Le procès en cour d’assises de trois hauts responsables du régime syrien — Ali Mamlouk, Jamil Hassan et Abdel Salam Mahmoud — pour complicité de crimes contre l’humanité et délits de guerre, s’est tenu à Paris en l’absence des accusés. Depuis 2011, et la répression sanglante de la révolution syrienne, tous trois ont officié au sein des redoutés services des renseignements de l’armée de l’air, basés à l’aéroport militaire de Mezzeh, au sud-ouest de Damas. Ali Mamlouk était, au moment des faits, chef du bureau de la sécurité nationale ; Jamal Hassan directeur des services de renseignement de l’armée de l’air, et Abdel Salam Mahmoud directeur de la branche investigation des services de renseignement de l’armée de l’air.
Cet aéroport, qui sert de camp stratégique au régime, abrite aussi l’effroyable hôpital 601 et le centre de détention parmi les plus meurtriers du pays, où des milliers de Syriens ont été — et sont encore — enfermés et torturés à mort. Parmi eux, les franco-syriens Mazen et Patrick Abdelkader Dabbagh, un père et son fils, arrêtés en novembre 2013 à leur domicile à Damas. Conduits à Mezzeh, ils y ont disparu. En 2018, quand le régime édite 8 000 certificats de décès, leurs proches apprennent qu’ils y seraient morts, respectivement en 2014 et 2017.
Comme la Syrie n’a pas ratifié le statut de la Cour pénale internationale (CPI), et que la Russie oppose systématiquement son veto à toute tentative onusienne de se tourner vers la justice internationale, la société civile n’a qu’un levier pour traduire en justice les responsables de leur pays : se tourner vers les États qui appliquent la compétence universelle permettant à des justices nationales de juger des crimes qui n’ont pas été commis sur leur territoire. Elle est appliquée différemment selon les États qui l’ont adoptée.
En France, cette compétence s’applique quand les auteurs présumés se trouvent sur son territoire — ce qui n’est pas le cas — ou quand les victimes sont françaises. C’est donc en raison de la double nationalité de Mazen et Patrick Dabbagh qu’un tel procès a pu se tenir à Paris, selon une procédure dite « par défaut » et après sept longues années d’enquêtes et d’instruction. Une initiative portée par la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), par Obeida Dabbagh, le frère de Mazen, et par le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM, selon son acronyme en anglais), dirigé par Mazen Darwish, lui-même rescapé des prisons de Mezzeh.
UNE SÉRIE DE PREMIÈRES FOIS
C’est la première fois qu’un tel procès se tient en France. C’est aussi la première fois que des responsables du régime syrien, proches du président Bachar Al-Assad et, pour au moins un d’entre eux, toujours en poste, sont traduits en justice. La première fois aussi, à la cour d’assises de Paris, qu’un procès est intégralement traduit en arabe pour le public. L’audience, au titre de la conservation d’archives historiques de la justice, est filmée.
C’est dire les enjeux de ces quatre jours. Pour les parties civiles, pour les témoins qui ont accepté de venir à la barre, au sein de la communauté syrienne mobilisée pour la justice et au-delà, ce procès est symbolique. Dans la salle d’audience, l’atmosphère est chargée, l’émotion palpable. Témoins et experts se succèdent à la barre tout au long du procès.
Le deuxième jour, les images des corps suppliciés issues du dossier César — du nom de ce photographe légiste qui a ex-filtré 55 000 clichés de cadavres pris, notamment, à la prison de Mezzeh — sont longuement analysées et commentées. L’objectif : démontrer que ce qu’ont subi Mazen et Patrick Dabbagh ne constitue pas un cas isolé, que torture et disparition forcée sont des armes du régime, que la confiscation des biens et l’extorsion de fonds font partie de son système économique, et qu’il y a lieu de parler de « crimes contre l’humanité » pour qualifier les exactions commises par le régime de Bachar Al-Assad et ses hauts responsables.
LES GEÔLES DU RÉGIME, ANATOMIE DE L’ENFER
Au troisième jour du procès, des rescapés de l’enfer de Mezzeh viennent livrer le récit détaillé de leur détention et des tortures qu’ils y ont subies, l’arbitraire des arrestations, la violence des interrogatoires… Leurs mains tremblent, les voix flanchent parfois. On connaît ces témoignages. Ils existent dans des livres, dans des films. Mais entendre ces histoires retentir dans une salle d’audience, dans un tribunal, leur confère un écho particulier.
Dans la prison, les détenus sont 120 dans des cellules de 40 mètres carrés. Ils ne savent pas où ils se trouvent, ont les yeux bandés nuit et jour, sont enfermés dans des conditions d’hygiène déplorable, subissent des humiliations et des tortures physiques et psychologiques quotidiennes, reçoivent de la nourriture avariée qui leur donne la diarrhée, sont frappés sur le chemin des toilettes ou des douches quand ils y ont accès. Les gardiens demandent au chef de cellule de désigner trois détenus qui seront torturés dans la journée. Un jour, ils appellent les ingénieurs, un autre les médecins. Ils torturent arbitrairement, par profession ou au hasard. Chacun a sa spécialité que les survivants racontent : simulacres d’exécution, coups — de pieds, de crosses, de bâtons électriques, de tuyaux en plastique, de câbles —, électrocution des parties génitales, brûlures de cigarettes, dents cassées, suspension par les bras, par les pieds… Parfois, le juge lit les récits qu’ils ont livrés lors de leur audition devant les magistrats : « J’ai supplié les geôliers de me tuer. Ils m’ont demandé laquelle était mon épaule blessée, et ils m’ont piétiné l’autre. ».
