PREMIER POÈME
I
Quand sauras-tu
Mon cher monsieur
Que je ne serai pas
- Comme d'autres -
Une de tes petites amies,
Une conquête féminine
Ajoutée au nombre de tes conquêtes,
Un chiffre inscrit
Sur les registres de tes comptes?
Quand le sauras-tu?
II
Quand sauras-tu
- Chameau en errance du désert,
Toi dont la variole a rongé
Le visage et le poignet-
Que je ne serai point
Une cendre dans ta cigarette ?
Ni énième tête entre mille têtes
Sur ton oreiller,
Non plus une statuette
Dont tu auras augmenté le prix
Dans la folie de tes enchères,
Ou un sein sur le poli duquel
Tu auras imprimé le moule de tes empreintes?
Quand le sauras-tu?
III
Quand sauras-tu
Que tu ne me drogueras pas
Par ton pouvoir, ni ton renom,
Et que tu ne posséderas pas le monde
Avec ton naphte, tes royalties,
Avec ton pétrole
Dont les relents s'exhalent de tes nippes,
Et avec les voitures que tu déposes
Aux pieds de tes nombreuses maîtresses?
Où sont donc passées
De tes chamelles les bosses?
Où a donc disparu
De tes mains le tatouage?
Que sont devenues
De tes tentes les béances?
Toi, aux talons gercés,
Toi l'esclave de tes passions,
Toi dont les épouses font partie
De tes hobbies,
Femmes que tu alignes par dizaines
Sur le lit de tes jouissances,
Insectes que tu momifies
Sur les murs de tes salons?
Quand le sauras-tu?
IV
Toi, frappé d'indigestion,
Quand sauras-tu
Que je ne suis pas de celles
Qu'impressionne ton paradis
Ou qu'effraie ton enfer?
Quand sauras-tu
Que ma dignité est plus précieuse
Que l'or entassé dans tes proches,
Et que le climat où mes pensées baignent
Est bien loin de tes climats,
Toi où a couvé le féodal
Dans la vermine de tes helminthes,
Toi dont le désert rougit de honte
Lorsqu'il entend ton appel?
Quand le sauras-tu?
V
Patauge donc
Prince de Bitume
Tel une éponge
Dans la fange de tes plaisirs
Et dans tes errements,
Ton pétrole?
Tu peux le déverser
Aux pieds de tes maîtresses!
Les boîtes de nuit de Paris
Ont tué en toi toute fierté,
Là-bas, aux pieds d'une prostituée
Tu as enterré ton amour propre,
Alors, tu as bradé al Qods,
Tu as bradé Dieu,
Tu as bradé de tes morts les cendres,
Comme si les lances d'Israël
N'ont jamais tué tes sœurs,
N'ont jamais détruit nos demeures,
Et n'ont jamais brûlé,
Nos Saintes Écritures,
Comme si les bannières d'Israël
Ne se sont jamais plantées
Sur les lambeaux
De tes drapeaux,
Comme si tous ceux
Qui furent crucifiés
Aux arbres de Jaffa
Aux arbres de Jéricho
Et de Bir Sbaa
N'étaient pas de ta race.
Al Qods baigne dans son sang
Pendant que te dévorent
Tes propres passions
Comme si le drame
Ne te concernait point!
Quand donc l'Être Humain
Se réveillera-t-il dans ta carcasse?
Nizar Kabbani
ECLAIRCISSEMENTS
POUR LES LECTEURS DE MA POESIE
Et les âmes naïves racontent
Que je suis entré dans le boudoir des filles
Pour n'en plus ressortir.
Ces gens réclament qu'on dresse pour moi l'échafaud
Parce que j'ai chanté
De ma bien aimée la beauté.
Moi, je n'ai pas comme d'autres
Fait commerce de haschish
Ni volé
Ni tué,
Mais en plein jour j'ai aimé.
Ai-je donc pour cela Dieu renié?
Les âmes naïves disent de moi
Que mes poèmes
Des enseignements du Ciel se sont écartés.
Qui a dit que l'amour a attenté
A l'honneur du Ciel.
Le Ciel est mon ami :
Il pleure quand je pleure
Et il rit
Quand je ris.
Les étoiles, leur éclat augmente,
Si un jour je suis amoureux.
Qu'y a-t-il donc d'aberrant
Quand je chante
De ma bien aimée le nom?
Et quand je le sème à tous vents
Comme une forêt de châtaigniers.
