais tué un bougnoul (2012), monologue douloureux et sans concession d’une fille sur son père. D’un récit à l’autre, Claire Tencin a épaissi le contexte de l’expérience algérienne du père en insérant de nombreuses informations sur la réalité d’alors, blasonnant quelques faits saillants de cette Histoire avec à propos et engagement. Donnant, en fin de parcours, deux références bibliographiques dont la thèse de Raphaëlle Branche sur la torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, le récit nous plonge dans l’ambiance de certaines pages de la même Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? – Enquête sur un silence familial (2020).
« Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul, a-t-il déclaré avec bonhomie en me regardant droit dans l’œil.
Quelque chose a basculé dans la cuisine. L’oxymore avait mis un point d’honneur à la sempiternelle jactance haineuse, assis à la place du chef, comme il l’avait toujours été, dominant, éructant, figure de proue de la galère familiale. Depuis l’enfance, je l’entendais rugir de cette place-là au bout de la table, la place du chef comme il aimait dire, ici c’est la place du chef, beuglant toutes sortes d’anathèmes, sortis d’on ne sait où, de sa grosse bedaine énervée, qu’on ne comprenait pas d’où lui sortait cette colère qui ne s’épuisait pas, même pas quand il mangeait, même pas quand il dormait. Cette colère ne le lâchait pas, ni la nuit, ni le jour. Ses ronflements tonitruants de l’autre côté du mur de ma chambre résonnaient comme des hurlements dans mon sommeil ».
Le lecteur reprend son souffle après cet incipit qui décrit « le monstre » et sous-entend, dans le portrait dressé, la colère et la sidération de la narratrice. Le simple mot de « bougnoul » ne peut que renvoyer à la guerre d’Algérie. L’enquête qui suit, car Affreville est une enquête, creuse deux mots : « héros » et « tuer ». Le second titre, Affreville, est moins brutal que le premier… et élargit l’enquête au lieu où le père s’est transformé.
Douze chapitres structurent cette lente et implacable remontée dans le passé du père car mettre à nu la vérité est une épreuve qui ne se fait pas en un jour. Faire revivre le lieu de son « séjour » algérien est une étape qui familiarise avec le pays que la France ne veut pas perdre. Claire Tencin ne se contente pas des impressions du vécu du père mais donne des traces de l’histoire de la ville vue du côté des dominants, dans le chapitre IV : « Sous Napoléon III, on y installe un camp de détenus politiques, les quarante-huitards condamnés aux travaux forcés. Ironique provocation ou rachat d’État ? Déportés à Affreville pour ouvrir des routes dans la plaine du haut Chélif, prise entre le mont Zacar et les premiers contreforts de l’Ouarsenis, les bagnards relaient le terrible travail de défrichement entrepris par les colons ». Après avoir trouvé ce gros bourg laid, le père-gendarme s’est familiarisé avec son activité. Après le 1er novembre 1954, Affreville n’entre pas tout de suite dans la danse mais le feu couve néanmoins.
L’interlocutrice ou plutôt la réceptrice de cette histoire est la fille aînée, née en 1963 au retour de la guerre du père. Alors, il était normal, « rieur, joueur, généreux » ; puis, très vite, la guerre l’a rattrapé pour devenir le quotidien du microcosme familial avec un « père aphasique, la langue coupée, un volcan en sommeil qui allait exploser en borborygmes et en onomatopées au milieu de la cuisine, un volcan qui n’allait pas s’éteindre pendant quarante ans ».
Peu avant sa mort, sa fille l’a enregistré sans écouter ce qu’il avait dit. Puis elle a visionné l’enregistrement sans mettre le son, pas assez armée encore pour supporter sa parole aussi terrifiante pour elle que son silence. Enfin, elle s’est décidée à écouter le son dont elle transcrit l’essentiel sous les titres : « Le juteux chef », « La torture », « suite », « Les opérations ». Elle décrit sa gestuelle et lit d’autres livres ou films dont L’Ennemi intime, « ça fait partie de mes films culte, tout ce qui traite de la guerre d’Algérie est mon affaire, mon fond de commerce affectif ».
Elle va jusqu’au bout de la spirale, elle boucle la boucle : « La mort d’un père est une traversée, le bout de la ligne a rejoint son origine, un héros est né et la fille aînée a refermé le cercle. Les images de la vidéo ont été effacées, les mots ont été dits, les lumières ont été teintes ». Les derniers mots ciblent l’Etat français, responsable du devenir de ces (ses) soldats par un ironique, « Vive la France ! », particulièrement iconoclaste.
La guerre en Algérie, ici celle engagée par la France pour conserver son territoire d’outre-Méditerranée, est un passé actif depuis plus d’un demi-siècle, nous dit, à sa manière, ce monologue d’une force incroyable. Il signe, après tant de récits sur cet aspect de cette guerre-là, une mise en accusation, à hauteur d’homme et de famille, de ce que fut l’aventure coloniale finissante de la France.
