Si le campement des étudiants du campus universitaire de McGill contre la guerre génocidaire sur Gaza a été démantelé début juillet, il a permis de mettre en lumière les liens financiers et universitaires de cette université avec Israël. Des relations dont les étudiants et autres personnels académiques des universités montréalaises anglophones et francophones demandent toujours la rupture.
Dans la nuit du 9 au 10 juillet, des étudiants et manifestants propalestiniens présents sur le campement situé à l’entrée du campus de l’université publique McGill se sont vu remettre un avis d’expulsion immédiat. Selon le communiqué de presse de l’administration de l’université, l’installation ferait peser une « menace de plus en plus importante pour la santé et la sécurité ». Quelques heures plus tard, grues, pelleteuses et autres engins de chantiers sont venus détruire les nombreuses infrastructures installées depuis plus de 75 jours.
Les 1er et 15 mai 2024, la Cour supérieure du Québec avait rejeté deux demandes d’injonction temporaire de démantèlement du campement. Les parties devaient de nouveau se retrouver devant le tribunal le 25 juillet, mais la direction universitaire a finalement engagé Sirco, une compagnie de sécurité privée québécoise, devançant ainsi la justice. Cette décision fait suite à l’échec des négociations entre les directions des universités McGill et Concordia — leurs étudiants ayant également établis leur campement à McGill, faute de place sur leur campus — deux universités anglophones de Montréal, et leurs étudiants représentés par les associations Solidarity for Palestinian Human Rights (SPHR).
« Ce campement restera historique et révolutionnaire », affirme Ward (pseudonyme), 20 ans, coordonnateur général de SPHR et étudiant libanais en sciences politiques. « Au Canada, McGill est l’équivalent de l’université Columbia aux États-Unis. Lorsque nous avons vu qu’ils avaient mis en place un campement, nous nous sommes dit qu’il fallait faire la même chose », explique-t-il.
Des investissements meurtriers
Malgré le démantèlement, les revendications des étudiants des universités McGill et Concordia se maintiennent. Ces derniers demandent un « désinvestissement total des contrats » conclus entre leurs universités et des entreprises privées « complices du génocide à Gaza ». D’après les données publiées par McGill, celle-ci a investi près de 73 millions de dollars (67 millions d’euros) dans des entreprises impliquées dans les crimes commis par l’armée israélienne dans les territoires occupés.
500 000 dollars (459 000 euros) d’actions auprès de l’entreprise américaine Lockheed Martin, vendeuse de missiles Hellfire 9X à l’armée israélienne. La société française Safran, dans laquelle McGill a investi près de 1,5 million de dollars (1,38 million d’euros), collabore également avec l’entreprise de technologies militaires israélienne Rafael, pour un projet de systèmes de capteurs avancés et d’intelligence artificielle — une technologie à laquelle l’armée israélienne a eu recours, notamment à Gaza, pour tuer à plus grande échelle. L’investissement de plus de 1,6 million de dollars auprès du groupe Thales, français également et spécialisé dans la défense et l’aérospatial, est aussi pointé du doigt par les étudiants, au vu de sa collaboration avec l’industrie d’équipement militaire israélienne Elbit Systems en juin 2023. Celle-ci a notamment été épinglée dans une déclaration publiée par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies en 2022, qui a dénoncé l’usage de ses hélicoptères Apache dans le « bombardement des villages libanais et palestiniens » mais également dans « la surveillance massive des Palestiniens » et « le renforcement du contrôle militaire israélien en territoire palestinien occupé ». Ward s’insurge :
L’université utilise notre argent pour collaborer avec Israël, (…) mais nous qui venons du Proche-Orient, nous avons vécu tellement d’injustices [à cause d’Israël] au cours de notre vie, que combattre une de plus ne nous fait pas peur. Nous avons déjà vécu bien pire.