Je continuerai ce commerce,
Comme tous les prophètes
Je continuerai, aède,
A chanter l'enfance,
A chanter
La pureté et l'innocence,
Je continuerai à décrire les beautés
De ma bien aimée
Jusqu'à fondre sa chevelure d'or
Dans l'or des soirs.
Moi - et je souhaite rester moi-
Enfant qui barbouille comme cela l'enchante
Les façades des étoiles
Jusqu'à ce que l'amour dans ma patrie
Devienne comme l'air qu'on respire,
Et que je devienne le dictionnaire
Des étudiants de l'amour passionné
Et que je devienne moi
L'alphabet balbutié
Sur leurs lèvres.
Nizar Kabbani
BALKIS
Le poème Balkis fut écrit à la mémoire de sa seconde épouse, Balqis al-Rawi, une enseignante irakienne qu'il avait rencontrée lors d'un récital de poésie à Bagdad, morte dans un attentat contre l'ambassade d'Irak en 1981 à Beyrouth, où elle travaillait pour la section culturelle du gouvernement irakien. Il se compse de plus de 100 vers.
Merci à vous,
Merci à vous,
Assassinée, ma bien aimée!
Vous pourrez dès lors
Sur la tombe de la martyre
Porter votre funèbre toast.
Assassinée ma poésie!
Est-il un peuple au monde,
-Excepté nous-
Qui assassine le poème?
O ma verdoyante Ninive!
O ma blonde bohémienne!
O vagues du Tigre printanier!
O toi qui portes aux chevilles
Les plus beaux des anneaux!
Ils t'ont tuée, Balkis!
Quel peuple arabe
Celui-là qui assassine
Le chant des rossignols!
Balkis, la plus belle des reines
Dans l'histoire de Babel!
Balkis, le plus haut des palmiers
Sur le sol d'Irak!
Quand elle marchait
Elle était entourée de paons,
Suivie de faons.
Balkis, ô ma douleur!
O douleur du poème à peine frôlé du doigt!
Est-il possible qu'après ta chevelure
Les épis s'élèveront encore vers le ciel?
Où est donc passé Al Samaw'al?
Où est donc parti Al Muhalhil?
Les anciens preux, où sont-ils?
Il n'y a plus que des tribus tuant des tribus,
Des renards tuant des renards,
Et des araignées tuant d'autres araignées.
Je te jure par tes yeux
Où viennent se réfugier des millions d'étoiles
Que, sur les Arabes, ma lune,
Je raconterai d'incroyables choses
L'héroïsme n'est-il qu'un leurre arabe?
Ou bien, comme nous, l'Histoire est-elle mensongère?
Balkis, ne t'éloigne pas de moi
Car, après toi, le soleil
Ne brille plus sur les rivages.
Au cours de l'instruction je dirai:
Le voleur s'est déguisé en combattant,
Au cours de l'instruction je dirai:
Le guide bien doué n'est qu'un vilain courtier.
Je dirai que cette histoire de rayonnement (arabe)
N'est une plaisanterie, la plus mesquine,
Voilà donc toute l'Histoire, ô Balkis!
Comment saura-t-on distinguer
Entre les parterres fleuris
Et les monceaux d'immondices?
Blakis, toi la martyre, toi le poème,
Toi la toute-pure, toit la toute-sainte.
Le peuple de Saba, Balkis, cherche sa reine des yeux,
Rends donc au peuple son salut!
Toi la plus noble des reines,
Femme qui symbolise toutes les gloires des époques sumériennes!
Balkis, toi mon oiseau le plus doux,
Toi mon icône la plus précieuse,
Toi larme répandue sur la joue de la Madeleine!
Ai-je été injuste à ton égard
En t'éloignant des rives d'Al A'damya?
Beyrouth tue chaque jour l'un de nous,
Beyrouth chaque jour court après sa victime.
La mort rôde autour de la tasse de notre café,
La mort rôde dans la clé de notre appartement,
Elle rôde autour des fleurs de notre balcon,
Sur le papier de notre journal,
Et sur les lettres de l'alphabet.
Balkis! sommes-nous une fois encore
Retournés à l'époque de la jahilia ?
Voilà que nous entrons dans l'ère de la sauvagerie,
De la décadence, de la laideur,
Voilà que nous entrons une nouvelle fois
Dans l'ère de la barbarie,
Ere où l'écriture est un passage
Entre deux éclats d'obus,
Ere où l'assassinat d'un frelon dans un champ
Est devenu la grande affaire.
Connaissez-vous ma bien aimée Balkis?
Elle est le plus beau texte des œuvres de l'Amour,
Elle fut un doux mélange
De velours et de beau marbre.
Dans ses yeux on voyait la violette
S'assoupir sans dormir.