On connaît les méfaits de l’amnésie en ce qui concerne les effets non assumés de la violence de la guerre. La violence fait d’autant plus retour que la parole et la mémoire se bloquent et que l’acteur – mais aussi le pays –, refuse de regarder en face les traumatismes du passé engendrant à leur tour des gestes de violence non résorbés parce que non affrontés. Comme la littérature s’intéresse avant tout aux humanités complexes et contradictoires et pas seulement à la justesse d’une lutte – justesse elle-même à géométrie variable selon le point de vue de l’acteur –, le récit est l’écho d’une parole-regard décapante et lucide.
Ma lecture est entrée en écho avec la mise en garde de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre : « […] Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n’est pas l’un des moindres pièges que nous tend l’Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ? » Dans ce chapitre 5 des Damnés de la terre, « Guerre coloniale et troubles mentaux », Frantz Fanon pense d’abord aux « plaies multiples et quelquefois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste ». Si les cas qu’il présente sont essentiellement algériens, il en est un qui revient à l’esprit en lisant Claire Tencin, le cas n° 5, « Un inspecteur européeen torture sa femme et ses enfants ». Ce n’est pas inutile de le (re)lire.
Revisiter le passé est un impératif pour éclairer et mettre à distance les violences actuelles. C’est ce que fait Claire Tencin en organisant autour de la figure du père tout ce qui a fait de la guerre d’Algérie un héritage mal assumé : le départ vers une France qui n’est pas la France, tous les soldats en ont témoigné ; la confrontation à une sale guerre avec un maintien de l’ordre musclé, la corvée de bois, le viol, la torture…
Le récit de Claire Tencin inaugure un vrai travail de mémoire difficile à affronter, ce qui explique, qu’en 2012, son premier récit n’ait pas eu l’écho qu’il aurait dû rencontrer. Les esprits sont-ils mieux préparés, dix ans après ? Cela ne fait que commencer et autour d’un tel sujet, études, témoignages et fictions doivent encore forger des perspectives complémentaires pour nourrir une « approche nouvelle et actuelle » de cette guerre-là en Algérie. Affreville est une pièce maîtresse de ce travail de mémoire.
Dans son essai de 2022, Sensible, Nedjma Kacimi note, après avoir évoqué « le choc Mauvignier » (Des Hommes) : « ça n’aura échappé à personne. La guerre d’Algérie sort gentiment des souterrains où l’avaient enfouie vivante ceux qui l’avaient menée. Elle ressort par l’opération d’écrivains qui, pincettes en mains et masque chirurgical sur le nez, l’extirpent de la gangue d’un silence amorphe […] Eux, ils y vont, ces écrivains, Joseph Andras, Maïssa Bey, Yves Bichet, Jérôme Ferrari, Laurent Gaudé, Brigitte Giraud, Alexis Jenni, Michel Serfati, Zahia Rahmani ». Elle ne cite pas ces noms au hasard. Et il faut lire De nos frères blessés, Entendez-vous dans nos montagnes, Indocile, Où j’ai perdu mon âme, Écoutez nos défaites, Un loup pour l’homme, L’Art français de la guerre, Finir la guerre, Moze… Elle y associe les noms des historiens lus : Yves Courrière, Benjamin Stora… et puis ceux d’écrivains algériens, Feraoun, Mammeri, Dib, Kateb, mais aussi des acteurs français incontournables comme Alleg et Vidal-Naquet ; d’autres encore. A la fin du livre, elle prévient qu’elle n’en a pas fini… : « je dois encore vous parler de Zohra Drif et de Hassiba Ben Bouali ». Elle devra encore aussi nous parler d’Affreville…
Les pères partent à la guerre et laissent derrière eux la vie dite normale. Plusieurs récits ont déjà confié aux mots de la fiction les maux engendrés par la guerre, en particulier dans le rapport qu’une fille peut entretenir avec un père guerrier. Que faire de ce père, à l’âge adulte, quand son absence ou son retour ont provoqué un traumatisme durable qu’on ne parvient à affronter par l’écriture qu’à l’âge adulte ? La réparation est-elle de la même nature quand on est fille d’appelé ou de gendarme ou fille de militant, quand le père s’est battu dans ce conflit, volontairement ou contre son gré. L’écriture, en permettant de contrôler ce qui hante, de remplir le vide provoqué par le trauma, arrive-t-elle à la maîtrise de la perturbation ?