La complicité des banques
Du côté de l’université Concordia, l’administration assure qu’elle « s’est éloignée de certains investissements, notamment dans l’industrie de l’armement », et que les investissements liés à Israël « représentent [seulement] 0,0001 % », sans pour autant publier la liste des actions investies, comme réclamée par les étudiants. « Nous avons été ignorés », déplore Sara Al-Khatib, ancienne membre de SPHR Concordia, tout juste diplômée en affaires publiques et études politiques. À 24 ans, cette jeune palestinienne est membre de Montreal4Palestine, un collectif de jeunes québéco-palestiniens qui organise des manifestations propalestiniennes à Montréal. Elle poursuit : « Je ne sais pas à quoi on s’attendait. Qu’est-ce qu’une université pourrait répondre lorsqu’une de ses étudiantes palestiniennes lui demande explicitement d’arrêter d’investir dans le meurtre de son peuple ? »
Les universités francophones montréalaises font l’objet du même type de revendication. Mais si le conseil d’administration de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) a cédé aux demandes de ses étudiants et a adopté une résolution afin de s’assurer « de n’avoir aucun investissement direct dans des fonds ou compagnies qui profitent de l’armement, et de divulguer chaque année » la liste de ses investissements, l’Université de Montréal (UdeM) rechigne à faire de même. Selon son rapport annuel de 2023, celle-ci possède plus de 9,2 millions de dollars (8,4 millions d’euros) d’actifs dans des banques canadiennes, telles que la Banque Toronto-Dominion, la Banque Royale du Canada, la Banque de Montréal et la Banque Scotia. Or, ces institutions financières ont été épinglées à de nombreuses reprises par la campagne Boycott, désinvestissement sanctions (BDS) Québec pour leurs investissements de plusieurs centaines de millions de dollars dans les entreprises militaires Elbit Systems et General Dynamics.
Cette dernière est la cinquième plus grande entreprise militaire au monde. Elle fournit non seulement une large variété de bombes à l’armée de l’air israélienne, telles que les MK-82 et 84, larguées sur Gaza en 2014 et 2021, mais également les systèmes d’armes et composants des avions de chasse israéliens F-35, F-15 et F-16, impliqués dans le bombardement d’immeubles résidentiels et des bureaux de presse d’Al-Jazira et d’Associated Press à Gaza-ville en 2014. Interrogée quant aux investissements effectués avec son argent, Geneviève O’Meara, la porte-parole de l’Université de Montréal, se défend de « sélectionner les actifs qu’elle détient un à un. […] Les investissements que nous détenons sont dans des portefeuilles de placement plutôt qu’en détention directe et ces portefeuilles sont administrés par des gestionnaires externes d’actifs ».
Des menaces politiques et économiques
Dov Baum, directrice du Centre d’action pour la responsabilité des entreprises et de la recherche de l’American Friends Service Committee (AFSC), basée en Californie, aux États-Unis, dénonce ce type de sophisme.
Si les universités affirment qu’elles n’investissent pas directement dans ces entreprises, cela signifie qu’elles peuvent donc être capables de publier une déclaration dans laquelle elles s’engagent publiquement à ne pas y investir. Ce ne devrait pas être un effort, puisqu’elles n’investissent pas directement.
Depuis 2005, l’organisation dont elle est membre collecte, trie et publie des informations « publiques mais difficilement trouvables » sur les entreprises impliquées dans les violations des droits de la personne en Palestine, et les met à disposition des militants nord-américains. Selon elle, si les dirigeants universitaires s’opposent tant au désinvestissement, c’est parce qu’ils feraient face à des pressions conséquentes : « D’abord politiques, car ils ont peur de représailles et d’être taxés d’antisémites par des représentants étatiques et autres lobbys, mais aussi économiques, parce qu’ils perdraient beaucoup de donateurs, donc d’argent. » Or, le désinvestissement demeure un moyen de pression efficace :
Le gouvernement israélien est capable de continuer ce génocide et de profiter de cette impunité parce qu’il reçoit encore trop de soutien direct des Européens et des Américains, notamment à travers la complicité de ces entreprises.
L’alibi de la liberté universitaire
Outre les investissements des universités québécoises, certains accords de collaboration conclus avec des institutions universitaires israéliennes sont également jugés problématiques, y compris par les professeurs. « Les universités israéliennes ne sont pas des oasis de valeurs libérales où l’on cultive l’esprit critique », dénonce Dyala Hamzah, professeure d’histoire du monde arabe contemporain à l’Université de Montréal et membre de BDS-Québec.