Balkis, parfum dans mon souvenir!
O tombe voyageant dans les nues!
Ils t'ont tuée à Beyrouth
Comme n'importe quelle autre biche,
Après avoir tué le verbe.
Balkis, ce n'est pas une élégie que je compose,
Mais je fais mes adieux aux Arabes,
Balkis, tu nous manques… tu nous manques...
Tu nous manques...
La maisonnée recherche sa princesse
Au doux parfum qu'elle traîne derrière elle.
Nous écoutons les nouvelles,
Nouvelles vagues, sans commentaires.
Balkis, nous sommes écorchés jusqu'à l'os.
Les enfants ne savent pas ce qui se passe,
Et moi, je ne sais pas quoi dire…
Frapperas-tu à la porte dans un instant?
Te libéreras-tu de ton manteau d'hiver?
Viendras-tu si souriante et si fraîche
Et aussi étincelante
Que les fleurs des champs?
Balkis, tes épis verts
Continuent à pleurer sur les murs,
Et ton visage continue à se promener
Entre les miroirs et les tentures.
Même la cigarette que tu viens d'allumer
Ne fut pas éteinte,
Et sa fumée persistante continue à refuser
De s'en aller.
Balkis, nous sommes poignardés
Poignardés jusqu'à los
Et nos yeux sont hantés par l'épouvante.
Balkis, comment vas-tu pu prendre mes jours et mes rêves?
Et as-tu supprimé les saisons et les jardins?
Mon épouse, ma bien aimée,
Mon poème et la lumière de mes yeux,
Tu étais mon bel oiseau,
Comment donc as-tu pu t'enfuir ?
Balkis, c'est l'heure du thé irakien parfumé
Comme un bon vieux vin,
Qui donc distribuera les tasses, ô girafe?
Qui a transporté à notre maison
L'Euphrate, les roses du Tigre et de Ruçafa?
Balkis, la tristesse me transperce.
Beyrouth qui t'a tuée ignore son forfait,
Beyrouth qui t'a aimée
Ignore qu'elle a tué sa bien aimée
Et qu'elle a éteint la lune.
Balkis! Balkis! Balkis!
Tous les nuages te pleurent,
Quidonc pleurera sur moi?
Balkis, comment vas-tu pu disparaître en silence
Sans avoir posé tes mains sur mes mains?
Balkis, comment as-tu pu nous abandonner
Ballottés comme feuilles mortes par le vent ballottées,
Comment nous as-tu abandonnés nous trois
Perdus comme une plume dans la pluie?
As-tu pensé à moi
Moi qui ai tant besoin de ton amour,
Comme Zeinab, comme Omar?
Balkis, ô trésor de légende!
O lance irakienne!
O forêt de bambous!
Toi dont la taille a défié les étoiles,
D'où as-tu apporté toute cette fraîcheur juvénile?
Balkis, toi l'amie, toi la compagne,
Toi la délicate comme une fleur de camomille.
Beyrouth nous étouffe, la mer nous étouffe,
Le lieu nous étouffe.
Balkis, ce n'est pas toi qu'on fait deux fois,
Il n'y aura pas de deuxième Balkis.
Balkis ! les détails de nos liens m'écorchent vif,
Les minutes et les secondes me flagellent de leurs coups,
Chaque petite épingle a son histoire,
Chacun de tes colliers en a plus d'une,
Même tes accroche-cœur d'or
Comme à l'accoutumée m'envahissent de tendresse.
La belle voix irakienne s'installe sur les tentures,
Sur les fauteuils et les riches vaisselles.
Tu jaillis des miroirs
Tu jaillis de tes bagues,
Tu jallis du poème,
Des cierges, des tasses
Et du vin de rubis.
Balkis, si tu pouvais seulement
Imaginer la douleur de nos lieux!
A chaque coin, tu volettes comme un oiseau,
Et parfumes le lieu comme une forêt de sureau.
Là, tu fumais ta cigarette,
Ici, tu lisais,
Là-bas tu te peignais telle un palmier,
Et, comme une épée yéménite effilée,
A tes hôtes tu apparaissais.
Balkis, où est donc le flacon de Guerlain?
Où est le briquet bleu?
Où est la cigarette Kent?
Qui ne quittait pas tes lèvres?
Où est le hachémite chantant
Son nostalgique chant?
Les peignes se souviennent de leur passé
Et leurs larmes se figent;
Les peignes souffrent-ils aussi de leur chagrin d'amour?
Balkis, il m'est dur d'émigrer de mon sang
Alors que je suis assiégé entre les flammes du feu
Et les flammes des cendres.
