Dans les rues de la ville de Monastir, ville côtière de la région du Sahel à 160 km au sud de Tunis, les graffitis de Rached Tamboura, 28 ans, ornent les murs, parfois à moitié effacés, trace discrète de cet artiste emprisonné depuis un an. Ses fresques, souvent en hommage aux ultras du club de football de sa ville, témoignent aussi, selon sa sœur Nahla, du fait que Rached « n’avait jamais eu de problème pour taguer les murs avant. Tout le monde le connaissait, il faisait même des peintures murales pour certains cafés ou échoppes de street food dans le centre-ville », explique-t-elle.
« Avant », en référence à la période précédant la nuit du 17 juillet 2023, durant laquelle Rached Tamboura est arrêté chez lui, à cause d’un graffiti représentant le président Kaïs Saïed avec les mots « raciste » et « fasciste » tagués à côté de son visage, sur un mur de la délégation de la ville. Un geste en réaction au communiqué présidentiel du 21 février 2023 évoquant des « hordes de migrants subsahariens » dont la venue en Tunisie « vise à changer l’identité et la démographie du pays ». Des campagnes de répression et une accentuation des contrôles sur les migrants subsahariens dans le pays avaient suivi ce communiqué, menant à des situations d’extrême précarité pour les immigrés expulsés de leurs logements et renvoyés de leur travail du jour au lendemain. Sans compter un déchaînement raciste sur les réseaux sociaux.
DES CAS PASSÉS INAPERÇUS
Rached a passé six mois en détention avant que le tribunal de Monastir ne le condamne le 4 décembre 2023 à deux ans d’emprisonnement pour « offense au chef de l’État » sur la base de l’article 67 du code pénal. Il est aussi condamné pour avoir « produit et promu de fausses nouvelles dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population », selon l’article 24 du décret-loi 54. Un décret tristement célèbre dans le pays, surtout depuis que plusieurs personnalités politiques, activistes, journalistes, syndicalistes et militants de la société civile sont en prison au nom de ce texte. Ces arrestations et ces condamnations se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, malgré la mobilisation de la société civile et des journalistes qui ont manifesté les 24 et 27 mai 2024. Le 28 mai, l’activiste Thouraya Ferchichi de la région de Kasserine, dans le centre ouest du pays, a été condamnée à deux mois de prison et 2 000 dinars d’amende (595 euros) sur la base d’une plainte déposée par l’hôpital de la région, suite à une vidéo en direct sur Facebook où elle dénonçait le vol d’une dépouille et son transport dans une charrette. Elle aussi a été condamnée sur la base de l’article 24 du décret-loi 54 et a l’interdiction de donner son témoignage pendant cinq ans. Thouraya a été finalement libérée la première semaine de juillet 2024.
L’association Intersection pour les droits et libertés a répertorié 41 cas de personnes emprisonnées sur la base du décret 54, dont beaucoup d’« anonymes » — c’est-à-dire, de personnes non connues dans la sphère publique —, comme le signale Chaima Jebali, militante de gauche. Des cas qui « sont passés inaperçus », insiste-t-elle. La jeune femme coordonne avec d’autres militants le collectif « Libérez Rached Tamboura » qui s’est mobilisé à plusieurs reprises pour réclamer la remise en liberté de l’artiste.
Nous essayons de sensibiliser la population en allant dans les quartiers populaires, dans les universités. Nous avons montré aussi ses dessins dans plusieurs endroits et les supporters de football qui connaissent [Rached] ont aussi diffusé sa photo dans les stades, lors de matchs. Pour nous, le cas de Rached est emblématique de la répression qui touche une partie de la jeunesse et qu’une majorité de la population ne voit pas. Il y a d’autres cas de jeunes similaires à Rached qui ont été emprisonnés, des jeunes de quartiers populaires qui n’ont même pas les moyens de se payer un avocat et d’avoir un procès équitable.