McGill et l’Université de Montréal entretiennent notamment des accords de collaboration incluant des programmes de recherche scientifique avec l’Université Ben-Gourion dans le Néguev, l’Université hébraïque de Jérusalem ainsi que celle de Tel-Aviv. Celui avec l’Université d’Ariel, située en territoire palestinien occupé, a toutefois été « suspendu à l’automne dernier » de manière « indéfinie », précise Geneviève O’Meara. Ces établissements accueillent non seulement les programmes militaires Talpiot et Havatzalot, mais également le développement de stratégies, telles que la « doctrine Dahiyeh ». Développée par l’armée israélienne dans le cadre de la guerre au Liban en 2006, celle-ci préconise une force de frappe disproportionnée et le ciblage des infrastructures civiles pour imposer des processus de reconstruction longs et couteux. Mais cette doctrine a été développée par le général Gadi Eizenkot en 2006 et non à l’université. « Il est inconcevable pour des institutions occidentales qui se réclament de valeurs libérales et s’inscrivent dans une tradition humaniste de cultiver des rapports avec ces universités qui commercent avec la mort », poursuit Dyala Hamzah.
En mars 2024, l’administration McGill avait déclaré prendre la décision de ne « pas couper les ponts avec les universités et les instituts de recherche israéliens », au nom du principe de liberté universitaire des chercheurs. Même son de cloche du côté de l’Université de Montréal. Dyala Hamzah qui tente, en vain, de faire voter une résolution de boycott à l’Assemblée universitaire visant à suspendre ces accords, est pourtant formelle : les universités israéliennes jouent un rôle direct dans le maintien du système colonial et de l’occupation de la Palestine. « Boycotter les universités israéliennes ne permettra pas aux Palestiniens de retrouver leur liberté et de vivre en harmonie avec leurs voisins juifs israéliens dans l’immédiat, explique-t-elle. Mais retirer à Israël la possibilité de mobiliser du soft-power et de blanchir ses crimes à travers ces accords, c’est procéder à son isolement politique, économique et social. » La professeure précise que ce mouvement de boycott ne vise pas les individus, mais cible les institutions :
Oui, nous risquons de perdre des collègues et d’interrompre des projets de collaboration. Il n’y a pas de boycott sans dommages collatéraux, mais un génocide est en cours. Le boycott n’est pas une coquetterie, c’est un acte de résistance.
À l’Université de Montréal, les activités privées du chancelier Frantz Saintellemy provoquent également un malaise au sein du corps professoral et étudiant. L’homme d’affaires de 48 ans s’avère être le président et chef d’exploitation de LeddarTech, une entreprise québécoise implantée en Israël, spécialisée dans la construction de logiciels automobiles pour des systèmes de conduite autonome. LeddarTech, dont sept employés ont été envoyés en tant que réservistes à Gaza après le 7 octobre, est également membre du consortium militaire Autonomous Vehicle Advanced Technologies for Situational Awareness (AVATAR). Les étudiant es membres du Collectif UdeM Palestine ont lancé une pétition en ligne, exigeant notamment de Daniel Jutras, le recteur de l’université, une transparence sur le lien entretenu par l’entreprise du chancelier avec le secteur de défense et d’industrie militaire israélienne. La porte-parole de l’Université de Montréal assure que « le chancelier est nommé par le Conseil de l’Université et n’a pas, dans le cadre de ses fonctions à l’UdeM, de rôle dans le choix des partenaires académiques ou de recherche de l’Université, pas plus que dans le choix des investissements du fonds de dotation ». Mais pour Dyala Hamzah, le conflit d’intérêts est évident : « Le chancelier dirige une entreprise opérant aux côtés de compagnies qui se trouvent au cœur du complexe militaro-industriel israélien, à savoir, Rafael et Elbit Systems », et de conclure :
L’Université de Montréal ne peut pas se présenter comme un établissement humaniste, cultivant le savoir et l’esprit critique et célébrant les cultures, tout en étant dirigée ou associée à des marchands de mort au service d’un projet ethnonational.
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