Balkis, princesse!
Voilà que tu brûles dans la guerre des tribus.
Qu'écrirais-je sur le voyage de ma reine,
Car le verbe est devenu mon vrai drame ?
Voilà que nous recherchons dans les entassements des victimes
Une étoile tombée du ciel,
Un corps brisé en morceaux comme un miroir brisé.
Nous voilà nous demander, ô ma bien aiméme,
Si cette tombe est la tienne
Ou bien celle en vérité de l'arabisme?
Balkis, ô sainte qui as étendu tes tresses sur moi!
O girafe de fière allure!
Balkis, notre justice arabe
Veut que nos propres assassins
Soient des Arabes,
Que notre chair soit mangée par des Arabes,
Que notre ventre soit éventré par des Arabes,
Comment donc échapper à ce destin?
Le poignard arabe ne fait pas de différence
Entre les gorges des hommes
Et les gorges des femmes.
Balkis, s'ils t'ont fait sauter en éclats,
Sache que chez nous
Toutes les funérailles commencent à Karbala
Et finissent à Karbala
Je ne lirai plus l'Histoire dorénavant,
Mes doigts sont brûlés
Et mes habits sont entachés de sang.
Voilà que nous abordons notre âge de pierre,
Chaque jour, nous reculons mille ans en arrière!
A Beyrouth la mer
A démissionné
Après le départ de tes yeux,
La poésie s'interroge sur son poème
Dont les mots ne s'agencent plus,
Et personne ne répond plus à la question,
Le chagrin, Balkis, presse mes yeux comme une orange.
Las! je sais maintenant que les mots n'ont pas d'issue,
Et je connais le gouffre de la langue impossible;
Moi qui ai inventé le style épistolaire
Je ne sais par quoi commencer une lettre,
Le poignard pénètre mon flanc
Et le flanc du verbe.
Balkis, tu résumes toute civilisation,
La femme n'est-elle pas civilisation?
Balkis, tu es ma bonne grande nouvelle.
Qui donc m'en a dépouillé?
Tu es l'écriture avant toute écriture,
Tu es l'île et le sémaphore,
Balkis, ô lune qu'ils ont enfouie
Parmi les pierres!
Maintenant le rideau se lève,
Le rideau se lève.
Je dirai au cours de l'instruction
Que je connais les noms, les choses, les prisonniers,
Les martyrs, les pauvres, les démunis.
Je dirai que je connais le bourreau qui a tué ma femme
Je reconnais les figures de tous les traîtres.
Je dirai que votre vertu n'est que prostitution
Que votre piété n'est que souillure,
Je dirai que notre combat est pur mensonge
Et que n'existe aucune différence
Entre politique et prostitution.
Je dirai au cours de l'instruction
Que je connais les assassins,
Je dirai que notre siècle arabe
Est spécialisé dans l'égorgement du jasmin,
Dans l'assassinat de tous les prophètes,
Dans l'assassinat de tous les messagers.
Même les yeux verts
Les Arabes les dévorent,
Même les tresses, mêmes les bagues,
Même les bracelets, les miroirs, les jouets,
Même les étoiles ont peur de ma patrie.
Et je ne sais pourquoi,
Même les oiseaux fuient ma patrie.
Et je ne sais pourquoi,
Même les étoiles, les vaisseaux et les nuages,
Même les cahiers et les livres,
Et toutes choses belles
Sont contre les Arabes.
Hélas, lorsque ton corps de lumière a éclaté
Comme une perle précieuse
Je me suis demandé
Si l'assassinat des femmes
N'est pas un dada arabe,
Ou bien si à l'origine
L'assassinat n'est pas notre vrai métier?
Balkis, ô ma belle jument
Je rougis de toute mon Histoire.
Ici c'est un pays où l'on tue les chevaux,
Ici c'est un pays où l'on tue les chevaux.
Balkis, depuis qu'ils t'ont égorgée
O la plus douce des patries
L'homme ne sais comment vivre dans cette patrie,
L'homme ne sait comment vivre dans cette patrie.
Je continue à verser de mon sang
Le plus grand prix
Pour rendre heureux le monde,
Mais le ciel a voulu que je reste seul
Comme les feuilles de l'hiver.
Les poètes naissent-ils de la matrice du malheur?
Le poète n'est-il qu'un coup de poignard sans remède porté au cœur?
Ou bien suis-je le seul
Dont les yeux résument l'histoire des pleurs?
