L'écran affiche tour à tour les plateaux télé saturés de graphiques et de bandeaux des « Urgents », et le match Espagne-Géorgie de l'Euro 2024. Face à l'écran, dans le salon de cet appartement algérois, les convives algériens, français et franco-algériens, de divers horizons professionnels, suivent avec attention les résultats du premier tour des législatives, entrecoupant la tension par des bribes sur la performance footballistique des Espagnols. Ce dimanche matin, les convives s'étaient déplacés au consulat français d'Alger pour voter. « Il y avait un peu plus de monde que pour les européennes, mais ça ne va pas changer grand-chose », estime un cadre d'une entreprise française installé en Algérie depuis trois ans. « Il y a eu un vote de refus plus qu'un vote d'adhésion, il y a une colère contre le système actuel », poursuit-il. Son voisin, entrepreneur franco-algérien, se dit « inquiet » par l'avancée fulgurante du Rassemblement national (qu'il qualifie toujours de « Front national »), mais il dit comprendre le vote RN. « L'extrême visibilité des incivilités choque de plus en plus en France », reconnaît-il.
« Désolé, mais un jeune d'origine algérienne qui fait n'importe quoi dans la rue fait plus de bruit médiatiquement qu'un autre fils d'immigrés algériens qui se tient à carreau et travaille honnêtement », tranche-t-il. Pour cette entrepreneuse française, qui dit voter à gauche « par conviction et non pour faire barrage », il y a « urgence à comprendre pourquoi près de 12 millions de Français ont voté RN ». « Il ne faut pas stigmatiser les gens, je ne crois pas qu'il y ait 12 millions de racistes dans mon pays, mais l'establishment refuse de se remettre en question. C'est dramatique », lance-t-elle. Avant d'ajouter : « Je rentre chaque vacance en France, et tout ce que je constate, avec le recul d'une expatriée, est que les services publics s'effondrent, que la ruralité est abandonnée à son sort, que mes parents retraités s'en sortent de moins en moins… D'ailleurs, je n'ose même pas leur demander pour qui ils ont voté. » Un convive algérien, dont le grand-père a été ouvrier en France il y a plusieurs décennies, se dit « effaré » par ces résultats. « Si la France bascule, c'est un message terrible pour le monde entier. Que restera-t-il des pays des droits de l'homme ? C'est un message d'encouragement pour libérer la parole raciste, les gestes antiétrangers », s'inquiète-t-il.
« Macron a perdu son pari »
Le lendemain, lundi, c'est au tout de la presse algérienne d'analyser les résultats du premier tour des législatives françaises. Le quotidien francophone El Watan titre : « L'extrême droite aux portes du pouvoir ». « Si la vigilance était de mise hier [dimanche] soir, l'inquiétude concerne surtout le soir des résultats du second tour, le 7 juillet, note le correspondant du journal à Paris. Le chaos engendré par une désormais potentielle victoire du RN n'est pas exclu.
Le journal L'Expression, pour sa part, préfère rester dans la nuance, estimant que « rien n'est encore vraiment joué et que, au jeu des tractations, des désistements et des triangulaires plus ou moins négociées, la composition de la future Assemblée nationale, au soir du 7 juillet, demeure encore incertaine ». Sur sa une, le quotidien arabophone El Khabar, considère que « Macron a perdu son pari » et s'inquiète, dans son analyse, de l'impact d'un exécutif RN sur les relations franco-algériennes. Le quotidien fait parler le président de l'association Solidarité Diaspora, basée à Marseille, Youcef Bouabboune, qui voit dans la victoire du RN une « occasion pour la communauté algérienne à l'étranger de s'unir pour un projet global au profit des Algériens de l'étranger ».
Dans cette interview, l'activiste associatif franco-algérien a, par ailleurs, réitéré la demande de l'abrogation de l'article 67 de la Constitution algérienne qui interdit aux binationaux d'occuper des postes dans l'État « liés à la souveraineté et à la sécurité nationale ». Pour rappel, le RN qui a lancé l'idée de limiter certaines fonctions étatiques aux seuls nationaux, avait, par la voie de Sébastien Chenu, cité l'Algérie « où il y a une liste de postes de hauts fonctionnaires interdits aux binationaux ». La récente loi sur l'information empêche, aussi, les binationaux d'être propriétaires d'un média. « De toute manière, ici ou là-bas, les binationaux sont toujours les souffre-douleur des politiques : nous sommes « traîtres » en Algérie, et suspectés d'une criminelle double allégeance en France », s'agace l'entrepreneur franco-algérien parmi les convives de la soirée électorale.
Sur les réseaux sociaux, les commentaires fusent sur l'avenir des relations bilatérales entre les deux pays mais surtout sur l'avenir des binationaux et des Algériens installés en France. La question des visas, notamment, inquiète. « Avec le RN au pouvoir, bye bye les visas, faudra trouver d'autres destinations que la douce France », poste un internaute. Plus politique, l'éditorialiste Nadjib Belhimer considère sur Facebook que « ce qui est annoncé n'est pas nécessairement ce qui sera mis en œuvre si l'extrême droite parvient à obtenir une majorité et à former un gouvernement, mais la position algérienne vis-à-vis de ce qui se passe reste floue ».
« Ce serait une erreur de réagir au discours hostile de l'extrême droite de la part du pouvoir algérien », estime le journaliste Athmane Lahiani. « Alger devrait rester sur sa double position. D'abord ne pas se faire entraîner dans des conflits politiques avec le RN sur les questions de l'immigration ou de la mémoire, estimant qu'il s'agit de politique intérieure. Cela éviterait de trop parasiter les relations bilatérales. L'autre posture est de se servir de ces mêmes positions de l'extrême droite pour faire pression sur Paris pour régler au plus vite la question mémorielle », conclut-il.
Loin de ces considérations politiques, les convives de la soirée électorale s'apprêtent à rentrer chez eux. Le 4 à 1 infligé par l'Espagne à la Géorgie peine à occuper les dernières discussions. La plupart préparent les vacances en France et tous pensent à la prochaine soirée électorale du 7 juillet. « Nous irons voter, c'est l'essentiel », soupire l'entrepreneur franco-algérien.
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