Beaucoup d’arrestations ne sont pas médiatisées, selon l’association Intersection, à la demande de leur famille ou à cause de la stratégie de défense de leurs avocats, pour éviter que cette mise en lumière ne joue contre eux. D’autres cas n’arrivent tout simplement pas jusqu’aux oreilles des associations. Ghaylen Jelassi, chercheur à Intersection, explique pour sa part :
Nous avons suivi certains cas de jeunes qui ont été arrêtés puis libérés ensuite ou après quelques mois et qui veulent souvent oublier ces affaires qui laissent des séquelles psychologiques. C’est pour cela que nous ne publions pas tous les cas. Mais, à travers tous ces cas, on voit que les recours au décret 54, aux articles 67 du code pénal et 86 du code des télécommunications1 contribuent à instaurer un climat de musellement des opinions différentes de celles du pouvoir. Sans oublier que le discours officiel attaque souvent la société civile et favorise cette montée de la vague répressive.
PEUR D’UNE JEUNESSE INFLAMMABLE
Pourtant, depuis la monopolisation des pouvoirs par Kaïs Saïed, la jeunesse semblait avoir été épargnée par les campagnes d’arrestations qui ont ciblé davantage les opposants politiques, les hommes d’affaires et les journalistes. Et pour cause : élu avec plus de 70 % des voix en 2019, il avait alors bénéficié du soutien des jeunes électeurs qui avaient voté pour lui, séduits par la figure du professeur de droit intègre et atypique, et en quête d’un renouveau politique en rupture avec le système des partis.
Depuis, le pouvoir est marqué par une attitude ambivalente à l’égard de la jeunesse, cherchant à la contrôler tout en craignant de réveiller sa colère. Dans les cris des manifestants du vendredi 24 mai, certains slogans ont rappelé par exemple l’absence de justice pour le cas d’Omar Laabidi. Ce supporter de football est décédé à 19 ans en 2018, après avoir tenté d’échapper à des policiers à la sortie d’un match de football du Club africain. Il avait été poussé à plonger dans un oued où il s’est noyé. L’affaire avait fait scandale, car il avait dit aux policiers qui le poursuivaient ne pas savoir nager et l’un d’eux lui avait répondu : « Tu n’as qu’à apprendre. » Cet échange était ensuite devenu le fer de lance de la campagne réclamant justice pour ce jeune dont le corps a été retrouvé sans vie, après des heures de recherche, le lendemain de la course-poursuite. En novembre 2022, douze policiers avaient été condamnés pour homicide involontaire. Le jugement a entre autres révolté les supporters du Club africain qui ont déployé, le lendemain, une banderole géante avec le mot « involontaire » pour souligner l’impunité des policiers. Le Comité de défense d’Omar Laabidi avait fait appel, voulant que le juge prenne aussi en considération l’accusation de « non-assistance à personne en danger ». L’affaire a depuis été sans cesse reportée dans les tribunaux, jusqu’au 12 juillet 2024, où les policiers mis en cause ont finalement été condamnés à un an de prison avec sursis. Pour les jeunes activistes, ce cas est emblématique du déni de justice et de l’impunité des agresseurs auxquels sont confrontés les jeunes, surtout lorsqu’il s’agit d’affaires impliquant la responsabilité de la police.
Dans ce contexte, les stades de football restent étroitement surveillés pour éviter d’éventuels débordements, et les réseaux sociaux, plus que jamais contrôlés. Une autre affaire, dite « Free Babar » (libérez Babar), a révélé la prudence des autorités face à des risques d’éruption de la jeunesse. Trois étudiants ont été arrêtés en mai 2023 à Nabeul (à 80 km au sud de Tunis) après avoir posté une chanson satirique sur la police reprenant le générique du célèbre personnage éléphanteau Babar. Les jeunes y abordent aussi la question de la loi 52 interdisant la consommation de drogues, notamment celle de fumer du cannabis, et qui est à l’origine de l’emprisonnement de nombreux jeunes dans le pays. Selon les statistiques, près de 30 % des détenus sont emprisonnés sur la base de ce texte. Une phrase dans la chanson évoquant la corruption des policiers leur avait valu une arrestation et un emprisonnement expéditif. Un appel à leur libération sous le hashtag #FreeBabar avait été partagé sur les réseaux sociaux, et l’affaire était même remontée jusqu’au chef de l’État qui avait alors déclaré : « Je ne m’ingère pas dans la justice mais je ne permettrai pas à quiconque de subir une injustice. » Dans la foulée, les jeunes avaient été libérés et avaient bénéficié d’un non-lieu.