Je dirai au cours de l'instruction
Comment ma biche fut tuée
Par l'épée de Abu Lahab,
Tous les bandits, du Golfe à l'Atlantique
Détruisent, incendient, volent,
Se corrompent, agressent les femmes
Comme le veut Abu Lahab,
Tous les chiens sont des agents
Ils mangent, se soûlent,
Sur le compte de Abu Lahab,
Aucun grain sous terre ne pousse
Sans l'avis de Abu Lahab
Pas un enfant qui naisse chez nous
Sans que sa mère un jour
N'ait visité la couche de Abu Lahab,
Pas une tête n'est décapitée sans ordre de Abu Lahab
La mort de Balkis
Est-elle la seule victoire
Enregistrée dans toute l'Histoire des Arabes?
Balkis, ô ma bien aimée, bue jusqu'à la lie!
Les faux prophètes sautillent
Et montent sur le dos des peuples,
Mais n'ont aucun message!
Si au moins, ils avaient apporté
De cette triste Palestine
Une étoile,
Ou seulement une orange,
S'ils nous avaient apporté des rivages de Ghaza
Un petit caillou
Ou un coquillage,
Si depuis ce quart de siècle
Ils avaient libéré une olive
Ou restitué une orange,
Et effacé de l'Histoire la honte,
J'aurais alors rendu grâce à ceux qui t'ont tuée
O mon adorée jusqu'à la lie!
Mais ils ont laissé la Palestine à son sort
Pour tuer une biche!
Balkis, que doivent dire les poètes de notre siècle!
Que doit dire le poème
Au siècle des Arabes et non Arabes,
Au temps des païens,
Alors que le monde Arabe est écrasé
Ecrasé et sous le joug,
Et que sa langue est coupée.
Nous sommes le crime dans sa plus parfaite expression;
Alors écartez de nous nos œuvres de culture.
O ma bien aimée, ils t'ont arrachée de mes mains,
Ils ont arraché le poème de ma bouche,
Ils ont pris l'écriture, la lecture,
L'enfance et l'espérance.
Balkis, Balkis, ô larmes s'égouttant sur les cils du violon!
Balkis, ô bien aimée jusqu'à la lie!
J'ai appris les secrets de l'amour à ceux qui t'ont tuée,
Mais avant la fin de la course,
Ils ont tué mon poulain.
Balkis, je te demande pardon;
Peut être que ta vie a servi à racheter la mienne
Je sais pertinemment
Que ceux qui ont commis ce crime
Voulaient en fait attenter à mes mots.
Belle, dors dans la bénédiction divine,
Le poème après toi est impossible
Et la féminité aussi est impossible.
Des générations d'enfants
Continueront à s'interroger sur tes longues tresses,
Des générations d'amants
Continueront à lire ton histoire
O parfaite enseignante!
Les Arabes sauront un jour
Qu'ils ont tué une messagère
Nizar Kabbani
PSALMODIE
SUR LES MAUSOLEES DES SANTONS
I
Je vous rejette tous
Et je mets fin au dialogue
Je n'ai plus rien à dire
J'ai fait un autodafé
De mes dictionnaires et de mes effets,
J'ai fui la poésie antique
Et la rime en "r" du long poème de Farazdak,
J'ai émigré de ma voix
J'ai émigré des cités du sel amer
Et des poèmes de poterie peinte.
J'ai apporté mes arbres à votre désert
De désespoir les arbres se sont suicidés;
J'ai apporté ma pluie à votre sécheresse
La pluie s'est retenue de tomber ;
J'ai planté mes poèmes dans vos matrices
Ils se sont étouffés.
O matrice, porteuse de poussière et d'épines!
II
J'ai essayé de vous arracher
De la colle de l'histoire,
Du calendrier des fatalités,
De la poésie pleurarde des clichés,
Du culte des pierres ;
J'ai tenté de libérer Troie assiégée,
Alors le siège m'a assiégé.
Je vous rejette, oui, je vous rejette
Vous qui avez créé votre Dieu
A partir de la bave,
Vous qui avez élevé une coupole
A chaque santon,
Un lieu de pèlerinage
A chaque faux prophète.
J'ai tenté de vous sauver
De la clepsydre qui vous engloutit
A chaque instant du jour et de la nuit,
Des amulettes que vous portez sur vous,
Des psalmodies récitées sur vos tombes,
Des derwiches tourneurs,
De la diseuse de bonne aventure,
Et de la danse du Zaar.
J'ai tenté de planter un clou dans votre chair,
Mais, j'ai désespéré
De votre chair et de mes serres,
J'ai désespéré de l'épaisseur du mur,
J'ai désespéré de mon désespoir.