Ce père, on peut l’admirer tout en accusant son absence comme responsable d’une absence de paternité ; on peut aussi découvrir son passé comme le fait le Rafael d’Arnaud Catherine, en 1999, dans L’Invention du père, qui va en Espagne après la mort du père. L’enquête à laquelle il se livre lui laisse sur les bras un père à l’opposé du héros qu’il espérait, un père proche des franquistes et, somme toute, peu recommandable. La conclusion peut converger avec la démarche de Claire Tencin : « Je n’aime pas mon père, mais je suis avec lui. Je l’accompagne.
Il n’a jamais été question de sentiment. On ne peut aimer cet homme-là.[…]
Un lien me tenaille, que je ne peux esquiver.
J’avance, j’avance.
Je suis les pas du temps.
Le temps qui l’a foudroyé et m’en délivrera.
J’invente l’horizon. Devant moi. »
Est-ce ce désir d’inventer l’horizon, une fois le parcours accompli lorsqu’on a été jusqu’au bout de la connaissance recherchée qui éclaire l’écriture d’Affreville ? Représenter le père, à partir de la question qui ouvre l’enquête de Raphaëlle Branche, « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? », rendre visible son image, faire parler ses silences ou ses éructations, réveiller une admiration de la petite fille puis la honte, le dégoût de l’adulte mais toujours tenir, par les mots. Comment construit-on sa vie de fille avec les vociférations qui témoignent que la guerre n’a pas pris fin et que le soldat traumatisé la poursuit au sein de sa famille ?
A
ffreville est un texte postcolonial français d’une force jamais égalée sur ce sujet. La France et l’Algérie en rupture de colonisation invitent à réfléchir aux retombées post-coloniales qui concernent tous les « groupes » en présence et aux fractures identitaires et sociétales provoquées par le traumatisme vécu. Claire Tencin rejoint, avec l’avantage de la littérature de plonger dans l’humain et de faire mouche par un livre coup de poing, les études incontournables sur ce sujet de Florence Dosse, en 2012, Les Héritiers du silence. Enfants d’Appelés en Algérie, celle de Raphaëlle Branche, en 2020, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Ce second ouvrage a montré que, livrés à eux-mêmes sans suivi psychiatrique ou autre, les Anciens d’Algérie avancent comme ils le peuvent soit en rompant avec leur vie antérieure et en prenant un autre chemin de vie, soit en s’enfonçant dans les aspects les plus négatifs de l’expérience, soit en prenant des positions antiracistes. Un racisme tenace peut s’installer aussi. On note des cauchemars, l’alcoolisme, la violence, les dépressions, les suicides. Ce n’est qu’en 1999, que l’État français reconnaît qu’une guerre a bien eu lieu et pas seulement des « événements ». Il faut attendre la mort du père pour que des fictions puissent s’écrire : les représentations sont alors élaborées à partir d’une « post-mémoire ». Revient-on de la guerre ? C’est une réponse détonante, lucide et percutante que nous offre Claire Tencin. Ayons le courage de lire ce récit incontournable pour qui a le désir d’affronter un passé qui nous concerne toutes et tous, quelles que soient nos convictions, pour combler « ce trou noir dans l’enseignement de notre histoire nationale », qui, comme le dit la narratrice, « m’a toujours agacée et indignée ».
Au moment où Affreville paraît sort aussi un Dictionnaire de la guerre d’Algérie chez Bouquins — et c’est la force d’un livre d’entraîner dans son sillage d’autres lectures à faire ou à reprendre ; un livre n’est pas riche qu’en lui-même mais dans l’étoilement qu’il provoque vers d’autres livres. Le chapitre XII d’Affreville nous plonge dans le viol et ses conséquences : « Peut-être ai-je un frère ou une sœur en Algérie ! C’est possible, tout est possible dans la guerre. […] Et les enfants nés d’un viol ? Nés d’une jeune fille perdue dans un camp de regroupement, ou d’une mère dans la misère que les soldats violaient sans vergogne. C’est le tribut de la guerre, un ventre dans lequel vider sa haine d’un peuple ». Deux entrées du Dictionnaire de la guerre d’Algérie nous interpellent : « Viols des femmes en Algérie » (signé Ouanassa Siari Tengour) et « Garne, Affaire Mohamed » (par Sylvie Thénault). Ce dernier retrace l’histoire de cet homme, né en 1960 des viols répétés d’une jeune fille de 16 ans, dont l’histoire a été médiatisée en 2001 et qui a écrit un livre en 2005, Lettre à ce père qui pourrait être vous. Il a obtenu une indemnisation après tout un parcours très dur, seule victime à avoir obtenu cela. Il avait été adopté, à l’âge de 5 ans, par Assia Djebar et son mari. Sylvie Thénaud écrit : « l’histoire de l’indemnisation des victimes de cette guerre reste à écrire ».
Claire Tencin, Affreville, Ardemment éditions, avril 2023, 112 p., 14 €
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https://diacritik.com/2023/05/19/revient-on-de-la-guerre-claire-tencin-affreville/
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