« JE L’AI FAIT PARCE QUE J’AIME MON PAYS »
Un an plus tard, la situation s’est durcie. Fin mai 2024, le chef de l’État a reçu la ministre de la justice Leila Jaffel après la manifestation de la société civile contre le décret 54. Dans son discours, il a critiqué les slogans des manifestants qu’il a qualifiés « d’agents des milieux coloniaux ». Il a insisté sur le fait que la « liberté d’expression est garantie par la constitution » et qu’il n’accepterait pas qu’une personne soit emprisonnée pour sa pensée ou son opinion.
Or, le cas de Rached Tamboura rappelle tristement que toute forme de liberté d’expression n’est pas garantie. Dans la maison familiale où l’artiste vivait avec sa mère et ses deux sœurs, son atelier de peinture est resté tel quel depuis son arrestation. Sa sœur Nahla y va de temps en temps pour contempler les dessins de son frère, dont certains sont inachevés. Ce dernier n’a pas eu le temps de les finir avant son arrestation. Pour sa famille qui lui rend visite dans la prison de Zaghouan, à 120 kilomètres au nord de Monastir, où il a été transféré début mai 2024, le traumatisme du verdict et l’absence de leur proche pèsent lourds.
Dans l’une de ses lettres qu’il a rédigée depuis sa cellule, Rached Tamboura écrit : « Tout ce que j’ai fait était d’exprimer une opinion face à une oppression dont j’étais témoin. Je l’ai fait parce que j’aime mon pays et que je crois dans les valeurs humanistes et les droits humains. » Il signe avec le dessin d’une machine à coudre en clin d’œil au travail de couturière de sa sœur, qui jusqu’à présent n’arrive pas à réaliser que son frère a été condamné pour un graffiti. « Nous n’aurions jamais pu imaginer que cela puisse atteindre un tel stade, deux ans de prison pour un graffiti, qui en plus a été effacé juste après », déplore Nahla qui n’arrive même pas à faire passer du matériel de dessin pour son frère en prison. « Il essaye de s’adapter et d’accepter son sort mais c’est très dur, les conditions d’hygiène sont très mauvaises, on espère juste qu’il va s’en sortir jusqu’à la fin de sa peine », conclue Nahla. La perspective de la saison estivale, souvent caniculaire en Tunisie, n’est guère rassurante.
L’amendement du décret 54 devrait être examiné avant la fin de la session parlementaire, selon les déclarations de plusieurs députés favorables à l’abrogation de certains articles, mais aucune date n’a pour été le moment fixé. La Tunisie reste scrutée de près par ses partenaires étrangers sur la question des droits humains. Début juin, le vice-président de la commission européenne Josep Borrell a adressé un rapport de dix pages à la commission des droits de l’homme du Parlement européen, cosigné par plusieurs associations, dont le comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT), la Fédération tunisienne pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), le Centre libanais pour les droits de l’homme et Euromed Rights. Le dossier, dont se sont chargés des avocats du cabinet de William Bourdon en France, détaille les nombreuses violations des droits humains dans le pays et cite également le cas de Rached Tamboura et des prisonniers politiques. Les signataires en appellent au droit international pour adopter des mesures restrictives contre l’État tunisien. Si cette initiative peut avoir un écho symbolique, difficile de savoir quel en sera l’impact dans le contexte de fin de mandat pour le parlement européen actuel.
LILIA BLAISE
Correspondante à Tunis.
https://orientxxi.info/magazine/tunisie-rached-tamboura-ou-la-banalite-de-la-repression,7486
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