Hier, je me suis pendu
Aux tresses de ma maîtresse
Mais je n'ai pu lui faire l'amour
Comme je l'ai habituée,
Les traits de son corps étaient étranges,
Le lit était froid
Le froid était froid,
Le sein de celle que j'aime était une vieille orange pressée,
Et un drapeau percé.
Je regarde, hagard, sur la carte de l'arabisme:
A chaque empan de terre un Califa est né
Un pouvoir absolu s'est établi,
Une tente a été dressée...
Le drapeau et les sceaux me font rire,
Les empires me font rire,
Les Sultanats de pacotille,
Les lois originales,
Les cheikhs du pétrole,
Les mariages de courte jouissance
Et les instincts déréglés.
Je marche, visage étranger dans Grenade
J'embrasse les enfants, les arbres et les minarets renversés,
Là, les Almoravides ont campé,
Ici, les Almohades se sont établis,
Là, ont eu lieu les orgies,
Ici, s'est effectuée la transe,
Là, un manteau ensanglanté,
Ici, un échafaud dressé.
Tribus arabes!
Dispersez-vous comme des feuilles mortes!
Entretuez-vous! Disputez-vous! Suicidez-vous!
O coup de poignard
Pour une seconde fois
Du genre d'une certaine Andalousie vaincue!
Nizar Kabbani
QUAND ANNONCERA-T-ON LA MORT DES ARABES?
1
J'essaie, depuis l'enfance, de dessiner ces pays
Qu'on appelle-allégoriquement-les pays des Arabes
Pays qui me pardonneraient si je brisais le verre de la lune...
Qui me remercieraient si j'écrivais un poème d'amour
Et qui me permettraient d'exercer l'amour
Aussi librement que les moineaux sur les arbres...
J'essaie de dessiner des pays...
Qui m'apprendraient à toujours vivre au diapason de l'amour
Ainsi, j'étendrai pour toi, l'été, la cape de mon amour
Et je presserai ta robe, l'hiver, quand il se mettra à pleuvoir...
2
J'essaie de dessiner des pays...
Avec un Parlement de jasmin...
Avec un peuple aussi délicat que le jasmin...
Où les colombes sommeillent au dessus de ma tête
Et où les minarets dans mes yeux versent leurs larmes
J'essaie de dessiner des pays intimes avec ma poésie
Et qui ne se placent pas entre moi et mes rêveries
Et où les soldats ne se pavanent pas sur mon front
J'essaie de dessiner des pays...
Qui me récompensent quand j'écris une poésie
Et qui me pardonnent quand déborde le fleuve de ma folie...
3
J'essaie de dessiner une cité d'amour
Libérée de toutes inhibitions...
Et où la féminité n'est pas égorgée... ni nul corps opprimé
4
J'ai parcouru le Sud... J'ai parcouru le Nord...
Mais en vain...
Car le café de tous les cafés a le même arôme...
Et toutes les femmes-une fois dénudées-
Sentent le même parfum...
Et tous les hommes de la tribu ne mastiquent point ce qu'ils mangent
Et dévorent les femmes une à la seconde
5
J'essaie depuis le commencement...
De ne ressembler à personne...
Disant non pour toujours à tout discours en boîte de conserve
Et rejetant l'adoration de toute idole...
6
J'essaie de brûler tous les textes qui m'habillent
Certains poèmes sont pour moi une tombe
Et certaines langues linceul.
Je pris rendez-vous avec la dernière femme
Mais j'arrivai bien après l'heure.
7
J'essaie de renier mon vocabulaire
De renier la malédiction du "Mubtada" et du "Khabar"
De me débarrasser de ma poussière et me laver le visage à l'eau de pluie...
J'essaie de démissionner de l'autorité du sable...
Adieu Koraich...
Adieu Kouleib...
Adieu Mudar...
8
J'essaie de dessiner ces pays
Qu'on appelle-allégoriquement- les pays des Arabes,
Où mon lit est solidement attaché,
Et où ma tête est bien ancrée,
Pour que je puisse differencier entre les pays et les vaisseaux...
Mais... ils m'ont pris ma boîte de dessin,
M'interdisent de peindre le visage de mon pays...;
9
J'essaie depuis l'enfance
D'ouvrir un espace en jasmin.
J'ai ouvert la première auberge d'amour... dans l'histoire des Arabes...
Pour accueillir les amoureux...
Et j'ai mis fin à toutes les guerres d'antan entre les hommes.et les femmes,
Entre les colombes... et ceux qui égorgent les colombes...