Face à eux, le box des accusés est vide. Jamil Hassan, Ali Mamlouk et Abdel Salam Mahmoud ne sont pas là. Ils n’ont même pas daigné désigner un avocat pour les représenter. Pas de contradictoire, pas d’explications non plus. C’est à une victime que l’avocate générale demande : « Comment expliquez-vous le sadisme des gardiens ? ». Une question qui restera, comme tant d’autres, sans réponse, dans ce procès dont les enjeux ne peuvent que déborder les rituels judiciaires d’usage.
LE SERMENT DES TÉMOINS
A., la trentaine, jure devant la cour de « parler sans haine et sans crainte », selon la formule consacrée. Mais à la question « Comment avez-vous vécu l’approche du procès ? », il répond dans un souffle : « J’ai peur pour ma famille. Ma vie est là maintenant et je suis protégé. Pas eux. » Lui qui ne peut retenir ses larmes en évoquant la mort du journaliste Ayham Ghazzoul assure qu’il essaie de s’éloigner de la question syrienne autant qu’il peut, pour s’en sortir. Pourtant, aujourd’hui, il est là, fragile et courageux, à raconter l’enfer et l’espoir de voir les responsables condamnés. Des 23 Syriens qui ont accepté de témoigner dans le cadre de l’enquête, il compte parmi les trois qui comparaissent à la barre.
Il y a aussi N., la quarantaine, aujourd’hui restaurateur. « Je n’ai pas de liens avec les disparus, avec les parties civiles, ni avec les accusés. Mais j’étais en prison à Mezzeh. Et ce procès est pour nous tous. » Il raconte avoir eu les yeux bandés durant toute son incarcération. Quand on lui demande : « Pouvez-vous confirmer que les enfants étaient systématiquement torturés ? », il répond : « Je ne sais pas, je ne voyais rien. À l’oreille, à leurs voix, je dirais qu’ils n’avaient pas 15 ans. » C’est aussi à l’oreille qu’il identifiera, plus tard, Jamil Hassan comme l’un de ses interrogateurs. Sans vouloir dire comment et par qui il a eu accès à un enregistrement de sa voix.
Il y a les noms que l’on tait, par sécurité, et ceux qu’il est important de citer. N. explique :
Ceux de ma famille qui n’ont pas été arrêtés sont ceux qui étaient déjà morts. J’ai identifié certains de mes proches dans le dossier César, mais les autres, et je veux dire leurs noms ici, je n’ai toujours pas de nouvelles.
Alors ces noms résonnent, contre l’oubli, contre l’impunité des bourreaux, pour la justice : une salle d’audience comme sépulture.
L’audition de Mazen Darwish clôt cette troisième journée d’audience. Directeur de SCM et secrétaire général de la FIDH, il a passé trois ans et demi dans les prisons dont l’horreur a été démontrée toute la matinée. Il bouscule l’assistance en se déclarant chanceux d’être là :
Ils ont menacé de violer ma compagne mais ils ne l’ont pas fait. Je n’ai pas été enfermé avec mes enfants, je n’ai pas subi les actes de torture les plus « sophistiqués ». J’ai, surtout, la chance d’être encore vivant.
Une vie qu’il passe à enquêter, à rappeler qu’il n’y aura pas d’issue sans justice et que les procès comme celui-ci ne pourraient se tenir sans le courage des victimes. Il parle des menaces qu’ont subies les familles des témoins des procès de Francfort et de Coblence, en Allemagne1. Mazen Darwish répète que la disparition forcée, systématisée par Bachar Al-Assad, est une arme du régime depuis l’arrivée au pouvoir de son père, Hafez Al-Assad, en 1973. Il dit aussi que le chiffre de 112 000 disparu.e.s depuis mars 2011, déjà monstrueux, n’est pas définitif et probablement sous-estimé, et que 85 % sont imputables au régime. Et cela continue, « là, maintenant, pendant que nous parlons ».
« NOUS REVENDIQUONS LE DROIT AU CIMETIÈRE »
Sur le banc des parties civiles, il y a, aux côtés d’Obeida Dabbagh et de sa femme Hanane, la FIDH, représentée par l’avocate Clémence Bectartre, la Ligue des droits de l’Homme (LDH), mais aussi le SCM dont une grande partie de l’équipe, en Syrie, est passée par la prison de Mezzeh. De nombreuses autres organisations de la société civile syrienne ont apporté leur concours à l’enquête, en fournissant des documents transmis par des anonymes, déserteurs ou activistes, et en aidant à établir la chaîne de commandement permettant de remonter aux responsables aujourd’hui jugés.
Obeida Dabbagh veut que son frère et son neveu soient « le symbole de la torture pratiquée par le régime d’un pays qu’ils aimaient et qu’ils ne voulaient pas quitter », les porte-paroles des centaines de milliers d’autres qui ont connu le même sort. Hanane Dabbagh renchérit :
« Depuis que tout a commencé, on ne vit plus. J’ai peur, oui, mais ici, je peux le dire. Je suis là aussi pour ceux qui n’ont pas de noms, et pour leurs familles, partout dans le monde. »
Aucune famille n’est épargnée : le cas des Dabbagh n’est pas exceptionnel. Il est pourtant le fil ténu qui permet d’être là, devant cette justice française dont on sait que le verdict sera symbolique. Citant la mère d’un disparu, M. Darwish dira : « Nous revendiquons le strict minimum : le droit au cimetière. Nous en sommes à des années-lumière, mais ce procès est une première pierre. »
Pour toutes ces vies et toutes ces morts confisquées, Jamil Hassan, Ali Mamlouk et Abdel Salam Mahmoud ont été condamnés à perpétuité.
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