Entre le marbre... et ceux qui écorchent la blancheur du marbre...
Mais... ils ont fermé mon auberge...
Disant que l'amour est indigne de l'Histoire des Arabes
De la pureté des Arabes...
De l'héritage des Arabes...
Quelle aberration!!
10
J'essaie de concevoir la configuration de la patrie ?
De reprendre ma place dans le ventre de ma mère,
Et de nager à contre courant du temps,
Et de voler figues, amandes, et pêches,
Et de courir après les bateaux comme les oiseaux
J'essaie d'imaginer le jardin de l'Eden?
Et les potentialités de séjour entre les rivières d'onyx?
Et les rivières de lait...
Quand me reveillant... je découvris la futilité de mes rêves.
Il n'y avait pas de lune dans le ciel de Jéricho...
Ni de poisson dans les eaux de l'Euphrate...
Ni de café à Aden...
11
J'essaie par la poésie... de saisir l'impossible...
Et de planter des palmiers...
Mais dans mon pays, ils rasent les cheveux des palmiers...
J'essaie de faire entendre plus haut le hennissement des chevaux;
Mais les gens de la cité méprisent le henissement!!
12
J'essaie, Madame, de vous aimer...
En dehors de tous les rituels...
En dehors de tous textes.
En dehors de tous lois et de tous systèmes.
J'essaie, Madame, de vous aimer...
Dans n'importe quel exil où je vais...
Afin de sentir, quand je vous étreins, que je serre entre mes bras le terreau de mon
pays.
13
J'essaie -depuis mon enfance- de lire tout livre traitant des prophètes des Arabes,
Des sages des Arabes... des poètes des Arabes...
Mais je ne vois que des poèmes léchant les bottes du Khalife
pour une poignée de riz... et cinquante dirhams...
Quelle horreur!!
Et je ne vois que des tribus qui ne font pas la différence entre la chair des femmes...
Et les dates mûres...
Quelle horreur!!
Je ne vois que des journaux qui ôtent leurs vêtements intimes...
Devant tout président venant de l'inconnu..
Devant tout colonel marchant sur le cadavre du peuple...
Devant tout usurier entassant entre ses mains des montagnes d'or...
Quelle horreur!!
14
Moi, depuis cinquante ans
J'observe la situation des Arabes.
Ils tonnent sans faire pleuvoir...
Ils entrent dans les guerres sans s'en sortir...
Ils mâchent et rabâchent la peau de l'éloquence
Sans en rien digérer.
15
Moi, depuis cinquante ans
J'essaie de dessiner ces pays
Qu'on appelle-allégoriquement- les pays des Arabes,
Tantôt couleur de sang,
Tantôt couleur de colère.
Mon dessin achevé, je me demandai :
Et si un jour on annonce la mort des Arabes...
Dans quel cimetière seront-ils enterrés?
Et qui les pleurera?
Eux qui n'ont pas de filles...
Eux qui n'ont pas de garçons...
Et il n'y a pas là de chagrin
Et il n'y a là personne pour porter le deuil!!
16
J'essaie depuis que j'ai commencé à écrire ma poésie
De mesurer la distance entre mes ancêtres les Arabes et moi-même.
J'ai vu des armées... et point d'armées...
J'ai vu des conquêtes et point de conquêtes...
J'ai suivi toutes les guerres sur la télé...
Avec des morts sur la télé...
Avec des blessés sur la télé...
Et avec des victoires émanant de Dieu... sur la télé...
17
Oh mon pays, ils ont fait de toi un feuilleton d'horreur
Dont nous suivons les épisodes chaque soir
Comment te verrions-nous s'ils nous coupent le courant??
18
Moi, après cinquante ans,
J'essaie d'enregistrer ce que j'ai vu...
J'ai vue des peuples croyant que les agents de renseignements
Sont ordonnés par Dieu... comme la migraine... comme le rhume...
Comme la lèpre... comme la gale...
J'ai vue l'arabisme mis à l'encan des antiquités,
Mais je n'ai point vue d'Arabes!!
Nizar Kabbani
Nizar Qabbani est un célèbre poète
(né le 21 mars 1923 à Damas, et décédé le 30 avril 1998, à Londres)
"Non, nous ne sommes pas des Arabes. Assez de mensonge, de tromperie, de fraude, de faiblesse, d’impuissance et de peur. Le Syrien n’est pas un Arabe, l’Irakien n’est pas Arabe, l'Égyptien n’est pas un Arabe, le Libanais n’est pas un Arabe, le Jordanien et le Palestinien non plus. Nous sommes des Levantins, nous sommes des Byzantins, des syriaques, des Chaldéens, des Assyriens, des Coptes, nous sommes les descendants des Mésopotamiens, des Phéniciens, des Pharaons, nous sommes du Levant et de son peuple autochtone.
Nous ne sommes pas des Arabes
Assez de viol, et de falsification de l’Histoire, de la géographie, de la vérité́ et de la réalité́.
Les descendants de l’Arabie sont les Arabes -et pour rester fidèle à l’Histoire- nous disons qu’il y a des tribus arabes qui sont devenues chrétiennes mais l’arabité́ de la minorité́ ne saurait se généraliser à la majorité́ Levantine qui n’a jamais été́ Arabe. Même si nous sommes arabophones, cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes des Arabes.
L’Américain qui parle anglais n’est pas un anglais pour autant, le brésilien qui parle portugais n’est pas portugais pour autant, et l’Argentin qui parle espagnol n’est pas espagnol pour autant.
Ce sont des langues coloniales héritées d’un passé colonial.
Même si nous parlons arabe, nous ne sommes pas des Arabes et nous ne ressemblons en rien aux Arabes, ni dans la pensée, ni dans le goût, ni non plus dans la civilisation.
Eux, leur terre est le désert alors que la nôtre elle est celle du lait, du miel, de la figue, de l’amande, de la pomme et du raisin.
Nos ancêtres avaient cultivé la terre et s’y sont enracinés et ils y sont devenus «des authentiques» quant à̀ vous, vous êtes des nomades, vous ne semez point et vous n’y êtes jamais enracinés.
Nos ancêtres avaient planté la vigne, fabriqué du vin et cultivé la musique, ils ont fait la fête, ils ont dansé, ils ont construit des civilisations et ont écrit des livres, vos grands-parents ont bu du sang et ils le font toujours, ils ont dansé sur des cadavres de certains d’entre eux et ont abattu certains d’entre eux pour faire la fête et ils le font toujours. Ils ont détruit les civilisations et brulé des livres et ils le font toujours
Que ce soit dans l’histoire ancienne ou dans l’histoire contemporaine, nous ne vous ressemblons point. Notre passé est fait d’épopées, de science, et de gloire, quant à̀ vous, votre passé est une trahison, votre présent est une trahison et votre avenir est une trahison.
Nous ne vous ressemblons en rien, ni par notre passé humain, ni par notre passé chrétien, ni par notre passé musulman.
Les musulmans de mon pays, sont des musulmans aimants de la science, de la vie, alors que vous avez élevé́ des peuples emplis de haine, de complexes, de maladies, qui adorent la mort.
Notre passé est une civilisation, une science, une littérature, une musique, une poésie, votre passé est fait de sang, d’invasions, de haine et de convoitises.
Celui qui est devenu musulman dans mon pays, après l’invasion arabe, a gardé́ sa noblesse sociale, ses traditions, et ses coutumes et même celui qui a vécu parmi nous est devenu l’un des nôtres du point de vue social, nous avons mangé́ ensemble, dansé ensemble, ri ensemble et pleuré ensemble, mais vous, vous ne changez jamais.
1400 ans et vous ne changez jamais et quand vous vous êtes rendu compte que vous n’arriverez pas à nous changer, vous avez détruit notre pays, notre patrimoine, notre coexistence et vous nous avez détruits.
Le musulman Levantin n’a plus foi en vous, vous le dégoutez plus que vous l’êtes pour un chrétien Levantin. Nous vous avons enseigné, construit vos villes, vos hôpitaux et vos universités et préservé votre langue.
Si seulement nous ne l’avons pas fait, si seulement nous vous avons laissé à la justice de Dieu et votre destin plus foncé que votre pétrole. Nous étions un pont entre vous et l’occident et vous êtes devenus un outil entre les mains de l’occident pour détruire notre Orientalité́. Nous vous avons connu à travers vos fruits, un passé barbare, fait d’humiliations et de fractures.
Rappelez-nous une seule victoire à̀ vous ? Ou une seule gloire à vous ?
Vos victoires se réduisent à l’anéantissement de l’autre, du frère à frère, du fils à son père pour le pouvoir, ou pour une femme, ou pour un chameau, ou encore pour un âne.
L’occident vous a écrasé́, celui-là̀ même que vous taxé d’infidèle et vous lui lâchez quand même les pieds pour qu’il préserve vos trônes, et voler ensuite les deniers des pauvres pour remplir les banques de l’Occident.
On en a assez et on ne couvrira plus jamais cette farce à partir d’aujourd’hui.
Nizar Qabbani
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